Il n'est pas excessivement difficile de montrer que l'unification de l'humanité dans une seule société mondiale ne sera guère supportable, d'une part parce qu'elle emprisonnera les êtres humains, et d'autre part parce qu'elle les entraînera dans une seule direction sans se laisser contrebalancer par des passions modératrices. Cependant, si le principe de pluralité est ainsi assuré, il n'en demeure pas moins difficile de justifier du genre de pluralité dont il s'agit nécessairement.
Nous nous proposons de procéder par éliminations logiques.
Ainsi, nous écartons la pluralité des Etats-Nations comme base de la pluralité à construire en face de l'unité mondiale. Parce qu'il s'agit d'une pluralité holographique où chaque entité n'est qu'une image du tout : l'Etat-Nation est lui-même une forme d'unité complète de l'entité sociétale, dont l'unité mondiale n'est qu'une projection à l'échelle planétaire (en inversement). De sorte que l'entité étatique-nationale est le régime dans lequel l'entité mondiale se prépare, se produit, se prolonge et se répercute. Elle n'est au fond que la condition organique de réticulation de l'Etat-monde.
-Supporterait-on une autre forme de pluralité par multiplication du même, un peu comme les individus humains doivent cohabiter sur la même planète à partir d'une concurrence issue de leur similarité , voire de l'identité de leurs droits?
Cette pluralité « arendtienne », liée principalement au renouvellement des générations et à l'arrivée de « nouveaux-venus » aux mêmes droits que ceux qui sont déjà là, est effectivement fondatrice d'un droit universel de type popperien, c'est à-dire faisant coïncider la démocratie avec la possibilité de destituer les dirigeants en place, et jamais avec la dictature d'un « peuple » sur lui-même.
Mais ce mouvement constant, irrépressible, inexorable, nous ramène tous à notre caractère mortel, (de même que la sexualité des adultes vexe profondément notre idéal infantile de maîtrise « raisonnable »). Il nous destitue en permanence, aussi bien les dirigeants que les dirigés qui ne pourront jamais remplacer longtemps les premiers. Il met en place un régime éternel de la castration réciproque par la culture divinisée de la distribution et du minutage des places, et dans lequel aucun espoir d'accomplissement n'est jamais permis. Il s'agit de la prise en charge subjective et de l'intériorisation d'une loi énoncée à partir d'un fait (mortalité des individus et renouvellement des générations), alors que ce fait n'a pas besoin de redoublement par une loi pour exister. Il s'agit là d'une illusion idéologique, classique dans la tradition occidentale judéo-hellénique, et qui consiste, pour obtenir une pacification sociale et politique, et une dictature acceptée de la part des énonciateurs patentés de cette « loi », à faire dépendre la naturalité de son énoncé logocratique. En un sens il s'agit aussi d'une forme élaborée de refoulement : on pense qu'en « disant la loi » qui nous asservit, on s'en libère un peu, et en tout cas davantage qu'en subissant sa dénégation véhémente, ou son oblitération psychosomatique. En réalité, on l'appesantit hors de proportion, et du même coup on nie ce qu'on prétend avoir reconnu : sa propre dépendance en tant que penseur, et que « diseur de lois », à des motifs inavouables.
Ces considérations sur le paradoxe de la loi qui prétend rendre compte de la condition humaine tout en s'y substituant artificiellement nous conduisent à admettre que la pluralité ne peut pas être celle d'une « réalité scientifique » changée pour l'occasion en « vérité » valant pour tous, mais plutôt celle d'un compromis entre aspects de la réalité. Ainsi est-il aussi « vrai » d'affirmer que chaque individu ne peut s'épanouir qu'en prétendant avoir vaincu la mort et s'être émancipé de la servitude sexuelle, que de déclarer qu'il ne peut pas réaliser ce programme. Il existe ainsi deux «vérités » en partie contradictoires dès lors qu'on se positionne pour mettre l'accent sur l'une ou sur l'autre, se faisant du même coup leurs avocats, pour ne pas dire leurs partisans militants.
Une certaine pluralité politique consiste alors à admettre que la démocratie des individus sexués et mortels (pris un par un et comme multitude de singularités) entre nécessairement en conflit avec la démocratie des groupes de croyants.
Il semble que l'on puisse légitimement simplifier le problème puisque la démocratie des individus « biologiques » est également, finalement, un groupe de croyance, et d'autant plus « croyant » qu'il se croit scientifique. Il est donc loisible de considérer que la seule démocratie vraiment démocratique est celle qui se situe entre groupes de croyance, en y incluant celui qui croit à la science des individus biologiques. On touche alors d'assez près une définition de la société par Rawls, à ceci près que celle-ci devient société des groupes de croyances -ou communautés-, de sorte que nous n'avons plus à opposer la société et la communauté comme deux concepts concurrents, chacun proposant un mode alternatif d'intégration des individus, mais que nous les articulons strictement : il n'existe que des sociétés de communautés. Cette définition n'interdit pas à ceux qui croient que la démocratie est seulement celle des individus biologiques, mais elle ne les autorise pas à imposer leurs vues à tout le monde.
Le problème de la pluralité se déplace alors : il devient désormais pluralité d'unités sociales différentes. Dans la mesure même où appartiennent à la même communauté tous les individus qui professent la même croyance (et à condition que cela soit possible), la pluralité ne peut plus en effet se manifester que par la différence qualitative entre les croyances (la différence quantitative, de taille, par exemple, n'a pas de sens dans cet ordre d'idées : une synagogue réunissant 10 juifs ou 1000 est toujours une synagogue). Nous ne pouvons plus définir la pluralité par un nombre quelconque d'entités similaires (comme dans nx, où x représenterait des éléments strictement semblables), mais nous sommes contraints de supposer que chaque occurrence de x (x1, x2, X3) présente un contenu différent des autres.
Comment, dès lors, caractériser la différence entre communautés de croyance ?
Il existe, de fait, deux types de différences qualitatives non réductibles : la première est définie par la positionalité dans un seul champ discursif; la seconde, par l'appartenance à des champs discursifs distincts.
Concernant les champs discursifs distincts, où bien ils communiquent entre eux -et dans ce cas, constituent de plus grands champs discursifs-, ou bien ils ne communiquent pas. Mais s'ils ne communiquent pas (et là Luhmann a sans doute raison), on ne peut parler de société,ni a fortiori de démocratie.
Un problème est plutôt d'observer le mouvement par lequel s'établit une communication, et de comprendre comment, du même coup, d'anciennes différences incommensurables et incommunicables deviennent des positionalités dans un champ discursif plus vaste.
Un deuxième problème est de se décider pour le champ discursif que l'on considérera comme l'arène de pluralité la plus légitime en rapport avec la société-monde.
Sur la question de la positionalité, il importe de bien la distinguer de la fonctionnalité : en un sens, position et fonction sont bien des places occupées dans un même champ, mais la fonction est intérieure à un même discours (un peu comme une proposition bien articulée suppose une correction grammaticale, une solidité logique, une aisance esthétique, etc.) tandis que la position est un discours complet, considéré sous l'angle de son opposition à d'autres. Dans la mesure où des fonctions peuvent se situer à des niveaux hiérarchiques différents pour le soutien d'un même discours,on ne peut parler de pluralité à leur endroit. Mais cette impossibilité se compense du fait que chaque membre de la communauté discursive peut à la fois être « soldat spécialisé » et fonctionnel, et dispensateur ou militant du discours dans son ensemble.
Il existe encore plusieurs façons de tenter de prendre compte de la dimension de la croyance communautaire : une dimension « scientifique » moderne individualiste tente de surfer sur l'éphéméride des opinions capturées par sondage. C'est la démocratie de l'instantané. A l'opposé de cette technique, on peut insister sur la pérennité intergénérationnelle (religion associée à une ethnie), sur le temps assez long de l'affiliation, ou sur le temps plus court de la signature à valeur temporaire ou du vote pluri-annuel.
Laquelle choisir ?
Ce qui est frappant, c'est qu'aucune de ces croyances ne visent des réalités, mais toutes des formules qui tiennent lieu de reconnaissance d'adhésion. Ce qui compte, dans le credo théologique,ce n'est pas l'objet (un dieu indéfinissable) mais la répétition de formules, gestes , rituels et vêtements ou coupes de cheveux conformes, permettant de repérer telle communauté de croyants. De même, à l'autre extrémité du spectre, ce n'est pas la réalité d'une opinion -impondérable- qui est visée dans un questionnaire,mais la masse statistique rassemblée sur une même question, valant comme repérage de conformité,même éphémère.
Nous pourrions donc opposer à une pluralité des “credo” (religieux ou consuméristes), une pluralité des pratiques, ceci afin d'échapper à la fiction malléable de l'expression tenue pour la croyance elle-même.
C'est ici que les choses sérieuses commencent, car, nous allons le voir, les pratiques ne peuvent
être n'importe quoi,et surtout pas des activités purement individuelles. Elles désignent de manière consistante des choix de modes de production et de consommation (qu'on résumera dans l'expression “modes de vie”, mais en l'arrachant à sa conception idéalisante liée au marketing), lesquels déterminent des communautés vivables.
Nous constaterons immédiatement que dès que l'on échappe à l'impondérable et au manipulable des “idées”, les pratiques deviennent des enjeux d'affrontement qui ont jusqu'ici, et sauf minorités exceptionnelles, donné lieu à une intolérance sans faille. On finit par supporter douloureusement que son gendre soit noir ou asiatique. On peut admettre que son vis-à-vis de palier soit arabe, juif hassidique ou chrétien orthodoxe, bouddhiste ou simplement laïque. On accepte encore plus aisément de son voisin qu'il soit de gauche ou de droite, mais on ne tolère pas qu'il soit nomade, habitant d'une tente ou d'une péniche, sans parler d'affiliation à une secte autarcique préparant la fin du monde. On ne tolère pas qu'il mette le charbon dans sa baignoire, égorge le mouton dans le lavabo, tire les pigeons du parc au lance-pierre, fasse exciser ses filles ou placer ses diverses épouses aux différents étages de l'immeuble,ou vive nu sur un banc public. C'est ici que la récusation politique de la pluralité pratique fait apparaître la réalité véritable de celle-ci : non pas une tolérance superficielle envers des différences superficielles, mais l'acceptation de la différence fondamentale.
Il nous faut donc soit retourner à l'inconsistance ou à l'hypocrisie des ordinaires débats sur la liberté de croyance, soit accepter que l'étape logique suivante soit la discussion sur la pluralité des pratiques sociales, comme seule discussion concernant un concept substantiel de pluralité.
Si nous définissons la pluralité des pratiques sociales consistantes comme la pluralité des communautés de pratiques permettant leur propre survie de façon relativement autonome, nous sommes en droit d'associer cette conception de la pluralité à tous les modes de production et de consommation viables (mpc ou mv -modes de vie-). Or chacun de ces modes de vie est désignable par un principe organisateur central : ainsi le prélèvement de ressources nécessaires peut-il s'effectuer soit (a) par mouvement des hommes allant à leur rencontre et les exploitant successivement dans l'espace-temps (nomadisme), soit (b) par mise en culture intensifiant la productivité dans certaines limites liées aux ressources locales (culture du village), soit (c) par apport de suppléments extérieurs plus ou moins lointains à la culture localisée (culture urbaine d'échanges lointains par rapport à une métropole maintenue), soit enfin par une combinaison (d : ac) du déplacement du lieu d'existence et de l'accaparement lointain, que nous appellerons mode de vie capitaliste achevé. Ces modalités seules sont possibles ; en effet a et b sont contradictoires dans leur essence,même si on peut les alterner, ainsi que b et c: leurs combinaisons sont impossibles).
Il se trouve que l'histoire humaine a essentiellement consisté d'abord en une confrontation de modes a et b (en alternance le plus souvent : les nomadismes résultant fréquemment de poussées de populations concurrentes obligeant à “reprendre la route”). Puis la forme c est devenue prégnante, fixant le coeur des Etats-Nations; enfin nous commençons à connaître aujourd'hui la forme déterritorialisée d (ac), notamment pour une élite de gestionnaires internationaux, mais aussi pour des populations migrantes de travailleurs.
Notons en passant que chacun de ces modes de vie collectifs peuvent aussi se considérer, hors du temps de la linéarité historique comme des choix, bien qu'ils soient jusqu'ici apparus comme des effets de contraintes non négociables.
Un exemple extraordinaire nous est offert par l'actualité du populisme sarkosiste en 2010. On connaît sa menace d'enlever la nationalité française aux nomades “roms”. La ligne de défense des bien pensants en “faveur” des Roms a été, notamment, de contester qu'ils soient toujours nomades. Ce qui revenait à dire que le nomadisme n'est pas toujours défendable en soi, et à contribuer à exclure qu'il puisse être une revendication de n'importe quel Français, aujourd'hui sédentaire, par exemple. Or c'est là toute la question ; le nomadisme, le “voyage”, peut-il être objet du choix de n'importe quel citoyen, en dehors de toute tradition ethnique ? De même le mode de vie de cueillette, de chasse et de pêche caractérisant les “premières nations” nord-américaines n'est-il respectable que comme conséquence d'une tradition génétiquement affirmée ? Pourquoi ne relèverait-il pas du droit de n'importe quel Canadien ou de n'importe quel Etatsunien ?
Poser la question en ces termes peut sembler provocateur. Ce n'est en fait qu'une démarche logique, qui montre de manière éclatante que le choix de positions pratiques est aujourd'hui interdit ou rembarré non pas par la démocratie,mais par le fait populationnel et “densitaire” qui donne le pouvoir à une société unicommunautaire : celle qui correspond pratiquement aux intérêts majoritaires de l'époque. Il est en effet clair qu'un mode de vie de type urbain ou de type urbain/accapareur lointain est seul en apparence compatible avec une population très nombreuse et de haute densité. Pourquoi cette population impose-t-elle son mode de vie à tous ? Parce qu'elle a “mangé” les espaces-temps qui autorisaient les trois autres modes de vie, et pas du tout parce qu'elle est “démocratique”, et encore moins “pluraliste”.
Il est de fait que l'anthropologie universaliste d'un Claude Lévi-Strauss a permis de remettre en cause la linéarité historique d'un soit disant progrès, qui est surtout et presque exclusivement progrès du nombre d'habitants et de leurs besoins voraces. Mais cette remise en cause n'a jamais suffi pour déclencher le simple raisonnement logique selon lequel puisque les modes de vie humains sont tous légitimes, ils devraient être du même coup l'objet d'un choix, et donc d'une consultation entre contemporains. Certes, il est improbable qu'une telle consultation accorde aujourd”hui des droits d'usage de vastes territoires à la petite minorité qui désirerait vivre selon les normes du nomadisme de chasse/pêche/cueillette extensive. En tout cas, nous n'avons pas la berlue : dans de nombreuses régions du monde dotées de ressources naturelles importantes, la norme est de plus en plus de forcer les grandes organisations exploitantes et prédatrices à négocier avec des peuples “primitifs” et entendant le rester, cette fois sans complexe au vu des désastres du “progrès”.
Supposons la douloureuse question de l'excédent démographique massif résolu en douceur, il devient alors évident que le choix des quatre grands modes de vie cohérents devient une question centrale, la seule qui pose de façon concrète la pluralité.
On peut enfin se demander par quel miracle -ou quel tour de passe-passe- une telle démonstration logique rejoint notre distribution de quatre grandes dimensions (Culture, Règle, Sociétal, Familier). Il n'y a aucun miracle : nos quatre grandes dimensions sont seulement la face subjective des choix de pratiques collectives de vie, et réciproquement. La quaternité des pratiques n'est pas un hasard : elle renvoie simplement au fait qu'il existe deux groupes binaires de pratiques de vie : se déplacer ou non dans la quête des ressources vitales; se contenter ou non de leur reproduction naturelle. On peut donc se déplacer sans intervenir, se déplacer et intervenir, ne pas se déplacer et ne pas intervenir, ne passe déplacer et intervenir (avec toutes les nuances que l'on veut entre ces pôles logiques).
Du point de vue de la face subjective, on retrouve les mêmes oppositions, cette fois situées en termes de centrage des intérêts et des styles : un groupe nomade est voué à la rencontre “sociétale”, car il se heurte nécessairement aux “autres”. Ce heurt est probablement largement évité lorsqu'on se centre en soi sur un territoire connu et pour cela même “ignoré”. Il est bien possible que cette non rencontre spatiale avec l'Autre laisse toute la place à la figure temporelle la plus angoissante de cet Autre : les ancêtres, les morts, dont l'esprit anime et hante lieux et fétiches, très précisément dans les sociétés essentiellement villageoises.
De même, une société mondialisée n'a pu l'être qu'en codifiant abstraitement tous les échanges pour en maîtriser les flux. C'est essentiellement une société de la loi de mesure. Inversement, une société fondée sur les cités et sur leur “pagus” est retenue, comme la Chine ancestrale, par l'esthétique des harmonies fluides et des retours, des équilibres et des complémentarités, des continuités et des résonances (cf François Jullien).
Bref, on n'a certainement pas épuisé le contenu des formes culturelles existantes faisant écho à la pluralité fondamentale des pratiques humaines. Mais le fait est qu'elle leur font bien écho. Pourquoi ne pas, enfin, le reconnaître ? Croit-on qu'on s'en tirera en ricanant du mode de vie pseudo-bohème des Bobos (surtout plongés dans l'infini de la technocommunication), en caricaturant le besoin de village sous forme de lotissements déferlant sur la planète, ou en faisant des mouvements de gymnastes zen avant de partir quotidiennement en esclavage salarié ?