Denis Duclos
-Postulons que la crise de la science puisse se mesurer à un blocage progressif du processus de découverte.
Comment apprécier et évaluer ce blocage ?
-Le nombre de brevets, celui des prix attribués par des jurys internationaux, celui des articles scientifiques, le nombre de cursus universitaires de recherche, le nombre d’étudiants en doctorat et de thèses dans telle ou telle discipline, voire le rythme de disparition d’anciennes disciplines, et de création de nouvelles… peuvent-ils être des critères d’un dynamisme scientifique ?
-Je crois que non :
Le nombre de brevets signale la transformation de la découverte en technique utilisable. Une même découverte peut donner lieu à des cataractes de brevets, avant la fatale chute dans le domaine public (ou la copie chinoise).
-Dans certains cas, on appelle désormais découverte la mise à jour ou la fabrication d’une nouvelle molécule, mais ces fabrications qui déclinent systématiquement une disposition déjà connue, sur le même principe que les parcelles attribuées à l’avance aux chasseurs d’or dans un roman de Jack London, peuvent-elles être nommées découvertes ? Sont-elles de la même nature et peuvent-elles être mises dans la même catégorie que celles concernant un mécanisme réellement inconnu précédemment, et dont on ne pouvait faire aucune déclinaison ?
-Admettons qu’on réserve le mot « découverte » à cette dernière acception, peut-on en quantifier la croissance ou la décroissance ? Et si on peut le faire pour autant qu’une seule découverte peut entraîner l’ouverture d’un « monde » et que mille découvertes n’apportent que de petits détails (exemple : l’infinité de chaînons manquants en paléontologie…) ?
Peut-on mettre sur le même plan découverte majeure et découverte mineure ? Qui est en mesure de les hiérarchiser ? Peut-on se représenter de façon quantitative l’état actuel de la science, en comparaison, par exemple, de ce que l’on « savait » en 1900 ?
-Admettons que l’effort quantitatif d’évaluation des progrès de la science ne va pouvoir porter que sur un aspect superficiel et pour des motifs administratifs plutôt que de connaissances réelles. Alors, peut-on apprécier un éventuel blocage de la découverte, et selon quelle méthode ?
-Existe-t-il des indicateurs, ou des signaux, à la limite des symptomes cliniques d’un tel blocage ?
On peut, en tout cas, diviser « cartésiennement » le problème :
Le blocage, s’il existe, peut avoir pour cause :
1-Une résistance grandissante de la réalité étudiée. Cette résistance à son tour peut être due soit :
a-à une difficulté grandissante de l’accès aux perceptions exploitables expérimentalement et théoriquement.
b-Elle peut aussi être due, pour une même échelle de phénomènes, à un degré de complexité qui échappe à toute mise en lecture non paradoxale, ou simplement à un mode de fonctionnement inconnu et incompréhensible selon les codes en vigueur.
2. Le blocage pourrait être dû aussi à une inadéquation spécifique des modes de transcription et de traduction scientifique de la réalité. En bref, les langages scientifiques apparaîtraient de plus en plus incapables, dans leurs propres caractéristiques symboliques et sociales (modes de communication entre sujets socio-politique de la science), de saisir et de traduire de manière stable certains traits de la réalité.
Pour ce qui concerne ce deuxième point, une sociologie de la science devrait se mettre au travail sur l’hypothèse suivante : en tant que groupe d’institutions humaines, la science serait de plus en plus appelée à fonctionner sans faire aboutir une logique de découverte, en la freinant, en la disséminant, en la contrariant pour des motifs sociaux divers : ne pas communiquer ni échanger par crainte du conflit ou de la répression, privilégier les problématiques sans espoir mais bien financées, limiter les coûts, gérer la masse hiérarchisée des chercheurs, assurer le contrôle des pouvoirs sur les pratiques de recherche, déconsidérer les travaux de synthèse qui mettent en cause l'hégémonie de la gestion, abaisser le niveau intellectuel au niveau des problématiques médiatisables, etc.
On tiendra compte du fait que ces trois niveaux peuvent s’interpénétrer et se recouper.
(exemple : 1a peut entraîner un renforcement en 2 d’une logique de restriction des crédits. A l’inverse 2 peut favoriser des protocoles de recherche qui vont augmenter 1a. 1b peut se cacher derrière 1a, et peut être augmenté par 2 , etc.
Il nous faudrait préciser des sous-hypothèses pertinentes sur ces trois niveaux.
-Nous pourrions postuler que la crise de la science est la résultante de la puissance propre de chaque niveau et de leur interpénétration.
Si l’on tente encore de diviser cartésiennement le problème, on peut essayer de décrire
la crise dans chacun de ses aspects, avant d’en construire les effets combinés.
En 1, tout d’abord, comment rendre compte d’un blocage dû à la résistance propre de la réalité ? Comment peut-il se manifester de façon au moins symptomatique ?
-Négligeons la question de l’éloignement ou de la grandeur (qui reviennent au même), pour nous concentrer sur le problème du côté « énigmatique » du réel, dû soit à la complexité (on ne parvient pas à saisir les faisceaux de relations formalisables pertinentes dans un phénomène connu), soit à l’inconnu radical (on ne connaît pas même le phénomène à inventorier et à analyser).
Exemple : on sait qu’un cerveau humain fonctionne en « donnant » du savoir, de la mémoire, de la parole utilisant des langages conventionnels, de la socialité, etc.
Mais on ne comprend absolument rien ne serait-qu’à un segment de ce fonctionnement, sauf de très petits (comme le fait de tomber quand on est vieux). L’imagerie cérébrale est un véritable cache-sexe de l’ignorance en la matière. Il n’y a aucun « progrès » dans la compréhension du fonctionnement du cerveau pour autant qu’on ne peut pas passer de la connaissance sur un détail infime, ne serait-ce qu’à une compréhension régionale, sauf par grandes approximations, du genre « la proximité des centres du plaisir »…
-Dans un tel domaine, on pourrait éventuellement appeler « blocage », la non-réponse persistante à la question générale : comment fonctionne le cerveau ? ou à des questions plus précises : comment enregistre-t-il les significations ?
Et l’on pourrait poser des explications d’ordre 1 , comme : les entités en jeu sont trop nombreuses, trop petites, trop éphémères mais sur des aires bien trop vastes (à l’échelle cérébrale) pour qu’on puisse saisir le schéma des actions et des réactions.
Mais on peut aussi très vite observer l’effet des causes de blocage d’ordre 1b et 2 :
-Par exemple, une tendance du langage scientifique à simuler le réel par des expériences, c’est-à-dire par des machines simplifiantes, et à prendre cette simulation pour une extraction.
-Et bien entendu la pression des industriels (pour fabriquer un psychotrope, par exemple) et de la société (telle alliance Etat/corporation des psys) pour exploiter le plus vite possible tel fragment de résultat va « pousser » l’ensemble dans une voie « rentable » mais stérile intellectuellement.
On peut dresser des hypothèses de blocage complexe :
Par exemple 1a. peut entraîner un renoncement temporaire à une compréhension d’ensemble, qui favorise alors les arguments de 2, rétroagissant sur le choix de 1b.
On entre alors dans une spirale « vicieuse » (du point de vue de la découverte), puisque l’incompréhension d’un phénomène en 1 conduit au choix de façons de faire et de motivations qui s’éloignent toujours davantage du registre même de la découverte.
A la limite même, la notion de « découverte » est reconvertie par 1b et 2 dans des registres qui rendent impossible la réitération du projet original. Celui-ci revient à l’occasion de crises kuhniennes (crises de paradigmes), mais on peut aussi faire l’hypothèse qu’à l’instar des cycles de l’innovation économique, ces crises se raréfient structurellement à mesure que devient puissante l’institution globale de la science normale, que se généralise la science de mode 2 définie par Gibbons.
Pour le dire autrement : il y aurait une dernière crise kuhnienne , celle après laquelle la science, pour survivre, doit s'opposer frontalement non seulement au paradigme soutenu par la majorité des scientifiques, mais aussi au consensus sociétal qui établit ce paradigme comme absolu.