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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


Vérités cruelles sans solution, fictions temporairement salvatrices



La vérité a surtout à voir avec la liberté et avec la folie, au sens précis où vous êtes vraiment fou … si vous prenez la liberté de dire la vérité, surtout publiquement. Le plus étrange est que ce même état de folie relative au jugement d’autrui est aussi celui qui vous empêche de la penser et de la dire, cette vérité, et vous emporte dans un tourbillon de balbutiements finalement inconsistants.
La vraie vérité, celle pour laquelle on vous fait taire (le « on » social vraiment indéfini) -et pas son petit simulacre se manifestant dans tous les conflits d’intérêts par ce que vous prétendez cacher à votre ennemi-, la vraie vérité, donc, c’est que la culture rend notre nature incontrôlable, et notamment par l’excès de contrôle que certains veulent exercer collectivement sur tous les autres.
Et comme nous ne connaissons que la culture pour tenter de limiter les excès de notre culture, dès lors, il n’existe aucune solution définitive à notre malaise, sinon dans la mort, et surtout dans le suicide collectif qui dénoue certains nœuds ou complexes construits par la civilisation.
Cette vérité, que j’oserai dire absolue, ne donne d’espoir que dans les aléas, les failles, les recoins, les volte-face d’une course-poursuite entre les passions humaines, effets de la culture sur la nature. Et encore faut-il que ces failles nous saisissent réellement au moins pour un temps, avant que nous ne les intégrions à leur tour dans le « réel » bien régulé de nos semblants.

Car il existe, bien sûr, une nature humaine, que certaine culture veut nier en vain, et qu’une autre, se prétendant inverse, veut hypostasier, également en vain.
La nature humaine existe, mais ne se laisse guère cerner ni préciser. Il le faut néanmoins, si nous souhaitons savoir où la culture se branche sur elle pour la faire dériver vers toujours plus de tragédie.

Aujourd’hui, et pratiquement depuis l’âge des lumières (qui ont été aussi celles du voyage circumterrestre, du commerce triangulaire et du premier bond de la technoscience appuyé sur la concentration d’argent), il existe une idéologie dominante, telle un plafond de nuages sur toute la terre humaine, et qui est non pas tant celle du « progrès », que de la « solution » (Ce qui semble avoir été repéré simultanément par Evgeny Morozov, que nous n’avions pas lu lors de l’écriture de ce texte).

On peut affirmer qu’à partir de la cohorte de savants et de philosophes qui ont éclos autour et après le déploiement des capacités techniques et financières des Lumières, on établit et on renforce constamment avec succès un voile général de la vérité, tissé à plusieurs voix.
Ce voile, de plus en plus solide, solidaire et épais, concerne la conviction que l’on peut changer pour le mieux ou le pire la nature humaine, impliquant d’ailleurs par là que celle-ci - mauvaise (pour Hobbes) ou bonne (pour Rousseau)-, peut être modifiée par « l’état sociétal », lui-même effet d’une intention d’opération générale considérée possible.

L’idéal sociologique est l’un des avatars de cette conviction, dont néanmoins le plus constant et le plus efficace a été ce qu’on appelle « l’économie ». La différence entre ces deux idéaux est fort ténue : la sociologie croit dans la politique des groupes ; l’économie croit que celle-ci ne trouve de solution équilibrée que dans la machine automatique du marché. C’est pourquoi l’ennemie de Von Hayek, le théoricien le plus puriste du marché, est finalement la sociologie justifiant les solutions issues du débat public et incarnées dans l’Etat répartiteur et réparateur. Mais il est aujourd’hui flagrant que l’idéal « automatiste » se fait autant d’illusions sur la « solution » que l’idéal social ou sociologique. Ce sont deux variantes de la même métaphore régulatrice, l’une insistant sur l’automatisation matérielle des règles, et l’autre sur leur énoncé politico-juridique.

La capacité d’une classe de s’organiser comme classe dominant complètement les grands moyens de production et d’échange n’est ici pas en cause. Cela fait longtemps qu’elle le peut et le réalise : ainsi de la classe latifondiaire, ce grand monstre gobeur de rente, et principale bénéficiaire de l’ordre esclavagiste à différentes époques, y compris dans ses déguisements actuels en Amérique latine, en Inde, voire en Chine sous la forme de la dictature du Parti unique comme gestionnaire collectif de l’immense main d’œuvre paysanne pauvre.
Ainsi, encore, de la classe capitaliste proprement dite, centrée par le nœud entre l’argent accumulé dans le secteur financier et l’innovation technologique créée aux franges de la recherche, de l’entreprise et de la distribution de masse.

Cette classe s’est renouvelée depuis Marx -tout en gardant ses caractères principaux-, et elle se déploie surtout à partir d’un centre de gravité pulsionnel toujours actif, au cœur de la galaxie anglo-américaine, caractérisée par un esprit d’aventure et d’enthousiasme « technochrématistique » qui ne s’est pas encore démenti. Max Weber avait pu débusquer quelques causes de cette spécificité culturelle, notamment dans le protestantisme calviniste toujours vivant dans cette aire (et dans ses prolongements impériaux quasi-universels).

L’esprit de « solution » a toujours caractérisé cette classe et son aire culturelle, impliquant par là une synthèse organique rationnelle, quasi-militaire, entre la société, l’argent, et la technologie de pointe. Il s’agit là d’une « formule » (on pourrait presque dire d’un algorithme) qui a fait ses preuves dans la lutte pour la vie et surtout pour la domination au cours des trois cent dernières années. Cependant, nous pouvons prévoir son échec inévitable : son élan est fondé sur une croyance parfaitement irréaliste au fond, bien qu’elle ait pu mobiliser les diverses ressources nécessaires à son autoréalisation pendant des périodes non négligeables jusqu’ici (bien que courtes à l’échelle de l’histoire).

L’échec de cette fiction peut, néanmoins, prendre deux formes diamétralement opposées : ou bien la machine qu’elle a montée au niveau mondial se casse, (ce qui est la destinée finale de toute machine) et le risque est de retourner à un état antécédent, que d’aucuns ont pu appeler « barbarie ». Ou bien encore elle se met à fonctionner indépendamment de son substrat humain, dans une robotisation toujours plus poussée. Dans les deux cas, nous perdons le contrôle, soit qu’il n’existe plus, soit qu’il s’exerce sur nous en nous conduisant à l’état d’auxiliaires de l’énoncé mécanisé. Cette perspective a été sérieusement envisagée par plusieurs milliardaires américains, comme une menace tout-à-fait réelle.

Qu’en est-il raisonnablement ?

La croyance -ou religion- technochrématistique consiste à penser que la justice entre les hommes -et notamment l’égalité des chances entre eux qui permet l’équité- est rendue possible par une augmentation de la puissance globale de l’humanité sur la nature, car la répartition des fruits supplémentaires satisfait à la fois les faibles et les forts, les pauvres et les riches, les premiers car ils accèdent à une aisance de vie inenvisageable auparavant, et les seconds parce qu’ils peuvent disposer de pouvoirs et de moyens encore plus importants que par le passé.
On a pu critiquer le caractère irréaliste sur le long terme de cet idéal de « croissance » (accroissement de la puissance), et on a eu raison, bien entendu. Mais cette critique ne suffit pas, loin de là, ne serait-ce que parce qu’elle reste prisonnière d’un attendu concernant la croissance comme « solution » même temporaire à la difficulté propre d’une nature humaine passionnée, turbulente, incontrôlable.

C’est sans doute sur ce point que les coutures de l’idéologie couvrant la planète semblent le moins visibles, alors qu’elles sont, pour qui sait regarder, presque grossières. En vérité (c’est l’expression qui convient ici), l’idée d’une énergie humaine irrépressible « par nature » dès lors qu’elle disposerait de moyens à la hauteur de son élan est profondément fallacieuse. Ce qui ne veut pas dire que son inverse serait vrai : la théorie d’un penchant natif à l’ataraxie, à l’indifférence favorable à la stabilité, d’une propension à l’équilibre et à l’harmonie lorsque s'en présentent les « conditions de félicité », serait -tout autant- parfaitement fausse.

C’est là que nous revenons au problème crucial de délinéer assez précisément les domaines de la nature et de la culture, et d’analyser leurs interférences, leurs effets de composition ou d’entraînement, d’emportement mutuel.

Marx philosophe, bien envisagé comme tel par Olivier Clain, avait compris qu’il n’existe aucune fatalité économique en soi (surtout fondée dans de supposés instincts), et que celle-ci reflète plutôt une justification « en valeur » de la dominance, ce que Bourdieu euphémisera plus tard avec son principe de « distinction ». C’est là le cœur du problème anthropologique dans tous ses avatars passés ou actuels, spécialement dans les sociétés historiques.

Ce qui est arrivé avec le régime des castes védiques -leur verticalisation sociale en termes de commensurabilité des valeurs- arrive en permanence dans toutes les sociétés humaines, sauf, ou un peu moins, dans les petites sociétés « non historiales » qui résistent, par une sorte de cristallinité virale ou de « sporulativité » bactérienne, à toute domination durable ou irréversible. En dehors de ces cas particuliers -souvent déjà disparus-, les sociétés -féodales, impériales, capitalistes, socialistes, etc…- tendent pour la plupart à s’organiser à partir de valeurs constituables et accaparables par des dominants.

Autrement dit, la vérité la plus sèche est celle-ci : ce que cherche le capitalisme (ou mieux la technochrématistique qui en est la réalité complète), ce n’est pas le profit en soi : c’est la domination d’une masse de « loosers » par une poignée de « winners ». C’est l’écrasement d’autrui dans le jeu économique qui est censé prouver l’existence accomplie des vrais sujets.

Cette volonté presque irrévocable, récurrente, invincible, impénitente, ne relève que très marginalement du caractère agressif ou prédateur du primate humain, bien qu’elle fasse entrer ce caractère dans une résonance toujours plus amplifiée. Elle est un effet secondaire de la tombée de cette espèce (la nôtre !) dans le phénomène de la parole, lequel institue le sujet comme libre participant, comme auteur obligatoire, comme « être ». Car cet « être » ne peut l’être, justement, qu’entièrement ou pas du tout, catégorie absolue créée par la parole en tant qu’elle doit avoir une source et un objet, et qu’on ne peut être l’un et l’autre à la fois.

L’un des aspects les plus terribles de ce fait culturel coextensif à l’humanité, c’est que le grand nombre de ceux qui sont dépossédés par la minorité des maîtres de leur être souverain préfèrent de loin rester leurs assujettis, car alors, même en position masochiste, passive et dominée, ils conservent une relation intime avec l’idéal de la domination sans laquelle ils auraient l’impression d’être réduits à l’insignifiance. Plutôt, donc être valets ou esclaves, gorets consommateurs ou bourricots laborieux plutôt que d’abandonner ne serait-ce qu’un instant le culte de la domination.

Ne croyons pas que le goût du confort et de la sécurité minimale suffise à expliquer la servilité, l’esclavage volontaires : lorsque La Boétie s’étonne, il a raison. Mais l’explication n’est pas si lointaine ni compliquée. La masse des gens préfère être une masse, parce que celle-ci implique justement toujours une élite de dirigeants à laquelle on peut s’identifier par défaut, en rêve, fût-ce par autodénigrement et auto-écrasement. Freud en a esquissé le mécanisme dans sa théorie du lien de masse. Celle-ci demeure valable, bien qu’elle mérite quelques précisions et mises en perspective.

Ce phénomène proprement « massif » n’exclut pas les révoltes ni les régimes plus équitables, mais les forces combinées du sadisme élitaire et du masochisme de masse finissent le plus souvent par l’emporter, au jour le jour et au long cours. Et c’est encore et toujours le problème du capitalisme le plus innovant qui ne vise le profit que parce qu’en fin de compte, il assurerait à certains une position altière, au dessus du reste du monde, et convaincue de cette différence d’altitude par la comparabilité exacte qu’assure le détournement massif de ressources précisément quantifiables. L’enrichissement éhonté des lieux privilégiés du capitalisme « cognitif » en est l’actuelle démonstration. Les jeunes silicone-bobos sympathiques et décontractés qui accaparent en ce moment de gigantesques « levées » de capital mondial sont les tyrans de demain et les tueurs de masse d’après-demain. Ce n’est pas un hasard si la révolte incohérente et criminelle des banlieues -sous couvert ou non de radicalisme religieux- a si bien su viser leurs sanctuaires de » liberté ». Car cette liberté, dont on proteste du droit en société démocratique, devient de plus en plus le signe même d’une souveraineté à laquelle une vaste majorité n’a tout simplement plus accès. Le signe de l’être, seulement opposable au non-être de la condition prolétaire généralisée.

La question n’est en réalité, plus exactement celle de Marx -à savoir de comprendre comment une évolution technique, celui du rapport capital fixe-travail vivant, va étouffer, éteindre, le processus même d’accaparement et de détournement qui fonde la raison d’être du capitaliste. Certes, Marx en a été à l’avance le meilleur analyste et le descripteur le plus incisif. Le problème, qu’il n’a pas voulu entrevoir, peut-être parce que cela impliquait de son point de vue un pessimisme radical, c’est plutôt de prévoir ce qui va se passer, ce qui se passe déjà, quand la réduction du capitalisme au prélèvement fantômatique d’une multitude de micro-rentes (sur vos données personnelles, sur votre créativité gratuite, sur vos sièges de voiture, sur le lit de votre chambre d’ami, etc.) va déboucher inéluctablement et irréversiblement sur un assêchement du profit. Quand le capitalisme en est réduit à vous faire les poches en douce comme une horde de petits traders-bohémiens, le référentiel d’une majestueuse domination est bien mal en point ! Et la théorie de la valeur aussi !

Marx a bien décrit, et avec une extraordinaire capacité prédictrice, le mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit : il l’a aussi expliqué en fin de compte, par la réduction des possibilités pour le capitaliste de s’emparer d’une quantité relative suffisante de travail productif non payé.

Mais il a envisagé la fin du capitalisme comme le point où la masse de capital accumulé ne pourrait plus du tout se valoriser en faisant tomber dans le salariat exploité une quantité et une qualité suffisantes de gens obligés de se vendre pour vivre. Il n’a pas pu prédire que la productivité augmenterait géométriquement du fait de la rationalisation informatique des machines, faisant littéralement disparaître le travail, en même temps que la masse mondialisée des capitaux levés sur un accroissement virtuel de la sphère économique augmenterait également de façon intensément accélérée. C’est la conjonction de ces phénomènes à l’échelle mondialisée dont Marx n’a pas pu pressentir l’explosion planétaire soudaine -après les démarrages chaotiques, réversibles, tragiques, dont le XXe siècle a été porteur-. C’est pourquoi il n’a pu non plus entrevoir, dans le brouillard de l’avenir, la mutation massive du capitalisme vers le prélèvement d’un flux gigantesque de micro-rentes (le capitalisme des « plateformes »). Autrement dit : la finalisation dudit capitalisme non par la livraison clefs en main au prolétariat d’un appareil de production en marche (selon le modèle industriel classique), mais bien au contraire par une métamorphose du monde en gigantesque cancer de parasitismes mutuels !

La nuance est de taille : autant dans la perspective marxiste, la crise terminale du capitalisme pouvait conduire, par socialisations successives, à l’antichambre d’un communisme universel, autant, dans l’histoire effective, nous devenons tous virtuellement et potentiellement les auto-entrepreneurs de la guerre de tous contre tous, vendant non plus notre force de travail, mais de petits fragments de nos situations, de nos savoirs, de nos affects, nous consolidant de plus en plus comme individualistes forcenés, ne socialisant entre eux que les rumeurs jalouses au café bobo de la métropole mondiale.

Or, cette évolution vers un capitalisme de larcin occulte, fantomatique, comporte deux traits pathologiques complémentaires :

1) il n’embraye plus sur une capacité de domination par la mise au travail d’une « classe » inférieure, mais plutôt sur la désorientation brownienne maintenue d’une masse liquide et indistincte, tissée comme le dit T. Négri de « singularités ». Ce faisant, il ne génère plus une comparaison sociétale ordonnée, et détruit sa propre construction de la plus-value. La confluence des mini-rapines multipliées (comme dans le type canonique et toujours à explorer des « subprimes » et de leur traitement algorithmique absurde, bien analysé par Jorion) ne produit aucun état sociétal cohérent où la domination puisse s’afficher comme valeur pour tous.

2) Mais d’autre part, ce qui pourrait apparaître comme une « démocratisation » du capitalisme ne rend pas pour autant les gens meilleurs et plus avides d’humanisme œcuménique et égalitaire. Il se produit plutôt une sorte de fragmentation, de pulvérisation du fait de société, les « réseaux sociaux » devenant bien plutôt des plateformes d’une guerre de chacun contre chacun, sous le miroir infiniment réfracté et démultiplié des données personnelles mises en publicité.

Ce phénomène est en soi une curiosité anthropologique : rares sont les sociétés qui ont péri en poussant leurs membres à se regarder le nombril, comme des Narcisses multipliés par un immense miroir collectif ! L’inquiétude sur les « selfie » a beau porter sur un aspect mineur de ce phénomène, elle n’en touche pas moins une résonance révélatrice.

Ces constats, ne nous le cachons pas, entraînent de la part d’un observateur épris de vérité -et non de bonne conscience moraliste et idéalisante- la reconnaissance d’une réalité paradoxale : ils semblent nous confronter à l’idée étrange, contre-intuitive, selon laquelle nous autres, humains contemporains de cette désagrégation, cette décomposition du monde par le capitalisme terminal, devrions reprendre le flambeau de la quête d’une domination ordonnée ! Comme s’il nous incombait de nous remettre en accord avec la « nature humaine » telle que changée par la culture dans le sens d’un désir indestructible de hiérarchisation, d’inégalité, de souveraineté et d’assujettissement, de soumission et d’autorité.

Le défi de ce dévoilement ne peut être éludé. Nous devons y répondre. Nous devons trouver une issue aux dilemmes qu’il soulève, et cela sans le nier, le réprimer, sans l’estomper ou le sous-estimer.
Nous savons que, de toute façon, si nous tentions de ruser avec ce fait humain fondamental, il nous reviendrait à la tête, en boomerang monstrueux, ne serait-ce qu’en changeant subrepticement l’idéal humaniste et égalitaire en pouvoir bureaucratique littéralement étouffant.

Encore faut-il ne pas nous tromper de cible quant à la localisation du fait de culture essentiel à mettre en cause : car, encore une fois, la domination amplifiée, ce trait si massif, n’est qu’une dérivée, qu’un trait secondaire du fait le plus crucial : le paradoxe de toute situation de parole, entre l’obligatoire participation à la conversation sociale et son inévitable présupposé de subjectivité souveraine (sans laquelle notre parole n’aurait aucune valeur).

La solution du mystère insoluble du nœud nature/culture se situe donc en amont du déploiement de la solution par la domination ! Si elle existe, elle ne peut être qu’un dénouement de la parole prise entre liberté du sujet et soumission du même à la loi de la participation à cette liberté, pour ainsi dire « obligatoire ».

Facile à dire ! remarquera-t-on. Ce nœud gordien semble réellement insécable, puisque dès que nous tentons de le faire, notre tranchant est dévié automatiquement soit du côté de l’être, soit du côté du non-être, soit encore des deux côtés à la fois dans un analogon étonnant du phénomène quantique ! Nous cherchons tous à quitter l’inconfort radical du paradoxe parolier tout en continuant à parler, de sorte que, dans les situations créées par la multitude, la domination est une pente aisée, encore facilitée par la commensurabilité, elle-même déchaînée par la numération infinie permise par le zéro de position. Elle consiste à séparer l’être (ou le sujet souverain) du non être (ou la condition de soumission intégrale à l’ordre), puis à réserver le premier à une élite et la seconde à la masse, les deux se liant par la force presque irrésistible d’une érotique du sadomasochisme.

Or, la situation présente, dans la confrontation pénible que la mondialité approfondie nous réserve, nous force littéralement à reconnaître que nous ne sommes pas voués inéluctablement à cette dérive, même dans le grand nombre : nous percevons enfin, sous la férule cruelle des faits, que nous pouvons supporter plus longtemps la situation du paradoxe primordial et consubstantiel de l’Humain, ou plutôt que nous pouvons stoïquement demeurer, grâce à des fictions adéquates, dans son voisinage, sans dériver immédiatement vers le culte de la maîtrise d’autrui (via la technologie et l’argent). Ainsi, pouvons-nous nous envisager ensemble comme divisés chacun entre deux pôles de notre réalité psychique (instituée comme telle par la parole), tels que l’un représente notre aspect sociétal, notre inévitable adhésion au plus grand groupe, tandis que l’autre représente au contraire son pur antagonique, la nécessaire liberté de choix fondée sur la consistance de nos relations spontanées entre individus ou groupes biologiques.

En plaçant ces deux pôles sur un plan d’absolue égalité en droit et en fait (en nous interdisant toute dérive vers une logique métonymique d’inclusion du premier par le second), nous sommes amenés à constituer un champ politico-juridique dans lequel s’opposent deux principes infrangibles : l’autonomie et la communauté.

Il est inutile, au vu de nos découvertes quant à la nature de l’acte de parole qui nous subjectivise, de tenter de ruser avec cet antagonisme structural : non, la communauté ne produit pas l’autonomie, et l’autonomie ne constitue pas de commune ! L’autonomie se décline depuis le pur individu singulier qui forme son centre de gravité, jusqu’aux groupes d’échelle variée qui l’entourent, à l’exclusion du plus grand, et ceci par ondes concentriques d’énergie décroissante. Il ne s’agit ici en aucun cas de religiosité new age ou d’autre hallucination de la même herbe : le mot « énergie » signifie simplement que la force du thème de l’autonomie par rapport à celle de la communauté décroît à mesure qu’on s’éloigne du premier -centré par la singularité- et qu’on se rapproche de l’universalité (c’est-à-dire de l’essence de la communauté).

Il est donc possible, toujours dans le registre d’une fiction relativiste et adaptable, d’accepter une échelle de proportions impliquant le rapport autonomie-communauté, telle, par exemple, que l’individu, puis le groupe familier, puis l’enveloppe vicinale, la nation, etc., disposent de niveaux d’autonomie décroissants de sorte qu’en sens inverse, plus on se rapproche du pôle personnel, et plus l’autonomie garantie, absolument infrangible par soi ou autrui, soit importante. A l’autre extrémité de ce dualisme, on obtient une interdépendance communautaire absolue, qui impliquera, à l’évidence, une contribution-plancher non contestable. Cet « impôt » redéfini par rapport à la totalité des Humains, pourra être prélevé en nature (par un bénévolat, par exemple, comme Wikipédia ou … le monde diplomatique !), mais il ne saurait être assimilé aux vols de rente et de créativité auxquels procède aujourd’hui le capitalisme « fantômatique » en fin de vie (en forçant par exemple chaque humain à « accepter les cookies » et l’espionnage de ses données personnelles).

Cette division de chaque participant entre son autonomie et son interdépendance peut être nommée principe de dualité intrinsèque. En tant que droit de l’Homme, il « remplace » pour ainsi dire le principe de propriété (qui lui serait à tout le moins subordonné), et à l’avantage de tous les sujets, car il ne peut plus se désagréger au fil des héritages ou des rachats par des puissances aliénatrices supérieures. Désormais, la liberté -déjà formellement garantie par la déclaration universelle des droits de l’Homme- sera ancrée concrètement dans une territorialité précise, qu’il reste évidemment à négocier et à dessiner.

Dans cette fiction protectrice (élaborable pour un temps), on peut imaginer par exemple que le pur communisme s’applique à ce qui est aujourd’hui du ressort des grandes plateformes universelles, qui se nomment d’ailleurs déjà « communautés » par abus de langage. Tandis que l’individu devrait assumer de son côté un degré d’autonomie matérielle (et non pas seulement idéologique) identifiable, par exemple, à un pourcentage d’activité personnelle permettant de satisfaire directement -et sans l’aide d’autrui- une portion non réductible de ses besoins vitaux. Ce qui implique évidemment l’accès individuel aux moyens naturels de la survie : eau, lumière, jardinage, petit élevage, terrain et matériaux pour le logement, etc. Cet accès peut évidemment être le résultat d’un partage ou d’un usage de Communs, mais il doit pouvoir toujours être « calculable » comme tel.

Par ailleurs, l’individu soutenu par sa propre « garantie » minimale d’autonomie ne serait pas seul : il serait entouré par une succession de mondes également -bien que de façon décroissante en extension- assurés d’une proportion d’indépendance alimentaire et d’habitat, ainsi qu’en production de moyens de la produire. Par exemple, on peut retrouver ici une revendication écologiste quant à l’obligation de limiter certains marchés à l’approvisionnement local ou jusqu’à une distance conventionnelle. (Plus de pommes venant d’Australie dans une région de bocage français !, etc..).

C’est l’occasion de rappeler que pratiquement tout ce que nous préconisons existe déjà d’une façon ou d’une autre, mais sans que soit encore constitué le cadre qui leur donne un sens global. Ce sens -puisqu’il est indispensable aux Humains, bien qu’il comporte toujours bien des dangers- est nécessaire à instituer ensemble, car il est toujours préférable soit à l’insignifiance détruisant la subjectivité, soit à la dérive dominatrice qui s’impose comme « excès de sens ».

Sans entrer ici dans le détail de cette protopie (elle n’est pas utopique car elle est… vraiment devant nous), nous pouvons encore affirmer que le principe dualiste fondamental, qui nous ramène au plus près de notre « faille » psychique anthropologique, ne sera pas le seul à fonder la société-monde supportable : il lui faudra être situé dans une conversation. En effet, dans tout processus de parole, nous ne rencontrons jamais le principe autonomie/communauté (ou encore sa forme subjective absolue liberté souveraine/adhésion contrainte) dans une confrontation pure, définitive et intangible. Bien au contraire, ce principe radical ne s’exprime que dans un flux continuel d’échanges de paroles qui, pour ainsi dire, en démontrent l’existence concrète permanente.

Ce flux est aujourd’hui représenté par une fiction assez absurde, et pourtant efficiente, qui fait passer l’échange intersubjectif pour un échange de marchandises, et ce dernier pour une économie mécanique. En réalité, ce flux lui-même se divise en deux grandes branches positionnelles, selon que sa source se situe dans la totalité sociétale (le principe communautaire), ou dans la spontanéité familière (le principe « d’autonomie »). Il existe en effet, en permanence, sur le front même de l’opposition radicale entre les deux pôles, une lutte d’influences croisées entre les tenants, les champions ou les ambassadeurs de ceux-ci.

Certains parlent pour le Sociétal, et d’autres pour le Familier. Or ces paroles sont engagées dans des registres de discours bien reconnaissables et situables notamment dans leurs effets : dans le premier registre, celui où l’on tente de « séduire » ou d’affecter l’interlocuteur par une entreprise de conviction ou de sentiment, l’effet est une croyance qui prétend l’emporter sur le champ politique général par la victoire d’une passion. Dans le second registre, c’est la matérialité naturelle (obtenue par la technicité) ou la loi sociale qui cherchent à l’emporter en induisant de la contrainte acceptée. Il s’agit bien de deux discours opposés dont l’équilibre est également important à maintenir, car la victoire d’un camp sur l’autre conduirait inéluctablement à une destruction du principe dualiste dans l’emportement. Or nous sommes désormais avertis (et notamment par Hegel), que l’histoire de la parole tend à subir, (telle une sorte de force de Coriolis) l’influence prédominante de la « rationalité », et donc de l’arraisonnement quantophrénique et technophile, ne serait-ce que parce qu’il permet de croire accumuler de la puissance de manière vérifiable là où l’autre discours, celui de la conviction et du sentiment, conserve un besoin d’ineffabilité qui nous laisse perplexes et indécis.

Par ailleurs, la quantophrénie, avec son effet magique de rangement des êtres par catégories d’avoirs, finit par obtenir une onde de sentiment encore plus puissante : nous y sommes tous de petits soldats robotisés et hygiénisés dans le ventre de la grande matrix universelle. L’autre discours, plus mystique et hystérique, provoque des rencontres dérangeantes, lesquelles ne se calment vraiment que par l’arrangement des créativités sous égide du marché de l’art et de sa dérive technophile.

En bref, restaurer l’équilibre des deux orientations médiatrices au service des deux principes les plus opposés de notre psychisme culturellement organisé -le Sociétal obligatoire et le « Libre » familier- est une nécessité, puisque l’équilibre même de ces deux principes dépend de l’évolution des pratiques conversationnelles constantes entre eux. Il s’agit de veiller à ce que la parité des valeurs attribuées conventionnellement à la Communitas (l’Universitas) et à la Singularitas ne soit pas progressivement déstabilisée par cette inéluctable force de Coriolis qui affecte ordinairement, en situation de grands nombres, le mouvement d’échappée au paradoxe constitutif de notre subjectivité de parlêtres : à savoir la dérive vers la dialectique pathologique de la domination.

Cela implique, par exemple, de constituer le champ politique mondial de telle façon que soient sacralisés, au-delà et en deçà de tout arbitrage momentané, de toute variation qui déplacerait à leur propos majorité et minorité d’opinion, les positionalités du « Sentiment » et de la « Règle ». Ceci pourrait se concrétiser, dans notre protopie, par l’instauration de domaines infrangibles et intangibles, intermédiaires entre les deux grands territoires du Tout (le Sociétal) et du Singulier (le Familier). Ce pourrait être, pour le premier, quelque chose ressemblant à une diaspora de hauts-lieux de culture (transfigurant les actuels « campus » et autres centres culturels), et pour le second, une « réseaugraphie » de lignes de production, de stockage et de transport. Ces bases matérielles seraient aussi et surtout les lieux de résidence de « peuples » soutenant ces façons d’agir et d’être, jamais réductibles à de « fonctions ».

Notons que c’est aujourd’hui bien plus le cas que l’on ne pourrait le croire, puisque d’une part les lieux de culture sont lourdement subventionnés dans une logique qui va toujours au-delà de l’utilitarisme, et que d’autre part, les investissements dans des projets d’innovation technoscientifique sont toujours également en partie à fond perdu, même si les « joueurs » se figurent qu’ils peuvent y gagner à terme. Là encore, c’est moins la réalité qui se trouve révolutionnée, qu’une vérité nouvelle venant les transfigurer ou les transposer dans un sens différent. Ce sens, tout aussi fictionnel qu’un autre et notamment que celui de la « valeur », peut sembler salvateur au moins temporairement, du seul fait qu’il nous rapproche -courageusement ?- de la difficulté propre à notre condition de parleurs : saisis dans l’opposition la plus intime entre liberté et contrainte, bouclée par la contrainte la plus impossible :celle d’être libres !

A moins, évidemment, que notre espèce se voue à échapper définitivement au moment historique de la parole (soixante dix mille ans environ selon plusieurs hypothèses scientifiques sérieuses), soit en régressant à l’animalité muette, soit en progressant vers la robotalité également non parlante, comme nous l’indique la réponse invariable de l’oracle nommé « test de Türing » : la voix du robot a beau se faire toujours plus fluide et enjôleuse, nous savons toujours immédiatement que ce n’est que de la machine. Ne serait-ce que parce qu’elle ne nous écoute que pour ce qui lui est prescrit par le programmeur. Il lui manque donc radicalement la liberté d’auteur.

Il ne nous reste, pour accepter la perspective d’un paradoxe humain assumé sans dérive vers la solution par domination, qu’à limiter en nous le rêve de l’ingénieur fou, qui n’est au fond, que celui de l’enfant qui fantasme de le rester : « infans » (non parlant).

Denis Duclos.


Samedi 13 Février 2016 - 09:17
Dimanche 14 Février 2016 - 13:15
Denis Duclos
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CRISE DU CAPITALISME ET CONSOLIDATION DU SYSTEME-MONDE


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