1. le christianisme et la haine inconsciente des Juifs semblent consubstantiels
C’ était méritoire, mais en cette occasion, il faut rappeler que la « solution finale », proprement hitlérienne, nazie et principalement allemande couronne plus d’un millénaire de haine des Juifs à l’échelle de l’Europe entière. Et si des « pardons » ont été proclamés à l’égard des esclaves africains, on se demande pourquoi l’Europe, ou ce qui reprend le flambeau de la chrétienté pourrait éviter de demander pardon pour au moins 1400 ans de volonté populaire d’exclure, de mépriser, de confiner,de stigmatiser, d’exploiter, de voler, de contraindre, voire de massacrer les communautés juives partie prenante de cette histoire.
Mais au-delà de la reconnaissance de cette haine presque inextinguible à l’échelle d’une civilisation, il faudrait peut-être commencer à tenter de comprendre. Or les tentatives de saisir un phénomène aussi massif, résurgent et durable achoppent toutes sur son caractère profondément irrationnel. Si nous voulons en finir avec cette haine, la seule solution consiste à en faire la psychanalyse, c'est à dire à théoriser le christianisme dans ses effets subjectifs, tout en situant cette visée en perspective des résultats importants de l'étude empirique des réalités historiques, notamment de celle se déduisant des approches croisées de la paléographie, de l'épigraphie, de la christologie, etc.
L'approche théorique du type de subjectivité induit par le christianisme greco-romain puis européen a été engagée par Freud -indépendamment des progrès de la recherche historique bien plus récente- dans son livre sur Moïse et le monothéisme, mais, élaborée tardivement dans son oeuvre et dans le contexte dramatique qui conduisit le père de la psychanalyse à l’exil en Grande Bretagne, elle n’a pas été conclue (voir annexe en fin de papier).
Nous proposons ici une esquisse de formulation définitive et de justification de celle-ci :
La haine du Juif procède fondamentalement de l’engagement chrétien de l’Europe par un mécanisme simple en quatre temps logiques :
1. Le christianisme rend Dieu mortel (via la passion de Jésus considéré comme Christ)
2. Il est difficile de supporter cette idée qui diminue la surpuissance divine
3. Le thème de la ressuscitation du fils de Dieu, Jésus (tué comme criminel) ne suffit pas à éliminer le scandale de la mort vécue par le Divin
4. La mort de Dieu, coeur du christianisme, est imputée aux Juifs (qui pourtant la refusent).
. Ce qui est en jeu dans le « changement de monothéisme » que proposa le christianisme accompli, c’est la mort de Dieu, au sens précis de la mise à mort d’un Dieu qui s’est fait homme. Dieu n’attend pas Nietzsche pour mourir, car le christianisme proclame et vit de cette mort –certes tenue pour volontaire- depuis son origine. Cette mort qu’il attribue aux juifs (accusation des « déicides » qui fonde tout antijudaïsme depuis la même origine) est littéralement son « noyau dogmatique » le plus intime et le plus stable, une fois constitué hors du contexte palestinien. En effet, ce qui change avec le christianisme constitué par rapport aux formes plus anciennes -même conflictuelles- du monothéisme israélite, c’est que Dieu ne passe pas seulement alliance avec les hommes: il est « ramené à la condition humaine », dont le critère le plus absolu est d’être mortel. Sans la mort de Dieu pas de communication réelle possible entre Dieu et l’Homme, et pas de salvation de ce dernier.
Autrement dit, il y a signe d’égalité (via un Jésus "christifié" comme Dieu ayant connu la mort et le St Esprit comme principe d'engendrement du divin dans le mortel) posé entre Dieu et l’Homme et qui seul permet une conversation de respect mutuel entre les hommes (pour autant que Dieu est évidemment dans les monothéismes une représentation du sujet humain en position d’arbitrage souverain). Et ce signe d'égalité implique que le divin fasse l’expérience consciente de la mort que connaissent ses créatures. L’apport du christianisme réside en cela et rien d’autre (ce qui permet d'ailleurs à certains érudits catholiques parfaitement en règle avec le dogme d'être à l'aise avec l'idée que l'immortalité du Christ peut très bien -et même doit- être parallèle avec une mortalité complète du corps enlevé aux soins familiers, et cela probablement par les Romains, qui, après tout, étaient aussi rationnels que les Américains faisant disparaître le corps de Ben Laden, ou que les résistants lybiens escamotant celui de Khaddafi). Pourquoi, dès lors, ce véritable fondement permanent de la religion chrétienne comme religion d"empire à vocation universelle est-il pour ainsi dire « attribué » aux Juifs supposés « déicides » ?
Sûrement pas pour la cause contingente d'une sorte de traduction et d'amplification impériale des querelles locales avérées entre tendances religieuses et politiques (rabbins pharisiens galiléens contre administration sadducéenne et judéenne, par exemple),mais pour une raison intérieure au dogme établi, et que la psychanalyse explicite facilement (bien que ce soit demeuré énigmatique pendant deux millénaires !) : parce que nous supportons mal d’être causes de la suppression du sujet de l’arbitrage et son remplacement par une mécanique égalitaire (pour autant que le christianisme pose un signe d’égalité entre grand sujet et petit sujet, qui sera à l’origine de tout raisonnement économique). Ce remplacement du juge personnel par la « machine » des relations calculables entre les hommes est une révolution théologique, qui nous met chacun en cause, du seul fait qu’il implique que nous disparaissons aussi comme juges (ou libres auteurs de michnayot comme interprétations) dans l’opération de la médiation à visée égalitaire. De plus, avant de nous concerner en personne, ce changement vise le hiérarchisme familial, et plus précisément le principe paternel, chargé depuis longtemps de représenter le jugement équitable, puisque le père, au moins depuis Abraham, transmet sa puissance aux fils et s’abstient de les sacrifier à son pouvoir. Il est difficile de passer d’un grand principe régulateur à une autre, surtout quand ce passage équivaut au mythe freudien de l’assassinat du père, et à ce qui s’en déduit : l’entente des frères via le "saint esprit" que devient la loi.
Observons à ce point comment Freud, analyste de l’antisémitisme, est lui-même davantage symptôme du problème que sa solution intellectuelle claire et distincte. Il tourne autour de la question de la haine du père et de son meurtre, mais il est en même temps constamment en train de retarder, d’écarter et de détourner l’expression directe de l’angoissante vérité : ainsi, par exemple, attribue-t-il lui-même le meurtre du père Moïse aux Hébreux (qui veulent le remplacer par un homonyme plus acceptable). Autre exemple : dans son fameux mythe du meurtre du père primitif, il décrit en fait l’abolition de l’arbitraire absolu du chef de horde pour laisser la place à la loi.
Or le vrai problème, c’est que le seul vrai meurtre du père historique, et qui est entièrement concentré dans le mythe chrétien de la mise à mort de Jésus, n’a rien à voir avec l’anéantissement d’un personnage archaïque tout puissant et absolument incontrôlable (un étranger dans le cas de Moïse). Bien au contraire, celui qui est appelé à connaître notre mort, c’est un sujet divin déjà policé, déjà tenu par l’alliance et ayant déjà réglé les rapports dans le décalogue.
Cette sorte de déviement de la question de la mise à mort du divin sur des objets inadéquats a un effet direct dans l’interprétation freudienne de l’antisémitisme : il revient à privilégier l’interprétation de sa grande force en monde germanique par le fait que ce dernier serait christianisé tardivement et superficiellement. Il est vrai que Charlemagne convertit les Saxons et que le protestantisme est plus puissant dans les aires anciennement situées hors des frontières de l’empire chrétien. Mais comment expliquer alors que l’antisémitisme germanique sera beaucoup plus virulent à diverses époques et sous le nazisme dans les régions catholiques les plus traditionnelles, telle l’Autriche, dont vient Hitler lui-même ?
Il y a là une erreur manifeste de perspective chez Freud, qui s’explique peut-être par sa réticence personnelle à impliquer le christianisme dans l’affaire. Pour lui, en effet, le christianisme apparaît surtout comme un compromis, un affadissement de la religion du père-de-la-loi dont le judaïsme serait le paradigme, un retour du culte la grande mère, mais pas pour autant une opposition franche à ce principe. L’organisation hiérarchique de l’Eglise autour du pape, figure paternelle s’il en est doit être ici rappelée, à l’heure où le « pape allemand » en souligne avec acharnement la position et le rôle.
En réalité, le christianisme propose d’emblée (si l’on en croit les propos attribués à Jésus et portés comme tels au cœur du dogme) que la loi –ramenée à la quête d’égalité- prévale sur toutes les interprétations des experts (des ex-pères). Il est d’ailleurs frappant qu’à partir de l’émergence du christianisme, les discours sacralisés par l’histoire juive sont essentiellement des montagnes d’interprétations, tandis que le dogme chrétien se resserrera constamment autour de quelques formules simples, quelques façons imagées de rappeler le signe d’égalité entre Dieu et Homme.
Mais plus le christianisme –très tôt étatisé- affirme la bonne nouvelle d’un partage de la même expérience par Dieu et par l’Homme, et plus il attaque quelque chose en nous tous cristallisant les angoisses les plus durables : la position de supériorité d’où l’adulte père tient sa capacité d’humaniser son jugement. En effet, si le jugement se déplace entièrement dans la loi telle que celle-ci n’est plus qu’une mathématique –ce qui est en germe dans toute dialectique de l’égalité- il court le risque pour nous de devenir inhumain, de ressembler à un processus naturel inexorable et hors d’atteinte de toute supplication. C’est sans doute la raison pour laquelle la rhétorique chrétienne est à ce point centrée sur le mot « amour », répété constamment, et d’autant plus , sans doute, qu’il risque de disparaître, et qu’il finira par disparaître avec la sécurité sociale et les équilibres du marché se substituant à la charité.
L’amour divin dont témoigne Jésus n’est pas en soi l’autosacrifice : ni la mort sur la croix (des esclaves) ni la relativement brève passion ne sont à la hauteur des souffrances épouvantables et durables que peuvent subir les peuples humains. Il consiste dans la démonstration que le sujet en position de domination absolue peut s’en démettre par affection pour celui qu’il domine. Or, nous observons alors que l’amour résidant exclusivement dans cet acte d’abdication volontaire, il doit être constamment répété, sans quoi nous passons dans une situation « sans Dieu », où tout se règle par rapports bien ordonnés entre les hommes.
En ce sens, c’est bien dès l’origine que se prépare la situation qui permet à Nietzsche (pourtant encore en avance d’un siècle ou deux) de déclarer la mort clinique de Dieu. Le rituel chrétien est donc un « flashback » permanent sur le moment de l’abandon du pouvoir céleste, moment où le caractère personnel du tout-puissant est encore en jeu. Mais la logique et l’impatience sont aussi au rendez-vous, car une fois l’abdication consommée, on attend que l’ancien souverain se comporte en simple citoyen (les Anglais, toujours aussi bizarres, attendent de leur Reine qu’elle se comporte d’avance en petite bourgeoise économe, peut-être pour pouvoir demain obtenir une abdication en douceur, coulant pour ainsi dire de source).
Et c’est de cette logique et de cette impatience d’un royaume des cieux qui tarde indéfiniment à se manifester sur terre que découle le phénomène de la haine, et, par voie de conséquence, de celle du juif : en effet, dès lors qu’en rêvant nous anticipons nécessairement sur la réalisation effective de la logique chrétienne, à savoir la citoyenneté générale des sujets, qu’ils soient divins ou humains, nous anticipons aussi sa conséquence directe , la transcendance de la loi qui organise nos rapports. Or cette loi, obligatoirement formelle et mécanique, est le visage même du dieu mort : l’incarnation de l’inhumain. Dès lors, si nous sommes des êtres sensibles, nous n’avons le choix qu’entre deux réactions : ou bien nous produisons une sorte de paranoïa diffuse. Ou bien nous attribuons tout le mal à quelqu’un que nous pouvons refouler hors de nous-mêmes. Exprimé autrement : Ou bien nous fabriquons lentement une sorte de récusation de la société-dieu, ce qui est difficile, étant donné la puissance corrélative effective de celle-ci. Ou bien nous désignons un bouc émissaire sensé porter la charge du crime contre le sujet à notre place.
Notons que, de manière étonnante, ces choix subjectifs –que l’on peut observer tout au long de l’histoire européenne- se matérialisent avec une plus grande force dans les périodes où il faut franchir des étapes institutionnelles concrètes dans l’abdication du sujet-roi. Par exemple,
Rousseau réagit à cette période en latence de révolution par une paranoïa diffuse, coïncidant précisément avec le système de la loi qu’il préconise pour « faire société ». Mais Voltaire lui, ne fait ni une ni deux : il plonge dans les délices de l’antisémitisme le plus vulgaire (comme le feront, au détour de leur œuvre, la plupart des intellectuels européens du XIXe siècle).
Pendant le processus révolutionnaire qui ne décapitera pas que le Roi, notons que Robespierre adopte (encore plus nettement que le bon abbé Grégoire se penchant sur le sort malheureux des Juifs et des Nègres) une position parfaitement claire concernant l’histoire de la haine des juifs. Mais il représente en revanche la machine égalisatrice en marche, celle mise au point par l’expert Guillotin, et qui ne le loupera pas. Une autre victime, en revanche, nous découvre avant d’y passer une autre voie aux alternatives de la paranoïa : c’est le grand Mirabeau, qui, dans son « Moïse Mendelssohn et sur la réforme politique des juifs » en 1787 déploie de façon saisissante la possibilité nouvelle de concevoir la vie à l’intérieur d’une pluralité de sociétés, et non plus en vis-à-vis d’une loi unificatrice : « Toute société est composée de petites sociétés privées qui chacune ont des principes particuliers, inspirent à leurs membres des sentiments et des préjugés à part et tracent à leurs activités un cercle déterminé. Le monde subsiste cependant et les nations bien gouvernées prospèrent. Le gentilhomme et le bourgeois, l’artisan et le laboureur le militaire et celui qui ne l’est pas, le savant et le non lettré posent des barrières entre eux et cependant habitent et servent le même pays. Que le chrétien et le circoncis soit juif, soit musulman, sectateur d’Ali ou d’Omar, de Socin ou de Calvin, s’écartent les uns des autres, le grand et noble emploi du gouvernement consiste à faire en sorte que chacune de ces divisions tourne au profit de la grande société, du moins par un plus vif degré d’attachement pour elle fondé sur une plus grande jouissance de la liberté. »
Selon nous, Mirabeau exprime là le prémice de la forme organisationnelle qui succédera demain réellement au christianisme comme métaphore sociétale (et à ses avatars technobureaucratiques) et se défera de ses fantômes de père : car la pluralité qu’il appelle (même s’il la conçoit encore au service de la « grande société ») dépasse la problématique monothéiste où l’Europe s’est enfermée depuis deux millénaires, et qui est responsable du jeu mortel des haines du déicide réel envers les déicides putatifs. En effet, la pluralité reconnaît d’emblée que les sujets humains peuvent se parler dans la conversation sans que pour autant celle-ci soit rigidifiée par une loi qui lui serait extérieure ou préalable. La pluralité n’a pas besoin de se terrifier elle-même de la mort du sujet dans la machine, ni donc d’attribuer cette mort à l’autre, au juif. Elle admet que nous nous renvoyions mutuellement la charge de la position subjective.
En un sens, c’est triste à dire : l’humanité occidentale aura mis deux millénaires pour commencer à comprendre que la libre conversation que les gens savent mener depuis toujours dans un respect mutuel implicite renferme plus de sagesse civilisationnelle que toutes les laborieuses tentatives de soutenir un sujet supérieur, fût-il changé en mécanique à force d'intériorisation dela loi. N’en déplaise à Habermas l’un des derniers mécaniciens du sociétal comme procédure de communication, l’un des derniers à prétendre nous obnubiler d’une règle mécanique, et à retenir du même coup, dans l’obscurité de nos nuits infantiles, l’ombre portée du père vengeur.
2. Hitler, l’amour des cartes et la haine de l'homme.
Il ne s'agit pas ici de se défausser une fois de plus en stigmatisant les Allemands du sud ou les Autrichiens (dont G. Botz a parfaitement analysé la virulence antisémite avant et pendant le nazisme), voire les Polonais... en réalité les cultures catholiques de l'Est comme spécialement acharnées dans l'antijudaïsme, mais de réfléchir sur la modernisation de la haine dont elles se sont faites les agents avec Hitler. La question en suspens est en effet : n'est-ce pas l'approche, avec la post-modernité, du moment où le signe mathématique va représenter désormais le rapport social , qui va déclencher cette invraisemblable résurgence germanique et orientale de stéréotypes médiévaux, comme nostalgie d'un temps où régnaient les pères du St Empire ? N'est-ce pas cette menace qui explique aussi la transformation des motifs de la haine immémoriale et fonctionnelle dans le racisme "scientifique" , qui prévaut largement dans la réalisation de la shoah ?
Poser le problème en ces termes implique alors de comprendre pourquoi Hitler lui-même, qui n'est pas explicitement un "raciste scientifique", mais plutôt un haineux "classique" (même s'il appelle dès 1919 à un antisémitisme "rationnel" et non "émotionnel"), prépare en réalité le terrain d'une transformation radicale de la haine. En fait, nous prétendons qu'une métamorphose se manifeste en Hitler lui-même, dans la mesure où ce qu'il oppose au juif n'est plus la vertu chrétienne (reposant sur le culte du Fils mort et ressuscité -et donc sur le fantasme de meurtre de Dieu par les Juifs-) mais "l'amour des cartes", c'est-à-dire l'idéal imaginaire d'une terre vidée d'habitants et occupable grâce au blitzkrieg. La technologie moderne au service de la guerre permet carrément la suppression d'un des termes du rapport entre hommes : il suffit de les considérer inexistants, puisque l'extermination de masse moderne peut rendre rapidement cette inexistence effective. Placé au bord historique de cette tentation, Hitler -né dans une Autriche-Hongrie traditionnelle et se voulant allemand moderniste- s'affiche antichrétien et assume l'inhumanité de son vouloir. Mais alors, du même coup, judaïsme et christianisme lui apparaissent en perspective du même côté : les "déicides" réels (les Chrétiens) et supposés (les juifs)deviennent ceux qui interdisent de considérer certains hommes (les Aryens) comme Dieux, puisque le Dieu juif/chrétien est celui de tous les hommes et qu'il doit mourir comme tel.
Hitler opère donc un étrange court-circuit logique : il nie la mort ou plus exactement récuse la mortalité (sociale) de certains hommes pour les élever à la quasi-divinité, via, entre autres, l'efficacité technique. Le signe égalitaire demeure, à la condition que passe en dessous (dans l'invisible de la mort) la masse des "infra-humains".
La haine des Juifs ("du Juif" comme il le dit) est alors celle qui vise précisément ceux qui prétendent, en miroir de son projet, dialoguer avec leur Dieu de manière privilégiée. Mais, en souhaitant les précipiter dans la masse des "untermenschen", Hitler combat aussi ce Dieu qu'il récuse au nom de la puissance morale et technique de ses propres titans. En un sens il se veut aussi "déïcide", tout en voulant récupérer l'état divin pour sa "race".
Récapitulons : Hitler conserve du christianisme le projet égalitaire entre les sujets, mais il le réserve à l'humanité aryenne en excluant de celle-ci les Juifs. L'inégalité radicale ainsi immédiatement restaurée ne concerne plus les individus (comme dans l'ancien système de représentation, notamment utilisé fonctionnellement dans l"empire germanique chrétien) mais des blocs entiers d"êtres, les "races". Mais comme une seule race se trouve élue, les autres étant finalement niées dans leur humanité, il n'existe plus d'Autre avec qui pactiser en vue de l'égalité comme respect mutuel. Et comme il n'y a plus d'Autre, la race "supérieure" est un bloc d'êtres en solitude, se déployant sur un espace vide. En tant qu'esthète de l'espace (et donc artiste, ce qui rend très improbable l'hypothèse de E.E Schmitt selon laquelle Hitler aurait été différent s'il avait été un véritable artiste), le dictateur jouit de la solitude du sujet absolu pour qui les autres ne sont que des pions ou des soldats de plomb. Tout dérangement l'enrage. En fait le Juif le dérange dans le jeu solitaire, parce que c'est un Autre, c'est à dire un être humain (et non plus parce que, dans la tradition chrétienne, il représente celui qui... n'a pas tué Dieu et à qui on attribue son propre "crime"). La modernité de Hitler réside donc dans le changement de la cause de la haine : ce n'est plus une haine névrotique,complexée, c'est l'enragement du dérangement, une paranoïa directement établie sur une frustration de jouissance, et qui croit posséder les moyens modernes de l'élimination pure et simple de la cause du dérangement.
Dire qu’Hitler était fou n’a pas grand sens. Il vaut mieux dire que les Allemands l’étaient collectivement en se lançant dans l’aventure nazie, qui était fondamentalement une absurdité, sans aucune chance de succès final, puisqu’elle ne devait un sursaut économique qu’à la lancée dans la guerre, que sa crédibilité politique internationale ne tenait qu’à sa valeur d’arme anticommuniste, et puisque la seule réelle supériorité militaire allemande, le « blietzkrieg », ne pouvait rien à moyen terme contre les ressources des empires.
En revanche, Hitler incarne incontestablement, au sommet de l’Etat (1), la folie allemande de l’époque dans la combinaison de ses deux traits : l’amour esthétique du territoire, et la haine de l’homme réel qui vient « brouiller les cartes » : le Juif.
Hitler de la maturité – qui correspond au conflit qui sera aussi sa fin - n’est pas le propagandiste de « Mein Kampf ». Pendant l’hiver 41-42, par exemple, c’est un homme qui se retourne sur son passé, pense à la mort, répète ses obsessions historico-philosophiques sous tous les angles, met en scène son âme d’artiste, témoigne d’érudition en musique. Il montre de l’humour, est tendre avec ses animaux et ses familiers (humains). Cela dit, il existe chez lui, surtout dans l’abandon à l’association d’idées devant quelques interlocuteurs muets, deux grandes thématiques récurrentes, non pas délirantes, mais quasi-infantiles :
-une idéalisation de l’espace vital, situé à l’est, entre terres à blé ukrainiennes et plages de Crimée pour le repos du guerrier ;
-un accès récurrent de haine articulé sur plusieurs cibles, dont « le Juif », qui joue le rôle d’ancrage. Une interprétation psychanalytique de surface pourrait aisément y lire une opposition entre mère (qui se consomme d’un regard voluptueux) et père (à chasser comme principal rival).
Si l’on se contente des notes prises sous la direction de Bormann pendant les causeries du soir du Führer (2), et en faisant la part d’une éventuelle manipulation post-mortem, le discours, très répétitif, peut être facilement structuré.
Il se divise, en gros, en huit volets, chacun étant pratiquement présent dans chaque causerie :
-1. La dénonciation passionnée des sept objets de haine de Hitler, soit par ordre d’importance décroissante : le Juif (ou la juiverie), le Christianisme (et surtout l’Eglise catholique –la curaille, les frocards, etc., alors qu'il est issu d'un milieu catholique-), le Juriste, le Bureaucrate, le Professeur (le théoricien ou l’instituteur), le Capitaliste (le bourgeois), et enfin l’Américain.
« Le » Juif –qui n’est jamais défini selon les canons du racisme scientifique, auquel Hitler préfère une conception moraliste de la supériorité raciale- est destructeur des peuples, embrouilleur. Il n’est pas créatif ni intelligent mais c’est un tricheur qui vit de la tromperie, pour parvenir à occuper les postes d’influence. C’est lui qui dirige l’attaque anglo-saxonne contre lui (via Churchill et Roosevelt, tous les deux d’ascendance juive).
L’Eglise : elle vient bien avant « le » Juif en termes de quantité de discours qui lui est consacrée –mais pas à l’aune de cette sobre et virulente haine, où l’on sent nettement le silence et l’allusion flagrante sur la politique exterminatrice en cours. Créée par des Juifs bien après Jésus (qui n’était pas juif mais fils d’un soldat romain... déjà le thème de Da Vinci Code !) l’Eglise a pour but le nivelage dans la misère, pour vendre l’espoir de salut à la plus grande masse : elle a détruit l’empire Romain. Ce discours est souvent accompagné de considérations sur la religion, et sur la nécessité de la combattre sur son terrain, la croyance dans l’au-delà, qui est viscérale et un phénomène de masse, qu’il serait absurde de nier (ce qui fera l’échec des matérialistes bolcheviks), etc.
Le Juriste contribue à bloquer la société allemande derrière un rempart de lois et de jurisprudences formelles. Il s’oppose au bon sens et à la vitalité du Bon Allemand. Notamment sur la question des héritages et des mariages.
Le Fonctionnaire lui est associé ; toujours en excédent, il ne travaille que pour lui-même, compliquant tout à souhait, enrayant les actions nécessaires ou les ralentissant, à la différence du Bon militaire, plus expéditif.
Le Professeur, surtout le « théoricien » invente des sornettes inutiles et prend le peuple de haut, de même que le Capitaliste –avec son haut de forme- et sa rétention égoïste d’argent.
L’Américain, mélange de Nègres et de Juifs, témoigne d’un grossier matérialisme qui le rend capable de produire en excès des produits manufacturés de mauvaise qualité : ainsi leurs chars d’assaut, très nombreux, sont très mauvais. L’Amérique se destine à une rapide disparition car elle n’a rien de noble à proposer aux gens. C’est à l’Europe que ce but revient naturellement.
-2. L’éloge de la bonne race et de ses personnages exemplaires : soldat-paysan, mère de famille allemande (pour qui il invente une décoration spéciale : la mutterkreuz), membre héroïque de la SS, peuple anonyme mais empli des vertus aryennes, etc. Accessoirement, l’éloge de Mussolini, ce César sans qui le nazisme n’aurait pas réussi à naître et à se construire (voire de Staline, ce « génie » poussé sur le terreau d’une population inférieure). Il est encore une fois à noter que Hitler ne fait pas reposer son admiration de la race sur le scientisme (qu’il utilise surtout pour évoquer les progrès techniques à promouvoir... où à différer), mais sur la culture spéciale d’un peuple : les talents personnels aussi bien que les vertus collectives, comme la capacité de « se donner de la peine », ou la « considération réciproque ». C’est sur de telles qualités morales, de « pur devoir », que les membres d’un peuple ont pu construire la civilisation au cours de quelques milliers d’années.
L’homme pur ressemble au brahmane : il n’est pas un mangeur de viande. Il n’est plutôt éthéré que grossier. C’est pourquoi, il ne se marie pas non plus.
Autant Hitler pense le rapport avec les autres races (inférieures non parce que proches du singe, mais parce qu’elles ont raté sur des générations le rendez-vous avec la civilisation) sur le mode de la brutalité la moins « sentimentale », autant conçoit-il que la douceur, la justice, la commisération, la réciprocité, l’égalité, doivent être de mise entre les membres du même peuple. Au fond, seules ces qualités dans la communauté justifient que celle-ci ait le « droit naturel » de se défendre des autres. Hitler est sincèrement indigné par les discriminations sociales au sein du peuple allemand, et se sent plus proche sur ce plan d ‘un communiste (il prévoit de libérer Thaelmann un jour) que d’un ploutocrate. Le SS, par exemple, s’il doit être inflexible, doit d’abord l’être vis-à-vis de lui-même, et être moins bien payé, pour attirer seulement les jeunes les plus vertueux, et montrer l’exemple dans toutes les situations (police d’élite ou phalange militaire d’exception).
-3. L’évocation du « merveilleux » (un mot fort employé par Hitler dans ces causeries), concernant essentiellement l’usage futur des espaces libérés à l’Est par le refoulement et le confinement des populations slaves « nées pour être esclaves », et qu’il faudra maintenir dans l’obscurantisme, moyennant force vodka et bonne nourriture. Il s’agit de rêveries sur le monde ensoleillé de la Crimée –destiné à la joie allemande, comme naguère le monde grec fut fondé par les seuls vrais ancêtres des Allemands –les Grecs-, mais relié au coeur du Reich par un réseau de belles routes, de beaux villages en couronne de belles villes architecturées à l’italienne.
-4. Les actes politiques où le Führer intervient directement « comme homme », non pas tant par génie solitaire (il envisage son remplacement quand ce sera nécessaire, et aurait volontiers cédé son leadership militaire si Von Moltke était encore vivant), que par témoignage personnel de la prévalence de la spontanéité populaire sur tous les obstacles à la vitalité (Il incarne exactement ici le prince machiavélien). Il s’agit toujours de restaurer la justice pour les gens modestes et sans défense, la vraie, informelle, ne s’embarrassant pas de juridisme.
-5. Plus brièvement, des évocations de la situation politico-militaire globale : il y raisonne presque toujours de façon à la fois « sentimentale » (le regret que les Anglais lui fassent la guerre, et la certitude qu’ils se rallieront à lui contre les Américains) et cynique (l’attaque des Russes, in extremis, pour garantir l’expansion à l’Est, son obsession fondamentale). Il regrette que les Japonais soient en train de chasser les Blancs du Pacifique, bien qu’il admette que leur entrée en guerre contre les Américains signent la défaite de ceux-ci.
Hitler manifeste à l’évidence dans maints domaines une tendance forte à s’illusionner, à se représenter la réalité en fonction de ses idéaux « cartographiques », ou « architectoniques » comme si ceux-ci étaient déjà acquis. Il explique d’ailleurs qu’il pense plus clairement en se promenant la nuit dans son cabinet de cartes. Sur celles-ci, les populations sont toujours en trop : n'oublions pas qu'aux derniers moments au fond du bunker, la vengeance contre les juifs ayant été insuffisante à produire la reconnaissance des Anglo-saxons, ce sera la population allemande elle-même, indigne et traitresse, qu'il vouera à la destruction.
Néanmoins, le fantasme cartographique (vierge d'hommes réels) n’interdit pas la perspicacité et l’évaluation objective : il sait que la Grande Bretagne, la France, la Russie, jouent sur l’immensité de leurs empires coloniaux. Il sait que Rommel, en Afrique, tente probablement l’impossible. Il se doute que se détourner de la Crimée pour attaquer Moscou est une erreur à ne pas commettre. Son mépris pour les masses russes pouilleuses ne l’empêche pas de considérer Staline comme un génie, ni de prendre au sérieux l’annonce qu’une seule usine de chars soviétiques produit plus que toutes les usines allemandes réunies, etc. Et lorsque Hitler affirme qu’il serait fallacieux de dire que le temps joue contre lui, on sent bien qu’en réalité.... il est persuadé du contraire ! En bref, les propos de Hitler relèvent d’un curieux mélange entre aperçus réalistes et soutiens affectifs de son imaginaire, les seconds n’appartenant pas nécessairement au délire : on ne peut jamais dire jusqu’à quel point Hitler se leurre réellement. Comme il le dit quelque part : « en son tréfonds, chacun reconnaît sa propre chétivité ».
Appartient également à ce registre un curieux amalgame de considérations « économico-écologiques », où Hitler se veut « professeur de base » contre les élucubrations « libérales ». Il prône ainsi l’autarcie, mais aussi la prévision de long terme quant aux ressources (l’ épuisement du pétrole, etc.), aux méfaits du « trop de technique », etc. Il dresse à coups de serpe des tableaux autorisant une société travailleuse et riche, mais néanmoins essentiellement agreste. Soupçonnant que les cancers sont surtout dûs à une mauvaise hygiène de vie, Il préfère l’huile d’olive aux huiles de charbon (qu’on devrait réserver pour faire du savon).
6. L’évocation des succès politiques passés, (de la construction « héroïque » du parti nazi contre toutes les oppositions) comme témoignage de la capacité à remporter des victoires actuelles. Mais le côté nostalgique de ces propos démentent en partie leur fonction : Hitler n’est pas sûr de lui à la tête d’un immense dispositif militaire, comme il l’était comme militant, même s’il rappelle constamment que « la guerre mondiale » (la guerre de 14-18) a été son école.
7. Les propos « personnels » de détente, où il parle de ses lieux préférés (Berchtesgaden), de ses animaux (ses chiens), de ses amis, qu’il « charrie » affectueusement, notamment sur la chasse (qu ‘il déplore en imaginant un lièvre chasseur se vengeant de tel de ses compagnons).
A ce sujet, on se souviendra peut-être que Hitler détestait la chasse et fustigeait –amicalement- les dignitaires de son régime, grands amateurs de massacres d’animaux en leur souhaitant un jour le sort du lièvre sur lequel ils tiraient.
J’oserai ici évoquer un lien entre phobie « écologiste » de la chasse, et passion chasseresse, ces apparents contraires pouvant s’associer – comme à Berchtesgaden – dans l’idéologie la plus réactionnaire. Car, pour autant qu’il s’agisse là de traits significatifs –et non contingents- comment peut-on à la fois s’afficher végétarien, s’affirmer contre la chasse (3) , et s’entendre avec des viandards égorgeurs ? La clef de cette énigme ressemble… à une clef musicale : elle réside dans le léger déplacement de la même haine phobique. Ce qui les rassemble sur la même portée nazie, c’est bien la haine envers l’homme réel et vivant, envers tout ce qui, en l’homme, déborde un étroit comportement disciplinaire para-militaire. Mais pour les-uns l’innocent idéal bucolique permet de sanctifier le massacre des hommes qui défigurent cet idéal, tandis que pour les autres, massacrer aussi la vie naturelle étend pour ainsi dire la zone de sécurité autour de l’univers médiocre qu’ils entendent préserver.
8. Des notions « philosophiques » et historiques égrenées : sur la nature et sa double face vitale et implacable, sur l’acceptation de la mort, sur son choix entre la défense du vital (au prix de l’implacable) et sa vraie vocation d’artiste (dans laquelle il souhaiterait un jour se retirer). Sur la science, et sur ses aspects ambivalents qu’il faudrait contrebalancer par la sagesse paysanne (comme pour la météo, par exemple).
A ce niveau, on sent l’orientation de plus en plus « religieuse » du retrait « hors du monde » (tout en évoquant la possibilité qu’il fonde lui-même une nouvelle religion sur les ruines –spontanées- des autres) et pas du tout le scientisme qui fera fureur (au sens propre) parmi les médecins des camps de concentration ou les idéologues de l’antisémitisme « scientifique ».
Pour conclure, nulle trace de démence apparente dans les propos hitlériens de 41-42, (au moins après leur recueil, peut-être enjolivé par Bormann), mais la présentation d’un personnage sensible, jouant sur beaucoup de registres, capable de nuances, de contradictions, d’interrogations, de quelques remises en cause, d’une distance existentielle à l’enchaînement infernal où le destin l’a placé. Sauf sur un point : la mécanique des discours de haine personnelle, dont le moins appuyé sur des justifications (même scientifiques) est bien celui sur « le Juif », qui, d’ailleurs fonde tous les autres qui s’en déboîtent sans problème (l’Eglise inventée par les Juifs, l’intellectualisme professoral essentiellement juif, la ploutocratie juive, etc.)
« Le Juif », me semble-t-il, est moins pour Hitler un être inférieur qu’un « étranger radical » et un ennemi en tant que non humain (prototype de l'alien). C’est ce qui me fait conjecturer que Hitler cherche à s’épurer d’un contact intime ressenti comme obscène (celui-là même –comme il le relève de façon étrange- qui fait du paradis des Juifs le lieu où l’on retourne au « sein d’Abraham »). S’il y a un point de folie, chez Hitler, il est situé ici : sa certitude d’être personnellement en proie à une possible contamination par la proximité physique et morale envahissante... d’un Père, ou d’un alter-ego comme Wittgenstein. Je ne verse ici en aucune manière dans la suggestion d’une toujours possible ascendance juive de Hitler : le « réel » de cette obsession n’est en rien intéressant, car cette dernière peut se produire aussi en l’absence de toute réalité « génétique ». Même en supposant (ce qui reste aussi très possible, malgré les « recherches » sulfureuses sur la généalogie familiale, tout comme sur la fréquence du patronyme « Hitler » ou "Hiedler" dans les cimetières juifs de sa région natale ) qu’il n’y ait aucun lien entre l’ascendance de Hitler et une filiation juive, je maintiens néanmoins que le « secret » de la haine absolue de Hitler contre « Le Juif » (pris en bloc, comme une personnalité unique, bien que se combattant elle-même) se situe dans l’impossibilité où il se trouvait d’échapper à cette suggestion. Irrésistiblement, l’imaginaire –conforté par l’antisémitisme ambiant- l’y ramenait, et c’est cet irrésistible retour de l'Autre contre lequel il lutte à tout âge pour l’arracher à lui. Pourquoi cette fascination négative ? Sans doute au moins pour une raison logique : parce que si l’objet d’amour est bien la carte, l’étendue représentée et saisie dans le regard esthétisant, manière de caresser la femme-paysage sans y toucher, il est clair que seul l’homme qui ne se laisse pas ramener à une silhouette décorative de ce paysage, l’homme qui « brouille les cartes », devient immédiatement ce qui met en rage, tel l’enfant dont un autre a piétiné son château de sable.
En ce sens,notons qu'Hitler enfant avait à endosser -et peut-être à réparer- l'humiliation paternelle : il est évident que son père avait souffert longtemps de ne pouvoir être reconnu que comme fils naturel de sa mère,et que des noms de pères juifs ont tourné dans l'entourage. Certes, le thème du "Juif de Graz" a été clairement récusé comme infondé (par Kershaw, notamment , mais il reste que le "soupçon" qu'un juif ait pu être le grand père de Hitler avait probablement atteint Adolph. Dès lors, la carte dont -il s'agit dans l'obsession hitlérienne- n'était-elle pas aussi -ou surtout- celle de parcours généalogiques imaginés comme brisés ou "brouillés" ?
Etiqueter cette problématique intime de catégories nosographiques psychiatriques –comme une paranoïa- n'est pourtant pas très utile. La chose qui compte, c’est que, devenu Führer d’une société lancée dans le combat contre tous les « ennemis », et qui avait besoin d’une énergie de haine assez grande pour le poursuivre, il ait disposé de tous les moyens et de toute l’énergie pour effectivement tenter l’abolition physique du plus étranger et du plus proche d’entre eux : son propre double, son Autre à la fois homme réel et juif.
Il est évidemment fort compréhensible que la logique propre de cette haine soit difficilement acceptable pour ceux-là mêmes qui en sont les victimes, et qui vont plutôt chercher dans leur destinée historique et religieuse en terre de haine chrétienne le « prétexte » ayant déclenché la rage meurtrière à leur égard (4). Ce qui rend peut-être d’autant moins aisé de reconnaître que ce qui déclenche la folie haineuse de l’hitlérisme contre les Juifs possède alors un caractère nouveau, procède à une avancée dans l'effondrement des représentations des relations entre hommes. Ce n’est plus tant la spécificité juive en tant que telle (de toute façon niée et obscurcie par une monstrueuse somme de préjugés enkystés dans la culture européenne), qu’au contraire le fait qu’ils incarnent simplement l’humain « réel » ne fonctionnant pas dans le rêve éveillé de la carte du pays aryen imaginaire.
Pour ce qui concerne l'hitlérisme, on ne conclura pas grand-chose d’autre hormis le caractère évidemment mortifère d’un idéal esthétique spatialisé. Sinon que les territoires passés, présents et à venir, sont des autels où l’on tue des peuples. Mais comme on ne voit pas comment se passer de territoires, et qu’un territoire planétaire, coïncidant avec l’humanité n’est ni prévisible ni peut-être souhaitable, ne doit-on pas commencer à réfléchir à des conceptions plus élaborées de la territorialité ? Ne peut-on pas rêver de territoires diffus, archipélagiques, dispersés, à la fois continus et pointillés, virtuels et situés, partiellement souverains et multiculturels ? Des constellations de villes, des scintillements de hauts-lieux, des écharpes de forêts traversant des continents , plutôt que des grandes pages planches où planter des drapeaux et dessiner des zones ?
Peut-être que poétiser et humaniser ainsi la carte pourrait être une condition pour aimer, en contrepartie, les hommes qui la traversent ?
Pour ce qui concerne l'enchâssement de l'hitlérisme dans l'antijudaïsme chrétien "éternel", la question est plus difficile : si le "saut qualitatif" réalisé par l'hitlérisme changeant les causes de cette haine en la transformant potentiellement en haine de l'Autre en soi (et donc en préparation au génocide général), le retour en arrière vers "le moindre mal" que serait la haine névrotique envers le déicide supposé n'est guère envisageable. En réalité, malgré ce que tente Pierre Legendre, nous ne pouvons retourner au théâtre de l'égalité universelle entre hommes comme si celui-ci n'avait pas engendré d'abord la haine de soi transposée en haine de l'autre, puis ne s'était pas logiquement dégradé en élimination de l'autre et en pensée de l'Unité absolue (la "race solitaire"). La destinée d'une métaphore est une métonymie rappelait Claude Lévi-Strauss : la destinée de la métaphore de l'égalité homme/dieu est de devenir une métonymie dans laquelle la divinité devient un qualificatif de l'humanité : Dieu est absorbé dans l'Humain, et du même coup, la représentation de l'Autrui disparaît.
Pour la restaurer, il nous faut carrément changer de métaphore, recommencer une autre histoire : par exemple celle où l'humanité se redivise entre Sociétal et Familier, ou entre Technobureaucratie et Nature. Ce qui sera sûrement aussi difficile à accoucher de l'Histoire que le fut la métaphore de l'égalité, mais au moins... les juifs de chrétienté n'y seront plus en cause. N'ont ils pas droit à un peu de paix dans l"histoire ?
En revanche, il existe toujours un "reste" dans toute entreprise métaphorique : nous pouvons donc prédire que nous imputerons aux nouveaux représentants de l'Autre (ceux qui chercheront à vivre autrement que dans le giron sociétal) nos propres défauts et nos propres actes destructeurs.
notes :
-pour suivre des enseignements universitaires sur la shoah : http://www.seminaireshoah.org/Les-premieres-annees-de-persecution-des-Juifs_a132.html
-Sur la haine traditionnelle des juifs en Europe, lire : Etre juif dans la société française, du moyen âge à nos jours, Béatrice Philippe, Montalba, Paris, 1979
-Sur la pratique hitlérienne,lire de Raul Hilberg, La destruction des juifs d'Europe, Fayard, Paris 1988.
1. On suivra ici Ian Kershaw dans sa conceptualisation du nazisme comparé à un régime charismatique. Mais s’il existe un trait « ancien » du nazisme, qu’il partage avec des régimes de tyrannie ou de dictature appuyées sur la personnalité du chef, il existe également quelque chose qui « anticipe l’avenir » : la machine techno-administrative du pouvoir, dans laquelle Kershaw admet qu’Hitler occupe une place exclusive mais non « quotidiennement omniprésente ». (Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, rééd. 1999).
2.Adolf Hitler, Libres Propos sur la guerre et la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, Préface de Robert d’Harcourt, Flammarion, 1952. Les historiens s’accordent à accepter une authenticité « globale » à ces « propos de table » sténographiés séparément par Jochmann et Picker et contrôlés par Martin Bormann.
3.Autant le végétarisme attribué à Hitler est sujet à caution, autant ce trait semble incontestable. En témoigne son discours radiodiffusé du 1er février 1933 où il propose de bannir du Reich la cruauté envers les animaux (qui sera suivi d'une loi en novembre 1933).
4.On se souvient que Freud, dans « Moïse et le monothéisme » associe l’antisémitisme à la résistance de certaines sociétés européennes encore imprégnées de traits culturels « semi-barbares » à accepter l’idée d’un Père justicier, et plus largement d’une Loi.
Gerhard Botz, IIvaar Oxaal and Michael Pollak.) Disponible en allemand seulement en 1990 et à Vienne seulement en 2002.)
Lire surtout, de Gerhard Botz : Nationalsozialismus in Wien, Mandelbaum Verlag, Vienne, 2008
Sur les origines "antijudéennes" de l'antijudaisme et de l'antisémitisme, voir la suite d'interwiews d'excellents spécialistes (souvent à la fois scientifiques et religieux ou croyants) réalisée par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur pour Arte : Corpus Christi, enquête sur une énigme nomméeJésus, 1997-1998
3. Judéophobie et nouvelles organisations de la haine : les transmutations actuelles du mécanisme de rejet de la culpabilité.
La consistance finale du brouet populiste peut en effet varier très sensiblement, et il n’est pas sûr que les vieux habitus de désignation du bouc émissaire continuent à jouer de la même manière. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que Taguieff pointe derrière les complotismes soit faux, et hélas, il se pourrait qu’il ait en fin de compte raison. Je soutiens précisément que nous ne pouvons établir une « prévision » sans d’abord construire un schéma explicatif solide des mécanismes de la haine dans l’histoire.
Dans les deux premières parties de ce texte, j’ai suggéré le dispositif théorique suivant :
-Dans l’histoire occidentale déterminée en grande partie par celle du christianisme, le fait de décider que les hommes doivent trouver une formule d’égalité pour situer leurs jugements réciproques implique le fantasme ritualisé du « meurtre du juge suprême » (Dieu).
-Dans l’inconscient collectif (formé de la contribution de chacun), nous supportons mal d’être responsables de ce meurtre et nous l’imputons naturellement à ceux qui sont restés en dehors de l’opération (les Juifs, conservant le principe de la supériorité du juge divin). C’est la formule « ce n’est pas nous, c’est les autres… les juifs », qui rend amplement compte de la durée et de la puissance de la haine des Juifs pendant 1500 ans.
-Cependant, avec Hitler, les formules de base de la haine changent, car le nazisme inaugure un discours « moderne » dans lequel le problème théologico-juridique n’est plus de substituer l’égalité entre partenaires à la transcendance du juge, mais de se demander quelle humanité doit survivre et occuper la planète demain. Le découpage entre humains « réels » et « sous-humains » retourne à la question de l’inégalité, mais en faisant cette fois de la « race supérieure » l’équivalent de Dieu dans l’ancien système de représentation. Le fait que les Juifs occupent la place du « sous-humain » dans cette conception est en partie consécutif d’un héritage chrétien (catholique et autrichien) dans l’entretien d’un antisémitisme classique. Cet héritage s’explique notamment par la crise du st empire romain germanique que symbolise encore à l’époque la vieille Autriche-Hongrie. Dans cette acception virulente, le juif n’est pas seulement celui qui tue Dieu dans le sacrifice du Christ (« son fils ») mais celui qui se venge contre la puissance tutélaire chargée de protéger l’Eglise depuis des éons. Se trouve ainsi complétée la formule paranoïaque : ce n’est pas seulement lui qui est coupable, mais c’est encore lui qui veut me tuer pour l’avoir dévoilé. Non seulement est-il l’auteur du meurtre de Dieu instaurant l’égalité des rapports entre nous, mais encore ce meurtrier concentre en lui toute la haine que nous portons et nous la renvoie ; c’est lui qui nous hait.
Nous pouvons maintenant constater que la situation récente et actuelle transforme encore les termes du problème : avec la mondialisation, nous devenons peu à peu conscients du fait que telle ou telle « race » n’a aucune raison sérieuse de prétendre à la supériorité par rapport à d’autres, et qu’aucune ne saurait être considérée inférieure. En revanche, nous « savons » (pour autant que nous le croyons) que nous nous avançons tous ensemble vers le meurtre d’une partie d’entre nous considérés « en trop » dans le contexte de la limite de charge écologique (supposée déjà dépassée). Le problème se présente alors un peu comme dans la comptine sur les naufragés qui se demandent qui tirent à la courte paille pour savoir lequel d’entre eux sera mangé. Désormais, nous ne pouvons plus désigner des « sous-hommes » destinés a priori à disparaître. L’égalité nous condamne à une sorte de suicide sélectif. Quels en seront les critères ? C’est une partie importante du dilemme.
Un second aspect, aussi important et tout à fait lié au précédent, est la destinée du refus de culpabilité : à qui attribuer la pensée « criminelle » d’une extermination partielle ?
Certes, on peut assumer cyniquement cette pensée (comme ces intervenants de blogs fascistes déguisés qui appellent ouvertement à la stérilisation des Africaines), mais nous sommes avertis qu’en général la masse sociale préfère voiler ses propres fantasmes en les imputant aux autres. Et dans cette direction, il est clair que si l’on pouvait imputer l’intention du crime à une catégorie, on aurait en même temps une bonne raison… de la choisir comme critère pour être éliminée…
Mais alors commencent d’autres problèmes d’ordre logique ou pratique : si le projet semi-conscient meurtrier-égalitaire désigne une fraction considérable de l’humanité, opérer des représailles contre une petite élite supposée entretenir ce projet (en nous transformant du même coup en anges innocents) rate son but : l’excédent démographique n’est en rien diminué par le lynchage des Rockefeller ou autres familles supposées comploter contre l’humanité. L’extension à un groupe social ou racial entier des intentions mauvaises prêtées à quelques milliardaires ou puissants hommes politiques n’est plus une dérivation aussi facile que dans le contexte du racisme focalisé en Europe orientale dans la première moitié du XXe siècle. On peut évidemment suivre la ligne de pente qui associe les «comploteurs » au sionisme, le sionisme à Israël et au Mossad, dans un contexte de conflit permanent avec le monde arabe. On peut alors formuler la phrase attendue : « les Juifs préparent l’extermination d’une partie de l’humanité (à commencer par les Arabes) pour imposer leur nouvel ordre mondial ».
Cependant, il est clair qu’une telle sentence n’est pas seulement absurde : elle est très peu crédible. De plus, n’oublions pas que le but inconscient de ceux qui la prononcent est précisément de déclencher un génocide massif en l’imputant à d’autres. Il faudrait donc parvenir à une « self-fulfilling prophecy », tout en faisant en sorte que la main gauche ignore ce que fait la main droite.
Par ailleurs, l’effet le plus probable d’une « crédibilisation » de ce type de discours est de développer un haut niveau d’hostilité au moyen orient, ce qui, pour correspondre au schéma millénariste de l’armageddon, n’est pas la meilleure façon d’aboutir au plan « eugéniste » de suicide sélectif rationnel.
Pour résumer l’affaire : la culpabilité anticipée de désirer une extermination partielle mais « démocratique » de notre espèce porte sur une possibilité parfaitement réelle de meurtre de masse, alors qu’à l’origine de la haine portée aux juifs en Occident, il s’agissait d’un meurtre symbolique (la mise à mort de Dieu). Or, un aspect assez épouvantable de l’histoire humaine, c’est que la culpabilité produit une énergie bien plus grande à partir du symbolique que du réel : on peut se fanatiser pour défendre une mythologie et rester parfaitement indifférents devant les millions de morts réels d’une boucherie guerrière. La torture multiséculaire infligée à un peuple prenant figure de représentant d’un principe est à la fois monstrueuse et pleine de sens. Au contraire, quand on raie de la carte une population ou une armée, celles-ci sont immédiatement oubliées, tant qu’on ne parvient pas à construire une fiction nous impliquant subjectivement.
Pour dire les choses clairement : dans l’hypothèse complotiste où une « régulation démographique » serait accomplie « démocratiquement » par exemple par le moyen d’une épidémie programmée (thème favori des blogs catastrophistes), le plus plausible est qu’elle serait massivement considérée comme un phénomène naturel et sans culpabilité, et cela d’autant plus facilement que la probabilité d’une catastrophe sanitaire « naturelle » en contexte de surpopulation est effectivement grande. Nous laisserions les morts enterrer nos morts, moyennant quelques monuments funéraires, et les choses continueraient avec peu de changement pour les vivants, sinon quelques adaptations institutionnelles. C’est donc, contrairement aux formes traditionnelles de haine liée à de la culpabilité refoulée, la plausibilité d’une absence totale de culpabilité (et donc de déflection de celle-ci sur un objet de haine) qu’il faut désormais examiner. Et il faut d’autant plus l’examiner que, dans l’opération nazie –intermédiaire entre haine classique et extermination moderne- la shoah comporte précisément un volet « anéantissement sans remords », qui préface les formes à venir de « gestion des populations ».
Lire de P.A. Taguieff :
• La Foire aux illuminés. Ésotérisme, Théorie du complot, Extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005.
• L'Imaginaire du complot mondial. Aspects d'un mythe moderne, Paris, Mille et une nuits, 2007.
Annexe 1 : Freud et les raisons de l'antisémitisme
"Il convient de noter la façon dont la nouvelle religion avait résolu le problème de l'ambivalence en ce qui concerne les relations entre père et fils. Certes, le fait principal y était la réconciliation avec Dieu le Père et l'expiation du crime perpétré envers celui-ci, mais, d'autre part, un sentiment inverse se manifestait également du fait que le Fils, en se chargeant de tout le poids du péché, était lui-même devenu Dieu aux côtés ou plutôt à la place de son Père. Issu d'une religion du Père, le christianisme devint la religion du Fils et ne put éviter d'éliminer le Père.
Une partie seulement du peuple juif adopta la nouvelle doctrine et ceux qui la rejetèrent s'appellent encore aujourd'hui les Juifs. Du fait de cette décision, ils se trouvent à l'heure actuelle plus séparés que jadis du reste du monde. Les nouvelles communautés religieuses qui, en dehors des Juifs, comprenaient des Égyptiens, des Grecs, des Syriens, des Romains et ultérieurement aussi des Germains, reprochèrent aux Juifs d'avoir assassiné Dieu. Voici quel serait le texte intégral de cette accusa¬tion : « Ils n'admettent pas qu'ils ont tué Dieu, tandis que nous, nous l'avouons et avons été lavés de ce crime. » On aperçoit facilement la part de vérité dissimulée derrière ce reproche. Il serait intéressant de rechercher, en en faisant l'objet d'une étude particulière, pourquoi il a été impossible aux Juifs d'évoluer dans le même sens que les autres en adoptant une religion qui, en dépit de toutes les déformations, avoue le meurtre de Dieu. Les Juifs ont par là assumé une lourde responsabilité qu'on leur fait durement expier!"
C'est très étrange : la "vérité" de l'antisémitisme chrétien est là, sous les yeux de Freud, et il ne la voit pas, s'intéressant plutôt au fait que les Juifs "n'avouent pas". Or tout l'antisémitisme repose précisément sur le fait que les Chrétiens n'avouent absolument pas le meurtre de Dieu, qu'ils en conservent une culpabilité sans limite et rejettent celle-ci sur les Juifs...
Les Juifs n'avouent pas le meurtre de Dieu parce qu'ils ne l'ont pas commis : ils se sont contentés (en suivant Freud) de substituer un homme à un autre (un Moïse à l'autre), de sorte que s'il existe chez eux une culpabilité cachée, c'est peut-être celle de savoir qu'ils ne sont pas si Juifs qu'ils le croient, et qu'à chaque fois que certains d'entre eux pensent restreindre le sens du mot "peuple élu", ils risquent de devenir agressifs en suivant un processus analogue à celui des Chrétiens envers eux.
When considering the implication of Christianity in anti-Semitism, we cannot say that Freud was “blind” and yet… The following concluding extract from “The Man Moses and Monotheism” (originally published in 1939), speaks for itself :
“It is important to consider the manner in which the new religion had solved the problem of the ambivalence in the relationship between father and son. Admittedly, the prominent deed was the reconciliation with God the Father and the expiation of the crime perpetrated against him, but on the other hand, a reverse feeling was equally expressed by the fact that the Son, in bearing the weight of the sins of the world became himself God at the side of his Father or rather taking the place of his Father. Stemming from a religion of the Father, Christianity became the religion of the Son and eliminating the Father became unavoidable. Only a part of the Jewish people adopted the new doctrine, and those who rejected it are still called the Jews today. By taking this decision, they find themselves even more separated from the rest of the world than they were before. The new religious communities which, apart from the Jews included the Egyptians, the Greeks, the Syrians, the Romans and ultimately the Germans resented the Jews for having murdered God. The complete text of the accusation would be : “they do not admit that they killed God, while we confess it , and we are cleared of this crime.” We can easily perceive the partial truth concealed behind this reproach. It might be interesting to find out , in a specific study, why it was impossible for the Jews to evolve in the same direction as the others by adopting a religion which, in spite of its distortions, owns up the murder of God. The Jews have thus assumed a heavy responsibility that they harshly have to pay for !”
(translated from the french text - see above quotation- by myself)
As strangely as it may be the truth of Christian anti-Semitism is right there in front of Freud’s eyes but he did not see it: being more interested by the fact that the Jews “do not confess”. And yet Anti-Semitism precisely lays on the fact that Christians do not own up to the murder of God while they keep a feeling of limitless guilt and blame the Jews for it. The Jews do not admit
having murdered God because they did not commit that crime: they only have (according to Freud) substituted one man for another (an Hebraic Moses for an Egyptian one), in such a way that if there exists in them a hidden guilt, it may be that they do not feel as Jewish as they think they are, and each time one of them restricts the meaning of ‘The Chosen People”, they can become aggressive and behave just like the Christians do towards them.
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Annexe 2. Discussion de différentes explications (et leurs sources)
Découvert par moi bien tard, ce classique et précieux travail anthropologique met en évidence la validité de la thèse soutenue ici (et redécouverte à partir de la seule réflexion théorique sur l'effet automatique inconscient du dogme chrétien, et non pas seulement "d'un certain discours chrétien") : dans l'histoire européenne, l'accusation de cannibalisme portée à l'encontre des juifs n'est que l'envers de la culpabilité chrétienne à l'égard de son rituel le plus central, l'eucharistie, elle-même conséquence pratique du dogme instituant la répétition de la cène pascale. La question est abordée au travers du thème plus spécifique de la non consommation de porc par les juifs, expliquée par les chrétiens comme refus de se manger soi-même : les juifs sont des porcs (sens du mot "marrane")... Mais la bête en question est redoutablement ambiguë : elle pourrait bien être le chrétien lui-même qui doute du fait qu'on puisse assimiler la nature divine de Jésus en absorbant (même, ou surtout spirituellement) son sang et son corps. Claudine Fabre-Vassas semble admettre que le rejet sur le juif de ce qu'il faut bien appeler une culpabilité, constitue "la plus commune matrice de l'antijudaïsme".
Une question cependant : l'incarnation animale du thème théologique (pour déprécier le juif et autoriser mépris et haine à son égard) ne doit pas faire oublier qu'au fond, il s'agit de thèmes d'une théologie abstraite, changés en chair par l'inconscient. L'égalité entre père et fils (via l'esprit, le pnevma ou la sagesse grecque) implique certes un meurtre symbolique du père par le fils (même si l'inverse semble évident), une dévoration de la divinité par l'expérience de la mort, afin de parfaire et de régulariser l'alliance dieu-homme (ou homme-homme) en utilisant les critères civiques démocratiques en cours dans la culture hellénistique sous égide romaine. J'ai personnellement vécu en dirigeant des thèses d'étudiants musulmans combien le passage de l'ouma (proche de l'écoumène judéo-grec) à la démocratie était douloureux et difficile à admettre. Et l'on comprend mieux dans cette souffrance du croyant (qui devait être celle des multiples sectes juives fondatrices du christianisme) combien devait être difficile cet "accouchement" d'une religion fondamentalement égalitaire à partir de la matrice.... d'une théologie du Père. C'est cette difficulté qui a été répercutée, reconduite, répliquée, ressuscitée au fil des millénaires dans chaque chrétien, lequel recommence -au coeur même du rite- ce même meurtre démocratique du Père, dont l'assimilation permet néanmoins de transposer en milieu civique sa qualité essentielle : faire l'unité du peuple, du socius, selon l'antique pratique de la "foederatio" (le partage des tripes).
Mais manger ce porc-père attire la terreur d'être mangé comme enfant. L'ancienne figure du Dieu- titanide exigeant le sacrifice de l'enfant revient donc aussi, comme terrible vengeance contre le crime démocratique. C'est pourquoi le juif n'est pas seulement déicide (comme traître et accusateur de l'adulte Jésus), mais il est présumé mangeur d'enfants chrétiens. En ce sens, toute réitération de la démocratie provoque l'angoisse du crime pédophile (ou pédophobe), et cela même en pleine sécularisation des thèmes chrétiens. Et le plus curieux, alors, c'est que, tel un boomerang symbolique, ce n'est plus le juif qui est accusé de consommer les enfants des chrétiens, mais le prêtre ou l'éducateur laïque (comme porteurs plus récents de la figure paternelle) qui sont accusés de les séduire.
Autre expérience personnelle : au cours de la réalisation d'un film de réflexion sur la bestialité (plutôt humaine qu'animale), le cinéaste Jean Daniel Lafond mettait en scène un paysan-sage qui m'invitait (comme intellectuel parisien, auteur d'un article sur "l'autophagie") à déjeûner d'un cochon de lait. A la table était aussi conviée sa truie familière... qui dévora le cochonnet avec grand appétit, en commençant par le groin. La séquence, qui suspendit toute l'équipe de tournage dans un silence horrifié, avide et religieux, ne fut pas conservée au montage. Peut-être bouleversait-elle inconsciemment tout un passé ignoré sur cette question : car, si les cochons se mangent eux-mêmes à nôtre table sans culpabilité aucune, c'est-sans doute que nous en sommes, et que la différence avec l'autrui-cochon émissaire est effacée... Retirer la scène de la cène revient certes à nier une fois de plus notre crime, mais ne donne en revanche aucune solution pour le transfert de culpabilité. C'est le problème général de la société contemporaine comme monde humain sans extériorité.
Sur ce point, observons enfin en passant que la grande "peur de la vache folle" (1996) , fondée sur le fait qu'on rendait industriellement les bovins carnivores (en leur faisant manger la farine de leurs propres dépouilles), a réactivé ce fantasme de transgression fondamentale, autophagique : à ceci près que l'on n'a trouvé aucun "bouc" ou "porc" émissaire (finalement juif) pour attribuer le crime à autrui. La seule solution a été de devenir végétariens (pour des millions de Britanniques notamment). Ce qui est étrange du point de vue des choix symboliques : car si ceux qui incarnent en Europe la croyance la plus poussée en la démocratie mathématique et industrielle se mettent eux-même à craindre Dieu (dans l'animal qu'on ne peut pas dévorer), le fondement même de nos sociétés modernes n'est-il pas ébranlé ? Il est vrai qu'évaporé dans la diaspora financière, vaporisé dans les horizons du commonwealth, brassé de cultures religieuses diverses où les apports orientaux se font puissants, l'extrême-occidental ne sait plus très bien qui il est ni où il va, et que son dangereux et agressif sentiment de culpabilité fait progressivement place à un hédonisme impayable (dans tous les sens du termes) .
Michel Wieviorka, La tentation antisémite. Haine des Juifs dans la France d'aujourd'hui
Paris, Robert Laffont, 2005, 452 p.
Ce que donne une enquête par entretiens avec des contemporains sur cette question : beaucoup de réactions communautaires et fragmentées vis-à-vis d'une autre communauté. Mais absolument rien sur le mécanisme récurrent et très peu d'anciens stéréotypes. Nous sommes, il est vrai, en France, en pays "déchristianisé". L'une des raisons de l'absence totale d'explication de son propre sentiment (en dehors de l'oubli des crimes nazis et de l'actualité des exactions israéliennes) ne réside-t-elle pas dans le fait que ce n'est plus la façon de croire en Dieu qui est désormais en cause, mais le positionnement de chaque communauté dans une entité "laïque" plus vaste ? A relire.
(voir l'article de Doris Bensimon : http://assr.revues.org/index3245.html)
http://www.blogdei.com/index.php/2006/10/30/294-comment-expliquer-la-haine-du-juif
Ce blog cite le fait que les Juifs étaient accusés d'utiliser du sang d'enfant chrétien pour confectionner les galettes de Pâques et commente : "absurde !" Ce qui est juste au premier degré, mais cette réaction indignée pourrait néanmoins faire la place à une question : comment se fait-il que les Chrétiens accusent les Juifs de perpétrer "réellement" ce qu'eux mêmes accomplissent symboliquement dans l'eucharistie ? Autrement dit, est-ce vraiment "absurde", ou n'est-ce pas plutôt encore une fois sa propre culpabilité (d'avoir bu le sang de Dieu) qui se trouve rejetée sur l'autre ?
Le même blog cite le stéréotype du Juif réussissant seulement dans les métiers d'argent. La relation avec notre thèse est plus difficile, mais en considérant les aspects suivants, on peut venir à bout de la difficulté : l'accusation d'usure est l'envers de la spoliation que permet, pour le puissant, le recours à un créancier juif. Nous sommes encore dans le domaine d'un échange de dols réels et imaginaires. Le non remboursement (réel) par l'aristocrate ou le souverain emprunteur se justifie a priori par une accusation générique, à la manière de celle proférée par le loup à l'encontre de l'agneau dans la fable. D'une certaine façon, c'est toujours le même dispositif : on accuse l'autre de ce que l'on pratique soi-même (sous forme de dépense somptuaire) sans en être puni.
(A voir : plusieurs prestations de Dieudonné sur You Tube)
La position de Dieudonné est significative : il reprend le thème antisémite, mais en se séparant des "Blancs" (''laïques") qui ont commis la shoah : c'est du point de vue des "innocents" noirs, et non européens, qu'il peut se permettre de refonder cette haine en l'appliquant directement au "sionisme". Celui-ci s'assimile alors aux menées colonialistes qui ont "tout pris" aux "indigènes", leurs victimes. Mon hypothèse est quasi-psychanalytique : c'est pourquoi, par respect des personnes, j'évoquerai non pas Dieudonné, mais un personnage de "comique" imaginaire, dont une part de la parenté vient peut-être -mais pas nécessairement- des Antilles ou d'une Afrique très chrétiennes- et portant un nom évoquant la divinité. Ce personnage imaginaire est né soit en France, soit dans une société directement marquée pour des siècles par la déportation et l'esclavage. Mais c'est aussi une société où l'idéal colonial moderne veut gommer ce passé (voir l'excellent livre de Dino Costantini sur le sujet des sociétés coloniales) pour imposer l'idéal républicain d'intégration égalitaire. Or, en tant que comique, notre personnage est si excellent qu'il dépasse le Français moyen y compris dans son accent, ses tics, ses variantes provinciales ou parisiennes, prolo ou bourgeoises. Ce personnage issu d'une ancestralité tenue longtemps en domination coloniale ou en esclavage, est parvenu à une liberté telle qu'il se paie le luxe de se ficher de la tronche des anciens maîtres en faisant rire leurs descendants à gorge déployée. Autrement dit, pour citer une collègue psychiatre camerounaise : "il a tué Dieu". En effet, selon cette professionnelle érudite, si les cultures africaines côtières de l'Ouest ont longtemps perçu le Blanc européen comme un être étrange, venu de loin, et apparentable à un esprit, sinon à un Dieu (qu'il s'agit surtout de tromper), il n'en fut pas de même pour les "Créoles" ( c'est à dire nés sur place) qui prirent rapidement la mesure de l'humanité (voire de la bassesse) desdits maîtres.
C'est ce travail que notre personnage comique a -dans son inconscient personnel lié au croisement des destinées africaines et bretonnes (voire antillaises par ricochet), toutes lourdement influencées par le catholicisme- achevé voire parachevé en venant faire se tordre (de rire ?) les Français sur leurs planches nationales. C'est en ce sens que... comme le Chrétien, il a "tué Dieu", au sens où Freud le soutenait, du seul fait d'égaliser Père et Fils. Or, on a beau être un comique, on n'en est pas moins homme, c'est-à-dire sensible et accessible notamment à la culpabilité. Mais cette culpabilité ne fait pas bon ménage avec le rire.
Pour pouvoir rester sur scène, la seule possibilité psychique pour notre personnage imaginaire, c'est de renvoyer cette stupide et taraudante culpabilité à l'extérieur, de la nier. Or, comme par un fait exprès, un autre personnage historique se tient là, tout près à endosser la culpabilité d'avoir tué Dieu : le Juif. Pour se sauver lui-même (et peut-être son équilibre mental menacé par l'excellence même de son style entre humour et tragique), une seule solution se présente : accuser le bouc émissaire classique à son tour, d'autant que, contrairement à ce que soutient Ardisson à propos de Dieudonné, pour notre personnage il ne s'agit pas d'ignorance, mais comme toujours de douleur autorisant l'amalgame. Dans son proche entourage, il s'est senti blessé... par tel Juif. En tant que Noir victime, il a lu que les Juifs ont participé au commerce triangulaire dont l'esclavage antillais était un rouage essentiel. Etc... Et, à propos de rouage, la machine à amplifier l'antisémitisme s'est mise en marche presque à l'insu de ce personnage imaginaire, jusqu'à ce qu'il rejoigne, par provocation, d'autres célèbres accusateurs, ceux-là carrément passés du côté du négationnisme. Notons que là encore, le lien culturel avec le catholicisme le plus conservateur n'est pas absent : on connaît le milieu lyonnais dans lequel baigne depuis longtemps cette tradition : déjà la banque catholique lyonnaise n'était pas sans rapport avec les milieux les plus antidreyfusards !
Ce qui est curieux, c'est l'espèce d'étonnement qui habite notre personnage à se voir attiré par les pires provocations comme si tout cela dépassait sa volonté, tandis qu'il s'efforce de prouver sur scène son combat antiraciste tous azimuts. C'est que, tant qu'il n'a pas réalisé sa propre psychanalyse, il ne peut absolument pas comprendre quelle force implacable pèse sur lui, qui l'oblige à récuser la culpabilité d'avoir "tué le Dieu blanc" au nom même des valeurs "égalitaires" de celui-ci. C'est tragique, car il est évident que son projet de mettre sur le même plan les communautés à critiquer ne fonctionne pas, tant la passion l'anime à l'adresse d'une seule : non pas celles qui se définissent par la couleur, mais celle qui tient le rôle d'absorbant de la culpabilité. Bref, il ne faut pas demander à ce personnage pourquoi il veut absolument "défendre les Noirs en attaquant les Juifs", mais bien plutôt -et ce n'est plus une affaire publique- pourquoi il se sent au fond coupable d'avoir atteint l'égalité avec le Blanc.
Chomsky et la distinction entre condamnation du négationnisme et droit à exprimer sa folie.
-Voir la défense de Noam Chomsky sur des vidéos de You Tube, à propos de celui qu'il nomme "le cinglé" . Je partage la courageuse afffirmation de Chomsky dissociant la condamnation explicite qu'il fait du négationnisme et le droit qu'il défend de la liberté d'expression des "opinions odieuses", mais je crois qu'il faut y ajouter (aussi souvent que possible) l'explication de ce type d'opinion. Et si, selon moi, des gens "cinglés" ont le droit d'exprimer leur folie sans aller en prison (droit que l'Amérique semble préserver mieux que l'Europe), d'autres ont aussi le droit de porter au public l'analyse de cette folie, pour autant justement qu'elle ne relève pas seulement du traitement psychiatrique, mais s'avance comme droit sur la scène publique. Nous reviendrons donc sur le phénomène négationniste, qui est un versant nécessaire dans le processus de rejet de la culpabilité sur le bouc émissaire : en effet, nous devons d'abord dire "non ce n'est pas nous", avant de dire : "ce sont les autres" (généralement les Juifs).
http://point.de.vue.over-blog.com/article-1345731.html :
dans ce blog, signé DB, un aveu : je ne comprends pas la haine des Juifs". Et un recours à Sartre :" l'antisémitisme, c'est la peur devant la condition humaine". Or, je vous le demande, en quoi cette sentence est-elle explicative pour D.B ? Admettons qu'elle recèle une part de vérité, il reste toujours à comprendre alors pourquoi, pour le "lâche", les juifs incarnent la condition humaine ?
http://www.yabiladi.com/forum/suede-haine-juifs-parmi-nous-66-1014802.html : ce blog évoque une étude montrant qu'une très forte minorité de Suédois adhèrent à des stéréotypes comme la conspiration juive mondiale, ou les juifs "radins". La Suède étant un pays plutôt protestant que catholique et majoritairement déchristianisé, comptant très peu de Juifs (25 000 sur 8 millions de Suédois), je suis interpelé quant à la validité de la théorie développée ici. En réfléchissant en en consultant quelque peu, on peut néanmoins suggérer une hypothèse : le protestantisme suédois est essentiellement luthérien (et non pas calviniste), "national" (il s'agit de l'Eglise de Suède) et baptisant -ou organisant les funérailles d'une très grande majorité de Suédois. N'oublions pas que, plus ancien que le calvinisme, le luthéranisme, plus conservateur et hiérarchiste, n'a pas encore trouvé la "solution" au sentiment de culpabilité profond qu'entraîne le christianisme (qui a "mortifié" Dieu le Père en élevant Dieu le Fils), sous la forme d'une rigueur morale extrême, entraînant le capitalisme comme éthique selon Max Weber. Autre différence essentielle : le luthéranisme conserve du catholicisme l'idée (certes, un peu aménagée) d'une présence du corps et du sang du Christ dans la sainte Cène (l'eucharistie), alors que le véritable "saut quantique" (du point de vue théologique) est effectué par le calvinisme qui réduit la participation du fidèle au Christ à un point de vue purement spirituel. Autrement dit : le luthérien rencontre toujours dans son inconscient la possibilité d'être coupable d'un véritable "cannibalisme" à l'égard de Dieu, concrétisant dans le rite répété l'incarnation du Divin en Humain. Au contraire, le Calviniste est libéré de cette culpabilité et de l'urgence de trouver un bouc émissaire pour la porter à sa place. Il l'est d'autant plus que la doctrine de la prédestination le range d'office dans un camp : damné ou élu. La prédestination entraînera d'autres effets inconscients très douloureux, et peut-être le phénomène pathologique décrit par les analystes de la société américaine fondée par des calvinistes : notamment le fait de vouloir prouver avec acharnement que l'on est élu par la manifestation matérielle de la réussite (au risque d'un endettement fatal). Mais c'est une autre histoire.
J'ai conscience que cette explication temporaire est fragile et précaire. Elle demande à être étayée ou éliminée. Mais l'argument, au moins en est clair : le luthéranisme (surtout lorsqu'il s'associe à une conscience nationaliste) serait davantage porteur d'antisémitisme que le calvinisme, car il doit encore trouver un exutoire à la culpabilité d'avoir "tué Dieu". (Ceci n'est qu'une notation de travail).
Des épisodes récents mettant en cause la presse suédoise montrent que cette société n'en a pas fini avec la récurrence de thèmes anciens comme le caractère "anthropophage" du Juif (projection exacte du rite chrétien de l'eucharistie, où chaque fidèle est invité à manger le corps du Christ et à boire son sang). Ainsi le journaliste Donald Boström -certes bien connu pour son extrémisme antisémite sous couvert d'antisionisme- établit-il un lien entre un trafic de reins démantelé aux USA et le prélèvement d'organes de cadavres palestiniens imputé à l'armée israélienne, reprenant ainsi des histoires apparues en Iran et en Turquie (les Israéliens volent les yeux des enfants palestiniens, etc.). Ce qui est frappant ici est encore la récurrence:elle est observée par beaucoup, mais guère analysée : notre hypothèse est qu'elle s'explique moins par la reprise consciente des épisodes anciens (les sujets en proie à la haine ne vont pas chercher dans l'histoire ancienne la narration qui les habite), que par la répétition du même dispositif psychique, qui mène, pour ainsi dire, des mêmes attendus aux mêmes conclusions. Quelle que soit l'époque où vit le Haineux chrétien (tout dégoulinant d'amour universel), il se réveille avec la certitude absolue que celui qui dépèce et mange l'enfant-Jésus (comme aspect innocent de la divinité) ne peut être que l'Autre.
http://www.desinfos.com/spip.php?page=article&id_article=13887 :
je ne voudrais pas entrer dans une discussion casuistique avec ce site affichant le drapeau israélien, mais je crois (en bon normand) qu'il reflète un mélange d'opinions à la fois justes et fausses : il est juste de dire que l'antisionisme s'appuie sur l'antisémitisme latent ou virulent qui est inhérent aux sociétés occidentales chrétiennes (voir la théorie ci dessus). Mais il est faux de dire qu'il s'agit de la même chose. Et il est faux de dire qu'un désaccord sur la politique israélienne en palestine est obligatoirement de l'antisionisme, et par tant, de l'antisémitisme. Distinguons, distinguons ! Et cela non pas pour couper les cheveux en quatre, mais parce que l'amalgame est facteur d'indignation (envers le fait de bafouer la vérité) et donc d'entraînement à la violence, dans laquelle aucune discussion n'est possible.
Lire de Jean-Bernard Paturet ;"Au-delà de Freud, essai de polémologie freudienne :
une culture de l'extermination?" Cerf, Paris, 2009. Très intéressant, mais frustrant, car au fond ce petit livre très érudit continue à s'appuyer sur le thème du péché originel, ou de la propension humaine au mal, contenue et étendue par la culture. Or le mythe freudien du meurtre du chef de la horde par les frères peut être entendu dans deux sens diamétralement opposés : soit comme nécessité fondatrice (en suivant René Girard), soit comme unique réalité du meurtre, qui devient alors un effet de la culture, et non pas un effet de la nature humaine transformée par la culture. Ce que nous affirmons ici (et qui n'est pas présent dans le livre de Paturet ignorant complètement l'hypothèse du" Moïse" sur le meurtre de Dieu par le christianisme), c'est que seule cette deuxième interprétation vaut... à condition de ne parler que de meurtre symbolique (quels que soient ses conséquences réelles, éventuellement effroyables).
Pour moi (comme semble-t-il pour le Freud proche de la mort qui rédige le "Moïse" comme son testament), c'est bien le sentiment de culpabilité refoulée qui provoque et induit le meurtre de l'Autre, et certainement pas l'inverse : une tendance originelle au meurtre qui serait limitée par la culpabilité.
Cette différence n'est pas étonnante : Paturet publie dans une maison chrétienne, le Cerf, où l'on voit rarement apparaître d'autres interprétations, et certainement pas celle qui incrimine le christianisme comme cause indirecte de la terreur d'être coupable, terreur rendant meurtrière toute une civilisation.
Le véritable problème actuel, que ne traite pas non plus Paturet, passant littéralement entre les gouttes de la vérité (à supposer que la vérité soit une pluie de gouttes rares), c'est que le crime planétaire à venir (contre la supposée "surpopulation polluante") ne dépend ni de la culpabilité, ni de son absence. Il s'agit simplement d'une interprétation par l'espèce humaine -et non par le collège politique humain- du thème de la logique des populations. En suivant la règle d'Occam, nul besoin de supposer l'homme mauvais et agressif, désireux de meurtre et se sentant coupable, pour comprendre qu'une population d'êtres vivants qui atteint la saturation comporte des poussées partiellement suicidaires. Et c'est bien cela qui est probablement le plus horrible : si la culpabilité refoulée sur l'Autre produit des meurtres collectifs atroces, l'absence totale à la fois de culpabilité et d'agressivité peut en produire de plus atroces encore. Prenons la thématique hitlérienne, qui est intermédiaire entre les deux formes : elle vise à libérer un espace vital pour une race en exterminant les gêneurs, mais elle définit ces gêneurs à partir de la haine traditionnelle des juifs "modernisée". On n'y sent pas la culpabilité comme moteur, mais il existe encore en elle un volontarisme qui rend capable, a posteriori, de monter le tribunal de Nuremberg, et préparer la structure de jugement accueillant les "crimes contre l'humanité". Mais dans l'avenir (hélas probablement proche), ce qui se monte au travers des thèmes quotidiens et lancinants du "nous sommes en trop pour la planète", ne désigne aucune victime expiatoire ni aucun criminel potentiel. Avec un bon virus, nous serons tous à la fois criminels et victimes. L'intérêt de la folie hystérique d'une Jane Burgmermeister sur le génocide mondial concocté par un complot est de fabriquer du coupable potentiel, de pointer du doigt un maître désireux de "nous" tuer, alors qu'à l'évidence, il s'agit du "nous" le plus collectif possible à la place même de l'intention de tuer. En ce sens, l'hystérie (comme à chaque époque) construit le maître et, en l'inventant, permet à chacun de se situer. Par exemple, sans cette hystérie, je serais bien en mal de développer ma propre argumentation de manière quelque peu audible. Pour ce faire, je dois en passer par la dénonciation de l'hystérique (que je devrais en même temps plutôt remercier). Le véritable problème est de savoir dans quelle mesure cette "mise en forme symbolique" d'un meurtre collectif en préparation se rend capable de désigner la réalité de celui-ci, et par tant d'éviter quoi que ce soit. Elle peut en fait juxtaposer sa propre tendance meurtrière (sen prendre aux vilains comploteurs) à celle, massive et anonyme de la population entière des primates humains en situation de crise générale. (pour résumer, ce livre de Paturet appartient au genre des discours qui "voilent" plutôt qu'ils dévoilent, et cela d'autant plus aveuglément qu'ils frôlent au plus près la vérité nue).
Retour sur Nietzsche : était-il antisémite ?
Dans la traduction de Jenseits von Gut und Böse (Par delà le bien et le mal) établie par Genviève Bianquis, le paragraphe 195 est consacré aux Juifs : _"Peuple né pour l'esclavage, comme le dit Tacite, et toute l'antiquité avec lui_ "peuple élu entre tous les peuples", comme ils le disent eux-mêmes et le croient- les Juifs ont accompli ce miraculeux renversement des valeurs qui a donné à la vie terrestre pour quelques millénaires un nouvel et dangereux attrait. Leurs prophètes ont fondu en une seule définition le "riche", "l'impie", le "violent", le "sensuel", et pour la première fois ont marqué d'infamie le mot "monde". C'est dans ce renversement des valeurs (qui a aussi fait du mot "pauvre" le synonyme de "saint" et d'"ami") que réside l'importance du peuple juif; c'est avec lui que commence en morale "l'insurrection des esclaves"."
Si l'on se contente de ce texte, l'attitude de Nietzsche est pour le moins ambiguë. L'insurrection des esclaves semble au premier abord un thème positif, comme on dirait "émancipation". De même du "miraculeux renversement des valeurs". Mais une lecture attentive fait apparaître un tout autre point de vue : ce paragraphe si situe en effet au milieu d'un vaste développement visant à montrer comment l'homme indépendant (ou le maître) tend dans l'histoire à être submergé par une morale issue du "troupeau". Je crois donc que ce n'est pas trahir l'auteur que d'admettre que, pour lui, le "renversement des valeurs" opéré par les Juifs est précisément l'arrivée au pouvoir (moral et intellectuel) des valeurs dudit "troupeau". L'homme libre est alors marqué d'infamie dans toutes ses possibilités de liberté dans le monde. Pour Nietzsche, l'insurrection des esclaves conduit bien directement à la dictature morale de la masse sur les êtres indépendants.
Mais laissons cela : ce qui nous importe ici, c'est seulement le fait que Nietzsche considère que les Juifs ont mis à mal l'être "supérieur" en le rabaissant. Autrement dit : le philosophe utilise -sous l'artifice d'une langue sophistiquée et allusive- exactement la même structure discursive que n'importe quel tenant de la thèse du "Juif déicide". Il se contente de mettre "homme indépendant" à la place de "Dieu", ce qui permet le passage à la version moderne et plus réaliste du même fantasme et sera plus tard fort utile à son réemploi par la variante moderniste du nazisme.
Si les Juifs sont ainsi "aristocides", ils ont bien la responsabilité des crimes dont ils font porter la paternité au Riche, sensuel et impie. On peut alors se demander pourquoi, si Nietzsche pense vraiment que la nature de l'homme libre, sa vertu propre, se situe au delà des catégories morales judéo-chrétiennes, il a besoin d'incriminer en retour leurs auteurs. Ne suffirait-il pas d'assumer un nouveau renversement des valeurs, une insurrection des hommes indépendants, plutôt que de se plaindre du mal qui leur a été fait ? Dans la plainte nietzchéenne, il reste beaucoup de cette culpabilité refoulée que l'auteur ne voit que chez les autres. Peut-être est-il davantage partie prenante de ce qu'il condamne qu'il ne l'affirme avec un aplomb grandiose. Cela dit, il y a, dans "Par delà le bien et le mal" de touchantes et véridiques tentatives de restaurer -envers et contre tous- la possibilité même d'un point de vue suffisamment libre de toutes les pressions moralistes (et faussement morales) du Sociétal. La seule question est : pourquoi étayer cette tentative tragique et nécessaire sur le cautère bancal et dangereux que vous tend l'adversaire : la haine de ce que l'on ne maîtrise pas en soi et qui est attribué à l'Autre ?
Il faut évidemment mentionner que Nietzsche (dans ce livre tardif qu'il compare à l'encre de la seiche et fera publier à compte d'auteur) critique l'antisémitisme comme une "sottise" (p 194). Et d'étayer ce jugement par un paragraphe dithyrambique sur les Juifs comme "la race sans aucun doute la plus vigoureuse, la plus résistante, la plus pure qu'il y ait actuellement en Europe". Il en fait l'une des deux grandes forces (avec les Russes) avec lesquelles l'Europe devrait compter dans l'avenir. Et il ajoute dans ce sens : "il est évident que les Juifs, s'ils le voulaient ou si on les y obligeait, comme semblent vouloir le faire les antisémites, pourraient avoir dès maintenant la mainmise sur l'Europe entière; il est clair aussi qu'ils n'y visent pas et ne font pas de projets en ce sens." (p 195)
Admettons que Nietzsche soit ici honnête et qu'il ne ruse pas en prêchant le contraire de ce qu'il penserait -à savoir que dans l'avenir, les Juifs tenteraient d'obtenir cette mainminse - Cela semble confirmé par la phrase suivante assez explicite : "il serait peut-être utile et légitime d'expulser du pays ces braillards d'antisémites", et de prôner un curieux métissage entre "officiers nobles de la marche" et "génie de l'argent et de la patience"-. Ce ne sont assurément pas là les propos d'un raciste, Nietzsche récusant d'ailleurs toute homogénéité raciale aux Allemands (tout en accordant le label "race pure" aux Juifs). Il vise plutôt par ce métissage Juif/Prussien "la sélection d'une caste nouvelle qui dominera l'Europe".
Nous ne nous attarderons pas ici sur le fait qu'avec les mêmes concepts de base, les Nazis réarrangeront l'idée de manière à en faire déchoir les Juifs pour en faire des "untermenschen". Ce qui semble plus intéressant, c'est de comprendre comment, même en fustigeant de bonne foi l'antisémitisme, et en portant les Juifs au pinacle, Nietzsche prépare une nouvelle avenue pour la haine. Que dit Nietzsche, au fil de son oeuvre, et surtout depuis Zarathoustra ? Qu'on a tué Dieu, à savoir " le grand dieu oriental : Dionysos", plus proche du père de la horde primitive du mythe freudien que du Dieu de la bible (et surtout de celui du nouveau testament). Avec ce personnage supérieur, qui ose la cruauté sans complexe, régresse aussi l'aristocratie libre et fière. Au contraire, note-t-il, un tyran vient à sa place, juché sur les épaules du "troupeau" (ce qui peut aussi d'ailleurs être prémonitoire du nazisme, comme critique inconsciente). Nietzsche, c'est clair, ne parle pas au nom du peuple, encore moins allemand, mais au nom de l'individualité "surdouée" et qui refuse de se faire "médiocriser" sous prétexte que son intelligence dérange. C'est la raison pour laquelle on ne le trouve pas où on l'attend dans le stéréotype antisémite. Néanmoins, cet individu, cette singularité qui s'oppose aux phénomènes de masse et de police présents jusque dans la faculté (certains de ses propos annoncent Lacan rappelant qu'il n'y a qu'un pas entre la Sorbonne et la préfecture de police), demeure fasciné par la maîtrise de soi et des autres. L'erreur de Nietzsche est ici "l'erreur du discours hystérique".
La véritable singularité n'a cure de "se faire souffrir" ou de faire souffrir les autres pour s'affirmer dans un effort d'élévation. Elle n'a pas besoin de se prendre pour un Dieu ou une toute-puissance de volonté,ni pour une victime du troupeau, pour courir le chemin de la liberté. Elle peut donc entendre et reprendre certains arguments de Nietzsche, mais sans les lier à une attitude offensive et dominatrice. Le discours hystérique est souvent à l'origine de la posture accusatoire, de la mise en procès, et bien des procès cèdent devant le déchaînement hystérique (tel Outreau). Qu'il passe ensuite généralement la main aux gens de pur pouvoir (pervers associés aux comptables) constitue sa propre fatalité, voire sa tragédie. Or sur quoi tient le discours hystérique ? Sur l'emphase exaltée concernant la puissance supposée du "maître", puissance actuelle ou virtuelle. Ce qui flotte en effet dans le discours de Nietzsche, c'est que la supériorité des Juifs "pourrait" un jour -si les antisémites les y obligent- avoir à s'affirmer au dessus des peuples. Or le Dieu des Juifs s'est lui même transformé dans le christianisme comme "Dieu des interprétations", autrement dit autorité d'une certaine démocratie dans le procès. Ils sont donc au mieux complices passifs (afin de survivre) de l'abaissement du divin par le christianisme. Mais, si Juifs et Chrétiens sont
complices dans le déicide, je puis écarter de moi cette culpabilité en récusant pour moi cet héritage, en me refaisant prêtre du très antique dieu Dionysos, encore indemne de ces "corruptions". Ce "truc" amorce bien une nouvelle façon, de prime abord plus subtile ou plus moderne, de déclencher le processus du bouc émissaire dont la finalisation est presque toujours antisémite. Ce "truc" sera d'ailleurs repris directement par Hitler, par exemple, qui, lui aussi, met Chrétiens et Juifs dans le même sac, tout en se focalisant sur la source juive de tout le mal. Au fond, au lieu de dire, comme le rêveur chrétien au réveil : "ce n'est pas moi, c'est le Juif qui mange le corps et le sang de Dieu", le "nouvel antisémite" dont la posture est indubitablement inaugurée par Nietzsche avec la montée des athéismes en Europe va dire : "ce n'est pas moi, c'est le Juif et le Chrétien qui ont mangé Dionysos" en inventant la démocratie."
Ceci nous montre qu'il existe une grande labilité du même thème et qu'aujourd'hui ou demain la "balistique" symbolique et imaginaire pourra très bien atteindre le même but à partir de narrations différentes. Par exemple, on peut imaginer un :' ce n'est pas moi, c'est la finance mondiale et son prophète Madoff qui a voulu consommer le monde". Entendons nous bien : je ne souhaite en aucun cas dédouanner ici le rôle décisif des milieux financiers dans une crise qui appauvrit le monde et les pauvres en particulier. Mais s'il s'agit de bien saisir la chaîne des responsabilités pour créer les conditions d'une politique mondiale équitable, la haine s'appuyant sur la désignation d'une catégorie, fût elle trop riche et trop puissante, ne peut déboucher que sur des diversions sanglantes et inefficaces. L'occident, même mondialisé dans le ressentiment, aura une fois de plus raté un rendez-vous historique : celle du réel et de la raison.
Dans l'excellent livre d'André Kaspi sur "Les Juifs américains" (Plon, Paris 2008),
La démonstration du lien étroit -se manifestant au coeur même du supposé "Paradis des Juifs", les Etats-Unis-, entre l'antisémitisme le plus virulent et le catholicisme le plus traditionnaliste est établie sans équivoque, notamment au travers du cas "étrange" de Mel Gibson. Ce réalisateur, membre de la mouvance intégriste rejetant le concile Vatican II semble persuadé que les Juifs ont tué le Christ et sont "déicides". En 2003, il tourne un film sur la Passion du Christ dans lequel les Juifs dénoncent Jésus aux Romains, et qui remporte un grand succès international, y compris auprès du pape polonais Jean Paul II. Il est aussi soutenu, paradoxalement par Pat Robertson, le télévangéliste fondamentaliste. Un résultat de cette "alliance" apparemment contre nature est que les Américains de moins de trente ans sondés en 2004, 34% pensent que les juifs sont responsables de la mort du Christ en 2004, contre 19% en 1997. Ce phénomène "nouveau" (et plutôt signe de la récurrence fatale de la culpabilité projetée sur l'autre qui fonde notre approche) est probablement bien plus dangereux que l'existence d'antisémitismes "farfelus" liés à certaines sectes (comme l'Identité chrétienne ou même les partisans de la "Suprématie blanche" et le KKK) malgré leur aspect fou et menaçant. Mais il ne faut pas isoler les deux aspects : le regain d'antisémitisme vague et non cadré peut très bien permettre au haines organisées les plus minoritaires de jouer un rôle, et de justifier leurs passages à l'acte violent, à partir des milieux marginaux voire criminels. Le complotisme de l'ancien trotskyste Lyndon Larouche, qui se garde en public de tout antisémitisme est aussi révélateur de la manière dont la haine de l'Autre peut aisément passer d'un thème purement social à une construction visant en fait le stéréotype du "Juif dominateur". Le véritable danger réside ici dans la capacité du fond chrétien, en période de crise, à réactiver un mécanisme permanent, aussi enfoui soit-il, et cela en commençant par la jeunesse, plus sensible au fantasme de "tuer le père".
Notons aussi le succès inquiétant parmi les Noirs les plus pauvres des thèmes violemment "antisionistes" propagés par certains leaders comme Louis Farrakhan qui soutient alors Gibson (lequel -de son côté- fera amende honorable auprès de la communauté juive), et s'achemine vers un négationnisme classique, volet nécessaire de la logique de la haine (le crime ne peut venir de nous : il vient de la victime... qui n'en est pas une). Selon lui les véritables Hébreux sont les Noirs. Mais la réalité de la déportation massive des esclaves africains et de ses conséquences actuelles ne peut s'apparenter au retour régulier de la haine envers les Juifs. Elle est exploitation éhontée, mépris insondable, mais pas retour cyclique du fantasme du "tueur de Dieu" et du "mangeur d'enfant".
Daniel Marguerat (interview dans l'Express de décembre 2010-janvier 2011, dossier sur le christianisme) Dans cet assez bon dossier où les susceptibilités du croyant sont ménagées tout en introduisant quelques vérités désormais difficiles à celer : les pharisiens n'étaient pas de si mauvais bougres, les évangiles sont des montages littéraires utilisant certes des témoignages, Jésus s'adressait seulement aux juifs et dans le cadre du judaïsme, et la question même d'universaliser (tout en dépolitisant) son message ne fut réellement posée que par le Juif grec et romain Paul de Tarse, etc.), la position de ce théologien et christologue érudit est assez juste. Je remarque seulement un moment d'indignation. Je cite :" Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et le choc de l'horreur de la Shoah, on s'est demandé pourquoi le christianisme n'avait pas été un rempart contre cette monstruosité. On soupçonne dès lors que le christianisme véhicule depuis deux millénaires un portrait noirci du juif, dont a pu se nourrir l'antisémitisme. Ce n'est pas le christianisme qui a inventé l'antijudaïsme et par contrecoup l'antisémitisme. On sait par exemple que des pogroms avaient lieu dans l'empire romain bien avant la diffusion du christianisme et que l'édit de Claude qui expulse les juifs de Rome en l'an 49 après Jésus-Christ a réjoui la population. Faire du christianisme l'inventeur de l'antijudaïsme est une pure sottise."
Allons bon ! Cela ne sera ni la première ni la dernière fois que certaines thèses dont je suis proche sont traitées de "pures sottises" ou de "grosses bêtises" par des experts, dont, pourtant l'indépendance intellectuelle est sujette à caution, de par leur engagement religieux par exemple.
Mais la critique tombe à faux et son montage logique est grossier : qui a décidé que l'antisémitisme se déduit automatiquement de l'antijudaïsme ? Et surtout que l'antijudaïsme qui a accompagné l'histoire du christianisme comme son ombre soit le même que celui qui existait du temps de Claude ? D'autant que Marguerat sait fort bien que la distinction entre chrétiens et juifs n'existe pas clairement dans l'esprit des Romains un siècle après la vie du pharisien et baptiste Jésus (et à peine, et de façon problématique dans celui des gens concernés). Il faut,pour les Chrétiens eux-mêmes un bon demi-siècle pour commencer à admettre la douloureuse séparation d'avec la source juive, et si elle semble consommée avec la rancoeur de Paul contre les juifs (peut-être encore au sens de Judéens et de hyérosolomitains) dans sa lettre aux thessaloniciens (datant de 50 de notre ère,approximativement), ce n'est encore,pour les Romains contemporains de la destruction du temple qu'une querelle intérieure à cette religiosité orientale source de troubles.
Par ailleurs l'antijudaïsme lié au christianisme va se développer lentement puis monter en puissance seulement plusieurs siècles après le démarrage de cette religion au coeur de l'empire, et alors que la menace politique du nationalisme théocratique palestinien est tout-à fait éteinte . Peu importe,donc,qui a "inventé" l'antijudaïsme. Ce qui compte est qu'il s'est déployé dans le christianisme de façon exceptionnelle, et cela sur une quinzaine de siècles (et pas seulement dans l'irruption de racisme de la fin du XIXe siècle qui "autorisa" l'obsession hitlérienne (Hitler étant lui-même issu de milieux catholiques autrichiens). Marguerat note lui-même de façon très fine que le message de Jésus a été inacceptable pour les élites judéennes de l'époque parce qu'il attaquait le principe de pureté alimentaire qui leur permettait de se distinguer des "gens de la terre", des malades -punis par Dieu-, des femmes, etc. (mais aussi de conserver une identité commune avec leurs homologues des communautés dispersées). Autrement dit, il observe que Jésus est accusé en tant que... militant social. Il n'ajoute pas que c'est sans doute pour cette même raison que son idée -simple et nette- trouvera écho dans une immense population à la fois travaillée par les idéaux démocratiques grecs et par leur négation dans la hiérarchie impériale. Or notre hypothèse est que le christianisme (dont Marguerat retient fort bien qu'il est le rejeton de deux parents raffinés, juif et grec) va porter le poids d'un sentiment de culpabilité pour avoir été le facteur prédominant d'un égalitarisme profond, c'est-à-dire d'une remise en cause du caractère absolu de l'autorité -divine, royale ou ..paternelle- thème aussi scandaleux pour la société juive que pour la plupart des sociétés intégrées dans l'Empire. En un sens, la réaction des Sadducéens faisant exécuter Jésus et l'accusation portée par les Chrétiens à l'encontre des juifs "déicides" sont en miroir : la première refuse un message égalitariste, dont la seconde repousse sur les juifs ce même refus.. dont, pourtant, elle témoigne à sa façon (en l'imputant à l'autre). En quelque sorte, les Chrétiens sont les Sadducéens du monde universalisé. Mais ils ne veulent pas savoir qu'ils persécutent les juifs comme les Sadducéens ont persécuté Jésus et pour la même raison : la difficulté à admettre un grand changement de perspective sociale.
(commentaire posté sur le blog « Europa Linka, le 9 mai 2010)
Notons que ce texte célineux voire célinasse gêne, non pas parce qu’il est seulement d’un antisémitisme hurlant et presque démentiel, mais parce que nous sommes entraînés par lui dans une critique ravageuse, à laquelle, pour un peu, nous nous sentirions capables d’adhérer… si elle ne se ramenait justement pas à l’antisémitisme ! Remplacez le mot « juif » par celui de « grand capitalisme mondialisé », et vous pourriez vous sentir tenté de convenir qu’une juste colère peut prendre ce pouvoir démesuré –et antieuropéen- en grippe. Mais alors, le seul fait que Céline en détourne l’usage et l’adresse pour retomber immanquablement sur le juif bloque instantanément toute velléité de dérive vengeresse. En lisant Céline nous nous immunisons peut-être contre cette tendance, repérable quotidiennement à la multitude de blogs haineux et stupides qui jalonnent l’actualité et appellent successivement à la détestation des Américains, au lynchage des fonctionnaires, des sans papiers ou des allocataires sociaux.
Toutefois, répéter qu’on se trouve devant l’intolérable ne suffit pas. De même qu’être figé par la folie de l’autre ne conduit à rien.
Il faut tenter d’expliquer, de saisir le mécanisme de cette haine mitraillée.
Notons alors que le juif occupe dans ce discours la fonction du refrain ou de la « tarte à la crème » : il vient toujours conclure un couplet détaillant un objet de haine plus général –le riche, le spéculateur, le contrôleur des médias de l’époque, le fauteur de guerre, le caractère avide et veule de la masse, etc. Mais en fin de compte, après la montée en puissance d’une excitation verbale dénonciatrice qui peut atteindre plusieurs dizaines de lignes, Céline, tout étourdi de sa propre faconde scatologique, doit reprendre haleine, centrer son propos et retomber sur ses pieds, et c’est alors que le juif vient étayer et verrouiller la période oratoire, servir de clef de voûte à ses suites d’injures haletantes. Le juif catalyse tout, rend compte de tout…. Sauf de lui-même puisqu’il reste tout de même mystérieux en tant qu’incarnation absolue du mal et de tous les maux possibles.
Pourquoi donc ces bouffées de jouissance délirante retombent elles toujours ? Et pourquoi leur point de retombée est-il le juif ?
Nous en voyons peut-être un coin du voile se relever à un curieux petit quatrain inséré (page 15 du document téléchargé) :
« Si c’est pas moi, si c’est pas vous…
Qui c’est donc qu’est le coupa-a-able !
Si c’est pas moi, si c’est pas vous…
Qui c’est donc qu’a fait le coup ! »
Ce morceau grimaçant, raillant la ritournelle enfantine, attire l’attention parce qu’il transcrit exactement la formule que Freud attribue à la paranoïa :
-Puisque ce ne peut être moi, c’est donc l’autre (qui est coupable… d’avoir tué le père).
En réalité, le caractère paranoïaque ne tient pas au simple rejet de la culpabilité sur autrui, et sur un autrui voulu comme le plus étranger possible (tout comme Hitler, Céline exprime sur dégoût de la proximité charnelle avec le juif), car ce rejet est aussi le fait de n’importe quel névrosé, sans quoi l’antisémitisme n’aurait pas pu se répandre autant. Après tout la structure psychotique n’est pas généralisée dans une société donnée. La paranoïa de Céline tient à l’urgence absolue de faire retomber le poids d’une faute sur l’incarnation de l’autre qu’est le juif. Comme si non seulement en supporter le poids était trop pénible, mais encore carrément impensable, inimaginable.
Je ne veux pas mettre ici l’accent sur la folie de Céline, surtout dans l’optique où l’on pourrait en tirer une raison de l’absoudre de sa haine monstrueuse, sous couvert rabelaisien. Au contraire, je voudrais indiquer que Céline partage (comme beaucoup plus tard Dieudonné) avec l’antisémitisme commun et le plus répandu, un mécanisme qui n’est chez lui qu’exacerbé et accéléré dans une extraordinaire excitation. Ce mécanisme repose essentiellement, il me semble, sur le traitement traditionnel que la société occidentale opère à propos des problèmes de l’injustice sociale.
On pourrait le résumer ainsi : une société-monde intégrant des populations variées (l’empire romain tardif) ne peut plus fonctionner à partir de la domination légitime que quelques familles patriciennes italiennes. Mais diffuser la citoyenneté aux confins ne suffit pas dans une machine immense à majorité composée de pauvres libres et d’esclaves. Une idéologie unificatrice de compromis, tissée de philo grecque à quatre sous et de théocratisme ambiant dans la périphérie orientale (la plus peuplée) aboutit à la métaphore de l’égalité Dieu/Homme via l’expérience de la mort que Dieu ferait via son fils pour racheter les péchés du monde.
Certes, c’est le Fils qui meurt, mais en promouvant le Fils, cette religion tue le Père symboliquement. Ce que Freud décrit en ces termes (dans "l'Homme Moïse et le monothéisme" ( Livre originalement publié en 1939. Traduit de l'Allemand par Anne Berman (1869-1979), 1948. Paris: Gallimard, 1948. Réimpression, 1980, collection Idées nrf, 183 pages, page 107):
"Il convient de noter la façon dont la nouvelle religion avait résolu le problème de l'ambivalence en ce qui concerne les relations entre père et fils. Certes, le fait principal y était la réconciliation avec Dieu le Père et l'expiation du crime perpétré envers celui-ci, mais, d'autre part, un sentiment inverse se manifestait également du fait que le Fils, en se chargeant de tout le poids du péché, était lui-même devenu Dieu aux côtés ou plutôt à la place de son Père. Issu d'une religion du Père, le christianisme devint la religion du Fils et ne put éviter d'éliminer le Père.
Une partie seulement du peuple juif adopta la nouvelle doctrine et ceux qui la rejetèrent s'appellent encore aujourd'hui les Juifs. Du fait de cette décision, ils se trouvent à l'heure actuelle plus séparés que jadis du reste du monde. Les nouvelles communautés religieuses qui, en dehors des Juifs, comprenaient des Égyptiens, des Grecs, des Syriens, des Romains et ultérieurement aussi des Germains, reprochèrent aux Juifs d'avoir assassiné Dieu. Voici quel serait le texte intégral de cette accusa¬tion : « Ils n'admettent pas qu'ils ont tué Dieu, tandis que nous, nous l'avouons et avons été lavés de ce crime. » On aperçoit facilement la part de vérité dissimulée derrière ce reproche. Il serait intéressant de rechercher, en en faisant l'objet d'une étude particulière, pourquoi il a été impossible aux Juifs d'évoluer dans le même sens que les autres en adoptant une religion qui, en dépit de toutes les déformations, avoue le meurtre de Dieu. Les Juifs ont par là assumé une lourde responsabilité qu'on leur fait durement expier!"
C'est très étrange : la "vérité" de l'antisémitisme chrétien est là, sous les yeux de Freud, et il ne la voit pas, s'intéressant plutôt au fait que les Juifs "n'avouent pas". Or tout l'antisémitisme repose précisément sur le fait que les Chrétiens n'avouent absolument pas le meurtre de Dieu, qu'ils en conservent une culpabilité sans limite et rejettent celle-ci sur les Juifs...
Bref, l’Occident intégrateur comporte dans son cœur de système un mécanisme de prise en compte de la culpabilité collective vis-à-vis du principe d’arbitrage supérieur que représente Dieu, et de rejet immédiat de cette culpabilité sur un ennemi intime ; un autre soi-même.
Il est sûr que toutes les sociétés doivent traiter la culpabilité infantile et les cauchemars qu’elle entraîne (par exemple dans les rites d’initiation), mais l’Occident a établi un mécanisme d’une violence extrême, à la mesure d’une idéologie de l’égalisation des hiérarchies d’autant plus efficace qu’elle ne correspond que très partiellement à la réalité vécue par les millions d’exploités, « d’humiliores ». Aujourd’hui, la mécanique égalitariste « athée » (à la Onfray) relaie l’ancienne théologie de l’égalité des personnages. L’Informatisation fait de la société une divinité visant à la perfection dans l’arbitrage exactement calculé pour tous et chacun : le crime décrit par Freud devient absolu, et l’angoisse de l’accomplir probablement encore plus violente chez le rêveur occidental.
C’est pourquoi non seulement l’antisémitisme ne disparaît pas dans la société laïcisée, mais il renaît comme le phoenix, de rien (voir le bond étonnant que fit la statistique de l’antisémitisme aux Etats-Unis, « paradis des juifs », après le film de Mel Gibson en 2004).
Pour revenir à Céline (ou très récemment Dieudonné, autre talentueux atteint par la même pathologie soixante dix ans plus tard), il est clair que sa propre réussite lui est apparu illégitime. Il se considère comme un « étron » (mot qui revient sans cesse dans ses livres), et ne s’accorde le droit d’égaliser le père qu’à condition qu’une porte latérale s’ouvre, par laquelle il puisse déverser (à jet continu, à tombeau ouvert ou à gorge d’employé, comme dirait l’autre) toute son angoisse d’être coupable de lèse majesté. Or, miracle, ce dispositif existe, là, tout fait, depuis toujours disponible : l’antisémitisme, celui-là même qui ronronne depuis quinze siècle en faisant chier comme c’est pas possible ces pauvres gens qui n’en demandaient pas tant. Il est d’autant plus urgent pour Céline (comme pour des milliers d’autres purs produits occidentaux) de s’y rallier que sa culpabilité personnelle atteint des sommets, frisant la psychose, le hurlement continuel à la Président Schreber.
L’antisémitisme est un baume miraculeux chez un homme écrasé de culpabilité face à une autorité tutélaire impossible à contenter sans tenter de la flinguer à chaque voyage au bout de sa nuit.
En doutez vous ? Lisez encore ceci, écrit par Céline, dans Mea Culpa : « La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c’est qu’elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d’étourdir, elles cherchaient pas l’électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles saisissaient l’Homme au berceau et lui cassaient le morceau d’autor. Elles le rencardaient sans ambages : “Toi petit putricule informe, tu seras jamais qu’une ordure… De naissance tu n’es que merde… Est-ce que tu m’entends ?… C’est l’évidence même, c’est le principe de tout ! Cependant, peut-être… peut-être… en y regardant de tout près… que t’as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d’être comme ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable.. »
On voit que pour Céline la religion incarne le pouvoir incommensurable du jugement céleste.
Mais comment parvenir tout de même à ramper sur cette terre comme putricule, si l’on ne peut pas dévier un tout petit peu de la rancune divine sur le prochain fait sur mesure pour çà ; le juif ?
La rançon en est ce style incroyablement essouflé, ce souffle essoufflant autant qu'époustouflant d'un Sisyphe qui doit toutes les dix lignes soulever le poids immense de sa culpabilité, la maintenir puis la rejeter sur le juif avant qu'elle ne retombe sur lui... et recommencer à l'infini, sur les dizaines de milliers de pages de l'oeuvre d'une vie, de l'oeuvre d'une seule nuit. Paix à cette âme ravagée, dont je n'envie absolument pas le génie d'un condamné au soin palliatif permanent, la haine lui tenant lieu de morphine-base.
Denis Duclos
Retour sur une énigme : pourquoi Freud compare-t-il les Juifs et les Allemands "nouveaux chrétiens" du temps de Charlemagne ? Et pourquoi affirme-t-il que l'antisémitisme est dû au fait ancien que ces Chrétiens là reprochent aux Juifs de ne pas avoir avoué leur propre meurtre du père (le MoIse égyptien) ?
Il nous faut, que nous le voulions ou non, progresser dans la politically incorrectness, et dépasser -prudemment- la prudence d'un Freud quittant Vienne à l'arrivée des Nazis (au lieu d'y chercher l'immonde comme le si propre Onfray). Cette prudence n'empêche pas la métaphore de s'établir dans l'inconscient , malgré les ukases du point Godwin : ce qui est montré, dit et caché à la fois, encore et toujours, c'est que ces "nouveaux Chrétiens" ('et il ne s'agit pas des Marranes ibériques) ont commis un crime analogue à celui des Hébreux : ils ont bel et bien tué le père, au sens de celui qui leur donnait, de l'extérieur, leur principe d'identité. Le seul point aveugle freudien sur lequel je ne transigerai pas, est qu'il estime que leur reproche à l'égard des juifs se réduit au constat que ces derniers "n'ont pas avoué". Certes, ils ne l'ont pas avoué parce qu'ils ne l'ont sans doute pas commis, au moins dans le réel. Tout se passe alors comme s'il fallait interpréter l'imaginaire freudien du meurtre réel du Moïse égyptien et son remplacement par un Hébreu comme la conséquence -inversée dans le temps- de la paranoïa qu'il constate depuis pas mal de temps chez les Nazis et chez la plupart des Allemands ou des Autrichiens : à savoir, l'idée que c'est effectivement d'un personnage "extérieur" que les Germaniques tiennent alors leur propre identité globale, nationale. une façon de le dire plus bruralement : le ydiddishland précède et inspire l'espace vital, et cela dans toutes les régions, y compris étrangères de l'Alsace à Prague, de la Pologne à la Lorraine. Et comme me le rappela un jour -énigmatiquement encore- Jacques Lautman, les seuls à parler allemand dans les villages polonais occupés par les Hitlériens étaient les juifs !
Autrement dit : pour passer de la gemeinschaft à la "grande nation" jalousée depuis Napoléon, il fallait peut-être inévitablement en passer par le forçage psychotique collectif d'une obsidionalité, d'une paranoïa construite comme une forteresse vide, autour d'une absence d'identité collective, d'un "hoch deutsch" artificiel et creux. Et, pour exprimer les choses encore plus fermement :il fallait produire ce discours inconscient, parfaitement fou : pour faire l'Allemagne, il faut tuer ceux qui l'ont construite comme telle (et dont témoigne admirablement le vrai héros de "L'Homme sans qualité".). C'est seulement en comprenant ce dont parle réellement Freud (consciemment ou non), à savoir du phénomène identitaire comme essentiellement paranoïaque et toujours soutenu de l'Autre, que l'on comprend enfin la persistance du père de la psychanalyse à imaginer l'affaire des deux Moïse !
Car enfin, Freud n'a jamais été un historien ou un archéologue patenté ! Et pourtant sa finesse clinique s'est si rarement démentie qu'il y avait pour moi, sous le buisson ardent, quelque anguille sous roche (achana). J'essaie de faire vivre cette hypothèse acérée dans la version audio.....