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recherche bibliographique et thématique sur le 'risque'

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Attention, Risquologues !

Analyse critique du champ socio-politique des risques techniques et sociaux

(Augmentée d’une bibliographie commentée)


par Denis Duclos

sociologue,

Directeur de recherche au CNRS






Mars 2003



A Emmanuel Desmares, sans qui ce livre ne se serait pas fait
A Mary Douglas, à qui je dois le courage de tenter l’ethnologie de nos peurs modernes


Préambule



Le présent travail se compose de deux parties principales :
-l’étude socio-historique de la mise en place du champ dramatugique sociétal du risque depuis deux décennies, jusqu’à son actuelle exaltation des “menaces pesant sur la civilisation”;
-un guide de références bibliographiques thématisées établies sur le thème “sciences sociales et risques technologiques”.

La première partie établit une problématique permettant de mettre en perspective ce domaine foisonnant : dans notre optique, le risque ne doit jamais être considéré comme “une chose en soi” (parfaitement inaccessible), mais comme l’objet -labile et souvent paradoxal- d’une mise en scène sociale et politique du “risquologique” , enjeu qui est devenu non négligeable dans les luttes ardentes pour le monopole des représentations de notre destinée collective, désormais consciemment planétaire.

En deuxième partie, le guide bibliographique est lui-même constitué d’une introduction problématique synthétisant lectures et interprétations, qui permettra de situer ouvrages et auteurs dans le champ intellectuel de ladite “risquologie”, et d’une série de fiches de lecture, organisée selon les axes analytiques proposés.

Je souligne qu’il ne s’agit pas de l’étude exhaustive des innombrables productions annuelles dans le domaine (surtout en langue anglaise), mais d’une sélection de références, un peu à la façon d’un “guide des vins” -si la comparaison a du sens-. Le choix des textes commentés est encore moins objectif, de même que le contenu des commentaires, qui ne vise pas tant une information qu’un repérage des positionnements problématiques dans le champ. Tout “spécialiste du risque” peut néanmoins y retrouver une diversité familière, bien que placée sous éclairage. J’espère que la formule -qui met en scène des protagonistes- permettra aux lecteurs plus éloignés des professions campant sur le territoire du risque de ne pas s’ennuyer trop intensément.
Quant à la bibliographie proprement dite -rassemblée en fin d’ouvrage- elle comporte des références plus nombreuses non commentées, mais thématisées de façon plus descriptive, notamment selon les terrains et les événements, en regroupant les diverses contributions d’un même auteur, autant que faire ce peut. Elle est enfin reproduite sous forme simplement alphabétique (par noms d’auteurs).

L’outil ainsi forgé devrait servir à tous ceux qui désirent travailler sur un panorama à la fois précis et évocateur d’un domaine... en plein explosion et qui donne désormais lieux à des « traités » !

Denis Duclos

PARTIE I :

LE THEATRE DU RISQUE


I. Puissance et désarroi du concept de risque


Ainsi que pour tout concept sociologique, il est sans doute impossible de traiter du risque en pure réalité objective. Plus même que tout autre concept, le risque se propose comme acte, engagement performatif plutôt que comme fait brut : un risque -tel “la grosse aventure” tentée autrefois par les capitaines-marchands- se prend, se court, se refuse, après avoir été envisagé, estimé, évalué, calculé, couvert, “nolisé” . Le risque, c’est un style d’être au monde, un filtre herméneutique des actes, et certainement pas un attribut des choses qui attendraient, passives, leur agent. C’est ce caractère d’engagement moral, idéologique et pratique qui nous intéresse dans le risque.

Mais depuis une trentaine d’années, cet aspect « comportemental » du risque a évolué. Il a été repris en tant que tel dans le vaste secteur des idéologies de masse pour situer moralement et normativement les attitudes de chacun, en tant que professionnel ou comme simple citoyen, notamment dans sa facette de justiciable.

Il n’est, dès lors, plus possible de ramener l’étude du risque à ce que les acteurs sociaux en disaient dans des phrases telles que : « c’est un beau risque », ou « il a joué, il a perdu ». Plus fréquemment, en effet, la notion sera utilisée dans des maximes moralistes (« nous devons tendre au risque zéro »), ou dans des accusations (« vous prenez des risques illégitimes.», « on ne risque pas l’avenir des générations futures » ), etc. Plus encore, le risque se trouve enveloppé –pour ne pas dire englué- dans des expressions comme « gestion du risque », « évaluation », « analyse du risque », à travers lesquelles les disciplines maîtresses de l’époque (gouvernance gestionnaire, contrôle sécuritaire), tentent de le circonvenir. On dit désormais « prise de risque , comme on dirait « taux d’alcoolémie ».

C’est le contexte et l’enjeu sociétal de ces occurences qui doit former l’objet central de tout discours pertinent sur les risques. A ce titre, nous devons les analyser en rapport avec les campagnes d’idées qui en ont tenté la promotion dans le champ social, tout comme d’autres termes demeurent connotés à des usages sociaux datés (tels : « pathologies sociales », ou “problèmes sociaux », « déviance », « violence », « sécurité », « sécurisation » ou, bien sûr, notre centenaire « conscience collective »), termes dont il suffit d’observer l’occurrence temporelle en voyageant dans les rayons d’une bonne bibliothèque universitaire, pour s’apercevoir qu’ils ont connu leurs périodes de gloire puis leurs purgatoires, voire leur mort définitive.

Le risque est-il mort ? On osera poser la question malgré un début de siècle marqué par l’alerte tonitruante, l’inquiétude surexcitée, la dénonciation vigilante. C’’est que ces attitudes s’en prennent aux “menaces” de la délinquance et du terrorisme, à celles, collectives ou corporatives de l’épidémie déclenchée dans tel secteur industrialisé, à celles, incalculables, de la catastrophe climatique, et non au risque : c’est-à-dire, en un sens étroit mais assez stabilisé, à l’aléa imprévu découlant de toute action librement décidée, même la plus bénigne, et dont il serait possible d’évaluer rationnellement les implications adverses, déterministes ou statistiques.
En réalité, ce risque stricto sensu est loin d’avoir disparu de la scène. Il en est plutôt l’armature cachée. Quel que soit par ailleurs le mouvement des représentations concernant les dangers, le terme de risque désigne encore en en effet pratiquement le matériau commun, le carburant normalisé de plusieurs corporations de spécialistes, qu’il s’agisse de catégories particulières d’investisseurs, d’ingénieurs, des métiers de l’assurance, ou enfin d’experts issus de disciplines académiques ad hoc . Par ce biais, le risque demeure un vocable familier, soumis à l'appréciation de tous, par exemple lorsque votre maison d'assurance vous adresse son bulletin trimestriel qui vous interpelle en première page : "vie quotidienne : mesurez vous tous les risques ?", et vous apprend plus loin que "23% des accidents corporels ont lieu au domicile (bricolage, chute dans l'escalier, brûlures, accidents de tondeuse, etc.)" .

Ce qui, en revanche, est peut-être dépassé pour le risque technique et comptable, c’est l’enthousiasme qui en faisait, au cours des années quatre-vingts, le drapeau rassembleur de tentatives variées, critiques ou positives, d’organiser une vision globale, fortement contrôlée, de l’adversité . Placé devant l’enjeu de plus en plus ambitieux d’avoir à décrire les comportements collectifs face à l’incertain, le risque semble s’être saturé, bloqué, avouant son impuissance, se laissant dépasser lui-même par des idées plus dramatisantes. Dans le traitement de phénomènes grandioses comme l’accident technologique majeur, la pollution massive, le trou d'ozone, le changement climatique, la multiplication d’épidémies imprévisibles comme le SIDA ou la maladie de la vache folle (si joliment nommée), l’explosion de la spéculation ou la montée des intégrismes, etc., le risque a dû trouver ses limites, tout comme la science que lui avaient confectionné sur mesure des ingénieurs du Corps des Mines : la “cindynique” .

Ce n’est pas faute d’avoir osé l’aventure globale et planétaire, ni même d'avoir connu des succès inespérés dans les sciences sociales. Ainsi dans son livre -désormais classique- Risiko Gesellschaft, le sociologue allemand Ulrich Beck a-t-il tenté une réinterprétation complète de “l’autre modernité” (d’aucuns diraient “post-modernité”, ce dernier vocable semblant lui avoir été préféré pour l’étiquetage de l’époque en général), autour du risque. Pour Beck, le risque est en effet le concept même de l’avenir sociétal planétaire : il rend compte de l’obligation de calcul “civilisateur” qui saisit les sujets d’un monde en proie à l’individuation croissante, tout comme il avait saisi autrefois l’entrepreneur capitaliste s’aventurant au placement dans un univers dangereux et instable. La notion de risque, associée au calcul, rend compte assez bien, selon Beck, de la disposition d’esprit que doit prendre tout un chacun, entrant aujourd’hui en société-monde comme on affrontait naguère la fortune de mer, et devant être prêt à faire face aux divorces, au paiement de ses études, à la mobilité géographique, au déferlement touristique, au changement prochain et récurrent des emplois, à la décôte rapide des biens meubles et immeubles autant que des investissements de long terme pour la pension de retraite, à l’effondrement de ses actions ou de sa monnaie.

Dans une société où les structures de solidarité familiale ou tribale seraient devenues résiduelles, nul devoir ne tiendrait la génération nouvelle à l’entretien des vieux parents, nul sacrifice ne serait programmé pour marier frères et soeurs avant l’aîné. A peine se devrait-on encore d’assister à l’enterrement d’un proche. Les structures élémentaires de la corporation ou de l’Etat-providence venant elles-aussi à s’effriter (ou à se recomposer dans le management), afin de permettre à chaque unité de service d’obtenir indépendamment un rendement maximal, l’idéal travailliste autour duquel s’est forgée notre sociologie serait lui aussi devenu caduc.

Bref, en un temps où le premier ministre britannique Margaret Thatcher, doctrinaire ultralibérale, pouvait affirmer que “la société n’existe pas”, il semblait logique à des sociologues comme Ulrich Beck de fixer la ligne de résistance des sciences sociales sur le terrain même de l’individualisme intégral . Il fallait alors recourir au calcul prévisionnel pour pallier ce que Durkheim aurait désigné sans hésitation comme une anomie (un état de non-société) radicale et généralisée, bien qu’atteinte par le détour d’une résorption du champ des valeurs autour de l’égoïsme.
Pour faire bonne mesure dans la légitimation du recours au risque comme concept sociétal, Beck ajoutait au motif -désormais inévitable- de l’individuation poussée, celui des limites de maîtrise des effet de l’activité organisée. Le risque reconnu interviendrait désormais pour modérer nos élans technologiques, nous contraindre à prendre en compte le résidu non traité, à considérer d’avance l’impact sanitaire d’un abus consommatoire, à envisager la fragilité d’un site industriel, à admettre la difficulté de prévoir un “mode commun” catastrophique entre éléments d’un système complexe, etc. Sa conceptualisation dans le double registre de la gravité et de la probabilité d’occurrence aurait pour effet de “nous rendre intelligents” face à l’hypercomplexité, tout comme face à la variabilité de la valeur sociale de l’événement néfaste. Le risque technologique nous obligerait à nous apercevoir qu’une société entoure de ses questions chaque acte productif ou de consommation, tout comme le risque individuel nous oblige à voir qu’aucune structure sociale ne nous exempte définitivement de l’aventure personnelle.

Comme constat partiel, la proposition d’Ulrich Beck sur la “société du risque” fut sans nul doute intéressante. Elle n’échappa pourtant pas aux apories de sa contradiction interne : comment le risque peut-il être à la fois ce qui nous aide à symboliser, voire à “chiffrer” notre déréliction singulière dans le chaos social, et le point de vue qui permet d’estimer les catastrophes globales ? Comment peut-il évoquer l’angoisse de ce qui nous arrive, en être le signe, er en même temps servir à la pallier, à, la réduire ? S’agit-il bien du même concept de risque ? N’est-il pas question au contraire d’acceptions parfaitement opposées du même mot ? Si l’on s’efforce de les fusionner, n’obtient-on pas un effet idéologique paradoxal consistant à envisager notre salut... dans cela même que nous considérons nous conduire au bord du gouffre ? Notre civilisation dans cela même qui nous rend plus périlleux envers nous même et la vie ?
N’est-ce pas là une conception douloureuse, voire masochiste, du progrès technique et moral ? L’appel à une sorte de névrose permanente, au lieu et place du “droit au bonheur” attendu de la puissance collective de l’Espèce?

Mais revenons à la notion de risque pour observer plus précisément ce qu’elle tend à recouvrir au cours de son inflation sociétale et idéologique. Quand nous souhaitons définir, puis réduire ou éliminer les contingences non souhaitées qui rendent une activité organisée moins efficace, nous parlons de types d’événements surgissant de l'extérieur d'un ordre fonctionnel, considérés par hypothèse comme assez rares (stochastiques) pour laisser, par leur absence habituelle, la possibilité d’une survie durable et régulière de cette activité. C’est la démarche de l’acteur rationaliste que se veulent l’ingénieur ou l’investisseur, qui ont d’abord éliminé leur propre engagement de l’affaire comme sujets personnels. Au contraire, lorsque nous évoquons le bombardement d’événements qui font de la vie au jour le jour d’un individu contemporain un navigation hasardeuse "à vue", la maîtrise heuristique du risque devient si improbable que la notion même s’en trouve fortement concurrencée par d’autres métaphores utiles, ou seulement psychologiquement protectrices. comme : “la fortune du pot”, “les dés sont jetés”, “c’est le destin”, “la malchance”, ou encore : “une affaire de choix personnel”, “le goût de l’aventure“, “le sens des responsabilités”; ou enfin : “l’attrait du danger”, “le sentiment d’insécurité”, “la passion du jeu”, “la peur de l’avion”, “l’héroïsme du sauveteur”, “le fanatisme du kamikase”, etc. Ces symbolismes passeraient pour irrationnels s’ils n’étaient pas, au contraire, les seules constructions imaginaires compatibles avec des situations bien trop conjecturales, mais aussi trop impliquantes, pour être réduites à des modes linéaires de calcul.

L’histoire récente du concept de risque peut être comprise à partir de cette difficulté d’absorption de champs variés de la vie sociale, politique, psychique. . Au cours de son déploiement volontariste par des milieux d’ingénieurs et d’économistes, le risque a, en effet, rencontré à plusieurs reprises et dans divers domaines, différentes limites de sa validité exploitable. En un sens, l’histoire de cette extension et de la rencontre de ses limites n’est que l’une des nombreuses manifestations d'une histoire plus large : celle de la tentative de dépasser par la technique et la gestion le “désespoir de la science” dans le champ politique traditionnel, à savoir l’impuissance de celle-ci à clore définitivement ses propres controverses par une axiomatique absolument autofondée, et donc automatisable.
Depuis les travaux de Gödel, Frege et Russell, aussi bien que depuis les équations tentant d’évacuer les paradoxes de la physique fondamentale, nous savons en effet que la science ne nous donnera pas la clef d’une fusion définitive entre symbole et réel, entre logos et être. Même l’affirmation de Jean-Pierre Changeux en tant que président du comité national d’éthique, selon qui : “nul ne saurait ignorer la science” ne saurait nous convaincre désormais que le sujet moral et politique, et celui de la cognition puissent se confondre par la médiation d’une autorité de l’incontestable.
Malgré cela, la dernière moitié du XXe siècle a été largement consacrée à tenter de déplacer l'idéal de certitude et de maîtrise vers l’empire de la technique. L’acte technique aurait, selon les irréductibles optimistes que sont les thuriféraires de l’art de l’ingénieur , la vertu de pouvoir marier, fondre dans son propre mystère empirique la rigueur du logos scientifique et la non déterminabilité des processus matériels ou vivants réels. Le recours à la statistique sous toutes ses formes a permis un moment de retrouver l’espoir d’une consistance du verbe avec la chose, et c’est dans le monde de l’activité industrielle qu’elle a été sans doute mise le plus à contribution, afin de fonder strictement les procédures disciplinées, et de justifier -réciproquement- sous forme réglementaire ou juridique les aspects non parfaitement prévisibles du réel. La réaffirmation de l’idéal d’une société à la fois démocratique et scientifique, et l’un grâche à l’autre et réciproquement est encore une véritable constante de l’idéologie des milieux techniciens, et désormais, plus largement des milieux de la gestion. Sans science triomphante, en effet, comment fonder l’autoritarisme des gouvernances, la transcendance des décisions collectives difficiles ? Comment intimider et obliger ? Comment diriger des organisations ?

Cependant, toute l’histoire du concept de risque technologique montre qu’il ne suffit pas de déplacer vers l’heuristique technicienne la question "désespérée" de la science (à propos de l’infondabilité radicale du logos rationnel) sur la maîtrise pratique des choses : aussi précis qu’on le veuille, le calcul d’événements néfastes achoppe sur l’arbitraire de toute définition. A commencer par celle qui cherche à isoler un événement comme une entité : l’accident d’une essence, par exemple l’essence : “centrale nucléaire”. Car une centrale n’est jamais réductible à son concept, pour la raison que tantôt nous y désignons un “système” quasi-fermé et tantôt et tantôt un site en relation avec un environnement éventuellement “infini” (comme la mer, ou le contexte climatique), tantôt un type et tantôt une longue suite de dérives, tantôt un dispositif matériel et tantôt une organisation, tantôt un groupe de travail et tantôt un statut social,etc.
Le risque est donc également sujet, de façon déplacée et différée, au “désespoir de la science” et son histoire peut être lue dans le fil d'une désillusion de l’idéal de maîtrise-par-la-pensée. Du même coup, on peut encore y voir comment cet idéal, probablement indestructible chez les êtres humains autrefois dans la magie, aujourd’hui par le rationnel), et plus particulièrement chez les hommes soumis -par opposition aux femmes- au devoir anthropologique d’incarner l’ordre culturel, tente aujourd’hui de se déplacer à nouveau, de susciter d’autres concepts-véhicules pour en transporter l’énergie.

Dans cette optique et sans nous confiner à une description historiciste, nous voudrions rappeler ici quelques points forts de la montée en puissance puis de la retombée –et du déplacement gestionnaire- de la notion de risque au cours des dernières décennies. Nous pourrions en ce sens distinguer six étapes significatives dans le “travail social” du concept depuis une quinzaine d’années :

1. Au début des années soixante-dix, le risque fut introduit parmi les outils d’une tentative de “techniciser” l’inquiétude sociétale diffuse, agrégée autour de l’idée de “crise”. Cette dernière notion (introduite vers 1971 et jamais abandonnée depuis comme outil de production et de réception de l’angoisse collective) est alors aussi bien affectée à la description de difficultés économiques (hausse du prix du pétrole, premières grandes montées du chômage) qu’à celle de questions écologiques (boom démographique, émergence de la notion de pollution, etc.) En utilisant la notion de risque pour anticiper et cerner les développements critiques, on s’est situés d’emblée dans un dépassement de son acception originelle, limitée aux jeux de hasard. Il s’agissait d’une réponse, en partie réitérée, au surgissement de phénomènes à vocation globale, réponse qui prétendait traiter rationnellement du négatif (le fait néfaste, non désiré), pour en mieux fonder le positif (la sécurité).
2. Dans la première moitié des années quatre-vingts, on assiste à une phase d’inflation du concept de risque, au cours d’une mise à l’épreuve de ses capacités heuristiques. Dans cette période conquérante, les sociétés savantes “d’analyse du risque” (risk analysis) cherchent à récupérer par des colloques oecuméniques une multitude d’expertises spécialisées, afin de les arbitrer à partir de la sémantique du risque. Peu à peu, les médias sont approchés ainsi que d’autres objectifs d’un lobbying intellectuel actif. De proche en proche, des domaines aussi variés que la sûreté policière, la surveillance stratégique, la protection des laboratoires, la prévision des crises politiques, la sécurité environnementale, sont alors en instance de tomber dans l’escarcelle des “cindynistes”, pour y rejoindre les domaines classiques du danger des installations industrielles, et du risque actuariel ou capitaliste.
3. Mais, dans la deuxième moitié de la même décennie, alors même qu’une compétition se dessine dans la convoitise pour dominer ce nouveau champ d‘intellectualité et d’influence auprès du Prince, se distingue une période de limitation puis d’effritement du concept de risque, dans sa rencontre avec des questions qui en dépassent la portée et l’obligent à faire la place à d’autres concepts concurrents dans le même champ : menace, danger, imprévisibilité, situation de crise, etc. Ou encore aux antonymes se voulant “positifs” (comme sûreté, sécurité, prévention, contrôle, etc.) Des contre-feux conceptuels sont alors érigés par d’autres professions et d’autres intérêts intellectuels, prévenant la victoire idéologique d’un appareil sémantique au détriment d’autres métaphores. Dans cette élaboration proprement sociale apparaît aussi un “manque de concept”, un défaut de signifiant dont le progrès -aussi bien que l’échec partiel- des thèmes du risque témoignent de façon symptômatique : à savoir que l’inquiétude sociétale vise peut-être tout à fait autre chose que ce dont les “risquologues” suggèrent le traitement. De grandes inquiétudes établissent alors leur camp sur des désastres “canoniques” : Sida et Vache folle dans le registre de la contamination possible sur des échelles de masse; Tchernobyl, Bhopal, ou Exxon Valdez, dans celui des grands accidents à potentiel catastrophique durable. Ces événements ne cesseront jamais d’alimenter d’interminables procès mettant en cause en profondeur les choix technologiques ou industriels, aussi bien que la conception étroite ou unilatérale de la sûreté.
4. L'étape des années quatre-vingt-dix -qui connaît moins d’accidents grandioses- semble être caractérisée par la résorbtion et l’ajustement fonctionnel du risque au sein d’un champ plus global qu’on peut nommer celui de la gestion. Le recul de la terminologie technique du risque inapte à traiter des formes moins contrôlables d’inquiétude ont conduit les idéologues à opérer une retraite protectrice. C’est désormais au sein d’une théorie de la gestion, dûment réarmée de concepts systémiques, que le risque a pu trouver abri. Cette fois encore, c’est l’institution de l’ingénieur qui s’emploie à protéger de la tourmente l’idéal du calcul opératoire, d’une part en rapatriant la cindynique ("science du danger") au sein des enseignements des écoles techniques, et d’autre part en tentant de faire reculer dans le monde académique et de la recherche les références disciplinaires qui permettaient la mise en perspective critique des concepts technocratiques (prévention, “défense en profondeur”, etc.).
5. A partir de la fin des années 90 -et dans un contexte de gouvernance financière croissante- la crise portée ou symptômatisée par le risque déborde la gestion et impose le remaniement complet du champ des inquiétudes sociétales sous l’instance de la “menace”. On passe alors du registre de la “maîtrise” (encore revendiquée par des sophistications du risque) à celui d’une “vigilance” de type militaire ou policier, établie à l’encontre de toute intention suspecte d’hostilité (avec toute sa sémantique annexe, comme “sécurisation”, “verrouillage”, etc.). Le caractère obsidional voire paranoïde, de cette attitude “tous azimuts” (de “tolérance zéro”) proposée ainsi par la puissance, motive une recherche de contrôle panoptique (voire périoptique ) reconstruit en version électronique (et dont participe l’idéal du “web” reconsidéré sous l’angle stratégique. Ce passage du risque à la menace (et à la gestion comme véritable antonyme de cette menace) est accéléré par l’événement du II septembre 2001, qui manifeste à la face du monde, que la logique de “l’intifada” (avec pierres ou cutter) peut l’emporter sur les technologies “de la grande hauteur”.
6. A un objectif, proposé en réponce faciale, d’hypercentralisation militarisée du contrôle sociétal , s’oppose, en germe, une attitude nécessairement plus ouverte, fondée sur la reconnaissance de l’aléa inévacuable associé à toute action humaine, et portant à tolérer la différence, la souveraineté multiple ainsi que le potentiel évenementiel (et donc accidentel) de cette pluralité. Dans une telle logique de rencontres des pouvoirs, ou, pour reprendre l’expression de Michael Walzer (mieux inspiré dans ses idées philosophiques que dans ses prises de positions politiques guerrières), d’une division des “sphères de justice” , l'équilibre négocié entre plusieurs termes pourrait peut-être limiter les excès qu'une seule métaphore (risque ou menace) est impuissante à enrayer (voire qu’elle entretient par sa propre unilatéralité).
La gestion elle-même, pour englobante voire impériale qu’elle se soit voulue (notamment dans la prise de pouvoir sur le monde de la santé publique) de par l’idéal de communication et de compromis qu’elle se targue d’accomplir, aurait ici à envisager son retrait au rang de raison partielle, et à admettre de partager politiquement l’universel avec d’autres principes (comme la prudence ou l’esprit d’aventure). Le concept de risque la suivrait sans doute dans cette intention plus modeste, comme aspect partiel et partial de la nomination précise des objets de peur, et serait invité à limiter la portée de ses étiquetages. Comme le rappelle le philosophe Patrick Rödel dans l’interview accordée à l’une des principales revues de risquologie : « Il est complètement idiot d’imaginer que nous pourrions vivre une vie qui serait entièrement calculée et calculable ».
Il existe cependant un compromis –peut-être involontaire- passé par Patrick Rödel avec la risquologie, habituée à se voir contestée sa prétention au calcul, et qui peut facilement accorder qu’il existe toujours un résidus non claculable. Il aurait sans doute été plus avisé pour défendre sa position avec plus de chance d’égatigner la bonnne conscience risquologique (aspect particulier de l’arrogance générale des « sciences dures » vis à vis des « sciences molles ») de proposer une formulation plus nette, du genre : «il est complètement idiot d’imaginer que soit calculable l’essentiel de notre vie et que le calcul attrape autre chose en matière de futur qu’un peu d’illusion –parfois utile- de contrôle ».
Ce n’est évidemment pas sur le calcul du risque ni sur toute les habiletés machiavéliques de la prévention que nous devons appréhender notre avenir, mais sur une retenue générale de nos possibilités, sur une éthique du non-agir et de la prudence. Celle-ci a son but, non dans le souci et la peur (selon Jonas ou Dupuy, et aussi Beck), mais dans le bonheur d’une liberté vis à vis de l’impératif de puissance, de production et de consommation. Dans une joie propre à la contemplation du vivant « en vie », et non dans l’activisme propre aux névroses de masse.

Parcourons maintenant ces six moments possibles d'une épopée du risque, afin d’en éprouver la consistance et l’intérêt heuristique pour une visée sociologique plus large.

1. Le risque comme réponse technique à la naissance d’une société “globalement inquiète”

Le recours à la notion de risque au delà de l’assurance et du jeu en bourse est contemporain d’une inauguration : celle de la nomination du champ sociétal comme global, cela même si le vocable “globalité” n'entre que plus tard dans la conversation académique normalisée. La mondialité -qui désigne l’interdépendance des parties- est ancienne (l’économie-monde remontant au moins au XVIe siècle, si l’on en croit I. Wallerstein); l’internationale -qui produit des alliances de masses de cultures différentes- est l’affaire du XXe siècle, et plus particulièrement d’une compétition (bien décrite par Eric Hobsbawm) entre mouvement ouvrier et nationalismes conservateurs entre les deux guerres mondiales. Quant au global, il désignera la relation intime entre le local et le tout.
Il est notamment un produit de la conscience écologiste, telle qu’elle s’éveille officiellement aux Etats-Unis au début des années soixante-dix, avec la métaphore du "vaisseau spatial-terre" (Kenneth Boulding), elle-même imaginée à partir de l'expérience militaire et civile de l'astronautique, de laquelle émerge un point de visée extérieur sur la "planète bleue" , fondant tout un imaginaire de l'interdépendance, de la finitude et de la fragilité. C’est à propos de cette expérience primale du danger comme “généralisé”, que Louis Dumont a pu dire : “«L’artificialisme prométhéen de la civilisation moderne est maintenant obligé de tenir compte des limites que lui imposent le milieu naturel dont la préservation, en quelque sorte, est indispensable à la survie de l’humanité. Il est surprenant de constater que ce fait historique majeur d’un tournant dans l’orientation du progrès technique échappe pratiquement à l’attention de nos contemporains, pourtant friands de faits de longue durée” .»
Certes, la question de la limite de la puissance (qui sera niée avec une sorte d’acharnement farouche par les administrations républicaines de Ronald Reagan, puis des deux George Bush sr et jr) n’a pas été appréciée dans la conscience culturelle ou politique avec toute l’ampleur de ses conséquences dans la structure même de nos sociétés, mais elle se manifeste nettement à partir des années soixante-dix, sous la forme de conversions multiples entre terreur nucléaire (avec toutes ses variantes eschatologiques), et peurs diffuses d’une catastrophe écologique déterminée par la croissance .. Elle s’affirme enfin avec l’apparition du spectre de la crise économique insoluble (choc pétrolier), première expression de la “courbure” inéluctable de l’économie capitaliste planétisée.
L’idéologie rétrospective d’un âge d’or de trente ans (les trente décennies supposées “glorieuses” de 1950 à 1980) oublie que dès le début des années soixante-dix, les revers américains au Vietnam et les guerres du Moyen-Orient avaient placé au premier rang des préoccupations la question des limites de l’activité conquérante, qu’elle fût militaire ou économique. Indépendamment du contexte de guerre froide où l’apocalypse était d’autant plus imaginée qu’elle était indéfiniment reportée, la finitude des volontarismes planétaires se matérialisait désormais trivialement par la difficulté des approvisionnements jusque là quasi-gratuits en énergie et en matières premières.
Toutefois, la décennie de cette prise de conscience fut davantage celle d’une émergence multiforme des émotions inquiètes, que celle d’un choix de métaphores opératoires. A l’heure où Jacques Chirac, alors premier ministre du Président Giscard d’Estaing prédisait “la sortie du tunnel”, la noirceur de l’époque pour ses contemporains était assez bien exprimée par la série des catastrophismes qui conduisirent à la première percée politique des écologistes. Aux Etats-Unis vaincus par le Vietnam, la diversion attendue chez toute identité humiliée, emprunta la voie, massive, d’une contestation des activités ”militaro-industrielles”. Alors que des compagnies géantes étaient abattues ou mises à mal par les procès de masse visant la nocivité de l’amiante ou des dioxines, du DTT ou du PCB , plusieurs agences fédérales étaient installées, pour protéger l’environnement, la santé au travail, le bon choix technologique, ou plus tard pour gérer le fond de résorbtion des décharges sauvages. La fureur des lobbies contre cette étatisation du refus des risques devait prendre près de quinze ans pour parvenir à abattre son premier objectif : l’agence du Congrès chargée d’évaluer les choix technologiques ne sera en effet abolie qu’en 1995. Ce retard considérable de la réaction sur l’action indique en lui-même que l’angoisse diffuse porte sur les outils mêmes de l’ordre planétaire. Le nucléaire militaire focalise l’attention, et entraîne avec lui la peur du nucléaire civil et celle de toutes les technologies comparables en capacité destructive de masse.
Dans les années soixante-dix et quatre-vingts, malgré la persistance d’administrations républicaines au discours de plus en plus “dérégulationiste”, nous vivions encore dans un contexte de conversion de l’inquiétude des sociétés occidentales sur elles-mêmes. Pour ne plus se voir entachées d’emprises coloniales ou d’injustices sociales, elles préfèraient se vivre comme polluées, explosives ou cancérigènes. Mais ces derniers effrois ne semblaient pas encore avoir une consistance imaginaire propre : on se faisait d'autant plus peur avec des fins du monde, qu'on paraissait savoir que la fin dont il s'agissait était celle d'une surabondance, voire d'un gâchis, ou surtout celle de modes de domination politiques révolus.
C'est peut-être pourquoi, à la différence de la phase suivante où le scandale du sang contaminé aussi bien que celui de l’encéphalite spongiforme résultèrent largement d’aggravations liées à la technique industrielle (poolage du sang, nourrissage des bêtes avec des produits de l’équarrissage non assez chauffés, etc.), la conversion d’une inquiétude sur soi en inquiétude sur de choses dangereuses pouvait encore se rassurer d’une perspective de réglement technoscientifique.
“L'optimisme prométhéen” n'était pas encore atteint dans sa substance. En dehors d’une poignée d’anarcho-écologistes, on admettait assez facilement qu’à une mauvaise technique incontrôlée, induite en erreur par de mauvaises pratiques, pouvait s’opposer une bonne technique, sagement guidée par de bons scientifiques, des ingénieurs fiables et des administrateurs incorruptibles. Le candidat des écologistes français à la présidence de la république, l’ingénieur-agronome René Dumont, ne cessait ainsi en 1975 de proposer des alternatives raisonnables aux dérives irrationnelles du système. De nombreux critiques radicaux de la société (comme André Gorz) dialoguaient alors en se référant à des modes de planification où la technique occupait une place incontestée, même si on en rêvait une forme utopique "autonome" et plus proche des usagers.
Dans ces exemples de discours critiques, on n’est jamais très loin de ce qui forme l’essentiel des arguments des militants américains alors engagés directement dans la controverse technologique. C’est en effet au cours de cette même décennie que le monde du nucléaire civil, à peine émergé de son berceau militaire, se trouve pris à partie, de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur, dans une discussion serrée, d’où émerge une rénovation du concept de risque.

On oublie souvent que c’est avec la question de l’impossibilité d’assurer l’activité nucléaire civile au niveau de ses dangers réels, que commença la controverse qui devait conduire à la fabrication du concept de risque technologique . C’est pour démontrer sa maîtrise sur le plan scientifique que furent élaborées les grandes enquêtes statistiques sur la fiabilité de long terme des composants des centrales . Dans la même période, de vastes études transversales furent également menées pour estimer les conséquences sanitaires d’accidents nucléaires graves, puis celles de la simple irradiation quotidienne par des doses faibles .
La pratique militante de l’advocacy trouve alors son mode d’expression le plus glorieux, en participant à la création scientifique et technologique. Ce sont des sociétés d’ingénieurs, parfois -mais pas toujours politiquement engagées contre la guerre au Vietnam- qui construisent les cadres des procès. Les argumentaires des auditions publiques ou corporatives ne quittent pas le terrain de l’enjeu expérimental, même s’ils sont presque toujours portés par un enthousiasme “gauchiste”. C’est la fracture politique sous-jacente qui alimente encore la controverse, celle-ci se déployant pourtant sur son terrain propre. Par extension, les grands procès judiciaires sur l’utilisation des substances chimiques au Vietnam, seront également centrés par la polémique sur la nature de la démonstration scientifique. Point crucial de la période, la bataille autour de la nocivité des dioxines contenues dans l’agent Orange (défoliant épandu par l’Armée américaine sur les forêts du Vietnam) témoigne de l’énergie de conversion qui imprègne encore l’inquiétude de masse. Le point d’étiage est sans doute atteint avant le reflux, lorsque un juge américain arbitrant l’un de ces procès-monstre décide de contester lui-même les procédures scientifiques d’établissement de la vérité (des effets sanitaires de long terme de ce produit sur l’homme), en déclarant irrecevable telle méthode sous-estimant la représentativité statistique .
Cette attitude est alors nouvelle. Même si elle peut être seulement interprétée comme coup d’arrêt “réactionnaire” à la mise en cause de la campagne militaire américaine, elle amorce le recul de l’alliance inquiétude-science qui prévaut alors, et anticipe la réintégration de la “risquologie” dans la série des expertises mises en batterie fonctionnelle par la gestion. Mais à l’époque, nous n’en sommes pas encore là, et de loin.


2. L’inflation du concept de risque : du “majeur” au “global”.

En 1980, la thèse de Patrick Lagadec sur “le risque technologique majeur” introduisait dans la science politique française un concept récemment forgé aux Etats-unis, et venant prendre la relève de la vieille “sociologie des désastres” remontant à la deuxième guerre mondiale. Trois ans plus tard, le livre de Mary Douglas et d’AAron Wildavsky, “Risk and Culture” , faisait entrer la science politique et l’anthropologie culturelle dans l’arène agitée des débats sur le risque.
Tout tourne alors autour de la question -largement débattue dans la presse de l’époque- de savoir si l’on peut réduire le risque, et si une société de “risque zéro” est possible. C’est là une ligne argumentaire qui permet aux thèses libérales de repartir à l’assaut des sympathies, après des années de profil bas. C’est d’ailleurs précisément sur ce terrain qu’elles forgeront les ames argumentaires qui leur permettront de triompher jusqu’à la fin du millénaire.
La notion de “risque zéro” est alors utilisée à l’encontre de ceux qui dans les “sectes écologistes" s’opposent systématiquement à la société globale, leur négativisme atteignant selon les auteurs la capacité d’innovation, tout en désignant des objets fallacieux à l’inquiétude. La polémique désormais publique est nourrie d’apports nouveaux, comme ceux des colloques scientifiques où les biotechnologies se trouvent promues au centre des angoisses, en remplacement de la chimie ou du nucléaire. Bientôt, c’est tout le champ académique qui se trouve remué, “concerné” par une discussion déjà mise en forme autour du problème de la calculabilité.
Il est significatif qu’en 1984, lors du congrès annuel de l'association américaine de sociologie, son président, J.Short, intitulait son allocution inaugurale: «Social Fabric at Risk» («le tissu social exposé au risque») , et accordait une place importante aux aspects technologiques de ces risques. Il montrait comment la prévention des accidents ou des pollutions était devenu un élément important du fonctionnement social contemporain, de ce qu'en France François Ewald appelait, trois ans plus tard, «la société assurantielle» Ce vocable faisait écho, (dans la nébuleuse intellectuelle française autour de Michel Foucault) à ce que Robert Castel critiquait dès 1982 comme gestion des risques en évoquant ceux d’une autre limite inquiétante de la société : la folie, reconstruite comme inadaptation sociale.
Au cours des années quatre-vingts se sont ainsi multipliés, aussi bien dans le monde intellectuel que dans les médias, les discours incitant à parler en termes de risques de tous les dangers -mesurables ou repérables- qui jalonnent notre vie quotidienne au travail ou à la maison . Le risque demeure alors, qu’il soit implicite ou explicite, caché ou patent, le concept-clef de cette démarche, en ce qu’il véhicule avec lui l’idée d’une discussion possible sur des attitudes acceptables, et sur la base de résultats empiriques supposés tangibles.
Comme le plan des moyens techniques utilisés par beaucoup d'acteurs sociaux est celui qui cristallise le plus aisément le chiffrage statistique des situations accidentelles, le risque tend à se constituer comme la rencontre entre un facteur matériel ou technique (automobile, train ou avion dans le système de circulation, ustensiles domestiques, etc.) et un facteur "humain", à la fois cause résiduelle et victime de l'événement néfaste. On essaie d'attribuer à cette rencontre des valeurs de vraisemblance ou de probabilité d'occurrence, qu’on “leste” par ailleurs d’un poids de gravité subjective collectivement acceptée.
Selon que l'on peut ou non modéliser et chiffrer le risque a priori, on oscille entre une logique prévisionnelle (celle de l'ingénieur fiabiliste, par exemple) et celle de l'actuaire (qui modifie au coup par coup le montant des polices d'assurance). La première est une construction a posteriori, qui ne reconstruit pas toute la série d’événements analysés en fonction d’un nouvel accident (ce qui serait une statistique au sens strict), mais induit une fourchette d’acceptabilité de l’événement à l'intérieur d'une série artificielle et abstraite : 100 000 heures de vol, un million d'heures de fonctionnement d'un moteur, par exemple, ou tout autre nombre arrêté après coup et de façon arbitraire. Il ne s’agit pas pour autant d’une erreur ou d’une inconsistance, mais de la seule possibilité pratique pour appliquer au futur l’expérience provenant du passé : éliminer un type d’accident de valve sur le circuit secondaire d’une tranche nucléaire s’étant déjà produit trois fois en dix ans, par exemple.

Malgré cela, l’effet statistique voit sa validité limitée au mode de construction des séries qui est affecté par tout changement dans l’évolution du système considéré. La seule méthode probabiliste ne saurait donc suffire et il faut y adjoindre des techniques de repérage empirique ou "déterministe". Or le concept de risque ne relevant du calculable que s’il est strictement probabiliste la carrière du “risque technologique” s’est engagée sur un quiproquo, couvert par la discrétion professionnelle. A savoir qu’on a misé l’extension de tout un secteur d’expertise sur l’amalgame entre deux acceptions radicalement distinctes de la prévention : celle qui consiste à dénoncer des conjonctures suspectes à partir d'une intuition fondée sur l'expérience professionnelle, et celle qui tente de saisir abstraitement des ensembles homogènes d’éléments, supposés évoluer de façon identique dans le temps.
Qu'il s'agisse de prévision de maladies, ou de l'évaluation des effets des faibles doses de radiations sur la génération des cancers, ou encore de l'établissement de la dangerosité potentielle d'un parc de centrales nucléaires, la théorie des probabilités voulut pourtant forcer ses propres limites.
Certes, ce forçage fut dénoncé en son temps par des ingénieurs qui lui étaient opposés. Mais plus il y avait réaffirmation des apories et dénonciation des abus politico-pratiques de la théorie, et plus le pouvoir technique en vigueur s'en nourrissait pour impliquer les scientifiques et les ingénieurs dans des appareillages stratégiques et rhétoriques faisant l'impasse sur les incertitudes. Par exemple, le mot d'ordre donné par la hiérarchie des instances nucléaires pour produire un tableau de bord du niveau de risque du parc nucléaire national, se heurta aux objections de non consistance dûe à l'hétérogénéité des objets et à l'hypercomplexité des éléments et de leurs modes communs. Les paradoxes inhérents à la "fusion bayesienne" des diverses populations d'objets se posaient ici de façon incontournable au plan mathémathique, mais cela n'empêcha pas le projet de se reconstruire et de se développer sans cesse.
Par la suite, afin de se tenir au niveau de l’enjeu ainsi posé, les ingénieurs des grands systèmes ont fait preuve de virtuosité dans la mise au point de procédures complexes tentant d’articuler rationnellement l’analyse probabiliste des séries homogènes (valable finalement pour un petit nombre de types de composants extrêmement standardisés) et l’analyse déterministe par objets singuliers constitués, qualitativement, de leur propre histoire (la situation la plus banale).
Mais dans le même temps, la généralisation de la préoccupation du risque bien au delà de son berceau, intérieur à la controverse technique, a produit un écho beaucoup plus large. Elle a poussé à à institutionnaliser ce que l'on pourrait appeler une culture de l'inquiétude . Bientôt, le risque imputé à une firme de produits pharmaceutiques (dont les tests d'innocuité n’étaient pas satisfaisants) put aussi s'appliquer -bien qu'en un sens moins déterminé- à un média, dont la force de persuasion de masse pouvait présenter des dangers divers (dont celui de substituer à la communication entre acteurs la seule séduction publicitaire), aux consommateurs de voyages organisés contribuant à modifier l'écologie de vastes zones touristiques, aux créateurs de fichiers informatisés menaçant la vie privée, voire aux sociologues eux-mêmes lorsqu'ils interprêtaient unilatéralement des faits sociaux rendus convaincants par un appareil statistique pourtant éminennement arbitraire. A mesure que le risque incluait ainsi des menaces subjectives, des dangers imprécis, des intentions attribuées à autrui, etc., il recouvrait des univers de moins en moins comparables par la seule médiation du calcul (qu'il fût statistique ou déterministe) ou de la loi d'un marché de la réparation du dol. Du même coup, les agents professionnels vivant de la promotion du terme et des compétences de sa manipulation furent progressivement dépassés par une inflation incontrôlable de dérapages sémantiques.
Il faut toutefois conserver à l’esprit que les tenants d'une “risquologie” en cours d’institutionnalisation ont d’autant moins été capables d’assurer une police extensive du concept, que l’origine contestatrice de la polémique sur les risques incalculabes n’a jamais cessé d’occuper le coeur même de leur débat, notamment autour de la question nucléaire, bientôt prisonnière du contexte où de graves revers allaient frapper cette filière énergétique, avec les accidents surmédiatisés de Three Miles Island et de Tchernobyl.

3. L’érosion du risque face à d’autres métaphores.

On peut, de fait, marquer l’origine de la décrue de la terminologie du “risque technologique” avec Tchernobyl.
Il est intéressant de comprendre ce qui se joue là, dans un événement dont toute la portée sera donnée rétroactivement quelques années plus tard avec la chute du mur de Berlin, la destruction de l’URSS et le déclassement brutal (et surtout politique) de toutes les technologies développées à l’Est. Il semble en effet que le risque soit alors -et pour la première fois sur cette échelle- entraîné dans la destinée d’une démonologie.
La technologie nucléaire fut en effet associée à l’échec du projet communiste, et la critique rigoureuse des risques industriels, trop profondément engagée dans la profession faisant face aux rayonnements ionisants et à leur appréhension statistique, fut emportée dans la même liaison imaginaire . L’échec du socialisme réel, devenu échec des centrales nucléaires soviétiques se propagea sous la forme inattendue de la faillite des analyses probabilistes du danger !
Une étrange condensation se produisit , amalgamant l’Esprit du mal (la Russie rouge vue par Ronald Reagan, bien avant “l’axe du Mal” de Georges Bush jr), la mauvaise technologie, et le mode de contrôle interne de cette technologie. Ainsi, suggérait le média, la science du risque n'est-elle pas mensongère lorsque tel spécialiste de la haute autorité de sûreté affirme avec aplomb à la télévision que le nuage radioactif s'est arrêté aux frontières de France ? Le calcul du risque n’est-il pas faussé d’emblée, dès lors qu’à l’image même du compteur Geiger des ouvriers de Tchernobyl, bloqué sur un maximum de vingt REM, sa base de mesure ne peut rendre compte d’une catastrophe qui dépasse la graduation retenue ?
On se souvient en effet (en lisant les mémoires de l'ingénieur Jaurès Mevedev ) que l'héroïsme fatal des opérateurs se lançant dans le nettoyage des décombres fut associé à la croyance dans le fait que les radiations ne "pouvaient pas" dépasser la dose inscrite. Même le rapide bronzage témoignant de doses pulsieurs fois mortelles ne fut pas "vu" pour ce qu'il était.
Face à ce non-savoir du « combattant de base » sur sa mort certaine, on peut mentionner, inversement, la surestimation du nombre de morts à attendre, assignables à l'irradiation des régions environnantes : dans les deux cas, c'est tout l'effort pour prétendre encadrer l'événement adverse dans un cadre rationnel qui semble vain. Destin ironique pour le concept-clef d’une ingéniérie critique attachée à ses privilèges d'accès et de participation au débat scientifique.
En se fixant comme enjeu le calcul autour d’une physique de la statistique, elle-même principalement nourrie et mûrie de l’expérience des nucléaires civils et militaires, le risque a... pris un risque : celui d’être lié à l’obsolescence de sa technologie et de sa science de référence. En étant saisi dans le glacis des sémantiques du nucléaire, battu sur son propre terrain de prédilection, il n’a pas pu suivre assez rapidement les déplacements terminologiques libérés par les sciences du vivant, aussi bien que par la nouvelle physique du chaos, lancée aux Etats-Unis au seuil des années quatre-vingts . Ces dernières avancées invitaient en effet à faire place davantage aux inquiétudes exprimées en termes de menaces (donbt on ne sait d’où elles viennent, comment elles se propagent, ni leur gravité réelle).

La crise du « risque évaluable » ne fut pas seulement liée à la perte de confiance dans le nucléaire, associée à l’effondrement de l’idéal techno-socialiste. Un événement presque contemporain de Tchernobyl, l’explosion de la navette spatiale Challenger (à laquelle fait sinistrement écho celle de Colombia, en janvier 2003), pointa la limite de valeur des statistiques de fiabilité de composants. Dès lors que, les chiffres étant connus, ils n’empêchaient en rien l’hubris d’un ensemble d’organisations “rationnelles” engagées à fond dans une logique paradoxale d’exploit contrarié par la rigueur économique. Comment réaliser une prouesse scientifique et humaine spectaculaire avec le moins de fond possibles : tel semblait être en effet le raisonnement tenu alors par les membres de la conférence des fabriquants et des opérateurs de Challenger . Question qui, d’emblée, déclassait la problématique du risque, tout comme contribua à la déprécier l’attitude du pilote de l’Airbus A 310, lors de l’accident survenu non loin de Habsheim, au cours d’un vol de démonstration. Dans tous les cas, le “facteur humain” faisait retour sur la prévisibilité des composants matériels, manifestant l’irréductibilité du défi, de l’enthousiasme, et de la fascination de la mort.

Sur l'autre versant de la fragilité des systèmes -celui du dispositif matériel- le risque probabiliste tout comme le savoir-faire sur les dangers déterminables, connurent des coups d'arrêt : la thèse de l’universitaire américain Charles Perrow sur les "accidents systémiques" fut une démonstration remarquable, qui fit date, d'une limite théorique de la complexité, celle-ci étant pour ainsi dire traversée par des "modes communs" d'autant plus destructeurs qu'ils se manifestaient dans un montage sécuritaire plus sophistiqué. Il était pourtant évident, sur le plan d'une logique élémentaire, que plus se trouve multiplié le nombre de niveaux de sécurité pouvant, en cascade, rétroagir sur le processus dangereux, et plus ce dernier s'en trouve vulnérabilisé.

L’ensemble des concepts de la maîtrise technique fut finalement confronté à la présence d’une frontière à leur efficience, du fait de deux genres de difficultés : la limite intrinsèque de la calculabilité dans le diagnostic, et l'implication de la démarche scientifique dans l'aggravation du problème.
-La première tient à l’échec relatif des projets de calcul concernant des phénomènes catastrophiques apportés à l'étude experte, tels le trou dans la couche stratosphérique d'ozone, ou le changement climatique induit par les activités anthropiques. Après avoir soulevé l'enthousiasme et entraîné d’énormes mobilisations de fonds pour la recherche, la modélisation des phénomènes climatiques s’avéra problématique. Malgré le recours à des puissances de calcul phénoménales, es modèles de circulation générale du climat (CGM) ne tiennent toujours pas vraiment compte de l'albédo de la glace et de la neige, ni des retours de vapeur d'eau à la surface qui peuvent accélérer ou diminuer l'effet de serre, en impliquant d'autres mécanismes d'évaporation. Ces modèles étaient -et sont encore- ainsi qualifiés par leurs auteurs de "hautement incertains", tenus pour mathématiquement pertinents, mais “pas pour représenter la vérité”.
La vague de modélisation conduisit bien par la suite à une plus grande précision, mais elle finit alors par buter -peut-être définitivement ?- sur un paradoxe élémentaire : ou bien le modèle était toujours encore trop simple pour rendre compte d’effets d’attracteurs étranges très localisés (le fameux effet papillon) ou bien il devenait aussi complexe à interpréter que la réalité ! (C’est le problème majeur qui rend l’ordinateur quantique impossible à maîtriser dans ses potentialités).
Les vastes programmes d’études internationales du Global Change semblent aujourd’hui encore embourbés dans de “ridicules” obstacles mentaux ou « cognitifs » de ce type, et ne tiennent pas leurs promesses, allant au devant de remises de cause de leurs budgets, dans un contexte où la coupure est devenue un réflexe automatique de la pensée conservatrice.

La seconde difficulté concerne les effets de la science elle-même sur des événements naturels néfastes, comme les maladies.
Quant à l'implication de la science en tant que telle dans les dérives catastrophiques, elle réussit pendant longtemps à être minimisée, notamment grâce à la disjonction entre science de la découverte, et science du diagnostic, appelée expertise. Paradoxalement, ce sont les experts qui, les premiers, furent accusés de tous les maux, tandis qu'en arrière-plan, le chercheur demeurait indemme, pour l'essentiel, dans les mécanismes d'inculpation que les colloques commençaient à mettre en place.
Peu à peu, pourtant, le doute finit par s’emparer quant à la légitimité de la recherche elle-même. Rumeurs irrationnelles ou dangers spécifiés, de plus en plus d'éléments -réels ou imaginaires- se sont pour mettre en cause non seulement les faillites d'une technique insuffisante, mais encore les erreurs ou les comportements aventureux de la démarche de connaissance. La vaccination, cette merveilleuse découverte, n'est-elle pas le vecteur de la diffusion de maladies nouvelles, dont la carte -notamment en Afrique- recouvre presque exactement celle de la lutte contre la variole ? Le virus du SIDA n'aurait-il pas opéré son passage du singe à l'homme par l'intermédiaire d'animaleries de laboratoire (come le suggère une thèse du très sérieux historien de la maladie, Mirko Grmek ? ). Les manipulations géniques ayant lieu à l'Institut Pasteur n'auraient-elles pas été l'occasion de recombinaisons inattendues entre l'animal et l'homme, induisant des cancers rares, dont la cause ne fut jamais éclaircie ?
Plus généralement, n'est-ce pas une science directement mise au service d'objectifs militaires ou "terroristes" (le second ne se distinguant peut-être du premier que par la puissance des armées) qui ferait aujourd'hui planer sur les populations du monde des menaces ciblées, à côté desquelles l'arme nucléaire n'est qu'un jouet d'enfant ? De la "vache folle" au "savant fou », la distance fantasmatique n'est pas très grande, et si les médias n'osent pas encore sauter le pas (comme l’a révélé la discrétion sur l’auteur des lettres au charbon), c'est sans doute qu'ils ne veulent pas attaquer de front l'institution scientifique, ce pilier porteur de toute la modernité, cette "poule aux oeufs d'or" de toute notre prospérité actuelle et à venir.
Des doutes grandissants se font cependant jour quand à la valeur de cette fécondité prodigieuse. La mise à jour quotidienne de nouvelles molécules du vivant, le décryptage automatique des génomes ne fondent-ils pas, en eux-mêmes, des types de sciences qui, sans parler de la mercantilisation en profondeur de la nature qu'ils préparent, déforment l'ensemble des modes de recherche en direction de machines centralisées à bréveter le vivant ? Etudiants en science ou victimes du sida ou d'autres maladies, nombreux sont désormais les individus et les groupes qui peuvent s'en prendre aux protocoles scientifiques –contrôlés ou non par les groupes économiques- comme sources de trafics, mais aussi générateurs (par défaut d’orientaions fondamentales) de méconnaissance.
Si une élite anglo-saxonne de chercheurs sur le SIDA souhaita un temps réorienter l'ensemble des recherches autour de nouveaux paradigmes d'approche, c'est peut-être parce que la polarisation sur la synthèse de molécules stratégiques, concentrant l'essentiel des sommes énormes dérivées vers cette recherche, contribuait à empêcher, voire à interdire le long détour d'une compréhension de la vie cellulaire, à commencer par sa morphologie, trop immédiatement réduite à une électrochimie des composants moléculaires.

Encore ce type de critique continue-t-il d'innocenter, par contraste, une "vraie" recherche qui demeurerait possible en amont des consortiums science-industrie. Mais cet idéal, lui aussi, n’est-il pas en crise, du simple fait d’une déconnection radicale avec les objectifs de court ou de moyen terme que son soutien nécessitera probablement dans l’avenir, les paliers de complexité atteints exigeant de toutes autres échelles de temps et de dépense que celles maîtrisées jusqu’ici. Après tout, dira-t-on, est-il étonnant que le résultat de 4 milliards d’année d’évolution résiste quelque peu à la soif de savoir de trois ou quatre générations d’une espèce de primates parlants ?
Certains intellectuels comme Claude Henry n'ont pas hésité, depuis longtemps, à conclure le raisonnement sur la dénonciation de la science comme telle : la démarche galiléenne serait en soi prométhéenne, et, marquée dès l'origine, dans chacune de ses avancées, par un motif de conquête, de rendement et de pouvoir qui est le ressort caché des ravages successifs réalisés par la médiation technique. De telles accusations fondamentales n'ont pas nécessairement d'effets immédiats dans le public, , d'autant qu'elles semblent mettre en cause l'ensemble de nos modes de vie. Mais elles sont de plus en plus utilisables par des mouvances choisissant un objet de répulsion collective, ou par des forces sectaires ou religieuses. De fait, elles résonnent déjà (comme en témoignent de plus en plus fréquemment les débats politiques sur le clonage ou sur la bioéthique).

Certes, des tentatives de résistance, de parade, se sont manifestées face à l'explosion de l'incalculable et des erreurs de calcul. Tout un débat économique (dont Jean Paul Moatti a bien rendu compte en son temps) a, par exemple, tenté de rapporter le calcul de la vérité scientifique à celui des préférences sociales, par le biais, classique, de l'insertion des métaphores de l'échange marchand. Il s'agissait de réinsérer l'arbitraire humain dans le seul calcul qui puisse prévaloir sur celui de la vérité scientifique : celui de la valeur sociale quantifiée, utilitariste, en somme (au sens de Bentham). Mais, rapidement, cette variante des analyses du risque, a également approché ses propres limites conceptuelles aussi bien que pratiques. Une théorie trop puriste du marché, se heurtant au dilemme du prisonnier ou au "drame des communes" selon Hardin , ne peut en effet rendre compte, ni a fortiori aider à résoudre, des problèmes de risques planétaires, -mais aussi des dangers d'incendies de forêts -pourtant dûment privatisées - Un marché des nuisances et des pollutions peut certes avoir un impact régulateur, mais dans certaines limites du jeu liées aux réglementations et aux taxations de référence (qui conditionnent d'ailleurs l'existence d'un tel marché). Sans quoi, il perd son rôle stabilisateur. Or comment faire pour régler des problèmes dont la nuisance est très difficile à imputer, ou bien est imputable à des nations ou des groupes de nations entières et cela (comme pour le CO2) sur plus d'un siècle ? Ce qui s'opère au cours de cette expérience des apories du risque va au delà d'un simple retour à une visée répressive du "facteur humain" . Ou bien alors, il faudrait considérer la Chine (du charbon) ou les Etats-Unis (de la surconsommation énergétique) comme des cas particuliers de ce fameux facteur.

L’ambivalence de tout événement entre le calculable et le diffus, l'objectivable et le subjectif, l'imputable et l'inassignable, a révélé l'instabilité du rapport entre les sociétés modernes et leurs propres outils heuristiques traitant de périls matériels. Elle a montré aussi que jamais ne s'éteint la propension à déplacer aussitôt l'échec du calculable sur le plan symbolique, donnant au fait la figure d'une intention malveillante de certains acteurs vis-à-vis d'autres, et renouant ainsi avec les fonctions anciennes du tabou, du mal, et du sacré .
Notons que ce travail s'opère déjà sous les auspices du risque lorsque, pour obvier aux insuffisances du probabilisme, les instances traitant de la réparation des accidents tentent d'imposer aux acteurs industriels un raisonnement par recherche des causes : des batailles d'interprétation se déroulent alors après maints accidents de sites, où l'enjeu est de transformer une donnée factuelle en acte attribuable à un responsable : fabriquant de l'ordinateur de contrôle ou du composant ignifugé, directeur d'usine ou préparateur, opérateur intérimaire ou régisseur d'une entreprise extérieure, etc.
Plus largement, le risque comme fait matériel ou virtuel, tend à rencontrer sa négation ultime dans la figure de la menace : celle de l'intention malfaisante d'Autrui. Lorsque M.G.Boulouque, juge d'instruction en charge de nombreux dossiers de terrorisme (avant sa mort tragique) appelait à la formation d'un comité de surveillance du terrrorisme chargé d'étudier: “les risques que pose l'évolution technologique des méthodes d'action des organisations clandestines, notamment par l'utilisation des moyens informatiques” (Institut Français de Polémologie, 1989), il montrait qu'avec la mutation informatique dont dépend le stockage des informations, et donc la survie de toutes les grandes organisations, le chantage industriel était devenu plus une possibilité tangible que par le passé. Il remarquait que le pirate informatiquedispose d'une gamme de moyens allant de la fabrication de "virus" (demandant quelques compétences en programmation) à celle de petits générateurs de rayonnement électro-magnétique capables de détruire des centres entiers de données.
On retrouve cette amplification de la puissance individuelle dans maints autres domaines. Un missile sol-air capable de détruire un avion de ligne est transportable et manipulable par un enfant de dix ans. Arrêter un train exige seulement de disposer d'un flacon de lubrifiant au téflon. Une charnière d'attaché-case peut cacher un détonateur capable de reconnaître l'altitude et d'éviter au terroriste de se trouver dans l'avion au moment de l'explosion. Sans parler des échantillons de plutonium qui ont pu être jetés dans l'East River pour créer un chantage à la radio-activité, ou des exemplaires d'insectes, de parasites ou de bactéries pathogènes aisément transportables dans une poche, avant d'être libérés dans une région visée.
Toutes ces "facilités" décrites par les médias et la littérature policière exagèrent en général la puissance individuelle négative, telle qu'elle se matérialise de façon beaucoup plus banale dans la capacité à induire des accidents de voiture ou à générer dans les grandes cités améric

Samedi 12 Août 2006 - 17:26
Jeudi 7 Septembre 2006 - 10:55
Denis Duclos
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