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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


Dépression pathologique ou lassitude politique ?

Psychiatrie, psychanalyse et sciences sociales s'accordent souvent le "droit" de déterminer ce qu'est le sujet ne serait ce que dans l'époque. Par exemple, un discours savant, souvent repris, nous dira : "la dépression est la maladie d'époque". Mais le sujet répond-il ainsi aux modes ? N'est-ce pas préjuger, en donnant un sens pour tous ("les dépressifs" par exemple) du sens que peut avoir la résistance singulière au "tous" ?



Dans l’intéressant entretien que Libé accorde à Alain Ehrenberg , est avancée l’idée d’un “malheur intime” généralisé, dans notre société. L ‘individualisme post-moderne produit à la fois de la “propriété de soi” et de la performance, et la puissance de réalisation a remplacé la question de ce qui est permis ou interdit, entraînant la disparition des névroses de culpabilité (hystéries) et leur remplacement par des pathologies découlant de l’illimitation non réprimée des désirs ‘dépressions).

Cette thèse, aussi séduisante soit-elle, ne va pas de soi, ni en sociologie ni dans les domaines de la psyché individuelle. Elle appelle en effet deux objections majeures :

La première porte sur la transformation alléguée des pathologies observées : la dépression aurait-elle vraiment remplacé phobies et hystéries ? Il suffirait de citer les grandes peurs alimentaires actuelles pour s’interroger sur la résurgence de résistances angoissées , même si la critique inconsciente ne semble plus porter sur la répression de la sexualité comme du temps du professeur Charcot. D’ailleurs, la mobilisation sur la sexualité infantile (et l’émergence du personnage démoniaque du pédophile) nous montre que l’indignation, consciente ou non, associe encore de manière privilégiée le sexe et la culpabilité. Sur le plan individuel, la sociologue américaine Sherill Mulhern a montré que le syndrome de la personnalité multiple et celui du traumatisme enfoui, (qui seraient entrés dans la catégorisation freudienne de l ‘hystérie) sont en expansion aux Etats-Unis depuis trente ans, associée à des formes de colère sociale et d’exigence identitaire.
Ces quelques indications devraient autoriser à soulever la question : est-ce bien l’hystérie qui a disparu, ou bien l’ordre social contemporain n’est-il pas de plus en plus sourd à la question posée de tous temps par la position hystérique à la culture humaine : existe-t-il un pouvoir ou un savoir qui puissent abolir la distance entre la loi symbolique et la jouissance de mon corps ? Qu’aucune réponse d’aucune autorité morale, médicale ou scientifique puisse être définitivement apportée à cette question qui fait souffrir tous les humains depuis qu’ils parlent (et se sont donnés des lois sur les corps) n’entraîne pas obligatoirement qu’il faille la considérer d’abord comme une maladie, et désormais comme une maladie... éradiquée ! (comme si on pouvait éradiquer la condition humaine...)
Affirmer que la dépression est la “grande névrose de l’époque”, en remplacement complet des autres manifestations du malaise dans la culture, est donc quelque peu téméraire.

La deuxième objection est peut-être plus importante : en admettant que les phénomènes dépressifs condensent en une grande catégorie médicale (un peu fourre-tout) bien des aspects du mal-être d’époque, sont-ils bien les conséquences d’un excès de liberté individuelle, d’une absence de repères éthiques ou de contraintes, d’une défaillance de la hiérarchie ?
Tout au contraire, “la fatigue d’être soi” (pour reprendre l’expression-clef d’Alain Ehrenberg) semble un effet du découragement entraîné par un système de contraintes (à travailler, à consommer, à se soigner) qui admet de moins en moins d’écarts. La plupart des gens font l’expérience quotidienne non pas d’une posssession de soi, mais bien d’une dépossession de leurs pratiques, de plus en plus cadenassées par les prescriptions de la “société du spectacle” décrite par Debord (objectifs de travail toujours plus cernés, loisirs obligatoires, styles d’opinions préorientés, etc.)
Ce qui entraîne l’affaissement moral n’est pas tant que nous ne rencontrons plus de limites à nos prétentions, mais au contraire que, suractifs ou chômeurs, compétiteurs ou contemplatifs, nous ne trouvons plus d’interlocuteurs s’intéressant à nos propos, mais seulement des gestionnaires contrôlant la circulation correcte de nos productions et la surveillance électronique de nos comportements d’achat, ou encore le bon dosage de nos drogues légales. Nous sommes “fatigués”, certes. Mais par l’obligation de tourner dans la grille abstraite de la marchandise mondialisée, sans pouvoir faire valoir la portée interpersonnelle de nos actes.
Si elle existe ailleurs que dans l’esprit de A. Ehrenberg (ce qui reste aussi une question légitime), la dépression est-elle donc une pathologie, ou au contraire une résistance au pathos d’une société sans cesse réabsorbée par la logique productiviste, ses rythmes toujours harassants, ses structures de harcèlement mises en place sur la majorité des êtres humains, salariés ou non ?
Sommes-nous “interdits de sens” du fait d’une trop grande autonomie (étrangement idéalisée), ou bien plutôt parce que les théories en vogue de la gouvernance soutiennent un nouvel hyper-autoritarisme exploitant à l’échelle de l’organisation le vieux thème de l’autorité familiale ? C’est en effet à l’intérieur d’un monde de l’emploi toujours plus hiérarchisé, voire féodalisé (via l’hommage obséquieux des médias aux “présidents” des grands groupes) que s’effectue l’activité de masse, dépouillée de reconnaissance humaine.

Ce ne serait donc pas l’absence de norme qui entraînerait la tristesse ou la résistance à la frustration (où l’on veut voir de la “dépression”, peut-être pour mieux vendre des anti-dépresseurs), mais bien son excès.
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L’idée selon laquelle les sujets de notre société souffriraient d’une liberté illimitée n’est pas récente : Alain Ehrenberg ne cite pas Durkheim, qui, pourtant, il y a 100 ans formulait déjà le même diagnostic et nommait ce phénomène “anomie”, lui attribuant un type de suicide qui annonçait déjà la dépression (et qui pourrait être contrarié, d’après lui, sinon par le retour à la société paternaliste, du moins par la transmission de ses valeurs à l’autorité de la corporation).

Notons que Durkheim -qui, il ya cent ans, attribuait déjà le suicide à l’absence de règles -l’anomie-) prévoyait aussi la possibilité d’un suicide “fataliste” (curieusement toujours oublié des enseignements sur le père fondateur de la sociologie) qui résulterait au contraire de l’écrasement des individus par la société. Et que si Lacan attribua également avant-guerre les “névroses de caractère” (névroses d’échec ou de destinée, mélancolie) à la contraction de la famille patriarcale ., il revint sur cette idée finalement peu confirmée, pour mettre au contraire l’accent sur... le rôle fatal des sciences humaines dans la fabrication d’un carcan sémantique enserrant le sujet comme les bandelettes d’une momie.
Aucune psychanalyse ou psychiatrie ne sauraient détenir la clef du “sujet contemporain” pour l’excellente raison -également découverte par le Foucault du “souci de soi”, récemment édité par Frédéric Gros- que le sujet humain n’est pas ce qui tombe sous une définition (malheureux, dépressif, etc...), mais au contraire ce qui échappe à sa propre détermination. En ce sens, hystérie ou dépression comme supposées “pathologies” renseignent bien davantage sur les professionnels qui usent de ces catégorie pour promouvoir (sous couvert d’humanisme) un contrôle anthropotechnique, que sur les personnes qu’elles sont censées décrire, et qui garderont toujours leur part de mystère et de capacité politique, à commencer par la simple lassitude vis à vis des remobilisations incessantes du pouvoir.

Quant à la sociologie, elle est peut-être “un sport de combat”, pour reprendre le titre du film de Pierre Carles sur Pierre Bourdieu, mais seulement dans le sens d’un combat pour la liberté. Une sociologie qui, sous couvert de critique de la post-modernité, consisterait seulement en un retour nostalgique aux grandes figures rassurantes de l’autorité, comporterait un danger pour la pensée, et aussi pour les partisans d’une société de pluralité.

Plutôt que de se polariser (implicitement) sur le déficit de père que cacherait la soit-disant dépression contemporaine (et de prendre rang dans la longue suite des clercs qui se sont voulus à tout prix auxiliaires du pouvoir et bergers de l’Etre), on peut se demander s’il ne serait pas aussi intéressant de prendre en compte les actuels signes de “ras-le-bol” vis-à-vis de la pensée unique et de ses enchaînements hiérarchiques à l’élite “paternelle” de la finance mondiale, comme de véritables alternatives aux pathologies de la passivité.

Réaffirmons en tout cas qu’il existe une recherche en sciences humaines pour qui le peu de liberté et d’aspiration au bonheur que nous avons acquises dans la modernité n’est pas la menace principale pour la culture. Bien au contraire, c’est sans doute dans la précipitation secrètement nostalgique au pied des autels de l’antique figure tutélaire, que réside le danger principal d’un recul de notre aventure civilisée vers des contraintes collectives oppressantes.

Denis Duclos, sociologue, directeur de recherche au CNRS (Laboratoire “Psychanalyse et Pratiques sociales”, Université d’Amiens/Université Paris VII).

Roger Ferreri, psychiatre, psychanalyste, praticien hospitalier, chef de service en psychiatrie infanto-juvénile (hôpital sud Francilien, Evry)

Lundi 11 Janvier 2010 - 02:21
Jeudi 6 Mai 2010 - 17:53
Denis Duclos
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1.Posté par Ehrenberg le 06/05/2010 13:01

Chers collègues,
Ce que vous écrivez semble surtout la projection de vos fantasmes et n'a aucun rapport avec ce que j'écris dans la société du malaise, livre dans lequel je cite beaucoup Durkheim. Manifestement, il vous faut retourner à l'école pour apprendre tout simplement à lire.
Alain Ehrenberg

2.Posté par denis duclos le 06/05/2010 21:40

Ben au moins, vous réagissez, ce qui prouve que la dépression séculaire ne vous a pas encore rattrapée, ce qui est méritoire en ces temps de marées et de semaines boursières noires !
Il s'agit d'un assez vieux texte (datant de plusieurs années -exactement de 9 ans, puisqu'il fut publié comme éditorial de la revue Synapse, n° 177, en Juin 2001) mais que nous avons fini par mettre en ligne cette année), mais nous n'en renions pas une ligne, quant au fond.
Pour la forme, nous retournerons sagement à l'école (surtout buissonnière, l'autre manquant singulièrement d'intérêt, sans avoir pu néanmoins nous plonger précocement dans la déprime obligatoire, laïque et gratuite). Que vous soyez touché par l'argument au point de vous en irriter est plutôt un hommage de la vertu au vice. Notez que le fait que vous ne citiez pas Durkheim référait à un ancien article de Libé, prétexte à notre intervention dans cette période, (admettons que notre rédaction ait été sur ce point maladroite), et éventuellement à votre livre de 1998 sur la Fatigue d'être soi, dont je ne me souviens plus, je l'avoue, si vous citiez alors lepapy de la sociologie.... et évidemment pas à votre Société du Malaise, ouvrage de 2010, que nous ne pouvions pas avoir lu puisque vous ne l'aviez pas encore écrit !!! .
Notre maladresse par anticipation ne nous semble pas une raison suffisante pour vous focaliser sur un détail somme toute assez ridicule (et qui ne vous place pas non plus en position très sérieuse, puisqu'à l'évidence, vous n'avez pas lu attentivement le billet, ni repéré son incongruité temporelle), sans répondre sur le fond, puisque vous vous en donniez l'occasion et la peine, très cher collègue.
La question n'est pas en effet de savoir si en 2001 vous citiez ou non Durkheim dans un interview accordé à Libé, à propos d'un ouvrage de 1998, mais si, éventuellement en 2010, vous pensez toujours qu'il existe une pathologie d'époque nommée dépression, attribuable à l'esprit de performance personnelle. Si oui, permettez nous de manifester toujours notre désaccord. Nous pourrions d'ailleurs en discuter sérieusement s'il vous agrée, quitte à nous lire plus lentement, et même si vous considérez que nous sommes analphabètes. Ce serait plus intéressant que de continuer à s'incendier entre collègues, dans la bonne tradition de la violence guerrière propre au monde universitaire. Denis Duclos, Roger Ferreri.
DD

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