Prenons un exemple d’opposition démocratique à la pluralité, cette fois dans le domaine de la santé mentale : il existe un déferlement des techniques de soin « modernes » (c’est-à-dire pharmacologiques et pédagogiques) dans les domaines jusque-là encore accessibles aux pratiques plus traditionnelles, plus humaines ou plus « philosophiques » comme la psychanalyse. Ces techniques ne se contentent pas d’exister. Elles sont privilégiées par les pouvoirs comme par les entreprises, et sont accompagnées de véritables campagnes de dénigrement. Comment expliquer une telle virulence, une telle puissance dynamique dans l’attaque ?
La réponse est probablement la suivante : bien que proposant une prise en compte de causes profondes et synthétiques du comportement, la psychanalyse possède plusieurs défauts en termes de rendement du marché des affections psychologiques. Elle refuse de traiter le symptôme spécifique en l’isolant, ce qui interdit la production en série à la fois de spécialistes du problème et de médications « ciblées » ; elle renvoie le malade à une introspection de longue durée, imprécise dans ses objets, aléatoire dans ses effets. Bref, elle ne répond ni à la demande du patient (sinon par une question sur sa demande), ni à celle d’une filière possible de professionnels.
L’attaque virulente de ces « occupants illégitimes » que seraient les psychanalystes a donc pour corollaire la mise en place d’un nouveau corps de techniciens ultra-compétents pour chaque symptôme précis : par exemple, tel type de « toc », ce qui va de pair avec des garanties étatiques sur les diplômes et le droit à l’exercice.
Plus profondément, il est aussi possible que la psychanalyse, hors même de toute considération thérapeutique, renferme un élément inassimilable par la logique de police générale qui tend à remplacer la liberté des citoyens au temps des technologies triomphantes : la butée contre la réalité de la singularité de la personne, qui ne peut à aucun moment être réduite à une fonction du collectif, et surtout pas du meilleur collectif possible.
Lorsque le processus de « sécurisation » du monde psy est achevé – comme il l’est aux Etats-Unis - il est stupéfiant de voir à quelle vitesse toute l’expérience synthétique sur l’esprit humain que pouvait condenser la pratique psychanalytique, est oubliée… forclose, absolument remplacée par le discours du spécialiste, proposant une méthode pour faire disparaître le comportement négatif, comme si celui-ci était isolable, tels une verrue ou un kyste, du reste de la personnalité, celle-ci étant à son tour traitée pièce par pièce au long d’une chaîne thérapeutique répartie entre des dizaines d’intervenants.
On pourra se demander quel est le rapport entre cette poussée vers la spécialisation « psy » dans la méga-machine, et la question de la conversation démocratique. De fait, cet exemple est fascinant parce qu’il démontre que notre croyance en la technosociété ne supporte pas la moindre concurrence avec d’autres manières de s’organiser, même quand celles-ci sont d’une portée de connaissance et même de soin bien supérieure. Elle ne supporte pas la conversation. Elle n’est sans tabous que pour ce qui ne ressortit pas de son tabou principal : accepter de ne pas être la seule façon de gouverner la multitude, parce que la multitude ne se gouverne pas, mais se constitue en conversant.
On pourrait généraliser le phénomène à l’ensemble du champ des « sciences de l’homme », où une chasse aux sorcières est en cours depuis une trentaine d’années, tantôt de manière douce et discrète, tantôt de façon plus agressive (comme lors de l’affaire Sokal, véritable déclaration de guerre du scientisme américain à la culture intellectuelle1, ou du constat plus récent de Times sur la mort de la culture française), à l’encontre de tout ce qui peut apparaître comme approche philosophique ou classique. L’alternance même de ces styles et la longue période concernée démontrent qu’il ne s’agit pas de tensions superficielles ou fortuites, mais d’un mouvement tectonique, d’un déplacement global en faveur du technicisme dans la culture, comme vérité absolue, voire même comme naturalité évidente.