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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


L’évolution des psychopathologies collectives dans les champs conversationnels réglant les actions humaines sur la culture et sur la nature.



Le but de cet article est de clarifier la manière dont les pathologies psychiques individuelles –(dues à la rencontre en chaque humain entre les impératifs culturels liés à la subjectivation et leur nature « non parlante ») produisent des pathologies collectives à partir des « folies » individuelles. Et bien sûr, comment ces deux aspects se croisent, rétroagissent et s’intriquent dans l’histoire humaine à diverses échelles de temps et d’espace.
L’objectif visé ici est d’approcher des « structures de vérité » qui soient plus précises et fidèles que les énoncés habituellement usités, plutôt simplificateurs ou/et flous et confus, dans des « sagesses » populaires, ou, au contraire, dans des savoirs spécialisés supposés «scientifiques ». Par exemple, il est trop simpliste d’avancer que la « méchanceté », « l’avidité », ou la tendance sadienne des humains pris individuellement sont des causes des entreprises collectives débouchant sur une destructivité finale exceptionnelle.
Il est plus convenable de repérer les connaissances se formant sur ces structures, pour une plus grande efficacité dans l’action politique et sociale, mais surtout pour parvenir à un maximum de justesse, évitant par là-même d’amplifier des erreurs que la massivité de la société humaine à l’échelle planétaire rend déjà inductrices de catastrophes inacceptables.
Nous partons d’un premier principe dont l’énoncé est simple : le caractère spécifiquement humain de nos actions tient à l’acte de parole (et non au langage qui sert cet acte), lequel implique toujours en même temps trois aspects liés ensemble (comme les nœuds borroméens) : le locutoire, l’illocutoire et le perlocutoire. Impossible de les séparer : la parole comme acte noue toujours « ce qui est dit », « ce que l’on veut dire », et « ceux à qui on s’adresse et peuvent répondre », y compris en nous-mêmes. Toute parole est un acte composé de ces trois aspects et toute parole est donc « performative » au sens d’un engagement de son Sujet, même si, par exemple, une « description » n’est pas une « promesse », ni une « injonction ».
Tout être humain devient en naissant un « enfant » (infans), ce qui signifie : qui ne parle pas (encore) mais est appelé à le faire. A la différence des autres animaux -même proches-, il devient parlant du fait de sa néoténie (aggravée par rapport aux primates et ancêtres pré-humains), qui le force à compter sur un plus long temps d’acculturation que ces derniers pour laisser son cerveau augmenter d’une taille suffisante (mais après sa sortie prématurée du sein maternel qui ne le supporterait pas davantage).

Modèles d’influence des structures collectives sur les folies individuelles et collectives
1) Proportions entre les âges et les sexes.
On peut supposer qu’une société « jeune » au sens de la grande proportion d’enfants et d’adolescents tendra à présenter davantage de pathologies psychiques concernant ces âges « en général » que des sociétés plus « âgées ».
Deux problèmes sont alors soulevés : a) les « folies » concernant les « Jeunes » comportent déjà une grande variété entre enfants, pré-ados, ados et jeunes adultes, selon le principe affirmant que l’humain parlant est confronté à toutes les nuances de l’angoisse de l’entrée en parole, et cela pour tous les « niveaux » de gravité des syndromes qu’elle entraîne. Au contraire une société nombreuse en « personnes âgées » est confrontée aux questions concernant davantage ces dernières (un plafond des ambitions sociales, et l’approche de la mort inévitable) et à leurs réponses les plus fréquentes.
b) une société massivement « jeune » peut avoir tendance à développer des attitudes paradoxales vis-à-vis des « seniors » devenus rares : un mélange difficile à cerner entre mépris et révérence excessive. Un exemple qui s’impose est celui des sociétés où les mouvements visent une plus grande sévérité répressive mutuelle se sont souvent données comme « guides » des « gérontocraties » religieuses (comme l’Iran, l’Afghanistan, les Gazaoui, le Liban du Hezbollah, etc.) Comme en miroir, des Sociétés comme la Chinoise ont été très manipulables par les chefs révolutionnaires d’âge mûr sinon âgés pour terroriser toute sa population par vagues de retournements successifs). Ce type a pu atteindre des sommets de violence sociale, notamment au Cambodge où les assassins de millions de gens sur ordres de vieux militants étaient plutôt de tout jeunes néophytes ruraux armés dans ce but. On retrouve cette tendance en Afrique centrale où les enfants « de la rue » ont souvent été utilisés par des chefferies de personnages bien plus âgés pour commettre les débordements, exactions et meurtres utiles à leurs « stratégies » sur l’opinion publique ou pour des manœuvres diverses.
Encore faudrait-il distinguer entre ces « jeunesses » selon leurs propres structures d’âge : une société où ce sont les « étudiants » qui sont les plus nombreux, tandis que les enfants se font rares ne présente évidemment pas les mêmes tendances que celles où ce sont les « berceaux » qui viennent de saturer la démographie. Cependant, encore une fois, méfions-nous des stéréotypes concernant l’enfance : n’oublions pas que la précocité inévitable de l’entrée en parole chez l’humain confronte « l’âge tendre » à la quasi-totalité des « choix » psychopathologiques imaginables, tout simplement par ce que la langue maternelle leur est imposée d’un seul coup comme complète, et donc chargée de « tous » ses problèmes et difficultés. C’est plutôt l’énergie de leur choix et leur versatilité qui les signale, sans compter, bien sûr une dépendance affective bien plus affichée vis-à-vis des personnages adultes, et notamment des mères célibataires.
Inversement, les sociétés « âgées » (telle le Japon, nombre de pays européens, etc.) sont caractérisées à la fois par une fascination ambivalente pour la jeunesse (qui se trouve jugée et orientée par cette observation continue) et une confrontation à la certitude de la mort qui incite plutôt à diverses sortes d’immobilisme et de répétition morbide. La « peur du jeune » pousse les institutions à la surveillance et le contrôle plutôt automatiques, tandis que l’effet de masse du grand âge accélère le passage à des institutions de « gestion » socio-technique concernant toute la population, de la naissance à la mort. La tendance « hikokomori » (des jeunes se calfeutrant au domicile maternel en refusant l’affrontement scolaire (excessive) est peut-être l’une des conséquences indirectes de la domination (passive) des « vieux », centrée sur la « crainte suspicieuse», tandis que la critique des « boomers » (ramenant les vieux à leur propre vague démographique passée depuis l’enfance) interdit ou diminue considérablement le « respect » de la génération « expérimentée » en tant qu’elle ne serait qu’une génération « concurrente » ayant déjà largement abusé de leur « droit à la vie ».
Bref : un paradoxe important doit être retenu dans cet exemple, selon lequel une « société de jeunes » peut respecter davantage les vieux qu’une société de vieux, tout en étant beaucoup plus turbulente et factrice d’emballements agressifs, voire guerriers, sans parler de poussées orchestrant leur indécision fréquente quant aux rôles sexuels et reproducteurs.
2) Equilibres et déséquilibres entre les modèles culturels sociétaux.
Partons ici des modèles imaginés par la « théorie culturelle » de Mary Douglas, en généralisant les catégories durkheimiennes utilisées à propos du suicide : elle suppose, on s’en souvient, quatre tendances s’opposant deux à deux et, en se croisant, formant des sociétés plus ou moins « équilibrées ». Ainsi, une société très peu normée (anomique) s’oppose à une société hiérarchique (très structurée). Et une société égalitaire à une société inégalitaire (« enclaviste »). Mary propose d’associer (en se souvenant des causes du suicide chez son maître à penser, Emile Durkheim) l’anomie à une sorte de folie solipsiste, le hiérarchisme à l’obéissance bureaucratique où le rouage remplace la pensée personnelle (se faisant ici proche de Hannah Arendt), l’égalitarisme à un idéal qui rate toujours son propos et s’autodétruit, et l’enclavisme au désespoir se changeant en fatalisme. Cependant l’anthropologue ne croit pas à l’équilibre parfait , qui pourrait résulter de l’approche du centre de cette matrice. Une société de « sages ». Elle penche plutôt pour une société plus hiérarchique qu’autre chose, mais résidant cependant aussi plus près de l’égalitarisme que de l’enclavisme.
Tout ce modèle repose sur le concept de « groupe », dont on imagine, comme Durkheim avec la conscience sociale, qu’il existe réellement. Une façon d’ignorer complètement les avancées du « linguistic turn » et de la « french philosophy » déconstructionniste d’ailleurs bientôt blacboulée par l’affaire Sokal. Pourtant, cette pensée, appuyée notamment sur les découvertes psychanalytiques et anthropologiques, permettait de distinguer la consistance forte d’un objet créé par l’imaginaire (le « collectif » soutenu par les mots qui le désignent) et la réalité d’un nombre de personnes se réunissant dans un champ conversationnel et s’y parlant librement pour le temps de celui-ci.
Pour nous, cette réalité occupe la polarité imaginaire de « l’anomie », la seule norme absolue étant d’y échanger des actes de paroles engageant leurs « Sujets ». L’intérêt premier de cette conception est de ne pas substituer l’imaginaire (le groupe comme entité consistante, « supposée intégratrice ») au réel (l’échange d’actes entre plusieurs personnes se supposant libres réciproquement de les réaliser). D’autres avantages peuvent s’y percevoir : le « respect mutuel » en situation s’y substitue à un « égalitarisme formel, au mieux réduit à une mathématique des valeurs partagées ; l’enclavisme y est tout simplement exclu comme mode d’aliénation, d’exploitation et d’injustice maximal : on pourrait d’ailleurs le nommer mieux « esclavagisme ». Quant à la « hiérarchie », ou « excès de structures », elle n’est qu’une métaphore de l’armée, ce qui est également un imaginaire puissant de la « consistance » substituant la totalité, l’ensemblisme organique (le « fonctionner comme un seul homme ») au réel des individus humains se parlant.
Là encore, nous devrions distinguer les pathologies psychiques entraînées par les défaillances propres à chaque « position extrême » du modèle douglasien, qui reste intéressant précisément pour la logique implicite des différentes polarités de « l’extrémisme » sociétal qu’il recèle -même sans vouloir trop le savoir-.
Nous pourrions décrire cette logique de la manière suivante : quand la polarité « intersubjective » commence à se déformer dans n’importe quel cycle conversationnel, elle débute toujours par la transformation de la mutualisation des reconnaissances du Sujet en chaque participant en « égalité » comptable : la « valeur en soi » est simplement rendue de plus en plus indépendante des Sujets eux-mêmes, avant de les entraîner à sa suite. Ensuite, et parce que les individus sont désormais catégorisés entre plus et moins, la hiérarchie s’impose, qui enferme les Sujets dans une échelle générale des statuts. Puis, en bas de l’échelle apparaissent les « hors castes », autorisant bientôt non seulement leur esclavage, mais encore leur disparition totale dans le jeu des reconnaissances mutuelles. Enfin, devenue intenable, cette « socialité » s’autodétruit, ouvrant la voie au cycle suivant pour une échelle comparable de phénomènes culturels.
Ce cycle s’explique d’abord par un effet de la temporalité de l’acquisition de la parole par chaque humain. Commencer par échapper à cette temporalité d’un engagement, cela donne ce que l’on appelle maintenant l’autisme, dont les psychiatres savent que l’on n’en sort jamais (même si on peut être « adapté » à la norme comportementale apparente (comme savoir prendre un bus avec un ticket). Une fois dépassée cette tentation de repli, le cycle lui-même commence avec une paranoïa en recherche du Sujet dans l’autre, présumé pour cela tissé d’une intention nécessairement maligne. Que me veut ma mère qui accompagne toujours son amour « naturel » d’une étrange volonté de ne me voir que « « déjà parlant » ? Heureusement, à moins d’en rester à cette quête suspicieuse cherchant le Sujet derrière des apparences, la plupart des enfants admettent que l’amour maternel (indispensable à la survie) prenne pour objet une imago légèrement déplacée par rapport à leur corps, et surtout porteuse d’une capacité d’acte proprement inconcevable. Quand je découvre que c’est bien mon image dans le miroir vu aux côtés de ma mère, il est assez compréhensible que j’en tire une joie d’autant plus exubérante que j’ai bien cru mourir de ce passage étrange. Cette singularité faite mienne peut alors s’incarner en Sujet de maints désirs d’objets variés, facettes de la mère elle-même, évitant encore (perversement ?) de la prendre elle-même pour un Sujet dont je ne serais plus tout à fait un objet, mais quelqu’un, justement défini par sa capacité d’échapper à la méduse. Autrement dit : quelqu’un déjà destiné à l’indéterminé de sa liberté, laquelle ne se manifeste alors que par l’engagement dans l’acte de parole, d’abord vécu comme pure maîtrise. Le babil, discours précédant le recours aux signifiants usuels, s’institue déjà au niveau d’une joute adressée à l’autrui libérateur, puis s’affirme dans le registre du reproche quand s’assure la reconnaissance que la liberté ne m’accorde pas la domination sur moi-même et autrui : la névrose hystérique accompagne donc la libération, bientôt confrontée à l’acte normé lui-même, dont la réalisation comporte immédiatement la « responsabilité », la « pondération » de l’objet en discussion avec d’autres semblables, et surtout avec le devoir d’incertitude concernant leur propre subjectivité : une variante spontanée et intersubjective de « la présomption d’innocence ».
A ce point de basculement, l’adolescent peut encore, si cet effet l’angoisse trop, retourner en arrière par la voie de la schizophrénie (ancienne hébéphrénie associée à une tendance de l’adolescence au repli sur un soi en même temps dissocié, voire « dissous ». Une pathologie typiquement liée au refus régressif d’une responsabilité nous situant tous comme Sujets (assujettis) à la même liberté « engageante ». Là encore, la grande majorité des Humains parvenant à l’âge adulte admettent de concéder beaucoup pour conserver leur état de Sujet de l’acte de parole (finalement coextensif à notre seule espèce vivante). Cette concession (qui n’est pas encore à perpétuité !) ressemble pourtant déjà à une pacification « triste » se manifestant par un enchaînement à une succession de « petits » actes à la passion réduite.
La question soulevée au cours de ce développement est adressée à Dany Robert Dufour : qu’est ce qui cause la pathologie psychique collective menée jusqu’à la catastrophe ? Est-ce plutôt la violence destructive sadienne, ou encore la simple tristesse de l’organisation efficace et de l’économie d’échelle ?
L’obsessionnalité en est le symptôme le plus fréquent, avec sa manie… des rangements, vérifications, rituels etc. Là encore, le danger de folie reste présent sous la forme quasi-invisible de « l’ordre » et de sa bureaucratisation envahissante. Au plan strictement personnel, cela donne la procrastination, le bégaiement, le tic tac hésitant entre les « valeurs » paternelles et maternelles, le culte des symétries, des actes à valeur inverse, l’entassement d’objets, le calcul permanent, etc. Le but recherché -ou au moins anticipé- semble être le conformisme, puis l’immobilisation progressive sur un plateau sans relief, lequel paraît précéder la mélancolie, puis la catatonie elle-même prélude à la rigidité cadavérique réelle. (en notant, avec Gérard Pommier) que les épisodes maniaques (humour, cynisme etc.) ne sont là que pour souligner les étapes d’aggravation du passage de l’obsession à la mélancolie).
Tentons maintenant de saisir comment une telle temporalité subjective (évidemment très variable dans les durées concernées de chaque phase pour les individus, mais pas très changeante dans l’ordre logique de leur succession) peut « impacter » la difficulté et la souffrance psychiques considérées dans « le lien de masse » : on encore dénommées « folies collectives ».
A priori, il n’y a pas de parallélisme entre les temporalités de la pathologie psychique individuelle (telle que résumées ici en une vue cavalière), et celles de la pathologie collective. Mais n’existe-t-il vraiment aucun rapport, aucune relation même transformée de l’une à l’autre, sachant que nous devons d’une part bien tenir au principe que la pathologie psychique est d’abord celle de la personne dans son histoire personnelle de la naissance vers la mort ?
Pour réfléchir à ces questions et les déplier de manière convaincante, soulignons en premier lieu que les points de départ des problématiques individuelle et collectives ne sont pas les mêmes et qu’ils sont, au moins dans le sens collectif-individu, assez radicalement et constamment séparés. En effet, quand bien même la condition parlante de la mère change en époque et en lieu, sa relation d’intimité forte avec son enfant n’a jamais été beaucoup influençable et manipulable par le groupe. La dyade humaine, bien que destinée à être ouverte et traversée par la nature désormais parlante des humains, n'a pas encore (et peut-être à jamais) été maîtrisée ni réformée par aucun système de normes, surtout les plus « rationnelles ». Ce fait doit être reconnu, bien que ce soit bien la langue de leur société commune que la mère (réelle ou symbolique) « apprend » on son enfant, ou plus précisément l’incite à s’y mettre, en lui parlant elle-même comme s’il parlait déjà.
Dans un grand nombre de sociétés plus anciennes et plus petites que la société-nation ou la société-monde (a fortiori) les enfants relèvent d’un type ou un autre de gynécée (fixe ou mobile) entourant la mère (tout comme il y a des « aidantes » dans plusieurs sociétés animales proches de l’humain). Cela joue un rôle important dans le style de passage à l’âge adulte, le seul à faire face à l’obligation de responsabilité découlant de l’assujettissement à l’acte de parole. Ce style -souvent caractérisé par une rupture franche avec le monde maternel pour les garçons (et aussi pour les filles mais à un degré moindre et différemment)- paraît aux yeux des « modernes » que nous nous voulons comme assez violent, brutal, douloureux, avec des initiations accompagnées d’atteintes au corps (scarifications, tatouages, mais surtout circoncisions ou/et excisions) qui manifestent le passage irréversible à la condition responsable face à l’imago sociétale. Comme on s’aperçoit aussi de la relative rapidité et concentration temporelle de l’ensemble des rituels concernés, on peut être tenté de comprendre la violence physique comme une compensation du temps très court auquel est consacrée l’initiation . Surtout lorsque nous considérons la tendance des sociétés modernes à prolonger indéfiniment « l’éducation ».
Cependant, nous pourrions aussi admettre que le but pratique de la société change du tout au tout : dans le premier cas, on essaie de former une génération homogène, solidaire, efficiente de manière globale et souvent presqu’identique (créer ou maintenir une fraternité de chasseurs habiles et loyaux, par exemple), tandis que dans le second, les jeunes ne sont plus jugés sur leur capacité d’agir ensemble, mais sur la distinction (bourdieusienne) de leurs qualités et de leurs mérites. Or il ne peut s’agir d’une « solution sociétale » que dans l’optique de constituer une hiérarchie impossible à réduire à de l’égalité. De sorte que la devise ornant les frontons républicains de la modernité est structuralement mensongère : la société-nation est une armée constituée d’ordres distincts et surtout de niveaux complètement hétérogènes et hiérarchiques. La société-Monde encore plus. La possibilité même de parvenir à cette spécialisation verticale ne peut pas être le fruit d’une « initiation collective » par générations, mais par l’accès sélectif à un « savoir » plus ou moins abstrait, les individus choisis pour les « sommets » se distinguant de ceux de la base par le maniement d’une abstraction inaccessible à ces derniers, par ailleurs orientés vers l’activité pratique à laquelle ils « aspirent » spontanément. Le thème du « meilleur des mondes » n’est donc pas du tout l’imagination d’une anticipation, mais le simple constat ( certes un peu arrangé biologiquement) d’une réalité bien ancrée dans nos sociétés gigantesques . Ce constat ne nous autorise pas, cependant, à exonérer les petites sociétés de leurs initiations passablement cruelles (faites pour obtenir un réflexe de rappel de la cruauté automatique d’une nature extérieure incommensurable, et non pardonnante en cas de non soumission aux règles présumées la contenir chez les « humains ».)
Nous en conclurons que la loi primordiale de l’assujettissement à la libre parole est toujours déformée ou même invalidée fortement par les différents types de sociétés humaines connues, nous laissant devant l’étrange obligation de la penser comme inatteignable comme idéal. La déformation a toujours lieu, que ce soit par une cruauté de court terme chez les sociétés petites (pour démontrer le « courage » des membres), ou par un sadisme distillé sur le long terme « éducatif » dans les grandes, visant l’élimination des « moins bons » et la sélection des élites.
Cela dit, nous sommes maintenant en position de soulever une question décisive : et si, par hasard et exception, un état « de félicité » pouvait être découvert, atteint et pratiqué au long cours quant à la plus juste et féconde application de la loi de l’assujettissement à la parole libre (afin de « rester des humains » du mieux qu’il puisse se faire), est-ce que-cela ferait disparaître pour autant les pathologies (souffrances, et non maladies) psychiques individuelles et collectives que cette loi entraîne dans notre espèce ?
Pour y répondre, il convient d’observer comment ces pathologies sont produites et influencées par les différents types de solutions prônées et appliquées par les différentes sociétés (bien sûr ramenées ici à quelques grands modes d’existence, et en laissant la place possible à des exceptions.)
Pour cela, il nous faut aussi mettre à l’épreuve nos connaissances sur les pathologies psychiques individuelles entraînées par l’acte de parole (et indépendamment, en elles-mêmes, des affections mentales et neurologiques.
Ainsi, commençons par opposer des sociétés de gynécée et d’andron, à des sociétés où les enfants sont élevés davantage par les couples. Nous observons que dans les premières, le caractère agressif des garçons -puis des hommes- est entretenu, puis développé comme enseignement à partir d’une initiation première (où le garçon est « pris en charge » par les hommes de la famille. Du point de vue psychique, on peut penser que l’agressivité est augmentée par un sentiment d’abandon possible attribué d’une part à la mère (qui « livre » enfin l’enfant au côté du père) et d’autre part au père comme séparateur d’avec la mère. La suspicion désignant les adultes contribuant à cette « livraison en otage » pourrait se transformer, en l’absence de thèmes contradictoires, en une « paranoïa » durable. Ce phénomène serait-il alors plus affirmé que dans des sociétés « de couples » ? Probablement, l’alliance entre frères ou cousins dans des « appartements ou territoires d’hommes » augmentée de la « signature » sanglante de la circoncision ou de scarifications réservées aux hommes peut entretenir et renforcer une tendance éventuellement utile pour les fonctions guerrières permanentes dirigées aussi bien contre des proches que contre des ennemis déclarés extérieurs à la parenté. Il est de fait que la question de la trahison et du loyalisme demeure absolument centrale dans ce type de société, même évoluant sur d’autres plans dans la modernité. La suspicion est le mode d’être central qui inclut aussi les femmes, dont le gynécée, souvenir impérissable pour filles et garçons, peut sembler à tout moment et rétroactivement dans le fantasme, menacé par la destruction, l’incursion ou le rapt en tant que « valeur suprême » chosifiant la féminité comme son trésor le plus désirable.
Le risque, dans la société radicalement opposée, et centrée sur le couple à visée « égalitaire », est de déplacer la contradiction entre hommes et femmes sur l’émulation et la compétition pour l’opposition intimité/profession, en déclassant la valeur de la sexualisation, en la « désymbolisant ». Mais ceci est difficile à réaliser à cause même de la résistance d’habitus à la fois culturels et naturels concernant le rôle de la mère depuis la grossesse jusqu’à l’élevage, vers le seuil d’un « parlage » autorisant le relais par des « éducateurs-trices » mandatés par la puissance souveraine. C’est évidemment pour éviter cette évolution que les sociétés du premier type les plus acharnées à survivre en mondialité techno-chrématistique tentent d’interdire aux femmes la professionnalisation, et par tant, l’accès aux « savoirs » qui la permettent. Ces sociétés « masculinistes » ne se rendent pas compte qu’elles choisissent alors l’entretien d’une paranoïa latente et chronique qui va les obliger à se méfier de tous et de toutes et constamment, et à imposer un ordre militaire/religieux à chacun et chacune.
En revanche, les sociétés « modernistes » et sans gynécées familiaux (« garantissant » une « dyade mère/aidante-Enfant » dans l‘entrée en parole des petits humains ne comprennent pas que leur choix va, non seulement organiser une guerre chronique entre femmes et hommes pour l’influence sur les enfants comme pour la réussite dans les professions, mais imposer plus généralement un « surmoi » sociétal à toutes les relations et actions humaines contribuant à rendre incertaine l’identité de chacun/chacune face à la « norme ». En effet, la « loi de symbolisation » qui est la seule loi définissant l’humanité comme telle se trouve dévaluée et destituée par celle qui, au nom de l’entité de légitimité sociétale en place dans l’imaginaire commun, prétend incarner et remplacer le groupement « réel ». Ainsi des enfants « obligés » d’être scolarisés à partir de 3 ans en France depuis quelques années (et qui ont désormais des adultes d’un sexe ou de l’autre indifféremment aussi bien à la maison qu’à la crèche ou la maternelle) sont-ils induits à penser que le sexe n’a guère d’importance pour leur éducation comme membres de telle société, renforçant alors leur hésitation normale sur le choix de leur sexuation s’élaborant pendant la période de « latence » découverte par Freud.
Or cette difficulté du repérage symbolique de soi ne peut que renvoyer à l’expérience vitale des premières années qu’il est encore impossible de soustraire à l’influence prépondérante de la mère, y compris dans le couple. Il en résulte alors très probablement une forme nouvelle de difficulté psychique de désorientation : le « parler » devenant une activité « de surface » moins impliquante du fait du « temps partiel » -et rémunéré- désormais « employé » par des « professionnels du lien », aussi bien parentaux que sociétaux. Elle est donc désormais bien moins orientée vers l’engagement de responsabilité personnelle intersubjective au moment du « basculement » entre adolescence et âge adulte. Une pathologie psychique banalisée pourrait en découler, avec ses deux faces de « résistance » et « d’amplification » significative d’une nouvelle normalité, ou plutôt d’une normopathie : le repli sur le cocon « ménager » et le choix d’un travail sur le critère du gain monétaire remplaçant toute passion pour le contenu intersubjectif de l’action, le « souvenir de l’amour maternel » devenant fantomatique et faible. Une sorte de « tristesse sociétale » s’imposerait peu à peu dans cette modernité excessive, mélancolie seulement palliée par des remèdes ponctuels, de petites jouissances balisées, et finalement par l’apparition et la dissémination généralisée de symptômes d’hypocondrie et de phobie, alimentant le marché de plus en plus vaste du « soin » paramadical. Quant à l’amplification, ressemblant de loin à des épisodes maniaques, elle se concentrerait sur des symboles du « manque de manque » comme toutes les variétés de drogue. Mais, comme la manie dans la mélancolie se changeant lentement en immobilisation et en « Alzheimer » multiforme, la société frappée de ce problème massif (et de massification) évoluerait lentement vers une sorte d’hébétude, préfaçant peut-être l’attaque victorieuse par une culture plus petite mais moins atrophiée.
Simultanément -et combiné- à ce « vieillissement sociétal » prématuré, pourrait se déclarer une tendance schizoïde, classiquement associé à l’affrontement de la jeunesse en âge de « s’adultifier » et de faire face aux responsabilités l’ engageant « en personne » (sans parler des contrats économiques ) avec ses proches ou ses tout nouveaux enfants, et qui découvre d’un seul coup la difficulté de cet engagement, tentée qu’elle est de remonter aux sources mêmes de son assujettissement… sans y trouver l’encouragement qu’elle y cherche. Alors, d’assez nombreux peuvent choisir non plus de s’orienter, mais de parachever leur désorientation, en se « dissolvant » littéralement dans l’insignifiance pointée par Castoriadis, rejoignant alors la foule des « alzamériens » par un autre style plus heurté.
Cette vue, certes encore plus cavalière que les précédentes, peut néanmoins commencer à appuyer notre problématique : imaginons en effet que nous puissions, tels des démiurges, constituer des sociétés ou ces divers « défauts », outrances, anamorphoses, etc., puissent être gommés ou au moins considérablement affaiblis : pourrions-nous alors ne serait-ce qu’espérer une réduction des pathologies psychiques s’y développant comme dans des boites de Pétri , chacune spécialisée dans son propre genre de bactérie préférée?
Or cela n’est pas évident, et surtout, cela nous incite enfin à exposer plus clairement le problème d’une suite complexe de réactivités et de contre-réactivités dans l’affrontement permanent entre la culture parolière et la nature non-parlante en l’humain. Nous ne ferons, certes, que désigner une piste de réflexion possible, mais s’enfonçant hélas dans une jungle de problèmes ultérieurs, complémentaires ou divergents, aussi proliférants que semble claire la polarisation première servant de soutien à tout le raisonnement. Avançons pourtant que le désespoir intellectuel (et autre) auquel semblerait inviter ce constat ne sera pas lui-même une fatalité : plutôt une raison de nous acharner à travailler jusqu’à obtenir une proposition suffisamment éclairée et au moins soutenable pour nos contemporains et descendants immédiats, étant bien avertis qu’il n’existe nulle part et jamais de savoir absolu, et que nous serons contraints, comme les générations suivantes, à nous embarquer sur l’océan des incertitudes. Mais n’est-ce pas là précisément ce que nous avons postulé comme notre condition d’humains, et de tous temps et lieux ?
Reprenons le fil de l’argument et de ses soutiens dans « le réel ». Il existerait très généralement deux grandes « phases » dans l’histoire humaine passée et présente (une fois dépassée une modalité « première » de l’acte de parole centrée sur la question de l’émergence culturelle et de sa précarité) : une phase tumultueuse polarisée par des « paranoïas » collectives impliquées par le problème de l’incertitude de l’engagement adulte, et une phase -non terminée mais anticipant sa terminaison- de « mélancolie » résultant de la dominance d’une « gestion des populations » fascinée par la complexité. Cette deuxième phase tendrait, pas sa logique propre, à rechercher un « plateau » où se multiplieraient toutes les formes d’atténuation de l’acte de parole, puis sa disparition sous la mécanicité. En passant, observons qu’une telle alternance (entre paranoïa « jeune » et mélancolie « âgée » ne privilégie jamais la « perversion destructrice sadienne » chère à notre moraliste Dany Robert Dufour.
Bien entendu, les phases connaîtraient de nombreuses variations et différences temporelles dans la ligne générale de leur connexion selon les régions culturelles, mais elles tendraient finalement vers l’universalité -toujours recherchée dès avant leur mise en marche massive.
S’agissant de phénomènes de très grande ampleur et de longue durée, ils tendraient à échapper à l’attention, à la perception et à la pensée, de la part des successions de « contemporanéités » (un peu à la façon, dont, pour le domaine de la spatialité, il a fallu attendre si longtemps pour que la science s’empare de la tectonique des plaques et de la dérive des continents découvertes par Wegener ; mais de manière plus marquée encore, étant donnée la fragilité de l’ensemble des disciplines de sciences humaines. C’est pourquoi, si nous prenons l’exemple des périodes chaotiques récentes (à l’échelle de quelques siècles), nos tentatives de les penser ont toujours été lourdement infléchies par la surestimation des « disruptions » et la sous-estimation des persistances de long terme. Par exemple, nous tendons tous (et nos savants en première ligne) à surestimer la signification de l’ensemble des phénomènes « révolutionnaires ») qui ont marqué le monde humain depuis la fin du XVIIIe siècle.
En réalité, comme cela a parfois été capté par des efforts d’intuition et de fulgurance sans impact, les débuts de la phase actuelle -largement interminée- de la pathologie collective mondialisée à dominante « mélancolique » a commencé au XVIeme et XVIIe siècles, en produisant le premier Etat-Nation unifié et destiné à la « gestion » que fut la France de Richelieu et de Colbert. La « révolution » (avec ses échos et contrecoups) ne fut qu’une très brève transition pour marquer l’inflexion décisive vers des empires nationaux à perspective de mondialité et de gestion de l’humanité comme une masse unique, certes de plus en plus structurée, mais de façons au fond assez similaires et surtout complémentaires à terme. Alors se dessine, avec cette inflexion certes souvent dramatique, le caractère de « cycle » global de la phase en question. Il sera confirmé et prolongé peu à peu par des inflexions suivantes, les unes et les autres interprétées souvent comme des « progrès » ou des « régressions », (notamment quand les dynasties royales ou impériales font « restaurations », peu à peu simplifiées en dictatures « démocratiques » ou « populaires ». Mais pratiquement jamais comme les poursuites de la même logique fondamentale (sauf un peu chez Max Weber) d’une gestion de l’humain par la technobureaucratie pandémique. On a préféré le plus fréquemment répéter la critique marxiste du capitalisme, en observant rarement et de manière à peine chuchotée, qu’il s’agit là d’une des facettes fonctionnelles du régime global en cours de « destinée ».
A l’extrémité la plus actuelle du même phénomène, quelques influenceurs, relayés par l’imbécillité médiatique stipendiée, s’égosillent à pointer l’intelligence artificielle, celle-ci n’étant en réalité que le symptôme pénultième (et peut-être quasi-ultime) d’une technobureaucratisation de la parole humaine. Notons que, comme émergence de la religiosité la plus contemporaine conviant à l’adoration d’une machina ex deo (renversement complétant le deus ex machina de la période préalable).
A des échelles plus modestes, la tendance à la bureaucratisation mélancolique a certainement déjà eu lieu dans l’histoire, généralement engagée autour des détenteurs de savoir, tels les cléricatures religieuses. Au point où Freud avait associé (dans « L’avenir d’une illusion ») religiosité et obsessionnalité, dont on rappellera cependant qu’elle est hautement affine à la comptabilité et surtout la vérification. La tendance pathologique au comptage, (ou « quantophrénie » selon Pitirim Sorokin, le sociologue russe devenu américain) précède certes ladite vérification, comme forme perverse (et infantile) de la comparaison entre les Sujets se décantant en évaluation (changement en valeur) des choses représentant les Humains et s’y substituant pour les juger « au poids » (en or, en divisions, etc.). Mais la vérification, postérieure à l’acte, en est distincte au sens où sa dérive tend à la répétition infinie, et mute irrésistiblement en pulsion de mort, précédée par une phase de sidération par l’absence (déjà « présente » par le zéro de position ou le vide de la case du taquin, ou le jeu de société répétitif des retraités s’ennuyant « à mourir ».)
Dès lors que pronostiquer au-delà de l’accomplissement du cycle ? Certes, quelque chose qui ressemble à une mort organique de toute « civilisation » trop mûrie, repérée comme mortelle par Paul Valéry, à l’instar de tout organisme vivant. Mais alors, la question est seulement transférée sur le problème de sa succession (puisque ses « habitants » humains, eux, continuent de se « reproduire », tout en mourant aussi à un rythme relativement effréné par rapport aux entités imaginaires qu’ils ne cessent de créer et de maintenir aussi longtemps que possible, sans pouvoir stopper pour autant leur inéluctable métamorphose. Ce pronostic ne peut être, en toute logique, que celui d’un « recommencement » -non pas d’un stade technique précédemment acquis- mais d’une nouvelle succession de pathologies psychiques collectives enchaînées comme en imitation de la succession des difficultés et souffrances subies et assumées par les individus.
Pourquoi ? Comment ? A priori, on peut légitimement refuser que l’on puisse déduire le mouvement des premières de celui des secondes. En réalité, comme nous l’avons déjà entrevu, une logique s’impose encore à ce niveau décisif : parce que le renouvellement constant des générations s’appuie sur deux éléments invariables : le premier -la parole acquise dans la dyade ouverte chez la mère sur un sociétal déjà parlant, protège relativement l’acte de parole chez l’enfant et l’adolescent, permettant à l’Humain de demeurer fidèle à sa « seconde nature » d’être de culture ; le second -l’accumulation continue de traits augmentant la complexité structurale de la culture- orientant inéluctablement cette dernière dans le sens d’un « vieillissement » organique, en s’appuyant sur la masse des Sujets toujours plus « normés » à chaque génération prise en charge culturellement. Les rythmes de l’orientation et de l’accélération (par la courbure du cercle dès qu’elle rapproche -et non plus éloigne- ceux qui le parcourent vers son échéance recoupant son origine : le néant) pourraient s’expliquer simplement par un effet d’accumulation et de fusion de vagues unidirectionnelles, les générations successives toutes occupées à s’avancer toujours plus loin dans la mélancolie (de plus en plus mal compensée par un déchainement « maniaque » d’imaginaires de divertissement, d’ailleurs surchargé d’horreur ou de « gore »). Chaque génération, déjà frappée par l’orientation générale prise par la précédente (en termes de progrès continuel de la « gestion » techno-rationalisée) en exigerait davantage, c’est-à-dire excluant toujours plus l’acte de parole échangé librement, pour renforcer également, toujours en symptôme compensatoire, l’imaginaire du collectif universalisé, totalisé et désormais changé en « cerveau électro-mécanique mondial ».
Il est de fait que les générations désormais « lancées » dans la normalité adulte du champ conversationnel sociétalisé et même mondialisé sont l’objet de la politique systématique valorisant celle-ci, alors que leurs tendances particulières » d’adultes responsables matures » portent déjà la marque forte de disciplines de travail sociétalisées, d’investissements moins ardents, de renoncements de limitation des espérances de survie et de reproduction. Leur avenir est celui de la perspective de vieillir et d’être isolés progressivement (départ des enfants systématiquement organisé par les sociétés à l’adolescence, mise hors circuits d’émulation professionnelle et/ou sentimentale, solitudes relatives devant le bombardement médiatique et publicitaire, etc.), tandis que les hiérarchies du savoir commencent déjà à organiser la « fin de vie » tout comme la gestion préventive de l’enfance et de la jeunesse par la scolarisation précoce et prolongée.
Mais le principal ne réside pas dans ces « vaguelettes » à l’échelle des décennies, fussent-elles condensées en un unique tsunami. Répétons-le : la tendance à la formation d’une entité-nation homogène, hiérarchique et centralisée, à vocation inflatoire jusqu’au mondial ne date pas même de la révolution française en fin de XVIIIe siècle, littéralement collée au napoléonisme au démarrage de « l’ère des empires » finement analysée par Eric Hobsbawm, mais au moins deux siècles auparavant, dès le maturation des mercantilismes instaurant l’émergence des économies d’Etat et de leurs facettes déjà impérialistes et mondialitaires. Or, c’est bien à cette époque que la rationalisation des appareils administratifs à caractère techno-bureaucratique se réinvente, se sophistique et se diffuse. Bien sûr, l’Empire romain avait déjà préfacé cette tendance, et l’avait même relancée dans son déplacement en Orient et au Levant, mais jamais à ces époques les questions de la totalité sociétale et de sa »gestion rationnelle » préparant à des progrès industriels, sociaux et économiques massifs n’avaient été systématiquement articulées .
C’est d’ailleurs pourquoi ce cycle précédent s’était depuis longtemps terminé par une « quasi-mort » dont l’éclatement de l’empire en préludes à des nations sous l’égide globale de l’unification religieuse peut être encore aujourd’hui assez justement considéré comme un « moyen âge », à savoir un intermède, ou encore un moment de décès partiel annonçant une « renaissance », au fond assez bien nommée par les protagonistes eux-mêmes (Giorgio Vasari, 1550).
Nous ne pensons pas, comme Emmanuel Todd que nous vivons la fin de la prédominance de l’Occident,
Car les « valeurs » de l’argent et de la technobureaucratie (publico-privée) ont envahi la planète entière, peut-être à l’avantage (démographique) de grandes dictatures, mais la logique globale, elle, a si bien triomphé partout que sa tendance est en voie de parachèvement, contenant la même fondamentale « tristesse » d’un cumul de générations orientées vers leur propre fin dans le fonctionnement en masse plus mécanique que seulement militaire.
Une erreur à éviter serait d’incriminer cette « tendance triste » à l’évolution technique en elle-même, bien qu’elle joue évidemment un rôle, mais aussi en tant qu’effet d’une pyschopathologie de période dans un cycle plus vaste. Nous postulons ici qu’elle tient sa cause principale… dans l’allongement de l’espérance de vie, confrontant des masses plus importantes d’adultes matures ou vieillissants à « l’épidémie de longues solitudes » directement induite par la « gestion du nombre d’individus » réduits à des statistiques de consommation de soins, et prônée comme relativement indépendante des liens de parenté et d’amitié dans la reconnaissance mutuelle des humains « se » parlant.
Tandis que l’économie de profit et de taxe mise de plus en plus sur leur sollicitation comme principales cibles de ressources en tant qu’unités corporelles isolables, voire opposables dans leurs « besoins » et leur « quête du bonheur ». A cette action de la culture sociale de l’acte de parole partagé (par une individuation « forcée »), correspond alors une amplification rétroactive de la tristesse elle-même, par nature associée au « plateau du vieillissement progressif » vers l’échéance mortelle inéluctable. L’induction d’une « attente de la mort généralisée » par la gestion biopolitique de tout le cycle de vie s’entretient et s’augmente alors du soutien d’une « pulsion de mort » déjà existante, elle-même favorisée par le fait culturel humain en lui-même (du seul fait de la connaissance indubitable de notre destinée dans toutes les sociétés). La pathologie mélancolique devient alors virale, se poussant elle-même entre l’orientation individuelle immémoriale (et indestructible) et son « encouragement » par l’idéologie d’une gestion des peuples comme foules de justiciables, de croyants, de patients ou de prosommateurs salariés .
Nous avons insisté sur ce penchant doublement entretenu parce qu’il est tellement significatif des périodes successives formant le cycle de notre « civilisation » technobureaucratique, même « invisibilisé » par le battage médiatique autour du « prodige » technologique et des divertissements de masse prescrits pour tous et chacun : ils ne se présentent comme « joyeux » que pour mieux submerger le sens de ce mot, pourtant très lié à la proximité amicale de la fréquentation. Il ne serait cependant que superficiel et inefficace s’il ne s’appuyait pas constamment sur son versant particulier : l’expérience au long cours de l’isolement terminal étant utilisé par la personne pour nourrir et corroborer son pessimisme ou son cynisme fataliste personnels. Inversement, il est fort probable que ces derniers ont anticipé et préparé l’organisation des situations orientant en grand nombre les gens vers la tristesse sans retour.












Mardi 16 Juillet 2024 - 07:40
Mardi 16 Juillet 2024 - 07:46
Denis Duclos
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