Et parce que nous avons nombre de raisons de penser que le fonctionnement de ladite culture humaine possède certains invariants depuis l’origine de son émergence dans la parole, il y a environ soixante mille ans, et que ces traits sont plausiblement pour quelque chose dans les emportements fatals que nous connaissons depuis longtemps, et qui culminent aujourd’hui.
La théorie du langage avancée ici repose sur un constat : cette disposition exclusive de l’espèce humaine induit la dépense et la mise au travail d’ une énergie exorbitante. Il ne s’agit pas ici de l’énergie extérieure à l’homme que nous tentons de capturer, puis de libérer pour nos actions, bien que cela soit finalement une expression du même problème. Il s’agit du simple fait que parler semble pousse les Humains -nous tous- dans une quête insatiable et presque forcenée, soutenue par l’énergie… du désespoir.
Cette quête, responsable de l’intensité incroyable de la créativité humaine dans tous les domaines depuis presque exactement l’invention du langage, est, selon nous, consubstantielle de l’acte de parole (le « speech act ») qui est le contenu du langage humain. Le problème est que cette intensité exceptionnelle concerne aussi bien les inventions bénéfiques que les innovations désastreuses, et qu’il est à terme bien difficile de distinguer les unes des autres.
La théorie expliquant cette énergie appliquée au travail cérébral puis physique est simple : elle revient seulement à dire que la découverte de l’acte de parole crée une dynamique circulaire, itérative, dans laquelle les individus parlants devant être les auteurs de leur propre parole, ils oscillent en permanence entre les deux pôles de cette situation paradoxale : appliquer une convention linguistique et disparaître comme sujets, ou bien s’affirmer comme sujets de leur parole et sortir de la convention, ce qui revient encore à disparaître puisque c’est la convention elle-même qui « appelle » la position subjective.
Le paradoxe réside ainsi au cœur du phénomène langagier humain. Il lui est consubstantiel et inextirpable (malgré l’énergie précisément consacrée à tenter de lui échapper). Il rend compte simplement du fait qui nous préoccupe : à savoir le mouvement incessant, très énergétique et très créatif que l’Humain consacre à parler, dans toutes les directions possibles, pour échapper… à la parole et à son paradoxe intrinsèque.
La problématisation de cette théorie à partir de l’expérience en pensée sur les origines du langage permet de s’approcher d’hypothèses vraisemblables sur la cause et le maintien d’une situation qui introduit ainsi la folie dans une espèce animale. Elle permet de penser ce qui nous arrive dans le présent et en permanence, même si elle n’atteint jamais un effet de preuve, ce qui n’est pas son but.
Pourquoi, en premier lieu, sommes-nous entrés dans une telle dynamique ?
La réponse la plus plausible est : parce que nous ne pouvions pas faire autrement. Nous y avons été absolument contraints, et cela à la fois du côté des conditions extérieures et du côté du fonctionnement paradoxal de l’acte de parole. On peut même supposer que les conditions extérieures et la contrainte logique ne sont qu’une seule et même chose.
Expliquons-nous : le premier effet qu’on peut attendre de l’acte de parole, c’est qu’il fasse entrer les individus dans un collectif plus vaste que celui du groupe utérin ou de la troupe d’une centaine d’individus qui fut peut-être celui de nos ancêtres avant qu’ils ne divergent de la destinée de nos cousins Chimpanzés il y a quelques dizaines de millions d’années en Afrique, et qui n’avait pas encore besoin du langage symbolique pour se comprendre et survivre, malgré une faible fécondité.
Entrer dans un groupe plus vaste, toujours plus vaste, telle semble être la destinée des individus appartenant à l’espèce qui rend possible cette découverte. Laquelle est en elle-même exclusivement dépendante de la possibilité de forcer tous les individus contemporains à participer à cette pratique.
Notons que forcer les individus à une pratique qui n’est pas jusque là inscrite dans des séquences instinctuelles n’est pas chose aisée. Maintenir ce forçage encore moins. C’est pourtant ce que réussit le langage humain.
Comment ? Pourquoi ?
Tout d’abord, nous pouvons supposer qu’à l’échelle même de la communauté (qui peut atteindre chez les primates proches plus de deux cent individus sur un territoire non bornable), des difficultés se présentent pour conserver une solidarité minimale entre sous-groupes, ou éviter une dégradation des relations « intestines » en déclaration de guerre divisant définitivement l’entité sociétale. L’utilisation de traits expressifs (voix, mimiques, gestuelles) pour influencer l’attitude de l’autre ou manifester un lien est déjà banalisée chez les grands singes. Par ailleurs, les relations entre hordes sont fréquentes, voire nécessaires (pour réaliser l’exogamie par transfert des femelles nubiles, par exemple chez les chimpanzés, pour assurer l’état de paix entre groupes, comme chez les babouins du Kenya, etc..).
Bref, le rôle des individus en tant que porteurs de comportements est déjà important dans le maintien du groupe non parlant, dans ses alliances et dans son développement . Pourtant, le passage à la langue ne s’impose pas encore -et ne s’imposera jamais pour la plupart des groupes destinés à fournir le lignage animal-, parce que les conditions n’y poussent pas impérativement .
En revanche, dans des conditions plus drastiques (comme celles d’une sortie de la forêt équatoriale vers la savane et le désert, ou d’un changement climatique de très longue durée), on peut imaginer que l’individu devienne « le principal point faible » dont la défection entraîne une catastrophe collective. Et il est alors plausible que des rituels d’entraînement à la solidarité la plus indéfectible possible apparaissent chez des non-parlants, de telle façon qu’ils doivent être répétés pour obtenir une efficacité durable. Ce qui implique la mobilisation d’une qualité déjà très présente dans l’espèce « intelligente » en question : la capacité d’apprentissage et de mémorisation.
Le cheminement qui, sous pression, conduit de ces conditions à la « trouvaille » langagière est néanmoins probablement celui d’un hasard, à l’intérieur de conditions écologiques favorables bien définies, et plausiblement fort rares. Ce n’est pas parce que la pression pousse à l’hallucination d’une unité sociétale indéfectible que l’on trouve aisément le « passage » par lequel elle va pouvoir se cristalliser en mécanisme régulateur. C’est pourquoi, même en imaginant par ailleurs de petites mutations favorisant des qualités sociales altruistes chez les individus (comme l’avait prévu Darwin lui-même, notamment dans la « descendance de l’homme »), la théorie supposant l’émergence du phénomène langagier dans une seule occurrence plutôt que dans plusieurs simultanées à la surface du globe, peut sembler beaucoup plus réaliste.
Le hasard en question est en effet celui qui permet de franchir progressivement les étapes allant d’un rituel de « socialisation » (du type d’une transe collective à effet hallucinatoire , laquelle peut aussi déjà exister… chez les oiseaux) à sa transcription dans un matériel symbolique mobilisable par les individus dans un comportement de « re-présentation ».
Par exemple, soit un rituel « A » qui va « incarner » in situ la solidarité élargie et souhaitable en faisant danser ensemble (sous influence d’une plante hallucinogène quelconque) les membres d’une entité « pressentie » (qui convient à une alliance pour la survie des groupes concernés). Cette simulation de l’entité souhaitable venant à la place d’une dispersion ou d’une fragmentation trop grande des unités de solidarité primaire est déjà une invention exceptionnelle. Elle suppose que la comparaison (qu’on pourrait, ex post, entre parlants, formuler par la phrase : « la communauté, c’est notre « vraie » famille ») se produit sans symbolisation, sans grammaire, par le simple fait de « vouloir et de pouvoir faire exister » une situation « à la place » d’une autre. C’est une « mimésis », non pas au sens où les individus s’imitent réciproquement, mais au sens où, ensemble ils « imitent » un plus petit ensemble, mais dans le contexte d’un ensemble plus nombreux.
Il ne se produit ici aucun passage vers le langage humain, en soi, mais déjà, le contenu de l’acte de parole (le besoin de s’engager pour faire valoir envers autrui quelque chose qui nous concernerait ensemble) est entièrement présent. Tout se passe comme si la métaphore existait en pratique avant que le parlage ne la rende formellement possible et reconnaissable comme telle.
On peut alors soutenir que le chemin vers la parole, s’il n’est pas prescrit ni inscrit, devient peu à peu plausible, pour autant que, la pression très dure pour faire grandir stratégiquement le groupe, implique non seulement la répétition fréquente du rite de simulation de « l’être ensemble », mais encore son perfectionnement technique, sa décantation, son transfert dans des formes différentes pour des fonctions équivalentes ou/et supérieures.
Le rite en acte est en effet une forme concrète d’unité, mais qui ne « tient pas », ce qui crée un appel à la durée de ce « quelque chose » en creux, non existant, et pourtant si désirable. Il « met le doigt » par son défaut même de ce qu’il est censé incarner sporadiquement. Mais c’est seulement quand le souvenir du rite A est « déposé » dans un ensemble d’objets B « valant » à la fois pour son rappel et pour ce qu’il « représente » (l’union idéale, atteinte dans la transe), qu’on peut parler de début d’acte de parole.
A égale B (comme simple juxtaposition imaginaire de l’un et de l’autre) ne signifie pas dans ce cas primordial que B soit une forme objectivée de A, mais que B évoque à la fois le souvenir de A, et, du même coup, ce que A « représente » sans le savoir nécessairement : l’union de gens en plus grand nombre pouvant participer à la transe unificatrice.
L’effet de sacralité de B n’est donc pas essentiellement lié à sa capacité de « ressusciter » à volonté l’expérience d’union, mais au fait «qu’évoquer à volonté » peut référer directement à ce que A ne dit pas de A même, à savoir que le rituel de « l’être ensemble » n’est qu’une expérience transitoire d’une unité dont la nécessité implique la durée, et qui par son côté éphémère est donc insuffisant à remplir sa fonction.
B permet de revivre la situation de A, et donc ce qu’il représente -l’hallucination d’une réalité désirée trop peu existante en général- . Il matérialise comme « pierre d’attente » ce qui manque à A comme expérience immédiate éphémère. Mais en rendant cette expérience à la fois plus facile (elle n’a plus besoin de mobilisation générale) et plus permanente, B ne se contente pas de « réparer » le défaut de A : il l’absorbe et la reproduit sous l’espèce de l’absence renforcée : en effet, si le rite (A) pèche par fugacité, il est néanmoins une expérience concrète, alors que le site, lui, fonctionne au besoin dans le vide : il n’y a personne dans la salle de fête hors des fêtes ! Stonehenge est « hanté », mais l’animisme qu’il convoque transporte aussi la conscience malheureuse d’une absence en réalité. Il ne peut gommer le fait qu’un fantôme n’est pas une présence complète Autrement dit, le site apporte en durée ce qu’il retire en concrétude, en réalité. Certes, il suffit de s’approcher du site (B) désormais « sacré » pour en ressentir les effets du rite (A) et, par exemple, se sentir « rechargés » comme pendant le rituel, et même bien au-delà, puisque cette fois (et les suivantes), mais néanmoins, cette recharge laisse une nostalgie, un « creux » : elle n’aura jamais la pleine puissance de la réalité de « l’être ensemble » en acte, fut-il éphémère.
Le site B témoigne donc en même temps du rite A et de son insuffisance, et celle-ci se « transmet » aussi à B, en métamorphosant la fugacité de A en l’absence concrète en B. Du même coup, il peut faire venir à la conscience l’insuffisance à être comme problème en soi, même si ce problème manque encore de mots. En fait, le premier « mot » comme tel (composé en C comme agencement significatif de signifiants) va probablement désigner exactement ce « creux », ce « manque », cette insuffisance résistante. C’est donc un mot négatif, une plainte, une déploration instituant l’absence de quelque chose de crucial : « l’être ensemble permanent ». Il y aurait fort à parier (si le pari avait un sens quelconque dans des matières aussi conjecturales) que le premier objet « positif » incarnant ce manque soit un animal-totem dangereux dont la dégustation risque de détruire la continuité d’une force vitale. Ou encore un esprit malfaisant, un djinn destructeur.
Le caractère sacré de B ne se maintiendrait pas s’il se limitait à faire durer l’expérience de A, tout en lui retirant toute réalité concrète : il est sans doute maintenu parce qu’il propose, par sa nature même de connecteur, une solution à la difficulté qu’il incarne. Cette solution à l’absence, c’est tout simplement la « transférabilité » de son potentiel de remémoration à tous les individus qui viennent à son contact : son effet peut être « propagé », dupliqué (un peu comme une bénédiction par le toucher), selon certaines « conditions de félicité », à autant de personnes que possible, et cela en retrouvant en elles la vie qui lui manquait. Chacun peut, de ce fait, se retrouver porteur sacré, tout en pouvant à tout moment ressusciter l’expérience ineffable s’il vient avec d’autres au contact du site.
Notons alors un phénomène important quant à la subjectivité de l’acte de parole : la possibilité que les individus se fassent porteurs sacrés de l’expérience transférable et « éternisable » de l’être ensemble implique à ce moment là de pouvoir éventuellement se protéger contre l’immonde (ou le profane) dont certains seraient être porteurs (du seul fait qu’ils peuvent récuser « l’être ensemble »). La sélection de certains individus (chamanes) à qui la sacralité a été accordée exclusivement peut s’avérer nécessaire.
Mais -puisqu’il s’agit pour nous d’une expérience en pensée-, cette possibilité de sélection d’individus spéciaux est nécessairement en concurrence aux origines avec une autre possibilité ouverte : à savoir que tous les individus puissent, par une gestuelle (ou une vocalisation) appropriée, être porteurs du souvenir sacré et de son effet de répétition automatique, mais surtout de sa qualité de compensateur de discontinuité de ce que représente le rite : « l’être ensemble » évoqué comme absent dans ce dernier. L’individu vivant y ajoute enfin sa touche propre : il peut être un agent direct de réunion, et donc de reconstitution de A.
On pressent , bien sûr, que cette simple capacité de tous les individus ouvre en même temps la possibilité d’une profanation, et donc appelle à la sélection d’individus chargés de continuer la procédure conforme sans déviation ni trahison. Mais, inversement, sans la capacité de chaque individu de se faire porteur du sacré et les risques que cette capacité comporte, la spécialisation du droit à ce portage n’est pas nécessaire. On peut, dès lors, poser légitimement que le groupe va tenter de pousser tous les individus vers l’indéfectibilité, en même temps que certains vont être pressentis pour jouer le rôle de garants (grâce à un charisme singulier, par exemple).
La non-défection de l’individu membre du collectif auto-idéalisé se démontre en pratique par le seul fait d’utiliser gestes et sons transporteurs de la sacralité du site selon l’usage conventionnel définissant le « registre » C. L’effet de langage commence donc, stricto sensu, non pas avec B (le site), comme représentant de A (le rite) et de l’insuffisance des deux à faire advenir « l’être ensemble idéal » à la fois durable et concret (qu’on peut signaler par -E, absence de E), bien que l’opération métaphorique ait déjà eu lieu confusément, mais avec C , qui est le registre de « portabilité » de l’évocation sacrée par chacun.
C est sans doute aussi le registre d’expressions où, à partir de la double négativité ( de la fugacité, de l’absence), on peut produire immédiatement -non seulement la conscience synthétique du « manque »), mais encore le »nom » positif de celui-ci : E, c’est-à-dire le nom de l’objet à produire réellement » dans sa comparaison primordiale avec un « réel existant » (un « çà » aurait dit Freud, ou un « Dasein » aurait dit Heidegger) qui sert de point d’appui pour tout l’acte de parole. Il est plausible -comme nous le verrons plus loin - que ce nom désigne effectivement l’unité sociétale elle-même, en tant que positivité « fragile » toujours à réaliser, à entretenir, à développer.
C (le registre des signes) est certes d’abord la pure « technicité d’exportation » de B (le site) dans les individus « bénis », « oints », « sacralisés » à son contact. Car, pour que B puisse opérer efficacement à partir de chaque individu, il faut et il suffit qu’il puisse opérer en toutes circonstances et en toute facilité la « monstration » de ce qui vaut pour B. Ce qui peut se réaliser soit par le transport sur soi de « parcelles » de B ou « contaminées » par B. Soit, ce qui est encore plus simple, il suffit que le corps du porteur puisse « évoquer » B : le geste et la voix (en combinaison éventuelle dans la capacité modulatoire, celle de « signifier ») étant les éléments les plus spontanément portables sans artifice rajouté.
Si ce fragment d’objet C répétant B est un son proféré par la gorge, et modulé pour être nettement distinct d’un autre, la chose est encore plus facile : toute personne produisant cette modulation comme signe de B suscite immédiatement l’effet de ralliement vécu pendant le rite et remémoré dans le site. Et cet effet de ralliement en C (le signe) se substitue avantageusement non seulement à A (puisqu’il peut être suscité à tout moment et dans les circonstances où il est le plus utile immédiatement), mais à B, puisqu’en n’étant qu’un fragment, ou même un simple rappel mnémotechnique, il ajoute à son tour à B autre chose que la simple facilité de communication et la capacité de chacun à susciter le même sentiment chez tous.
Nous avons vu qu’en C (et surtout dans l’opérateur vivant de la métaphore verbalisée) se trouve créée E (à partir de -E).
E est une chose nouvelle, inexistante jusque là, et qui résulte de la conjonction en lui de A et de B (rite et site) : la qualité commune de ce que présente A et que représente B, qualité surgissant de la confrontation en C de leur double négativité : fugacité pour A, absence pour B . Cette qualité commune, signalée comme telle par C , c’est au fond le concept abstrait (certes encore flou et « magique ») de solidarité, déjà tout armé de toutes ses implications en termes de devoir des participants , d’organisation entre eux, y compris sous les aspects les plus instrumentaux.
C’est l’élaboration de la chaîne A-B-C (rite-site-signe) qui réalise l’opération métaphorique primordiale complète , en élidant A et B, pour constituer directement le rapprochement (« parabole », origine du mot « parole » voulant dire rapprochement) entre le réel du sentiment de solidarité du familier (dont A s’extrait déjà partiellement en l’expérimentant à une échelle plus large, mais temporaire) et l’imaginaire d’une solidarité idéale suscité par B dans sa remémoration « automatique » de A -mais vide- chez tous les interlocuteurs.
Remarquons incidemment combien le fonctionnement de cette chaîne, puis son élision pour parvenir à une métaphore « débattable » est un processus délicat et complexe, dont on peut douter qu’il ait pu résulter de mutations analogues dans plusieurs régions du monde.
D’autant plus qu’il existe deux problèmes à résoudre pour que cette chaîne puisse fonctionner jusqu’à sa propre élision créatrice (la « suscitation » de E à partir d’un effet de centrage de plusieurs négativités croisées) .
Le premier problème, c’est que le « sens » (pourtant donné « en soi » dès le rite comme « quête d’être ensemble ») peut se perdre d’un support à l’autre, ne serait-ce que par l’ambivalence des signifiants.
Le second c’est, évidemment, que chaque participant potentiel se trouvant investi du rôle de porteur de la métaphore sacrée, est du même coup pris dans un paradoxe : soit il se considère comme «auteur » et risque de disparaître de la reconnaissance mutuelle (ou d’y être méconnu, par exemple comme traître), soit il obéit scrupuleusement à la convention et risque de disparaître comme auteur. Dit autrement : sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé se contrarient l’un l’autre tout en ayant besoin l’un de l’autre. Tout arrêt sur une position médiatrice, de compromis est illusoire et éphémère, rendant la position de parleur particulièrement inconfortable.
Quant au premier problème, il peut être réglé jusqu’à un certain point par une organisation structurée de l’énoncé, tel qu’une fois saisie comme système de phonèmes, lexique, et rhétorique ou argumentaire, la parole soit suffisamment précise pour la plupart des échanges. Cette précision est elle-même un facteur ambivalent : elle peut soit figer dans une répétition ânonnante, une imitation d’où toute liberté est bannie et sanctionnée. Soit, au contraire, son souci (flagrant chez les sophistes ou chez Socrate) peut permettre de rencontrer le paradoxe comme tel, ou d’une façon si proche qu’on ne peut plus y échapper, sans refoulement ou sans déplacement hors du champ du discours de l’exactitude. Ce côté « cernant » de l’énoncé précis et finement articulé logiquement est donc important pour expliquer le caractère heuristique (créatif) de la parole, aussi bien que sa capacité de mouliner de la prière, de la formule creuse. Des deux côtés, d’ailleurs, on y met une énergie proprement « folle », car l’inconfort du paradoxe demeure insupportable.
Pourquoi ? Parce qu’il rend « impossible » ce vers quoi la parole est soutenue par les individus changés en sujets : produire de « l’être ensemble » à un niveau supérieur par rapport aux micro-solidarités non parlantes.
Ainsi donc, plus nous réglons le problème de la communicabilité du contenu métaphorique dans le « registre » utilisé pour le rendre « propositionnel », et davantage allons-nous rencontrer des occurrences de difficultés quant au deuxième problème : celui du soutien du sujet de la parole.
Par exemple, lorsqu’une langue est très bien délimitée, il est sans doute moins aisé à un nouveau venu (« étranger » ou enfant) d’y évoluer facilement, à moins d’un plus long apprentissage. La capacité intégrative de la parole est rendue plus difficile. Par ailleurs, un ensemble grammatical, lexicologique et argumentaire très rigoureux rend la participation volontaire de chaque individu plus problématique, car la moindre divergence de point de vue, soit individuel et idiosyncratique, soit catégoriel ou corporatif risque de devenir motif de friction ou de division et de refoulement dans la communauté des idiophones (ceux parlant la même langue commune). Elle peut conduire à la destruction du groupe plutôt qu’à sa consolidation. Mais si le système l’emporte, ce sera au détriment de l’expression personnelle, cette fois au risque d’un comportement stéréotypé, quasi-robotique ou fasciné par lui, sans parler des pathologies afférentes (type de suicides fatalistes selon Durkheim, par exemple).
Au contraire, si le système n’est pas assez précis, l’individu tend à y suppléer par une créativité personnelle plus grande, ce qui, de son côté, peut comporter d’autres pathologies comme le sentiment de toute puissance (et le suicide « anomique » correspondant chez Durkheim). Cela comporte aussi des dangers de relâchement des liens sociaux, et donc cela met en danger l’entité sociétale en compétition avec d’autres. D’un autre côté, l’affaiblissement d’un lien autoritaire peut servir une entité sociétale momentanément plus « libérale », et qui peut rallier par la séduction d’une situation supposée plus favorable à l’expression des sujets.
La question d’un évitement équilibré des extrêmes est une voie très précaire, pour la simple raison que ce qui peut apparaître comme une médiation tempérée à un moment et un lieu donnés, se change très rapidement en solution extrême : celle de l‘affrontement quasi direct au paradoxe, seule situation où deux propositions contradictoires s’affrontent sans pouvoir éliminer ni l’une d’entre elles, ni leur contradiction. Le fait même d’un équilibre maintenu à toute force entre deux pentes nécessite donc une grande énergie et peut y absorber l’autonomie du sujet, alors que, par exemple, l’assignation d’énoncés contradictoires à des sujets-protagonistes, puis« l’alternance » temporelle de ces énoncés contradictoires, évacuent la paradoxe dans le « conflit » et le « différé ». C’est d’ailleurs pourquoi cette solution, pourtant fictionnelle comme les autres, connaît un succès en politique électorale : elle donne l’impression de remplacer le paradoxe par un effet de « godille » entre deux directions, dont on suppose qu’il s’approche au fond d’un équilibre de plus long terme par successions de contre-mouvements. C’est évidemment illusoire, mais on compte habilement sur le travail du refoulement et d’oubli qui accompagne le rejet de moment horrifique : celui de la confrontation au paradoxe inhérent à la condition de « parlant » (choisir librement d’être esclave de la parole).
Nous devons maintenant affronter les deux questions que nous posions en commençant ce propos :
-en quoi le parlage humain contribue-t-il directement au comportement collectif le plus dangereux (et désormais pour la vie en général dont la vie humaine n’est plus qu’un aspect) ?
-comment pourrait-il être « changé » pour diminuer ce danger sans pour autant se dénaturer comme condition proprement humaine ?
La dynamisation d’une « quérulence » insatiable chez le vivant humain, d’une « inquiétude » irrémissible, constitue le trait le plus dangereux pour deux raisons : son énergie intense est toujours présente quel que soit le « but » explicite de la mobilisation déclenchée et soutenue par la conversation enveloppant la métaphore comme acte de parole.
- Mais son caractère opportuniste (l’indifférence au but apparent, même si la passion semble y être attachée dans le débat) ne diminue pas la dangerosité de l’emportement, parce que la forme conversationnelle, qui n’est rien d’autre que la mise en forme sociétale de la métaphore en tant que conflit de contradictions, suppose la victoire d’un camp sur l’autre avant de recommencer un autre cycle de combat. Il faut donc que soit garanti le temps de la victoire (ou de la défaite) aux partisans d’une formule propositionnelle, ce qui permet tout un déploiement de ravages. Seul celui-ci garantit que l’ensemble des participants expérimente réellement et jusqu’au bout la valeur effective d’une proposition, avant que son contraire ne se présente à son tour comme plausible, voire « vrai » pour une nouvelle majorité.
Déterminer comment la parole envisagée dans tout son cycle de propositions et de contre-propositions avancées avec une passion irrépressible pourrait être à terme continuée sans conserver tout son potentiel de nuisance implique de comprendre avec autant de clarté qu’il est possible comment cette passion -dont Hegel disait que rien de grand ne se faisait sans elle- circule dans les échanges humains, dans leur foyer le plus intime.
Prendre la parole, s’en faire sujet, implique toujours de s’engager sur une position en tant que proposition valide pour tous, sinon dans sa « vérité », du moins dans son efficacité comme fiction consensuelle ou simplement comme modalité de débat facilitant la paix entre Tous (maximes de procédure du débat selon Habermas, etc.).
Un engagement réel dans la parole suppose que le sujet y mette toute son énergie, à savoir celle qui, dans sa croyance intime, permet de parvenir au but sans cesser lui-même d’être un sujet au sens d’un auteur libre d’énoncer. Cette position « propositionnelle » est donc en même temps une solution au paradoxe constitutif de tout parlage (entre subjectivité et sujétion). Mais, comme ce paradoxe ne recèle aucune solution réelle, l’énergie dépensée à convaincre autrui est seulement proportionnelle à la résistance qu’autrui y oppose à partir de ses propres convictions.
Et comme l’existence même du sujet de la parole est dépendante de l’effet de conviction qui l’emportera dans le débat, il ne faut pas s’étonner que celui-ci devienne -sous des apparences parfois paisibles- un féroce conflit où tous les coups sont permis. Cette férocité est d’ailleurs d’autant plus grande que la société des conversants fait dépendre la survie matérielle de chacun de la victoire d’un camp propositionnel, ce qui devient de plus en plus le cas lorsque l’augmentation très grande de la productivité « libère » une masse considérable d’actifs improductifs (au sens d’une activité qui ne subvient pas aux besoins de base d’une population). Dès lors, en effet, la reconnaissance de l’activité de chacun dépend presque entièrement de la bataille verbale pour vanter ses mérites mieux que « l’adversaire ». Mais comme dans une telle société, la pauvreté est nécessairement un état « punitif » de réduction des perdants à l’inutilité, et non pas le résultat d’une nécessité objective, le débat n’est pas liquidé avec la mise hors jeu de certains groupes et personnes. Ceux-ci peuvent toujours revenir au combat sous l’égide de tribuns « populaires » ou d’avocats prenant en charge leur revendication collective pour réparer une injustice ou une inéquité. Autrement dit, l’énergie de la parole, aux origines essentiellement consacrée à formuler de la conviction unitaire, est désormais utilisée essentiellement au combat de tous contre tous, ou, au moins pire, des « nantis » contre les « démunis », période immense mais nous nous ne sommes toujours pas sortis, et dont témoignent tant les mythes religieux que les récits historiques.
Nous avons alors atteint un point où apparaît clairement qu’un usage pathologique de la parole tient à l’excès de cette dernière comme phénomène conversationnel : l’auto-publicité permanente sur fond de compétition pour le droit à participer utilement à la société. Cet usage est proprement empoisonné pour le sujet et venimeux pour les autres. Ce caractère s’amplifie avec les moyens technologiques donnés pour intervenir : médias interactifs ou non (les premiers parachevant pour les sujets en position faible ce que la puissance de propagande unilatérale induit pour les forts).
On ne voit pas, dès lors, comment la parole pourrait revenir à un état moins pathologique sans modification profonde des sociétés, dans le sens d’une autonomie économique et politique des individus et de leurs groupes, laquelle rendrait inévitablement l’échange parolier moins vain et surtout moins chargé de compétition agressive et rusée, frappant l’imaginaire collectif pour se positionner et prendre la place de l’autre.
Mais, même en imaginant un idéal de société où on aurait réussi à diminuer suffisamment la surproductivité expliquant la surenchère verbale publicitaire et agressive (débouchant éventuellement dans des guerres meurtrières), il resterait à régler un problème crucial, littéralement consubstantiel de la parole humaine : son extrême énergie, déterminée exclusivement par son caractère paradoxal. Ce qui revient à demander : peut-on éliminer le caractère paradoxal de la parole humaine sans détruire celle-ci ?
La réponse étant négative, dès lors qu’une analyse suffisante démontre que le paradoxe n’est que la condition parolière elle-même (s’affirmer librement esclave de l’acte de parole), il semble que nous soyons confrontés à l’impuissance radicale.
En fait, toute l’histoire humaine de la parole démontre que nous échappons constamment à la confrontation au paradoxe par l’illusion et le mensonge. Le problème semble plutôt que ces subterfuges ne marchent jamais très bien ni très longtemps, ne serait-ce que parce que leur but n’a pas été, en général, de soutenir la parole en soi sans détruire le monde .
Mais ce seul constat permet de déplacer simplement la question vers la forme suivante : pouvons-nous susciter une illusion ou un mensonge tels qu’ils protègent la parole sans pour autant la faire verser dans ses emportements ordinaires ?
Ici, la réponse n’est évidemment aucunement assurée. Mais un espoir subsiste, au moins pour une perspective assez longue, de découvrir, de proférer et d’installer entre nous le jeu métaphorique correspondant pour l’époque à ce double but.
Nous proposerons ici une « solution » aussi adaptée que possible à la question (et qui a aussi l’avantage de continuer à nous faire réfléchir sur la nature de la parole). Pour ce faire, nous supposerons que le paradoxe à maintenir en tant qu’impossibilité de conclure doit lui-même se former dans le registre permettant d’exprimer les plus grands dangers que court l’humanité.
Tout paradoxe comporte deux termes présumés parfaitement incompatibles et qui, pourtant, se suscitent l’un l’autre. Comme le paradoxe crucial, ce lui qui a toujours compté pour impulser l’énergie parolière, concerne immanquablement l’entité sociétale la plus vaste (à instituer), l’autre terme concernera donc ce qui permet de constituer entre eux une copule « impossible », que l’on déformera ensuite pour obtenir une fiction « acceptable » pour l’époque .
Nous proposerons par exemple la formule suivante :
chaque Humain n’est libre que s’il représente Tous les Humains. (par extension : je ne suis libre que si mes actes sont ceux d’un sujet de l’universel).
Cette variante de la morale kantienne semble bien convenir à l’état universel dans lequel nous nous avançons. Elle est évidemment paradoxale car en se chargeant du poids de l’humanité entière, chaque Humain doit renoncer aux variantes auxquelles il attache sa réalité particulière, ce qui revient à le vider entièrement en tant que sujet singulier.
En reformulant la phrase ainsi - toute l’humanité rend libre chaque Humain-, nous conservons le même sens, mais nous nous rapprochons d’une évocation bien connue : celle qui concerne la devise surmontant les portes du camp de concentration. Nous tombons alors sous le coup de la « loi de Godwin ». Celle-ci, remarquons-le à l’encontre de son auteur, ne renvoie pas du tout à un discrédit du locuteur qui vient de proférer la reductio ad hitlerum : elle témoigne simplement du fait que l’époque actuelle a du mal à dépasser la forme du paradoxe atteinte par l’Allemagne nazie sous l’égide de la formule « Arbeit macht Frei ». On en a trop fait une phrase ironique, manifestant le sadisme hitlérien en direction des détenus des camps destinés à mourir de surtravail (sans parler de l’extermination directe). Car on ne veut pas reconnaître qu’il s’agissait effectivement en premier lieu de la devise des Allemands pour eux-mêmes, et à propos de l’intense et pénible travail de construction d’une identité nationale, travail trahi par la dérive de haine paranoïaque racialiste. Ce refoulement (déformant la perception du sens immédiat en l’attribuant à un mensonge « par ironie ») n’est qu’une des stratégies fictionnelles ordinaires face au paradoxe. Or celui -ci est très clair : l’esclavage salarié et la liberté sont bien, en régime industriel, dans une relation dialectique sans issue.
Pour la période contemporaine, où le travail s’estompe derrière la productivité de la machine logicienne, on pourrait remplacer la formule travailliste par « Überwachung macht frei » (la surveillance rend libre), ce qui ne serait sans doute pas faux non plus, et cette fois pour tous les habitants du globe (si l’on en croit le sociologue Michalis Lianos), au moins jusqu’au point où la liberté dont il s’agit perd une large part de sa signification.
Mais on voit bien que cette façon de faire tourner le paradoxe autour de la notion de liberté définie par un antagonique nous ramène encore à la période Godwin.
Une autre façon de raconter une histoire qui détournerait la force du choc du paradoxe singularité/universalité (consistant en fait en un renforcement constant du vidage du sujet face à l’extension de l’universel) consisterait à imaginer que ce qu’on appelle « Humain » dans « Humanité » ne peut être qu’un sujet parolier précisément divisé par le paradoxe, que son moment unitaire est impossible et qu’il n’existe qu’en « choisissant » une position « comme si » celle-ci pouvait échapper assez longtemps et assez substantiellement à la rencontre paradoxale avec son pur antagonique.
En tant que simples illustrations de la division « essentielle » du sujet humain, les positions n’ont pas besoin de s’accrocher à un caractère de complétude « ineffable », comme le « génie national » ou religieux.
On peut leur attribuer les caractères logiques suivants :
1) Les « positions » ne sont ici que des représentations le plus « crédibles » possible (adéquates) de la division la plus incontournable de chaque sujet dans l’acte de parole.
2) Les « positions », dans cette fiction, se protègent surtout dans l’espace (et non dans le temps, ce qui caractérise le modèle hiérarchique hindou… ou la thèse heideggerienne), ce qui leur permet la contemporaneité comme outil de reconnaissance et d’équité mutuelles pour des vivants « ensemble »..
Pour ce qui concerne le point 1, nous « savons » que la liberté du sujet s’affirme aujourd’hui contre un sociétal-monde, qui détermine pour lui-même et en lui-même la règle de l’assujettissement.
Le fait qu’il s’agisse d’une société-monde relève essentiellement de la puissance d’extension de la règle, laquelle est elle-même due à la technologie. Si la technologie seule permet l’extension (la croissance, le profit) capabe de faire exister la société-monde, on nommera ce régime, celui de la technochrématistique. Et c’est donc en opposition à ce régime que l’on peut définir le site (ou la polarité) de la liberté du sujet : celui où la technochrématistique ne peut valoir pour règle générale, et où, en conséquence, la productivité ne peut réduire les sujets au rôle d’actifs improductifs et à leur parole de guerre vaine de tous contre tous. C’est-à-dire le site ou polarité de l’autonomie.
Toutefois, dans le récit qui permet la survie de ce sujet de l’autonomie, ce dernier n’existe pas sans la revendication, s’opposant au sujet technochrématistique, de définir la subjectivité humaine dans sa totalité. Autrement dit, il faut prévoir une négociation entre les deux positions, laquelle comporte nécessairement deux versants : un plaidoyer pour le sujet autonome au nom de la technochrématistique, et un plaidoyer pour le sujet technochrématistique au nom de l’autonomie.
Chacun des deux versants doit être occupé par des Humains en charge de « l’ambassade » correspondante. De la sorte, la dimension des médiations (où se rencontrent ces ambassadeurs ou ces avocats) se divise en deux styles opposés : celui par lequel la technochrématistique cherche à s’imposer aux gens par la Règle (par la démocratie, en général), et celui par lequel les gens tentent de circonvenir le régime en se manifestant dans l’ordre de la séduction, de l’émotion et de la conviction (le sentiment).
Il faut noter que les deux positions « de principe » qui constitueraient le paradoxe subjectif dans le langage de l’époque contemporaine (sujet de l’autonomie, sujet de la technochrématistique) confèrent une part de leur substance aux positions « médiatrices » (de la Règle et du Sentiment). On ne peut, en effet, impunément se situer sur une position médiatrice sans créer une nouvelle façon « mixte », « métissée », de concevoir la vie. De telle sorte que si nous attribuons des territoires -virtuels ou réels- aux quatre positionnements essentiels, effets d’une réduction aux proximités du paradoxe anthropologique fondamental dans les conditions de la société-monde, ces territoires ne seront pas moins vastes et substantiels pour les principes et pour les médiations, et cela sans parler des extensions de ces territoires en territoire « adverse », sous forme d’enclaves.
Pour résumer notre propos qui est surtout un argument, rappelons que l’immense mutiplicité et variété des cultures humaines depuis le seuil d’entrée en parole vers moins soixante mille ans possède strictement la même cause que le mouvement puissant, irrésistible, d’unification des cultures culminant maintenant (en dépit du maintien précaire de quelques milliers de langues) en une société-monde. Car c’est toujours la même énergie heuristique qui est à l’œuvre, et qui est due, dans tous les cas et depuis l’origine, à la volonté d’échapper au paradoxe crucial de l’entreprise de parole (à savoir la contradiction sans issue entre la liberté du sujet parlant et sa sujétion absolue aux règles de toute parole). Jusqu’ici, il nous a été impossible de trouver un échappatoire dans la destruction de la parole (par exemple dans sa robotisation) parce que l’enjeu de départ -la nécessité de renforcer toujours davantage la société en taille et en puissance organique- ne s’est pas encore atténué. Aujourd’hui, avec la société-monde, nous pourrions peut-être supprimer carrément la parole (tout en y substituant des mécanismes sophistiqués de communication d’informations), mais nous quitterions alors notre statut d’êtres humains. Si nous voulons le conserver, et alors qu’il tend à ne plus exister qu’une seule culture englobant les autres, la seule solution pour demeurer parlants (et donc humains) réside dans une « narration » autour du paradoxe réduit à sa plus simple expression : sujet ou société, expression qui révèle en même temps son caractère autodestructeur. Cette narration est nécessaire pour cacher le paradoxe, le voiler, le différer, le changer en une contradiction épique, sans pour autant l’évacuer comme source d’un dynamisme d’espèce conservé voire amplifié (peut être jusqu’à une vitesse de libération de la contingence planétaire… il faut rêver !). Ce dynamisme est alors accaparé par le conflit (aussi peu sanglant et ravageur que possible) entre des dimensions du sujet en tant que divisé à toutes les échelles. La division du sujet remplace potentiellement le faîençage de la planète en nations et civilisations ; elle reconfigure la Terre en vastes territoires dimensionnels exprimant physiquement (et /ou spirituellement) la réalité située (le « B » de notre époque) de la division subjective.
Le lecteur un peu perdu pourra encore se demander en quoi cet idéal territorial « dimensionnel » (au sens de Marcuse) vient faire solution (même fictive ou historiale) au problème du langage humain. Nous ne pouvons que le renvoyer à la relecture du déroulé de ce texte… jusqu’à ce qu’il ait compris (au point, d’ailleurs, d’entrer éventuellement en désaccord) !.
Mais nous lui fournirons, en vademecum, en bandoulière, l’aphorisme suivant :
La plus grosse erreur de la linguisterie est de prétendre qu’on peut isoler les règles du langage de l’acte de parole , et ce dernier de la métaphore « orchestrale » (selon Gilles Châtelet), c’est-à-dire de la comparaison -mère de toutes les comparaisons- qui nous sert pour fonder notre rapport au monde et aux autres humains. Or cette métaphore -d’où découlent toutes les autres, y compris les variantes les plus poétiques ou les plus mathématiques- nous renvoie constamment et douloureusement à notre propre émergence et maintenance comme sujets : à la fois libres et obéissants, libres parce qu’obéissants et obéissants parce que libres. C’est ce paradoxe qui nous fait parler… pour ne plus parler, tout en continuant à parler. Interminablement. Jusqu’à notre mort.
Pourquoi, dès lors, ne pas accepter de formuler la forme métaphorique de l’époque de la société-monde ? Pourquoi refuser, au nom de quel attachement périmé, de « voir » (d’halluciner au sens utile du bébé hallucinant le sein) que cette société-monde qui nous reflète enfin comme sujets consistants, uniques, unitaires et unaires…. est nécessairement divisée en elle-même comme nous le sommes ? Qu’elle est créée à notre image ?
L’admettre -en bon sujets obédients de l’époque- aurait pour avantage d’éviter l’auto-écrasement promis à l’auto-promotion du sujet universel. Il suffit, pour cela, de commencer à parler… en sujets autonomes face à ceux qui ne le sont pas. Quitte à rencontrer immédiatement ses objecteurs qui -d’Althusser à Milton Friedman- nous affirment que le « sujet qui marche tout seul » est, d’une façon ou d’une autre, un robot d’Etat ou de Marché. Eh bien non : le sujet résistant existe comme humain et celui qui ne résiste pas est un adversaire, pas un robot non plus (même s’il se déguise en drone)…
Denis Duclos, le 7 Juillet 2015.
(texte de référence pour la Conférence inaugurale « l’origine du langage » prononcée aux Laumes-Alésia, lors du festival organisé à la Quincaillerie, le 21 Juillet 2015)