Freud évoque la paranoïa des Français lors de l’attaque prussienne de 1870 (mettant en scène des Uhlans cannibales), mais il fait peu d’allusions à d’autres phénomènes analogues, pourtant étonnamment plus massifs comme la persécution des « Nouveaux Chrétiens » dans l’Espagne du XVIe siècle, l’accusation des sorcières du XVe au XVIIe siècles, ou, bien entendu, la montée du nazisme qu’il a pourtant connue de près.
Pour la seule histoire du christianisme, « l’invention » du diable et de l’enfer, sorte de déviation de malaises psychosomatiques gréco-romains en fin d’antiquité (selon Peter Brown), il est pourtant évident qu’une montée paranoïaque pure y a été à l’œuvre, qui n’a cessé, par la suite, d’être au cœur de tout le dispositif religieux et culturel occidental. L’insistance presque bi-millénaire de l’antisémitisme (et ses résurgences actuelles) en est un indicateur très sûr, faisant littéralement de cette projection haineuse organisée une véritable fonction méta-historique de la religion impériale et vaticane.
Il est donc assez étonnant, pour ne pas dire incroyable, que les disciplines historiques n’aient par cru bon de retenir au moins la paranoïa comme question (qu’elle soit ou non nommée ainsi selon l’étiquetage psychiatrique issu du XIXe siècle depuis Heinroth et Kraepelin ).
René Girard a tenté une interprétation des origines de l’histoire par la cristallisation du collectif sur le bouc émissaire, en reprenant l’idée antique du « pharmakos ». Mais il ne s’agit pas de cela dans la paranoïa collective, même si la sélection d’un personnage négatif, coupable, et digne de punition est un élément essentiel du mécanisme. D’ailleurs, la thèse girardienne est hautement spéculative et discutable, ne serait-ce que parce qu’elle s’appuie sur une théorie de la propagation par imitation, ce qui implique une psychologie tardienne assez élémentaire, sans parler du fait que pour imiter (et désigner un même objet de désir ou de haine pour tous), il faut déjà que la culture langagière fonctionne, laquelle est justement l’élément à expliquer.
Cependant, si Girard n’a pas été reçu du tout par les historiens, il a néanmoins raison sur un point : c’est probablement dans le phénomène culturel humain lui-même qu’il faut rechercher la source originelle -et constante- de l’orientation paranoïaque. Toute culture humaine -très plausiblement déterminée par une cause préhistorique commune voire unique- a pour effet « d’interpeler » le sujet de la parole, c’est-à-dire de contraindre l’individu à se comporter en sujet du collectif. Or ceci ne va pas sans péril : soit que le sujet prenne un risque à s’avancer et se déclarer comme membre « responsable » (qui répond), soit qu’il y ait risque pour l’individu à entrer dans le personnage d’un sujet, ce qui, par exemple, lui interdit d’autres possibilités ou satisfactions supposées « naturelles » par opposition aux contraintes sociétales.
Il existe de nombreuses variantes de la réaction de l’individu à cette assignation, mais il n’est pas impossible de les ranger, grosso-modo (et sans a priori psychiatrique), par genres : ainsi, en termes de degrés d’acceptabilité de l’interpellation subjective, il existe un fort degré d’inacceptabilité (que les psychiatres vont nommer « psychose »), correspondant à une angoisse très puissante à l’idée même d’être tenu en cette place. Au-delà de l’inacceptable, se situe tout simplement l’impossible, correspondant notamment au monde de l’autisme. Il n’existe pas non plus d’acceptabilité totale, pour la simple raison que l’interpellation en sujet bute sur un paradoxe constitutif et qu’on ne peut faire accepter totalement quelque chose qui n’est pas consistant logiquement. Mais ce qu’on nomme les « névrosés » (la quasi-totalité d’entre nous) font semblant de croire que l’assujettissement est logique en effaçant (en refoulant) la zone de présentification du paradoxe.
Située à un degré d’inacceptabilité (d’intolérance disait Freud) -et donc de rejet- important de la subjectivation, la posture « paranoïaque » consiste au fond à faire tenir le sujet chez autrui, de façon à ne pas avoir à l’assumer soi-même. Pour ce faire, le Paranoïaque ne peut pas se suffire des compromis hystériques ou obsessionnels avec la difficulté logique du sujet (au point que Freud voyait en lui une position de défense contre les névroses). Il est possible que le Paranoïaque éprouve un doute trop angoissant sur sa propre réalité subjective pour pouvoir supporter sa moindre désignation par l’autre. Il tend à ressentir comme « accusation » ce qui n’est que simple injonction à être un auteur de parole. Tout se passe comme s’il transformait en culpabilité ce qui n’est que reconnaissance, et inversement, à exiger que la reconnaissance prenne la substance de l’accusation, sans laquelle, pour lui, rien n’existerait du sujet.
En sorte que c’est pour être reconnu tout de même, mais sans en supporter la conséquence, qu’il a besoin de reconnaître autrui comme coupable de l’agresser, de le tromper ou de le persécuter. La raison pour laquelle le Paranoïaque ne peut se débarrasser de son symptôme, c’est que « s’aimant lui-même » suffisamment, il ne veut pas sombrer dans le « trou » de l’absence de parole, et dans l’anéantissement du sujet (qui caractérise plutôt le degré ultime de la résistance à la parole, l’état schizophrénique). Dès lors, il ne peut non plus éviter l’érection du persécuteur comme son propre double, porteur, pour ainsi dire, de sa propre personnalité. Car le Paranoïaque ne se contente pas de renvoyer à l’autre sa propre culpabilité (« ce n’est pas moi qui t’aime, c’est toi qui me hais », selon la formule que lui attribue Freud) : il n’existe lui-même, pour ainsi dire, que par la culpabilité (ou la mauvaise intention) d’autrui à son égard ! On peut même dire qu’en un sens le Paranoïaque éprouve une crainte pour la perte du Sujet : c’est un véritable chevalier de la subjectivité !
C’est dire à quel point, il est « collé » au Sujet intentionnel de son délire comme question perpétuelle, comme problème d’un danger permanent, et c’est dire aussi l’impossibilité où il se trouve de renoncer à ce « quasi-masochisme » de la persécution, bien que celui-ci n’ait strictement aucune valeur érotique en soi (y compris dans l’érotomanie, platonisme évoluant d’ailleurs aussi en jalousie et sentiment de persécution).
Si l’on prend ce modèle en référence de la passion collective, qu’en reste-t-il ? Est-il applicable aux mobilisations agressives ?
Le ralliement « identitaire » (bien analysé par Jean François Bayard dès 1996 ) est certainement présent en toile de fond pour expliquer la montée « ethnogénétique » de ressentiments collectifs pouvant culminer en guerres civiles, en génocides ou en conflits internationaux, localisés ou généralisés. Mais est-il suffisant pour en rendre compte ? Ne faut-il pas aussi, pour un passage à l’acte collectif, que « l’identité » se constitue d’abord à partir de l’Autre, qui en est en quelque sorte le garant négatif ? N’est-elle pas, au fond, toujours dépendante de cet Autre, comme si elle ne pouvait exister ou persister sans elle ?
Un grand nombre d’exemples convaincants -dont certains exposés par Bayart- nous montre qu’il en est bien ainsi. La plupart des nationalismes qui sont venus à bout de l’impérialisme ont ainsi récupéré à leur profit l’exotisme construit par les colonisateurs, notamment dans l’invention -ou l’exagération- des entités ethniques constitutives et de leurs « chefferies ».
« L’hindouité » revendiquée naguère par les intellectuels indiens et aujourd’hui encore par un nationalisme réagissant aux moutures récurrentes de thème du Califat, a d’abord été produit par l’intelligentsia britannique impériale, à commencer par le mythe des Védas. Ce sont les Britanniques qui ont forcé les soldats indiens vêtus de façon moderne jusqu’en 1860 à arborer turban, ceinture et tunique. Le village mythique indien (Panchayat) est une création idéale de Gandhi, pour contrecarrer la force des Jati, castes structurant toutes les unités de vie en Inde (et elles-mêmes objets de luttes constantes pour asseoir leur identité). L’idée d’un village javanais standard est une mystification des ethnologues coloniaux, nous rappelle Clifford Geertz, tout comme plus généralement l’idée d’’une « civilisation du village » en Afrique avec à sa tête un chef (en fait désigné par l’autorité coloniale).
Et ce sont encore les constructions à la fois nationales et ethniques qui rendent comptent des conflits civils meurtriers, lesquels se donnent pour objet et enjeu non pas le retour à d’hypothétiques territorialités anciennes, mais bien - comme au Rwanda ou au Zaïre- le pouvoir politico-administratif dans le frontières définies par le congrès de Berlin en 1885. On sait ainsi le rôle joué successivement par l’Eglise, les Belges, les Allemands, les Anglais, dans la « construction » de l’opposition Hutu-Tutsi, laquelle, au-delà du massacre génocidaire lui-même, a permis de cacher en quoi les milices meurtrières étaient surtout- bien avant d’être « ethniques », composées de jeunes délinquants, souvent condamnés par le sida, issus de familles désorganisées par une catastrophe économique (également citée par Jared Diamond comme cause essentielle du drame).
Jean François Bayart n’a donc aucune peine à démontrer -dans cet ouvrage passionnant qui n’a pas vieilli d’une ligne- que ce qu’il nomme le « culturalisme » imagine et fantasme les cultures au risque des les entraîner vers le pire. Nous lui en rendons volontiers acte, ce qui ne nous empêche pas de souligner un paradoxe et une insuffisance dans l’analyse .
Le paradoxe tient à ce que lorsqu’on incrimine un « isme » (fût-ce le « culturalisme » le plus innocent dans l’orbe universitaire), on risque de se placer exactement dans la situation dénoncée : celle de constituer une identité bien définie, bien déterminée et placée supposément à la source d’une intentionnalité malfaisante. Ce qui n’est pas sans effet : est-ce vraiment ledit culturalisme qui se cache derrière toute formation identitaire artificielle ? L’invention d’une subjectivité politique commune n’est-elle pas un phénomène permanent, un moyen inévitable pour former une mobilisation, même si l’on s’appuie pour ce faire de toutes sortes de fictions et de mythes fondateurs ?
L’insuffisance de l’analyse tient, quant à elle, à ceci : une théorie culturelle qui se contente d’appeler « culture » ce qui aurait été avéré depuis longtemps ou les origines, relèverait d’une bien piètre anthropologie. L’idée qu’il y aurait de « l’authenticité » qui serait occultée par un processus de fiction actuelle est au fond fort naïve. La seule réalité culturelle est celle qui agit aujourd’hui dans des conditions politiques et économiques données, et elle le fait en faisant feu de tout bois, en utilisant toutes les ruses et toutes les illusions disponibles. Aussi est-il en partie… illusoire de parler d’une « illusion identitaire », dans la mesure où ce serait tautologique. Personne ne pense sérieusement que le thème du Califat islamique repris par des groupes armés sunnites en Irak et en Syrie soit véritablement issu d’une tradition, mais il suffit qu’il puisse faire drapeau pour un nombre suffisant de combattants volontaires, et cela implique tout de même des références, même manipulées. Or cette manipulation n’est pas différente (sinon en termes de violence) avec celles qui caractérisent toute l’histoire des mouvements religieux et guerriers. Et elle s’inscrira dans l’histoire comme les précédentes. Le procès en artificialité du la culture est donc sans objet.
Un argument plus sérieux réside dans la critique d’un culturalisme qui sous-estime l’importance des faits matériels, de « l’infrastructure ». Il est, par exemple, évident que le nazisme n’a pu finalement prendre pied en Allemagne au début des années trente (après avoir plusieurs fois reculé dans les résultats électoraux) qu’à cause d’une situation de marasme récurrent ruinant et terrifiant les citoyens d’un pays vaincu. Toutefois, il serait tout aussi absurde de ne pas tenir compte d’une histoire politico-culturelle précédant et expliquant aussi en partie la situation allemande de l’entre-deux guerres : la difficile formation d’une entité nationale moderne, d’abord forcée par le Prussien Bismarck, et ce avec l’aide éminente des Juifs, peut-être l’une des rares communautés trans-provinciales du monde germanique alors -et encore- très localiste et communautaire (voir l’effort illustré par Tönnies), le Yiddishland correspondant au fond à peu près à « l’espace vital » revendiqué par Hitler (les Juifs polonais parlant allemand et étant dépistés pour cela). Autrement dit, sans un Autre de son propre devenir identitaire national accompli, il est possible que le chefaillon nazi des premiers temps n’aurait jamais pu retourner le provincialisme étriqué de ses auditeurs à la taverne munichoise en volonté de « prendre Berlin ». S’emparer de la capitale avec une vue nationale signifiait symboliquement devenir ce que l’Allemand n’était pas encore vraiment…sauf pour ce qui concerne une bonne partie des Juifs, et ce qu’illustre Musil en mettant en valeur un personnage éminent venu d’Allemagne convaincre les Autrichiens de se moderniser. Au fond, ce que dit Hitler, c’est qu’il faut advenir à la place du sujet juif pour devenir allemand ! C’est là, je crois, la véritable « raison », certes délirante mais implacablement logique, de la volonté d’extermination. Car défaire ou humilier, cantonner ou rançonner un ennemi n’aurait pas suffi à justifier cette vision d’un parfait remplacement : il s’agissait bien d’un vel : « ou bien toi ou bien moi. ». D’ailleurs le reproche le plus fréquent revenant dans les éructations hitleriennes à propos des Juifs consiste à leur imputer les qualités-défauts ordinairement attribués… aux Barbares nordiques, aux « Bersekr » : bande de loups, sauvages, sans scrupules, capables de se retourner contre les leurs etc. Il est bien ici question -et les phobies personnelles de Hitler (à propos notamment du « sein d’Abraham ») ne sont pas là pour diminuer les doutes à ce propos- d’un sentiment de confusion, voire de fusion, que Freud aurait probablement nommé « intolérable » pour la personnalité prédisposée à la paranoïa. Une sorte de lapsus du Führer est d’ailleurs manifeste (dans les propos au coin du feu retranscrits par Bormann en 1942) : les Juif est un « brouilleur de cartes », et l’on pense à la fois à la carte géographique de l’espace vital et à celle de l’arbre généalogique incertain de Hitler lui-même.
Il semble donc, que dans le cas majeur de la folie nazie et de son suicide militaro-industriel, le délire du leader et celui du peuple aient pu entrer en phase, le second -comme le premier- ne se constituant dans leur identité nationale instable que par l’entremise du « vrai sujet allemand » que représente pour eux… le Juif comme pur antagonique !
Franchement, je ne vois pas ce que Jean François Bayart pourrait (ou aurait pu) opposer à l’existence de cette pratique de la Kultur en tant que psychose collective. En tout état de cause, l’objection selon laquelle la véritable cause du nazisme était économique ne pourrait absolument pas tenir, ce qui, à tout le moins, impose de considérer le fait que la culture, lorsqu’elle est mise en péril comme agencement de symboles structurant pour les sujets participants, fait bel et bien partie de l’infrastructure, au point même que l’on peut se demander si, dans des situations matérielles inextricables imposant des mises en cause radicales de l’identité, la culture ne devient pas la base même de tout pacte social et économique. Bayart me semble ici pécher par optimisme implicite : oui, l’humanité peut préférer le suicide ou le génocide à une quelconque survie « économiquement nécessaire », si cette survie lui semble incompatible avec un relatif équilibre des symboles mis en jeu pour disposer les Humains les uns par rapport aux autres Et elle peut le préférer, comme de nombreux peuples l’ont fait dans le passé et à des échelles réduites (ainsi qu’en témoigne l’anthropologie coloniale ou post-coloniale).
Citons quelques autres cas patents : en Amérique latine (que Bayart connaît moins bien que l’Afrique), une véritable guerre se déroule année après année et depuis des dizaines de décennies entre les forces officielles -militaro-policières- et les populations pauvres confinées dans des bidonvilles autour des grandes agglomérations. Cette guerre (pas même reconnue comme « civile ») fait probablement plus d’une centaine de milliers de morts annuellement sur l’ensemble du continent. Or il est impossible de réduire l’explication de cette chronicité terrible à un simple état social et économique, car l’opposition entre pauvreté et richesse existe de façon encore plus patente en Chine, en Inde, aux Etats-Unis, etc. Il s’agit bien d’une croisade policière contre un peuple « étranger » (souvent plus noir de peau ou de traits indo-américains plus marqués), dont la pauvreté n’est que le stigmate le plus évident. Trafic de drogues diverses, religiosités exotiques, mœurs étranges, sont aussi imputés, rapprochant les victimes de figures sataniques. Ce sont bien des hordes de zombies (dont le fantasme nord-américain est la transposition proche), qu’il s’agit de repousser en périphéries, afin de les « classes moyennes » blanches ou pâles puissent continuer à vivre un rêve de modernité, sous la protection invisible des grands latifondiaires (d’ailleurs eux-mêmes impliqués dans la narco-économie, comme dans le film « Scarface »). Bien entendu, une structure socio-économique néo-esclavagiste toujours à l’œuvre (à la différence de l’Amérique du nord anglo-saxonne) entretient ces fantasmes mortels, mais ils possèdent leur autonomie, leur inertie propre, et le moteur de leur propre reproduction au long cours.
La solution est donc politiquement culturelle, bien que cela implique, en arrière-plan, un changement profond dans les rapports de force entre les fractions de la classe dirigeante sud-américaine. On en verra une amorce (très ambiguë) dans la politique municipale de Medellin (naguère éponyme du plus grand Cartel de la cocaïne), qui, très symboliquement, a construit un téléphérique entre le centre ville et les hauts quartiers déshérités. Y verrait-on un changement dans l’orientation fondamentale des dominants ? Il faudrait être naïfs. Au plus est-il question de proposer une « alternative visible » à l’impasse du Chili démocratique des années Allende. Le système latifundiaire reste en place, mais gère différemment la pauvreté qu’il continue de générer (toujours plus étant donné l’expulsion d’agriculteurs du fait de la productivité accrue des machines), et acceptant « du bout des lèvres » une adoption de la masse des déshérités urbains, un peu à la manière des Ediles romains en antiquité tardive. Néanmoins, le problème est désormais posé -presque 160 ans après qu’il ait été résolu aux Etats-Unis par la défaite des esclavagistes sécessionnistes devant les industriels yankee-.
Certes, l’ouverture proposée est étroite et idéologique, et elle dépend probablement en partie d’influences extérieures et de nécessités économiques mieux perçues (car la mécanisation agraire menace aussi la logique plantationnaire néo-esclavagiste), mais elle est décisive, car elle défait le mécanisme même d’une paranoïa identitaire plus ou moins occulte, selon laquelle le « vrai peuple » (local, Noir, Indien, ancien, superstitieux, pauvre, etc.) est une race pratiquement extra-humaine et fondamentalement dangereuse.
Nous avons jusqu’ici fait comme si le mécanisme paranoïaque -individuel ou collectif- n’était analysable que comme une pathologie de la culture. Mais nous ne nous sommes pas demandés suffisamment dans quelle mesure l’appui -certes délirant- sur la certitude d’une personnalité existante en dehors de moi et, pour ainsi dire, garante de ma propre existence, n’est pas un trait absolument inévitable de toute subjectivité. L’entrée en culture de tout petit d’homme n’implique-t-elle pas, pour être reconnu par sa mère comme être parlant (et donc comme prenant position de sujet) un « moment paranoïaque », au sens d’une déréliction devant cette obligation si lourde et si étrange ? En effet, devenir un sujet, pour un petit mammifère non parlant (infans), n’est-ce pas logiquement venir se situer à la place de la mère elle-même pour répondre à son désir, c’est-à-dire commettre un meurtre, immédiatement mis en relation avec une agressivité de l’Autre à son égard ? Il semble qu’une relation en miroir s’installe très précocement, dans laquelle la demande « d’être » entièrement (un sujet) se confond avec l’expérience de dévoration, d’absorption, seule alors compatible à cet âge où l’on se nourrit physiquement du corps de l’autre. La demande maternelle se renverse ainsi aussitôt puisque si cet acte doit être celui d’un effacement de la mère par un enfant venant prendre sa place (l’être ne se partage pas), celui-ci devient automatiquement à la fois meurtrier de ce qu’il a de plus cher, et victime potentielle du retour de cet acte sur lui-même. Ce qui est « simple » à comprendre : si devenir sujet est une sorte de meurtre par sa seule affirmation, alors la mère qui est déjà sujet est aussi une meurtrière d’office, et la simple assertion de cette position revient à mettre en danger l’enfant lui-même. A ce moment paranoïaque, qui fait proprement équivaloir (dans les deux sens) subjectivité et culpabilité, succède en général une amodiation de cette situation intolérable par la narration que se construit l’enfant, et qui fixe son discours « névrosé », selon lequel la culpabilité de la mère et de lui-même est atténuée, dans une forme ou une autre de pardon, de salvation. On entre dans le monde des histoires, des mythes qui ont pour fonction d’installer une croyance dans la possibilité de devenir sujet sans avoir à en payer le prix exorbitant d’un « meurtre d’âme » (comme dit le Président Schreber). Il existe, bien sûr, un résidus sous forme de « dette », mais dont l’origine non économique est désormais refoulée, et dont la nature énigmatique transparait dans les symptômes des névrosés exprimant ainsi leurs propres doutes sur la validité absolue de la solution, laquelle fonctionne le plus souvent par l’intervention arbitrale d’un tiers convoqué en fiction (le père, partie prenante de la métaphore salvatrice, mais sur qui se transfère à l’occasion une haine héritée d’une origine révolue).
Là encore, on peut se demander si les collectifs évitent de sombrer dans la paranoïa à la façon dont les individus s’en sortent : par un récit névrotique du pardon partiel obtenu pour soi et l’Autre grâce à un tiers témoin. La réponse est évidemment positive : la quasi-totalité des mythologies (à l’exclusion des plus anciennes) racontent des histoires de catastrophes originelles conjurées par des salvations au moins partielles, obtenues par émergence d’un médiateur. Mais il s’agit là encore de phénomènes émergeant ou réapparaissant constamment dans le présent. La façon dont les sociétés sortent du piège paranoïaque ressemble de très près, à chaque moment et en chaque lieu, aux stratégies utilisées par les individus pour défaire le paradoxe premier d’une équivalence intolérable entre adhésion subjective au social et criminalité.
Là encore de nombreux exemples peuvent être cités. Parmi les plus significatifs, je citerai le cas de l’Europe. Il est en effet très clair pour l’anthropologue que la pluralité des Etats-Nations lentement élaborés en place de l’unité impériale romaine puis des particularismes féodaux répond à une structure « dialogique ». Autrement dit, le cadre essentiellement napoléonien qui va servir de matrice organise une solution au paradoxe d’un Etat formé sur le principe universel des Droits de l’Homme et pourtant limité à une spécificité nationale. Cette solution consiste essentiellement à construire la nation comme « position » dans une conversation à propos dudit principe. La conversation s’établit ainsi comme différenciation dans l’application du Même. Tout se passe comme si, par exemple, sur la base de la proposition britannique de ne faire tenir la société que par la loi (puis par le marché remplaçant mécaniquement la charité publique comme principe d’ordre), répondaient au moins trois positions continentales qui la nuancent : l’Italienne, qui rapporte à la ville l’essentiel de la loi concrète, l’Allemande, qui associe étroitement identité communautaire et légalité nationale, et la Française, qui -mettant en doute aussi bien communauté que loi- fait jouer en arrière plan un complexe rapport collectif au pouvoir. Ces positionalités -souvent inconscientes et officieuses- permettent de se constituer comme sujets d’une entité collective à partir de la position supposée des autres partenaires, mais en évitant de « se prendre pour soi » et de tomber, du même coup, dans l’angoisse de devoir être « par soi-même ». Il s’agit donc d’un mécanisme qui transcende, sublime, et adoucit l’opération paranoïaque allant chercher sa propre identité chez l’autre. Certes, d’’épouvantbles explosions proprement paranoïaques ont jalonné la mise en place de cette modulation, et des risques existent encore : celui de la fragmentation identitaire entre Italiens du Nord et du Sud, celui de la xénophobie courante en Allemagne, celui de lidéal mécaniste en Angleterre, etc. Mais ils sont modulés et gérés par la réalité quotidienne des échanges individuels et sociaux entre ces sociétés proches et toutes convoquées par la question occidentale de la Loi (au sens du Droit). C’est cette dernière qui joue le rôle « paternel » du tiers témoin, ce personnage dont nous avons noté l’importance pour le psychisme individuel toujours en danger de sombrer dans l’angoisse de la culpabilité « d’ingérer » l’autre en « osant » devenir soi-même.
Le cas nord-américain, également bâti sur la référence à la loi, est plus ambigü : celle-ci n’est en effet plus discutée à partir de positions différentes, représentant des univers sémantiques interprétant le même principe, mais elle est au contraire poussée dans sa seule acception anglo-saxonne de mécanique rationnelle, finissant par représenter la totalité de l’ordre humain. Le risque est alors bien plus élevé d’éliminer l’altérité dans l’assomption identitaire, celle-ci se posant d’emblée comme équivalente à la finalité universelle de la raison. La modération de cet idéal par la reconnaissance de puissances fondées sur des principes différents (qu’incarne précisément la « sinologie » philosophique) est importante, mais elle ne règle pas tout puisqu’elle peut aussi dériver dans une compétition haineuse pour le partage du monde entre deux manières antagoniques. de vivre L’adoucissement de la confrontation ne peut venir ici, et encore une fois, que d’un principe tiers situant l’éventuel conflit dans un cadre conversationnel pluraliste. Ce principe existe-t-il ? Et si oui, comment produit-il son effet ? Je ne saurais répondre à cette question en cours d’élaboration par les cultures du monde, mais je sais seulement que ce tiers doit être inventé de manière crédible pour que le conflit interculturel prophétisé par Hutchinson ne devienne réalité, non parce que les civilisations porteraient des valeurs incompatibles, mais simplement parce que l’affirmation de sa propre civilisation à partir du point de vue attribué à l’autre mobilise nécessairement la réaction en chaîne paranoïaque dont nous avons tenté d’établir la logique.