Cette orientation a des effets heuristiques immédiats : par exemple une sociologie réellement "syndémologique", se consacrant seulement l'étude des "totalités" peut découvrir que les grandes guerres du XXe siècle furent en réalité une seule grande guerre civile européenne. Ce n'est pas seulement dans l'après-coup que cet objet "unique" apparaît : l'Europe comme champ culturel global, mais c'est une hypothèse au moins aussi réaliste que les hypothèses soutenant des histoires au fond encore nationalistes, comme si l'identitarisme suffisait à définir une séparation de sociétés. D'autres exemples peuvent être soulevés, qui mettent notamment en cause la tendance des ethnologies à nommer "société" la bande auto-identifiée comme un "nous", alors que l'évidence factuelle voudrait que dans certains cas les ennemis intimes font partie de la même société.
L’objet spécifique de la syndémologie (sociologie) et sa destinée possible
L’un des effets de la « globalisation » est de nous confronter avec un phénomène plus ancien mais que nous ne percevions que malaisément du fait du « brouillage » qu’entraînait la diversité conflictuelle des nations. Ce phénomène, c’est la formation et le lissage d’une « sphère continue » autour des groupes et des individus et tissée à la fois d’idéologie et de normes. C’est probablement seulement cette sphère qui est l’objet de la démarche durkheimienne, laquelle vise juste, tout en étant dépendante de son illusion fétichiste propre.
La preuve que la sociologie est immédiatement tombée dans ce fétichisme est que Durkheim, comme la quasi-totalité de ses successeurs, subit la croyance que cette « conscience collective » a plus ou moins toujours existé, alors que son existence substantielle est en réalité relativement récente (elle est liée aux totalitarismes de facto des Etats-Nations modernes). Même de grands empires comme ceux issus du Néolithique (et dont Rome est un des derniers exemplaires) tiennent essentiellement par la contrainte militaire ou par la hiérarchie religieuse et aristocratique, et non par « la conscience collective ». Ce sont des assemblages contraints par force –ce que Durkheim reconnaît tout de même comme solidarité mécanique, mais en en réservant plutôt la détermination aux formations « primitives », ce qui est une erreur manifeste- qui laissent toujours subsister en eux-mêmes et sur leurs périphéries des socialités autonomes et agonistiques. Celles-ci n’attendent qu’un moment de faiblesse de ces grandes dictatures pour s’émanciper et jouer leur propre carte politique. Il n’en va pas de même de la « société » actuelle, préparée, construite et verrouillée dans les laboratoires du nationalisme et de l’étatisme, et qui, si elle devait se démanteler sous les coups d’une crise économique ou d’une invasion, ne serait absolument pas susceptible de laisser place à des foisonnements de groupes, mais resterait pour ainsi dire passivement disponible à une remise en marche sous contrôle extérieur. Celui-ci ne tarderait pas à son tour à être absorbé dans le fonctionnement global de ladite « société ». Ce fait, absolument flagrant, n’a pourtant pas été relevé significativement par les historiens professionnels reconnus. Il s’établit pourtant avec évidence à l’occasion des derniers conflits mondiaux qui n’ont pas pu, sauf situation locale « fossile » (comme les Balkans ou le Caucase) modifier durablement les structures consolidées : les ennemis vaincus ont même été priés de reconstituer rapidement leur propre société (Allemagne, Italie, Japon) afin de tenir leur rang dans le « concert des Nations ». Même momentanément défaite par le conflit, la « société des nations » s’est ainsi imposée, et avec elle la quintessence de ce qu’on nomme aujourd’hui société : la totalité d’une population érigée en Etat, et imposant sa parfaite dictature à chacun de ses membres.
Pour que cette dictature du peuple fonctionne, ce qu’on nomme les médias est une institution indispensable, voire centrale et fondamentale. En effet, pour que la fiction du « peuple » puisse s’imposer, il faut que « l’opinion » puisse se donner à voir, et prouver sa propre existence comme émanation de ce « peuple ». De même la « culture » produit une diversité d’objets qui, liés les uns aux autres par le commentaire, forme un film de connivences, d’échanges, de création de traditions orales et imaginaires qui conforte la « réalité » de la totalité sociale. Pour éviter les risques de fragmentation ou de dispersion –pourtant très éloignés- des appareils fonctionnent en permanence pour fabriquer de l’unité : systèmes scolaire et université, système juridique, et surtout marché des emplois et des affectations.
Ce qui n’est rien d’autre qu’un modèle fictif, mais correspondant à certaines possibilités historiques, et surtout à la convergence d’intérêts de toutes les classes et groupes qui vivent de ce « marché commun » des esprits et des corps, est devenu une sorte de réalité, de « fait social ». Or, une fois bien rodé dans la limite protectrice de la frontière nationale, ce modèle commence à se constituer au niveau mondial, le seul proprement incontestable : une planète, une humanité, une économie, etc. Nous assistons à sa mise sur pied, alors que la mentalité nécessaire à son accomplissement est déjà largement «acquise ». En un sens, l’objet réel et unique de la sociologie, pressenti à son corps défendant par Marcel Mauss, est le « phénomène social total », réellement total : la société des êtres humains « planétisés ».
Rétroactivement, nous pouvons considérer que là était l’unique but des « formations sociétales » plus petites et en compétition apparente (ou ponctuellement réelle).
Or, la planétisation qui réalise le concept de société humaine, au sens où il est probable que, dans l’action des protagonistes visant un idéal, il n’ait jamais existé qu’une seule société (même lorsque leur groupement, étudié par les ethnographes, semble petit, isolé, et sujet à des conflits permanents avec les voisins), demeure une pure fiction, et une fiction qui doit s’imposer contre d’autres, qui lui sont hostiles. En ce sens, les sociologues qui se croient mandatés par la science pour décrire la réalité, ne décrivent en réalité que le fantasme qu’ils partagent avec leurs congénères : fantasme d’un unique « machin » recouvrant et absorbant tous ses « membres », leur inspirant chaque mot et chaque acte. Et ce qui est frappant, c’est que le moment même de la réalisation effective de cet idéal de contrôle global extrêmement ancien correspond à une telle exagération de ses caractéristiques, qu’il risque aussi d’être le moment de sa démystification et de sa destruction.
Pour dire les choses clairement : il est possible que l’objet des sociologues –la société – soit vouée à la destruction du fait que, se trouvant enfin réalisée après des milliers d’années d’histoire « post-néolithique », elle laisse alors apparaître sans fard sa raison d’être unique –permettre à des classes spéciales de profiter de la mobilisation de l’immense masse rassemblée sous leur houlette-. De sorte que la prophétie marxiste doit être doublement inversée. Première inversion : ce n’est pas le communisme qui invente la société mondiale coextensive à l’humanité ; c’est au contraire cette dernière qui révèle combien sa propre réalité est liée à l’inégalité parmi les hommes. Deuxième inversion : ce constat ne conduit pas à finaliser « le communisme » comme société parfaite, d’où on aurait simplement « retiré » l’inégalité due aux classes, mais à opposer à cette société totale, une pluralité qui, enfin, laisse aux êtres humains une possibilité de « respirer ».
En un sens, le seul objet actuel et consistant d’une sociologie qui ne se veut pas totalitaire, c’est de suivre la destinée de destruction de la « société », et d’assister ou de témoigner de l’émergence d’une pluralité planétaire qui prendra sa place.
Notons bien que cette pluralité ne revient pas à reconstituer artificiellement des « nations » ou des peuples là où, de facto, il n’y en a plus qu’une (ou un). Mais elle consiste à créer les conditions institutionnelles de la liberté d’exister comme « groupe naturel » ou « groupe familier », y compris du point de vue de la production des moyens de vivre, ceci à l’intérieur d’une totalité réduite à la fonction de « champ conversationnel». Les classes exploiteuses (y compris les bureaucrates d’Etat) y sont supprimées du seul fait que soit garantie la possibilité d’une autonomie du monde de vie. Il reste, évidemment, une certaine réalité (mais diminuée et partialisée) à la sphère sociétale, mais elle consiste en résultante d’un pacte entre groupes autonomes, et qui ne remet jamais en question leur liberté. Ce pacte donne lieu, évidemment, à l’ équivalent d’un « service commun », mais celui-ci se trouve toujours contrôlé par les groupes de vie, et, d’autre part, il est lui-même divisé selon certains principes anthropologiques concernant les grandes « variantes de l’homme », à savoir les dimensions primordiales de la pluralité : ainsi les « gens des villes », « des campagnes », de la « nature », ou de la « culture », occupent-ils dans cette perspective des espaces-temps différents dont aucun ne peut prétendre comme aujourd’hui imposer leur souveraineté partielle aux autres, et réciproquement. La sociologie, dans cette visée du futur, se doit d’étudier comme un objet réel la capacité de chaque dimension anthropologique à devenir une «société », bien que dans un sens radicalement relatif aux autres et à leur perennité. Alors qu’aujourd’hui, l’institution globale tendant à tout saisir en elle-même, la sociologie en est réduite à étudier ces formes d’absorption, et à faire admettre comme éternel et universel le « fait sociétal ».
Le premier postulat d’une telle sociologie relativiste (ou pluraliste) est que la totalité comme forme sociale est à la fois une tendance humaine irrépressible (pour des raisons en partie non sociologiques) et une pathologie sociale inhumaine. Surtout, quel que soit le jugement de valeur qu’on porte sur elle, elle n’est pas –et de loin- la seule possibilité de lien social offerte aux êtres humains. Il en existe d’autres, caractérisés par la limite de souveraineté, la pluralité, la division des domaines, la séparation des dimensions, l’autonomie des groupements communautaires ou sociaux.
La question de la dérive vers une langue unique (l’anglais international) permettant l’intercompréhension globale en soulève une autre : est-ce que la pluralité est possible dans ce cadre ? Nous n’avons pas de réponse à cela, mais il est, en revanche, certain, que l’actuelle résistance des langues n’est pas une garantie pour une réelle pluralité. En effet, d’une part, chacune d’elle correspond à une entité homologue, à une globalité « miniature » qui reprend en son sein les problématiques de la globalité « globale ». Il existe un parallélisme grandissant qui rend d’ailleurs les langues toujours plus traductibles entre elles, et modifie la nature de leur diversité dans le sens de la globalité. En revanche, même si l’anglais international triomphe à certains niveaux d’unification culturelle, on pourrait supposer que sa « redivision » dans des expériences quotidiennes structurellement différentes sur le long terme peut produire une pluralisation plus profonde : les structures de la langue commune restent en apparence les mêmes, mais les domaines d’expérience séparés ne tardent pas à construire des « parlers » qui doivent à nouveau être traduits sur la base d’une transmission interpersonnelle des expériences. On ne peut non plus éliminer l’hypothèse que des affinités se manifestent entre langues et fonctions : un peu comme dans le Rome tardive, le grec était parlé pour la culture, et le latin pour les questions juridiques.
Voir aussi l'article:manuel d'antisociologie