Depuis plusieurs millénaires, les êtres humains se posent explicitement la question de savoir comment atténuer et limiter la turbulence souvent sanglante et destructrice de leurs sociétés nombreuses. Ils ont utilisé pour cela –parfois ensemble, parfois en opposition- différents régimes que l’on peut légitimement dire « métaphoriques », parce que chacun insiste plus lourdement sur une référence rendant compte au fond de l’ordre social, comme le civique, le religieux, l’économique ou le technologique. Chacun de ces registres de référence ouvre bien une métaphore, parce qu’en les utilisant nous faisons « comme si » nos sociétés pouvaient y être entièrement ramenées par le biais d’une image principale : ainsi du Peuple pour le civique, de Dieu pour le religieux ou de l’individu égoïste rationnel pour l’économie ; l’expertise technoscientifique, quant à elle, serait garante du bonheur pour la société « industrielle ».
Les succès de ces « actes métaphoriques globaux»(1) ont été variés, le plus souvent mitigés, plus rarement des réussites incontestables, mais alors pour des durées et dans des régions limitées.
Loin de régler définitivement les choses, les solutions les plus opportunes –pourtant positives sous plusieurs aspects- ont plutôt contribué à déplacer les problèmes, voire à les reporter à des échelles plus grandes, ou à les aggraver. Le civique n’a pas empêché l’esclavage, et n’a jamais pu arrêter les guerres qui ont fini par l’ensevelir dans les constructions impériales. Le religieux a occasionné les conflits les plus sanglants et les plus impitoyables au nom de la bonne divinité ; il a imposé l’intolérance mutuelle entre civilisations et pour des temps interminables ; l’économique –soutenu par la technologie- nous a rendus prisonniers du ravage écologique (par besoin insatiable d’énergie), de risques apocalyptiques et de monceaux d’objets obsolescents, sans parler de l’esclavage salarié et de la dépendance en esprit auxquels il a réduit l’immense majorité des êtres humains.
Est-ce à dire que le projet d’une « bonne organisation humaine» relève d’une illusoire utopie ? Peut-être, mais une telle assertion, oblitérant l’avenir, n’est pas très intéressante pour autant que découvrir des façons de faire perdurer la paix ou de faire triompher la négociation sur l’appauvrissement, l’écrasement ou le massacre, sont des obligations toujours actuelles, parfaitement nécessaires dans toute situation présente. Il nous faut donc modifier cet énoncé interrogatif pour le rendre plus utile : comment, demanderions-nous plutôt, trouver une solution métaphorique pour notre époque, étant entendu que celles qui ont été éprouvées dans le passé semblent ne plus devoir fonctionner assez efficacement, quand elles ne sont pas carrément devenues contre-productives (comme c’est peut-être le cas pour le dogme ayant justifié la mondialisation capitaliste actuelle )?
Nous suggérons de considérer sous un angle logique les grandes métaphores ou stratégies d’apaisement et d’autolimitation empruntées dans le passé afin de vérifier si des pistes importantes n’auraient pas encore été suffisamment explorées et mériteraient de l’être.
Le point de vue proposé est le suivant : la « société ordonnée » (selon Gramsci puis Rawls) peut résulter soit de la force imposée par un élément à tous les autres (domination), soit, mieux encore, d’une distribution de forces visant à leur équilibre mutuel. A son tour, cette dernière peut être obtenue soit par l’agencement statique des forces, soit par un mouvement constant entre les parties, soit encore par une organisation associant les deux. Chacune de ces grandes stratégies peuvent enfin concerner soit un segment ou un sous-système de la société, soit la totalité de cette société.
Nous souhaitons démontrer que si tous les aspects possibles de la solution par la force dominante ont été largement parcourus et éprouvés par les pouvoirs, il n’en vient pas de même pour le vaste territoire de la distribution équilibrée des forces. Dans ce dernier, on a surtout cherché à construire des mécanismes spéciaux, comme la division des pouvoirs ou comme la tendance à l’état stationnaire pour le marché, mais il ne semble pas qu’on ait pu -ou voulu- aller jusqu’à une distribution –dynamique et statique- concernant la totalité –ou l’essence- de la société. On a donc soit préféré continuer recourir à l’arbitraire du pouvoir souverain, soit, dans le meilleur des cas, accepté de faire régler toute la société à partir d’un genre particulier de loi de distribution, mais l’on n’a pas encore envisagé –ni tenté- de stabiliser la société à partir de l’articulation de tous ses modèles de distribution, pris ensemble. Comme si une nostalgie nous retenant encore au modèle de la domination souveraine, nous avions préféré transférer cette domination à un seul vaste secteur de la société humaine (comme le peuple politique national, ou comme l’économie marchande ou monétaire) plutôt que de l’abandonner complètement en reconnaissant le caractère universel mais aussi la singularité du fonctionnement anthropologique. Comme s’il fallait absolument qu’un seul registre métaphorique partiel s’impose exclusivement, absolument et jusqu’au bout, à la façon dont un régime d’autorité imposait sa férule à tout le monde. Autrement dit, nous n’avons pas encore pris en considération suffisante la chose cachée qui entraîne les déséquilibres et les emportements quel que soit le registre métaphorique, mais qui pourrait aussi, une fois bien saisie, « calmer le jeu » entre chacun de ces registres.
Ce que nous voulons dire par là mérite d’être explicité d’emblée, pour ne pas perdre le lecteur ou lui faire subir un « suspense » artificiel, alors que nous avons nous-même déjà parcouru le trajet de la démonstration : nous croyons qu’aucune des grandes solutions utilisées jusqu’ici, qu’elles aient été des théories suivies de pratiques ou des pratiques analysées théoriquement, n’a atteint un élément névralgique dont l’inactivation ou le contrôle puisse s’opposer comme butoir à toutes les manœuvres de la volonté de puissance. Et si un tel élément central n’a pas encore pu être utilisé, nous proposons l’hypothèse que c’est parce qu’on ne s’en est pas pris directement et seulement au phénomène humain dans son essence culturelle –résidant dans le seul fait que nous sommes tous des animaux « symbolisants »- comme cause peut-être principale de la violence collective intolérable.
En effet, les techniques sédatrices de la violence ont la plupart du temps porté sur des « problèmes » spécifiques que l’on supposait pouvoir régler en déterminant des domaines comme le pouvoir politique, le juridique, la manipulation idéologique, le risque technique ou l’inégalité économique et en y répondant par des méthodes « thérapeutiques » et leurs métaphores spécifiques : domination légitime, séparation, circulation, échange, égalisation, contrôle, harmonisation, etc.
Autrement dit, ces techniques métaphoriques n’ont pas visé la substance la plus universelle du fait humain, probablement parce qu’il était occulté intentionnellement, ou encore parce qu’il n’était pas perceptible comme tel, soit qu’il fût immergé dans les histoires infiniment variées des groupes, soit qu’il émergeât dans des formes particulières, et comme revêtu de traits ne lui appartenant pas, mais empruntés à telle ou telle civilisation influente . Même un penseur aussi universaliste que Claude Lévi-Strauss raisonnait encore au soir de sa longue vie sur « notre culture » et « les autres », les voyant d’ailleurs comme également menacées par l’homogénéisation mondiale.
Or, aussi criticable soit-elle, cette homogénéisation (de fait très récente, partielle et peut-être superficielle) a le mérite de rendre peu-à-peu évident que c’est un même mécanisme inhérent à des sociétés diverses qui les entraîne sur la même pente et finit par les faire converger. Et cette universalité de fait n’est pas seulement constituée de séries de traits communs repérés par des penseurs se retournant sur l’histoire, voire la préhistoire (selon leur penchant et leur époque propre), mais elle est ce qui reproduit l’humanité comme culture à toutes époques et en tous lieux. Ainsi elle n’est pas seulement la propension de l’humanité à penser abstraitement (ce que nous dit Lévi-Strauss), ni sa passion pour le pouvoir, la maîtrise des choses et des gens (ce que nous rappelait Machiavel), voire l’agression (de Hobbes à Norbert Elias). Ce n’est pas non plus uniquement la généralité des contraintes sociales et économiques. C’est essentiellement l’acte humain qui nous socialise tous dans l’intercompréhension (quel que soit l’éloignement des langues), l’acte « culturel » par excellence, par opposition aux activités animales qui ne spécifient pas le primate humain par rapport aux autres. Cet acte, qui suppose la parole et passe par elle, s’adresse à autrui, comme l’avait noté Max Weber, mais –comme il ne l’avait guère étudié- c’est surtout un acte toujours déjà composite et collectif, en tension voire en objection avec lui-même et avec le monde « réel », dont il propose des approximations variées (métaphores).
Mais pourquoi, demandera-t-on, cet acte humain considéré comme notre essence culturelle serait-il en soi porteur de violence ? Nous proposons d’approfondir la réponse suivante : parce qu’en substituant toujours le symbole au réel, la culture humaine se voue au désir inextinguible, à la quête insatiable et interminable d’un « objet perdu » auquel nous attachons imaginairement notre salut. Cette course ouverte entre réel, symbolique et imaginaire est inhérente à la culture humaine parce que chacun des actes de chaque être humain –toujours posé dans la parole qui lui donne sens (déclaration d’amour ou de guerre, acte juridique ou commercial, etc.)- est un appel visant un changement chez autrui, et que chaque protagoniste y répond en modifiant à son tour cet appel, en y objectant, en l’amendant. Or ce qui peut ainsi apparaître la condition de l’entente, de l’accord entre certains, produit inévitablement aussi du désaccord, de la dispute, du combat. Autrement dit, c’est la même « chose culturelle » qui induit l’union et la discorde, la paix et la guerre, l’amitié et l’agression. Et c’est précisément parce que l’acte humain est ainsi toujours ambivalent, et qu’il est partie-prenante comme tel de toutes les politiques (ainsi contredites de l’intérieur) qu’il n’a sans doute guère pu être aisément « ciblé » comme cause de turbulences fatales.
Mais si c’est bien ce phénomène qui cause notre acharnement au conflit, ne serait-ce que parce que nous croyons souvent que « l’autre » -celui qui n’a pas signé le pacte- possède l’objet convoité, alors aucune solution définitive n’est à trouver dans des propositions de satisfaction comme le salut spirituel ou comme la consommation, comme la vertu politique ou comme le culte du chef, car nous chercherons toujours au-delà.
A partir de ce qu’il est convenu d’appeler le « linguistic turn », les sciences humaines ont commencé à tenir compte de la structure complexe et paradoxale de l’acte humain, mais à la différence des sciences de la nature qui rencontraient aussi des paradoxes à la même époque (comme la physique quantique), elles n’ont guère été capables de résister à l’assaut conjoint des discours prétendant ramener problèmes et solutions à des propositions simples organisées autour de motifs imaginaires faciles. Ainsi, de la « main invisible » ou de la « dictature du prolétariat », pour ne pas parler de « l’opposition logique comme constante de l’esprit humain ».
L’avantage de la simplicité est qu’elle renforce l’argument en termes d’impact, mais son défaut est qu’elle rate à chaque fois son objet –toujours trop complexe-, et finit par se révéler comme arme privilégiée d’un milieu, d’un secteur, d’un groupe, et non plus comme pensée réflexive de l’humanité sur elle-même.
Prenons deux exemples symétriques : le libéralisme des lumières a bien perçu la tyrannie de l’Etat (quand il s’est agi de libérer les énergies productives avec la science et la technique), mais n’a pas vu la propension des activités privées à se transformer en gigantesques pompes à profit, aujourd’hui souvent plus puissantes que les Etats (ce qui rend d’ailleurs ridicule le recours à Adam Smith ou à Locke pour soutenir le capitalisme actuel). Mais la critique marxiste du capitalisme, si elle a bien démontré la tendance à accumuler d’un côté des masses de capitaux et de l’autre des foules de pauvres gens –esclaves salariés ou chômeurs- , n’a absolument pas prévu celle des Etats à alimenter une bureaucratie d’autant plus envahissante et asservissante, qu’elle soit intriquée au capital ou qu’elle lui soit opposée. Si quelque chose indique –en creux, en négatif- que le problème se cache dans un phénomène mixte, probablement centré en amont du Capital et de l’Etat, c’est bien la symétrie de ces erreurs.
Plus généralement, la critique partielle et partiale (centrée sur l’accusation et la dénonciation d’acteurs supposés stupides, malhonnêtes ou méchants) que chaque métaphore exerce à l’encontre d’une autre ne permet pas de saisir que chacune est enfermée dans un système paradoxal : par exemple, vous ne pouvez pas à la fois penser le marché régulateur et « voir » l’accident systémique résultant de ce principe ; vous ne pouvez pas à la fois affirmer que le nucléaire est sûr, et vous préparer à un accident dévastateur (car supposer la possibilité de ce dernier vous interdirait toute « culture de sûreté ») ; vous ne pouvez pas en même temps vous confier au charisme d’un grand homme et envisager qu’une révolte va le mettre soudain à bas de son trône, les révoltés eux-mêmes ne découvrant que dans l’action la puissance collective de chaque récusation de la peur ; vous ne pouvez pas non plus croire en un principe divin salvateur et reconnaître la réalité des enchaînements de causes dans la vie, etc.
Autrement dit, la critique d’un registre métaphorique à l’égard d’un autre ne peut pas concevoir que ce n’est pas parce qu’il est différent de lui qu’il est faillible, mais pour la même raison : il est enfermé dans une logique, et cet enfermement caractérise tous les actes humains puisqu’il réalise l’engagement dans la destinée d’une métaphore. Dès lors, il s’agirait moins de dénoncer les défauts spécifiques d’un type d’acte, que de comprendre comment il serait possible d’enrayer l’engagement de tous et en même temps dans un seul genre d’acte métaphorique, vouant la collectivité à éprouver les souffrances de sa nécessaire destinée paradoxale.
Nous ne voulons pas, pour autant, noyer le poisson en appelant à l’apologie de la complexité, ce qui n’a aucun intérêt ni pour la pensée ni pour l’action. En revanche, il est clair que le seul objet concret et réel situé au cœur des « emportements » que nous souhaitons assagir est un système dynamique déroutant, qu’il est d’autant moins facile de maîtriser… que nous y avons recours pour en parler et le définir. Pas moyen d’échapper à cette difficulté, et cela, d’avance, nous appelle à la modestie, sans même parler de l’immensité de la tâche : nous ne serons ni les premiers ni les derniers à devoir affronter les paradoxes de l’acte humain et à être désarçonnés en pleine course par l’énergie sauvage qui s’y manifeste inlassablement. Est-ce une raison pour renoncer à penser ce qui nous arrive, et pour nous contenter de théories locales, d’avance faussées par ce qu’elles ne prennent pas en compte ? N’est-il pas temps, au contraire, de cesser d’osciller entre des suites d’erreurs symétriques, en affrontant enfin le problème à partir d’un point de vue réellement universel concret, et non pas d’un angle de vue qui nous arrange comme groupe identitaire particulier, nécessairement biaisé et semi-aveugle ?
Il serait aussi bien immodeste de prétendre enfin découvrir une vérité ultime que personne n’aurait jusqu’ici approchée. C’est pourquoi il est probablement plus pertinent de recourir à la métaphore du « puzzle ». En supposant que chaque tentative de penser l’essence du phénomène humain dans des circonstances différentes ait abouti au moins partiellement à en saisir un «aspect », nous serions alors dans la position de trouver la pièce suivante, d’ailleurs sans aucune certitude que ce soit celle qui termine le tableau d’ensemble. Néanmoins, comme l’époque que nous vivons est celle d’une mondialisation renforcée, il est possible qu’une tentative de repenser notre expérience historique à partir de cette situation relativement nouvelle (en dépit des affirmations chicanières selon lesquelles la mondialisation remonte au moins au paléolithique…. Ce qui est vrai, bien entendu), nous éclaire d’un coup sur une grande part dudit tableau, et, venant après des générations de génies et de géants de la pensée, nous pourrions –tout nain que nous soyons- avoir la chance de voir –ou de deviner- tout soudain derrière l’effet d’ensemble ce qui le permet plausiblement.
Qu’un auteur soit plongé corps et âme sans son époque et son lieu signifie que sa société parle autant par sa bouche qu’il ne parle lui-même comme s’il était le membre d’une sorte d’agora éternelle et universelle traitant de l’aventure humaine en général. Pourtant, même si c’est au fond davantage une société qui pense (comme le soutient Mary Douglas) que son porte-parole intellectuel, cette société peut témoigner par ses propres problèmes d’un aspect important qui ne sera jamais gommé complètement par le courant du temps, et constitue ainsi l’objet d’un dialogue toujours possible, que celui-ci recoure ou non à la médiation des grands théoriciens et du jeu de leurs concepts.
Par exemple, la notion de force (comme dans l’expression « rapport des forces ») n’a pas besoin d’être considérée comme ne prenant consistance qu’à partir des auteurs modernes et par analogie avec les théories mécaniques. Il est clair que des auteurs comme Ibn Khaldoun au XIV siècle panarabe, Machiavel au XVIe siècle italien voire Marx au XIXe siècle européen parlent d’objets assez proches : il s’agit dans tous les cas de la capacité d’un groupe à s’imposer à d’autres plus ou moins durablement. Cette force supérieure peut s’appuyer sur un fondement quasi-unique (la « sauvagerie » du clan nomade pour Ibn Khaldoun, ou pour des analystes des mouvements turco-mongols), sur un enchevêtrement d’opportunités centré par l’énergie charismatique personnelle du Prince (pour Machiavel), ou enfin sur le lien entre masse et position stratégique de la production (qui définissent le prolétariat pour Marx), mais elle se manifeste toujours comme propriété d’une entité qui domine les autres, éventuellement pour leur bien.
Lorsque la force peut être capturée et utilisée non plus par un groupe mais par une totalité sociétale –que l’organe médiateur en soit un système d’institutions ou la personne du souverain- , alors nous avons affaire à une conception différente –qui tient plus de la métaphore architecturale ou charpentière où la « résultante des forces » doit être le maintien de l’ensemble et non la disposition des uns par les autres, conduisant à l’effondrement collectif. On reconnaît ici l’idée de Hobbes, ou plus tard, celle de Rousseau, consistant à supposer qu’une société ou un peuple puissent abandonner leur puissance naturelle au profit d’un monarque ou d’une loi qui, exerçant dès lors le monopole des violences au nom de l’intérêt collectif, modèrent nécessairement celles qui proviennent anarchiquement de l’intérêt immédiat de chacun.
Ces idées ne sont pas si éloignées de celles, reprises ou énoncées à l’autre bout du monde par Confucius et cela près de deux mille ans auparavant, dans les conditions d’une unification progressive de la Chine. Car Confucius aussi oppose un état de nature à l’état social, même si ce dernier doit, selon lui, être réglé par référence à des principes d’harmonie cosmologique. Le rapprochement se soutient, en tout cas, par l’analogie entre des pouvoirs qui doivent, pour être pleinement légitimes, respecter des principes de répartition et d’équilibre.
Après la force agonistique et dominatrice pure et la force domptée par sa propre configuration intérieure (en système de forces) il existe encore une troisième possibilité : la force est diminuée symétriquement (un peu comme dans le projet de réduction des armements nucléaires). Deux auteurs du Xxe siècle européen, et proches de culture et d’idéologie, ont particulièrement insisté sur cet aspect : Freud, qui décrit la « castration » symbolique du chef de horde répétée par exemple dans le pouvoir réel complètement retiré à l’empereur de Chine ; et Norbert Elias, qui s’intéresse plutôt à l’épuisement de l’agressivité des Féodaux par leur curialisation sous la monarchie française. Il ne s’agit pas seulement dans ce cas d’un pouvoir supérieur –celui du Roi- qui s’impose autoritairement (comme dans l’hypothèse de la force souveraine) mais d’une « civilisation » progressive de chaque membre, et finalement du Roi lui-même (par exemple sous l’étiquette régissant les manières de cour).
Une logique encore différente –bien que convergeant dans un même souci avec les précédentes - est celle consistant à diviser les « pouvoirs ». Dans ce cas, la limitation de la force d’agression est attendue –contractuellement ou non- d’un « redécoupage » des entités qui en sont dotées, de telle manière qu’elles n’en disposent plus que d’une fraction. Cette logique (souvent associée dans les temps modernes à Montesquieu –qui a effectivement distingué le législatif de l’exécutif-) comporte deux variantes : la première, minimaliste, consiste seulement à régler l’amplitude des possessions et prérogatives (comme par exemple dans la réforme de la citoyenneté athénienne de Clisthène au VIe siècle av. JC). La seconde acception de la division s’enrichit d’un principe d’échanges ou de dispositions fonctionnelles : la propriété de chacun devient base d’un apport spécifique, voire spécialisé. Nous sommes dans la logique moderne qui, d’Adam Smith à Durkheim, prône la « bonne division du travail » comme fondement de la société.
Notons que l’anthropologie du Xxe siècle reprend à titre rétrospectif ou exotique l’idée de division des forces soit du côté de la simple répartition (dans l’exemple maussien de la table ronde arthurienne déterminant un droit des « places »), soit du côté de la fonction (dans l’exemple lévi-straussien de la pirogue, associant chaque place à un rôle utile différent).
On pourrait, en tentant de résumer cette « cascade » d’interprétations de la force incarnée dans la culture humaine, y voir une progression : cet effet de puissance dangereuse est d’abord seulement constaté (notamment par le regard désabusé d’Ibn Khaldoun sur l’instabilité inhérente des pouvoirs claniques dans l’Andalous, le Maghreb et le Machrek) ; puis il est encouragé pour se stabiliser (Machiavel) ; il est ensuite renforcé et concentré pour devenir un monopole d’Etat (le léviathan hobbesien), doté d’une légitimité minimale automatique ; ensuite, on commence à tenter de contrôler son action en référence à des lois naturelles et humaines ; ce contrôle se change en restrictions et limitations, associées à la division des forces, puis à leur diminution propre, notamment liée à l’intériorisation de règles auto-contraignantes.
Est-ce que ce processus de discernement puis d’encerclement et de mise sous pression pour la fragmentation parvient à sa fin : régler et limiter le côté «obscur » de la Force, comme on dirait dans « Starwars » ? Eh bien, nous sommes contraints d’admettre que non, comme si, au bout du compte, quelque chose d’essentiel échappait aux manœuvres les plus habiles. Dès qu’une stratégie est mise au point pour le contrarier ou l’ajuster, le pouvoir la déjoue et trouve une voie pour se libérer et se déchaîner : si ce n’est pas dans l’Etat, c’est dans la religion ; si cette dernière est contrainte à la tolérance, ce sera dans la société civile et les mobilisations qu’elle permet en son sein, notamment grâce à l’argent de plus en plus « liquide ».
C’est alors qu’est intervenue une nouvelle façon de s’interroger sur le problème : puisque la passion du pouvoir pour lui-même s’adapte progressivement aux circonstances les plus variées, ne peut-on le défier sut ce terrain même en accélérant le passage d’une situation à une autre ? La question n’est peut-être pas posée explicitement de cette façon, mais on en trouve tout de même des formulations approchées, par exemple dans la notion de rétroactivité chère à Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, et promoteur de son application aux relations entre êtres humains (ce qu’on nommera plus tard « l’informatisation de la société »). En réalité, c’est la préoccupation centrale –plus ou moins cachée- des différentes écoles de philosophie analytique centrées depuis la fin du XIXe siècle sur le formalisme logique. Nous pouvons l’envisager synthétiquement comme solution technologique, au sens tout simple où la technique signifie le moyen terme, et que c’est désormais dans ce moyen élégamment réduit à l’outil logique (et non plus dans la finalité de l’acte) qu’est situé l’espoir soutenu majoritairement et par les élites de notre société actuelle, au détriment des autres possibilités.
Les conséquences de cet état d’esprit –nourrissant d’abord les technologies de la communication- se sont faites sentir dans bien des disciplines qui, tout en en récusant l’emprise, ont été obligées de se définir en fonction de ses apports : ainsi en France de la tradition structuraliste qui, en anthropologie avec Lévi-Strauss, ou en psychanalyse avec Lacan, tente de montrer (en s’appuyant sur la linguistique jakobsonienne issue de l’école de Prague) la prééminence des systèmes de signifiants sur les significations. Le rapport avec la problématique formaliste tient à ce qu’on tend ainsi à « court-circuiter » les contenus, en passant de l’un à l’autre et en en évitant la fascination. Notons que l’approche habermasienne privilégiant la « procédure » sur le contenu idéologique n’est pas autant éloignée de cette façon de voir que la dispute académique le voudrait –insistant toujours sur le côté « corpusculaire » des idées, afin de pouvoir mieux en privatiser la gestion savante entre les différentes tours d’ivoire universitaires-.
En bref -nous est-il suggéré- si les « énoncés » ou les « contenus » comptent bien moins pour les individus comme pour les groupes que les trains de signifiants qui les transportent, les encadrent, les agencent et déterminent jusqu’à leur substance, peut-être vaut-il mieux jouer sur ces derniers pour clore les controverses et conduire raisonnablement les sociétés ? Alors –croit-on- l’on pourrait espérer « by-passer » les dérives imaginaires autorisées par l’impact émotionnel des ces idéaux et par la propagation de leurs effets.
Par exemple, en psychanalyse, la personne est invitée, en reconnaissant que ses fantasmes sont liées à son adhérence à une certaine forme discursive, à « changer de discours », ce qui est supposé la libérer du même coup de ses attachements névrotiques. Mieux : elle peut continuer ce travail en se débarrassant de nouveaux discours venant prendre la place du premier, etc., dans une sorte de révolution psychologique permanente. Elle ne laisse donc plus le temps au « contenu » de s’installer, de se changer en habitus déterminant ses comportements.
Sur le plan collectif, se manifestent des analogues de cette circulation faisant diversion à la maturation des haines : les médias, par exemple, en faisant circuler rapidement les objets de l’opinion possible ne laissent pas à cette dernière l’occasion de s’organiser autour d’ un énoncé haineux. Ceux-ci apparaissent même de plus en plus –dans les forums des blogs d’internet, notamment- comme nécessairement relatifs à des postures personnelles, des «discours » induisant le ressentiment ou le nourrissant. Ce côté « répugnant » de la dénonciation qui faisait le quotidien –en grande part caché- du courrier des lecteurs de journaux (étudié par Boltanski) étant devenu patent aux yeux de tous, il se trouve désamorcé par sa récurrence même au milieu d’autres postures possibles, se succédant au fil du temps et de la page virtuelle déroulée sans fin. Comme si les Hitler potentiels ne disposaient plus d’audiences pemettant de faire mûrir ensemble un contenu affectif violent, et devaient se contenter de quelques lignes aussitôt contestées par d’autres points de vue et d’autres positions émotionnelles.
De même, la pornographie officialisée par internet dissout-elle la myriade de postures désirantes possibles dans le défilement infini de leurs possibilités d’expression : on croit pouvoir compter sur elle pour confronter chaque consommateur à l’insignifiance relative de ses fantasmes les plus privés, et du même coup, pour les assouvir sans se sentir obligé de former de manière occulte et dangereuse des « syndicats » de désirs refoulés, pouvant d’un moment à l’autre déverser leur énergie contenue dans des mobilisations religieuses ou politiques assoiffées de sang.
La théorie walrasienne des désirs correspond, en économie, à cette même stratégie de la diversion de l’avidité féroce par le divertissement « frivole » –mais à la différence de la conteuse des mille et une nuits qui ne séduit le sultan qui veut la tuer que par une escalade dans la prouesse narrative- il s’agit ici plutôt d’émousser et de liquider le désir par sa dispersion entre des objets de moins en moins intéressants, et finalement, de l’annuler sur sa fixation dans un geste répétitif et abstrait : le jeu boursier, devenu signifiant majeur de la société-monde.
Hélas pour ces beaux projets, nous pouvons constater –en vivant leur échec partiel dans notre époque- qu’ils aboutissent au mieux à des paradoxes insolubles, et au pire à la transformation du souci d’éviter le drame des idéologies en tragédie de la fixation sur le formalisme bureaucratisable. La concentration des attentions sur la bonne procédure ou sur le bon signifiant (au détriment des contenus méprisés) a surtout concouru à gonfler immensément les secteurs d’activité consacrés à la gestion comptable plutôt qu’à la production ou à la vie. L’accélération du passage entre les métaphores a effectivement eu lieu, mais au profit de la seule métaphore de la société comme gigantesque machine des machines. Le résultat est donc, d’une certaine manière, exactement inverse de ce qui était attendu par les philantropes déguisés en logiciens.
En psychanalyse, les gens n’ont abandonné leur discours névrotique propre que pour adopter la fascination pour le discours du changement de discours. Et encore, celui-ci est-il le plus souvent présenté dans une doxa propre à un groupement analytique insistant –pour une question d’intérêts concurrents avec le groupement voisin sur le même marché des analysants- sur un type de signifiants plutôt que sur un autre, ce qui revient à faire réémerger le problème du contenu imaginaire.
En philosophie politique, l’ensemble des théories « post-modernes », critiques ou acritiques (de Lyotard ou Foucault à Negri en passant par Freitag) a conduit généralement à sous-estimer l’organisation synthétique de la « toile institutionnelle » utilisant l’extrême fragmentation et le « bruit » pour se renforcer et exercer une gouvernance dictatoriale qui n’a rien à envier aux tyrannies classiques.
En anthropologie, on s’est perdu dans l’infini détail des « traits » et des micro-sociétés, refusant avec une constance méritoire de considérer la gigantesque mobilisation planétaire des peuples dans une culture unique, unitaire et unaire, formant à une rapidité jamais vue la « société-monde », d’ailleurs encore niée par nombre de spécialistes.
En économie, les chercheurs se sont soit abandonnés à la manie quantophrénique, accumulant les prix Nobel autour du calcul d’algorithmes réglant les plus fins rouages de la machine à créer le profit à partir de rien (c'est-à-dire de l’endettement potentiellement étendu à plusieurs générations), soit retirés dans l’utopie passéiste de la « convention », mythe d’une solidarité « sociale » depuis longtemps vidée de son contenu.
En technologie, on a cru pouvoir maîtriser la réalité physique par les modèles mathématiques, mais dans le même temps on a manipulé ceux-ci pour démontrer la capacité de maîtrise. Résultat de plus en plus flagrant : on a sous-estimé dans toutes les dimensions de l’action profitable la résistance du réel, et sa propension à induire fréquemment des événements désastreux, supposés stochastiques.
Au vu de ces échecs partiels, il est donc peut-être temps de tirer une leçon un peu générale de cet ensemble de tentatives de diversion, et de la replacer enfin dans l’enchaînement des essais-erreurs concernant la maîtrise des tendances violentes et mortifères inhérentes à la culture humaine. Comment, alors, le caractériser ?
Nous dirons que cette étape, dernière en date dans la pensée du contrôle stratégique de la « force » fut et reste réellement « analytique » au sens où elle vise à saisir la nature « atomistique » de la culture, son côté granulaire et interactionnel, plutôt que d’affronter directement comme par le passé ses effets de masse. En cela, elle dépasse les tentatives plus anciennes de diviser ou de répartir, de compenser ou de rétablir, autant de métaphores de « l’homéostase » comme solution, mais ce dépassement s’opère sur la même ligne d’investigation, dans un sens comparable à celui des efforts des sciences de la nature au cours de la même période. On va vers le microscopique pour mieux établir les formes macroscopiques, et celles-ci apparaissent rétroactivement comme les produits de structures géométriques aggrégeant et agençant les micro-éléments. D’où, par exemple, la métaphore de la « structure cristalline » usitée par Lévi-Strauss pour évoquer les ordres sociétaux réussis par les sociétés « froides », dites primitives, comme paradigme à méditer pour les sociétés trop « chaudes » que nous incarnerions. Ce qui est alors relativement négligé, c’est le côté fractal, holographique ou homéomorphe entre les « atomes » de culture (comme les organisations de signifiants simples, sans signification en soi) et les immenses constructions sociétales. Autrement dit, on tend à oublier que les causes produisant les grandes structures sont peut-être en partie les mêmes que celles qui produisent les petites. Une autre façon de le dire serait que ce n’est pas tant la structure qui rend compte de la force, mais la chose cachée organisant les structures de diverses échelles de façon remarquablementr homologues.
La place serait dès lors préparée pour situer la tentative à promouvoir actuellement, celle dans laquelle nous tentons de nous inscrire par ce travail : il s’agirait de rechercher et de trouver cette réalité de second ordre, et non plus de s’attaquer à la description de la force elle-même ou de ses « atomes ».
Qu’est-ce qu’une telle perspective signifierait concrètement ? Eh bien, par exemple, que la structure répartissant forces et faiblesses –et pouvant se manifester par le formalisme de convention forcée qui réside dans la langue et contraint l’acte de parole- n’est pas issue de sa propre logique (laquelle ne peut pas se fonder elle-même, y compris dans les langues mathématiques), mais d’une tension entre réalités qui préexiste à la structure et l’entretient à toute époque et en tout lieu. Le seul postulat de « granulosité » des éléments de base de toute culture (comme les phonèmes, les monèmes, les morphèmes, glossèmes, synthèmes, sémantèmes, sèmes énoncèmes, pragmatèmes, argumentèmes, etc. ou, voire –pourquoi pas- les « mèmes » dawkinsiens : toutes tentatives obsessionnelles de définir les « grains » de la matière culturelle à la façon dont les physiciens définissent les particules élémentaires) ne suffit pas à rendre compte des formes de leurs agencements. De même, d’ailleurs qu’une pure distribution au hasard des conformations des molécules organiques ne saurait rendre compte de leur présence réelle et efficace dans le règne vivant, car c’est plutôt l’historicité de leurs occurrences voire de leur « invention » dans les rencontres et les enchaînements évolutionnaires qui explique au plus près leur sélection et celle d’édifices d’une complexité inimaginable, au détriment de l’exploitation de tous les possibles.
Pour ce qui concerne notre domaine , les « sciences humaines » ou mieux celles de la culture , et sans guère plus nous appuyer sur la comparaison avec les autres disciplines, ce qui soutient d’après nous le système des forces inscrit dans toute culture (via le fait langagier), c’est une situation concrète toujours présente et encore plus « constante » que ledit fait langagier. Cette situation anthropogène constante, matrice concrète de l’acte humain et son soutien originel et permanent, ne peut résulter d’une multitude de « grains » (comme le suppose au fond Henri Van Lier) mais elle réside par exemple dans la tension irréductible entre le monde familier et le monde sociétal. Elle est aussi construite par la nécessité vitale de se modérer, de s’adoucir, par le biais de médiations comme la règle ou la séduction. Ces médiations elles-mêmes apparaissent en tension, car elles reflètent –en les amodiant- les deux grandes voies de rencontre possibles entre les opposés principaux : celle qui « descend » du Sociétal vers le Familier (la règle), et celle qui « monte » du Familier vers le Sociétal (la séduction).
Ce tétrapôle des oppositions pratiques dans toute situation entre les êtres humains présente une homologie frappante avec celui des moments ou aspects de toute métaphore l’acte humain par excellence- : celle-ci n’est-elle pas simultanément constituée de l’évocation d’un référé (par exemple le Sociétal à consolider) à l’aide d’un référent (par exemple la chaleureuse solidarité), d’une « grammaticalité » ou d’un réglage logique (comme loi commune), et enfin d’un engagement performatif de l’énonciateur (comme effet de séduction) ? Cette homologie de forme n’est certainement pas un effet de hasard : c’est bien parce que chacun s’adresse à l’autre pour 1) désigner une réalité non évidente à promouvoir (renforcer ou reconnaître) pour tous (Sociétalité) 2) à l’aide d’une évocation familière, et cela (3) en se mettant en jeu sur un plan sensible, 4) tout en usant de règle d’énonciations communes, que la métaphore fonctionne. Autrement dit, elle n’est rien d’autre que la transposition symbolique d’une situation de tension réelle.
Pour bien le concevoir, il suffit de considérer que la métaphore n’est pas un acte solitaire, mais bien collectif, incluant toute la conversation qu’elle génère, et que la réponse à la proposition en fait intégralement partie, ce qui a également pour avantage d’introduire à la compréhension de la « torsion » qui prédestine toute métaphore à l’imposition d’une force aux autres. En effet, répondre à une proposition (qui n’est rien d’autre qu’une forme « ouvrante » de la métaphore) revient nécessairement à insister sur l’un des aspects de celle-ci, du point de vue partiel de tel ou tel participant. Celui-ci peut 1) confirmer ou infirmer l’intérêt de la proposition (de son référé), 2) mettre en cause son moyen terme (son référent), 3) contester sa construction logique ou grammaticale (sa règle), ou encore (4) douter de l’engagement du sujet énonciateur dans tout ce qui, de la proposition, ne peut se prouver et exige de la confiance –laquelle implique la séduction- (2) .
Tous ces aspects qui sont inhérents à la métaphore ne disparaissent jamais, puisqu’ils sont tous fonctionnels : performativité, grammaticalité , objectalité, référentialité sont présents dans chacun de nos actes de paroles (comme a fini par le comprendre Austin) et dans les actes tout-court qui les anticipent et les prolongent. Mais, en même temps, l’ensemble des participants à l’activité métaphorique va « pencher » de préférence pour l’une de ses modalités, peut-être parce qu’il est impossible de centrer une conversation sur tous ses aspects à la fois. Et c’est cet effet inévitable qui déséquilibre sa pluralité intrinsèque, au moins pour un moment, créant dans le temps un effet d’ondulation de plus ou moins longue période. Par exemple, les gens dont l’intérêt se porte surtout sur l’aspect de « règle », peuvent réussir à accaparer assez longuement toute la conversation, sous prétexte de soigner son pathos et son désordre (par exemple ceux que le Nouvel Economiste appelle les « régulateurs »). D’autres peuvent, au contraire, attirer une majorité vers « l’action », au motif que « nous avons assez attendu » (ceux que le même canard nomme « les managers »). D’autres encore peuvent se consacrer au culte du référent justifiant toute l’action, notamment en insistant sur la manière dont le référé (l’objet de toute la dispute) est solidement ancré dans une analogie avec ce qui nous tient le plus à cœur dans le monde familier. Enfin, le mystique ou l’artiste peuvent tenter de suppléer au manque de règle ou de démonstrativité du projet en créant des effets d’adhésion par la sensibilité, qui ne sont rien d’autres que des mises en jeu de leur corps (ou de son prolongement dans l’œuvre) dans l’évocation.
Autrement dit, la déformation dans le temps de l’équilibre fonctionnel de toute métaphore, de tout acte humain, est inscrite dans la destinée même de cette métaphore. Certes, la tension fondamentale inhérente à la situation humaine explique –à elle seule- l’énergie passionnelle à l’œuvre dans « les forces » d’agression mutuelle, mais comme elle passe par sa duplication symbolique dans la métaphore comme activité historique et collective, son évolution dans le temps obéit à la tendance à quitter l’équilibre métaphorique pour favoriser l’une de ses polarités au détriment de l’autre (ou des autres), quitte à revenir bien plus tard mais éphémèrement à l’équilibre, et aussitôt pour se déformer dans un autre sens. Tout se passe ainsi comme si la traduction métaphorique de la situation de tension réelle revenait à « tirer des bords » avec celle-ci. C’est ainsi que s’explique simplement la tendance du pouvoir à toujours trouver une issue par rapport à un barrage qui lui est opposé sur l’une de ses routes : il se contente en réalité de dériver sur la « pôlarité suivante », jusque là subordonnée.
Il est donc très important d’admettre que la métaphore –l’acte humain par excellence- n’est pas un remède idéal à la situation de tension définissant toute rencontre humaine et surtout tout « vivre ensemble » appelé à durer. La métaphore (autrement dit la culture humaine) est une expression dérivée de cette tension, tout autant qu’une tentative de la rendre supportable. Ou plus précisément, la métaphore, qui est appel au collectif pour pallier les difficultés du seul monde familier, n’obtient un effet de solidarisation dans l’imaginaire, le réel et le symbolique qu’au double prix 1) d’une démonisation de l’adversaire, réclamant au besoin son massacre préventif –effet caractéristique de l’histoire humaine-, et 2) d’une soumission au joug de la destinée métaphorique, comme succession de dominations de chacune de ses dimensions. A ces deux exigences de la fatalité culturelle, il n’existe que deux « solutions » : il faut d’une part transformer l’adversaire en membre de la conversation guidée par la même entreprise métaphorique (ce qui semble se produire à un degré jamais atteint par l‘actuelle vague de mondialisation, qui transforme l’ennemi extérieur en simple criminel –au grand dam des militaires se voyant « déclassés » en policiers-), et d’autre part rapporter la duplication symbolique oscillante de la tension primordiale à cette dernière, puisqu’elle seule est en fin de compte garante de l’équilibre constant –et non oscillant- des éléments en coprésence nécessaire. Car -faut-il le dire ?- la confrontation entre le Familier et le Sociétal est absolument impossible à réduire au profit de l’un de ses deux termes, qui n’est que l’autre face de la même condition humaine, chacune produisant à la fois son propre aspect microscopique et son propre effet de structure globale.
Encore faut-il reconnaître cette tension concrète primordiale et permanente –à la fois révélée et cachée par sa duplication symbolique- comme le seul véritable objet consistant des sciences humaines (la science de la métaphore devenant seulement un de ses aspects.) Or le seul fait de hiérarchiser ses éléments ou de prétendre fixer leurs rapports revient à se laisser soi-même emporter comme observateur dans le mouvement de la chose observée, c’est-à-dire dans l’oscillation infinie des attirances passionnelles inhérente à la métaphore comme acte.
Bien sûr, la pure et simple négation de la tension, en déployant le culte d’une seule de ses composantes, est proprement aveuglante : tout miser sur la traduction des antagonismes dans des langages spécialisés –juridique ou économique- est finalement voué à l’échec . Tout interpréter sous le mode de la sensibilité subjective –et de son jeu sur l’ineffable- ne mène pas à une compréhension profonde. Refuser absolument de considérer les conséquences nécessaires des formations sociétales ne conduit pas du tout à bien constituer la vie privée, l’intimité, ou tout autre signifiant défensif du Familier, etc. (3)
Cette négation est récurrente, parce qu’un état de tension sans fin est douloureux et peu « bon à penser » ; également parce qu’étant chacun partisan d’une polarité plutôt que d’une autre, nous avons tous intérêt à minimiser la tendance de l’autre, ou en tout cas, à proposer un avenir où cette dernière a été « vaincue » par la nôtre.
Mais le seul fait de vouloir ordonner ou articuler formellement des polarités reconnues produit également un point aveugle, un angle mort qui interdit une pleine reconnaissance du phénomène humain : que ce soit la division entre monde de vie et systèmes, ou entre « contenu » et « procédure » selon Habermas (qui noie la perception de leur antagonisme sous la différence des fonctions) ; que ce soit, comme nous l’avons évoqué, la critique psychanalytique des discours (notamment celle qui observe la structure de conversation entre l’Hystérique, le Maître, l’Universitaire et l’Analyste), car elle érige l’analyse en discours des discours qui s’ignore elle-même. Que ce soit encore le système néo-structuraliste reconnaissant quatre postures culturelles fondamentales selon que l’on fait de la réalité le modèle de la pensée, de la pensée le modèle de la réalité, qu’on reconnaît leur apparentement, ou encore qu’on les sépare radicalement. Car si l’on retrouve ici (comme dans la tétralogie des discours selon Lacan) quelque chose de très proche des pôles de la métaphore, ils sont interprétés dans un régistre isolé d’opposition (physicalité/intériorité) qui conduit à ignorer l’opposition réelle, bien plus riche, inhérente à toute situation humaine.
Ou bien, enfin, le tétralogue constitué par le croisement des dimensions du Groupe et de la « Grille » selon Mary Douglas ne reconnaît le Familier que sous l’angle du « Groupe » par opposition à sa propre structuration fonctionnelle et hiérarchique, alors qu’est radicalement ignorée la résistance propre des individus proches ou de leurs petits réseaux de solidarité peu formelle au groupe (comme instance globale).
Même l’opposition socialité primaire/ socialité secondaire (révisée selon Alain Caillé (4) en opposition à articuler entre « sociétalité » et « sociabilité »), et qui suppose des modes d’échange spécifiques aux deux registres (don/réciprocité pour l’un, échange comptable abstrait pour l’autre), rate la réalité de leur antagonisme ; de peu, faut-il ajouter, car l’auteur affiche sa sympathie pour la seconde et déplore tout comme nous sa « soumission » grandissante à la première. En effet, la dimension du Familier ne passe pas par les relations entre « personnes » (cette notion étant juridique et sociétale), ni par celles de la parenté (pratiquement entièrement définie par le sociétal) mais par des proximités quasiment « animales », qui ne se laissent jamais vraiment capturer dans un code de « rapports », fût-il celui de la réciprocité (qui est aussi d’origine sociétale).
Nous vivons au contraire la démonstration quotidienne, que le Familier est aussi un lieu –non idéal- de toutes les injustices, de tous les manquements, de toutes les déloyautés (notamment entre sexes), le terrain par excellence de l’apprentissage des enjeux de la vie par le petit d’homme. Mais ce qui caractérise ce lieu (qui est aussi davantage celui des plaisirs, des extases, des rencontres, des générosités immédiates sans contrepartie, des sacrifices irréfléchis, etc.) est l’absence d’une normativité établie, sinon très précairement. En cela, le Familier se rapproche plutôt du terme de «lebenswelt » cher à Husserl, Alfred Schütz ou Habermas, bien qu’à la différence de ces auteurs, il faille encore retrouver le sens du mot « vie » chez un être humain chez qui « l’intersubjectivité » organisée par l’institution de la parole n’a néanmoins rien d’évident.
A ce point de l’exposé, le lecteur attentif ne saurait manquer d’objecter à l’auteur de ces lignes qu’il tombera lui-même immanquablement dans le travers qu’il dénonce, du fait même qu’une représentation extérieure, descriptive de l’acte humain comme mécanique de la métaphore, ne peut que favoriser une approche « régulationniste », ne serait-ce qu’en termes d’équilibres à respecter entre ses pôles passionnels. Et le lecteur attentif aura parfaitement raison. C’est pourquoi la conséquence logique de notre position est de dépasser rapidement la seule reconnaissance intellectuelle de la pluralité dans l’acte humain, pour la réaliser politiquement, et y prendre le risque d’une mise en forme échappant au concept. Autrement dit, la conclusion pratique de notre approche comme façon actuelle de traiter le problème récurrent de la violence culturelle, ne réside pas dans le simple constat que cette violence est un effet inéluctable d’une tension difficile à supporter et qui tend à se déplacer successivement dans les divers registres de sa traduction symbolique. Si conclusion il doit y avoir, elle ne peut être que pratique : nous devons accepter de constituer le champ de nos oppositions comme s’il incarnait directement la tension anthropologique fondamentale. En un sens cette proposition contient une part de duplicité, puisqu’elle revient à « faire croire » qu’un jeu théâtral poussant l’acte métaphorique à « imiter » sa propre source situationnelle serait plus « vraie » d’un point de vue anthropologique, alors que cet acte en restera toujours une transposition symbolique. Bien entendu, mais organiser le jeu symbolique de telle façon que, par les instruments de la souveraineté, de la propriété, du territoire, etc., chaque communauté désormais constituée autour d’un élément de l’acte métaphorique soit contrainte de respecter l’autre, ce n’est pas la même chose que décrire un processus du haut de sa tour universitaire. Accepter d’être en partie dupe d’un jeu social pour que ce jeu fonctionne à la place d’autres, admis comme davantage porteurs de pathos, ce n’est pas déchoir ni trahir la cause de la pensée.
C’est bien de cela dont il s’agit : même si je ne reconnais la tension essentielle et indestructible de la situation anthropique qu’au travers d’une forme pratique, politique et donc faiblement formalisée de mise en scène de cette tension, ce sera toujours plus efficace que les autres solutions.
Quant à savoir comment la chose pourrait se matérialiser, nous ne pouvons le travailler dans le cadre de ce texte court. Sauf à suggérer, en une phrase, que la mondialité actuelle prépare bien sa propre partition entre peuples de la Nature, de la Technique, de la Ville et du Haut Lieu, du Village et peut-être de la Solitude. Et pour finir sur une ouverture énigmatique (il faut bien que le lecteur travaille un peu ), nous répondrions volontiers à la belle formule d’Habermas selon laquelle nous passerions du « droit des peuples au droit des citoyens du monde » (5)), que l’avenir est plutôt au remplacement du citoyen d’un monde impossible par de nouveaux peuples, non nationaux mais « passionnels », au sens où les grandes divisions anthropologiques de l’humanité comme telle relèveront plutôt de modes d’existence passionnément défendus, dont l’universalisme abstrait n’est lui-même qu’un exemple et un cas particulier. Ces nouveaux peuples seront nécessairement conduits à composer leurds élans et à limiter réciproquement leurs énergies. C’est en cela exactement que la pluralité sera probablement le concept central de la stratégie de contrôle des violences.
Qu’une telle perspective pratique soit pour le moment purement utopique ne doit pas nous décourager. Ne serait-ce que parce que la situation de mondialisation en cours d’établissement nous contraint dès maintenant à envisager la pluralité comme la seule chose qui puisse la rendre supportable à terme.
notes
1. Que les sociologues appellent parfois les « garants méta-sociaux »).
2. Ces quatre aspects sont bien perçus par Van Lier, mais jamais envisagés par lui comme des façons de s’engager et de vivre. Il les interprète trop comme des stratégies abstraites, rationnelles, essentiellement linguistiques, mécaniques et logiques.
3. Par exemple, la remise en cause classique de la propriété comme remède au capitalisme « en agonie » ne peut être une solution en soi, parce qu’elle produit de l’Etat expropriateur. La chose importante est plutôt de définir différents types de propriété associés à des « versions de l’homme ».
4. Dans son livre Splendeurs et misères des sciences sociales, esquisse d’une mythologie (Droz, 1985), Alain Caillé est très explicite dans l’idée de remplacer le « plan » opposant « les relations commandées par une exigence d’impersonnalité, par le rapport aux institutions et à la société globale », aux « relations interpersonnelles », ou dites « face-à-face », par la distinction de « niveaux ». (pp. 363-364).
5. « Du droit des peuples au droit des citoyens du monde ? », Le Monde des débats, 4 juin 1999.