THÉORIE DE LA CULTURE HUMAINE, DE L’HISTOIRE DE LA PAROLE, ET PISTES POUR UN PROGRÈS CULTUREL
Théorie de la culture humaine et de l’Histoire de la parole
1. La difficulté de l’histoire humaine n’est autre que… celle de la destinée de la parole
Dans ce texte, je tente de présenter le condensé d'un ensemble articulé de concepts saisissant ce qu'on a coutume d'appeler la culture humaine, par opposition aux cultures animales, et cela dans sa temporalité dite historique (ou, plus exactement qui relève d’une histoire : historiale).
Cette prétention -que d'aucuns diront exorbitante- ressortit en même temps d'une nécessité de l'époque -celle d'une mondialisation inédite et avancée de cette culture- et d'un défi presque insurmontable.
Quant à la prétention nécessaire, elle reprend un travail déposé par la grande philosophie « déconstructive » des années soixante, bien représentée par Jacques Derrida, mais elle le déplace dans un autre projet : non pas tant celui de savoir dans quelle mesure les « sujets » constitués par la culture, notamment dans le fait parolier, sont des ingrédients d’un tissu culturel ou bien des créateurs de celui-ci, mais plutôt celui de déterminer le mouvement de la conversation faisant évoluer sa « texture », par exemple en changeant peu à peu la « polis » en « police générale ».
Notons que ce thème a préoccupé maints auteurs importants de l’école française, de Derrida à Rancière, par exemple en montrant l’antinomie interne à la démocratie, à la fois peuple « libre » et pouvoir souverain contre soi, «demos » et « cratos » (capacité d’écrasement au sol de l’alter ego dans la lutte au corps-à-corps). Mais ce qui n’a guère été théorisé par ce courant et qui nous concerne davantage aujourd’hui, en société-monde, c’est l’inéluctabilité de certains mouvements de fond dans l’histoire humaine, tel celui qui, dépassant toute répétition, recherche la fusion au plan le plus global possible, aujourd’hui planétaire.
Peut-être les « lois de l’esprit humain » sont-elles immuables, mais alors justement : l’une de ses lois les plus infrangibles, serait bien la tendance à intégrer chaque particularité –y compris celle des Civilisations, des Nations et des Empires- dans une histoire d’universalisation irréversible !
La question –posée à l’essence de la culture humaine- est aujourd’hui de savoir si, lorsqu’on atteint l’universalité, l’Esprit se met à « tourner en rond », comme une toupie folle, ou s’il est capable de changer son propre parcours. Question qui, on le voit, se déplace au delà de ce que notre jovial instituteur de l’idéal platonicien réactualisé, Alain Badiou, nomme « l’événement ». Précisément parce qu’il ne s’agit pas d’une simple novation, rendue possible par une ouverture dans la situation, une faille dans le dispositif, mais de la capacité à réorienter complètement un processus centré et orienté de tout temps par l’effet historial de la culture sur les vivants humains. Ce qui ne veut pas dire que des réorientations similaires n’aient pas déjà eu lieu –à échelles plus réduites et en situations de compétition intraculturelle-, ceci rendant possible de s’en inspirer. Mais le caractère inédit du problème actuel ne doit pas être sous-estimé, non plus que son étroite dépendance à un ou plusieurs traits constants de la culture humaine parolière depuis son origine, il y a seulement quelques dizaines de milliers d’années. Ainsi a-t-on de bonnes raisons de penser que la tension vers l’universalité tout comme les effets de torsion ou de fuite liés à l’approche de son voisinage, sont des traits structurels auxquels aucune culture ne peut échapper, et dont on ne peut éviter de les prendre en considération, si nous voulons éviter des souffrances collectives considérables.
Quant au défi, il tient à la difficulté de justifier, de préciser et d'expliciter chaque concept, en général abstrait de très longues et laborieuses séquences argumentaires, tout en en esquissant le tableau général.
Pour lever cet obstacle autant que possible dans ce cadre, et sans renvoyer d'autorité le lecteur à d'autres textes, j'ai choisi de faire suivre l'exposé de la présentation de schémas. Ceux-ci permettent de situer d'un regard les faisceaux de relations étudiées, ainsi que les termes utilisés pour les nommer. Peut-être n'est-il pas inutile de les consulter -en les méditant quelque peu- avant de revenir aux articles.
Il est probable que cet exercice ne lèvera pas tous les doutes ou les interrogations, mais il orientera les perplexités en évitant de perdre son temps dans des contresens massifs. Au moins l'espérai-je.
J'ai bien conscience que la difficulté du propos, son caractère parfois énigmatique, ne sont pas effacés par cet expédient, qui ne vise aucun formalisme. C'est le problème de tous les "systèmes", dont la cohérence ne tient pas à la parfaite définition (impossible) de chaque terme, mais à la situation relative de chaque élément par rapport aux autres.
L'indulgence demandée au lecteur porte donc ici sur " l'étiquetage " d'un concept (comme celui de "Sociétal") qui peut sembler obscur en soi, mais se distingue mieux rapporté à un supposé contraire (le "Familier", par exemple).
Ce travail –issu de quarante-cinq ans de cheminement en sciences sociales- ne s’adresse pas à quelques spécialistes, tout gonflés de leurs certitudes érudites et de leur mépris concernant « la semi-culture » générale et l’essayisme. Mais il ne s’adresse pas non plus à un vaste public, impossible, de toutes façons, ni à enseigner par manque de temps, ni à convertir : cela du seul fait de son « intérêt » comme masse, laquelle lui interdit tout simplement de se rapprocher des opinions exprimées ici, sauf à éprouver très douloureusement que la présentation de la vérité concernant chacun d’entre nous dans cette masse-nasse ne peut absolument pas coïncider avec l’ensemble des fictions dont elle est abreuvée par les millions de pseudopodes du gigantesque appareil médiatique mondialisé.
Il s’adresse par conséquent, selon la métaphore classique de la bouteille à la mer, aux esprits libres, issus de n’importe quel milieu, de n’importe quel âge et sexe, et ayant réussi l’exploit –presque inouï à notre époque- de résister à toutes sortes de bombardements quotidiens –matériels ou spirituels- de la part de leurs myriades de semblables, sans y perdre raison et humanité. Il s’adresse aux Humains qui, au cœur de cette masse, tentent déjà de survivre à son implosion à venir… en restant humains (et donc libres de se contraindre). Tout en espérant qu’ils ne soient pas si peu nombreux que cela…
2. Les quatre façons de parler de la parole comme histoire
Il nous faut d’abord, sans nous prendre pour Héraklès ou le Christ, nettoyer les écuries d’Augias et chasser les marchands du temple : Il y a trop d’encombrement dans les tropes, trop de logiciens dans le stylisme, trop de grammairiens en rhétorique, etc… L’effet le plus dramatique étant d’épingler chaque « façon de parler » comme un insecte au nom grec sur un vaste tableau où, en fin de compte, chacune équivaut l’autre au fil des discours, comme si ces derniers n’étaient que des colliers d’insectes pour le philosophe Olivier Reboul (qui m’aura déjà étiqueté au moins quinze fois en cette seule phrase) : litote, éthopée, metalepse, paradoxe, hendiatris, homéotéleute, anaphore, accumulation, allitération, isocolie, antanaclase, expolition, épizeuxe, aphérèse, zeugma, amphibologie, palilogie, paronomase, adynaton, autocorrection, parrhésie, hyperbole, parembole et périsyndète, périssologie, poncif, redondance, métaphore, paragoge, prosthèse, épanode (non ce n’est pas un escargot), épiphore, amphigouri, et la meilleure : Etc, etc. (dont la meilleure : la tapinose ….)
Tout ceci (dont nous n’avons présenté, pour respirer un peu en commençant, qu’un faible extrait de pervers inventaire à la Prévert) a pour principal effet de rendre impossible, au-delà d’un principe de classement simpliste et non justifié lui-même (choix de l’espace ou du temps, niveaux d’articulation de l’énoncé entre son et signification contextuelle), toute « compréhension » du projet collectif et interactif des interlocuteurs usant librement de toutes ces ressources.
Cette muséologie taxidermiste, cette entomologie des usages des ressources de la langue est une récusation massive d’une réalité pourtant quotidienne : en parlant, nous « allons ensemble quelque part », et les circonvolutions, les ruses, les pas de côté, les suspensions que nous permettent les figures ne sont que des gestes, voire des gesticulations au service de cette destinée de la parole, laquelle transcende (sans pour autant verser dans un métalangage) ce qu’on appelle la rhétorique et davantage encore la grammaire.
Ceci pour une raison décisive : le discours lui-même –aussi rusé soit-il- n’est qu’un aspect de cet ensemble crucial qu’est la conversation « orchestrale », laquelle ne sait jamais exactement « où elle veut en venir », bien que sa clôture, son résultat, soient bien du domaine d’une orientation impliquant des choix argumentaires et stylistiques plus ou moins représentés par des procédés techniques avérés.
Or, pour dire celle-ci, nous n’avons d’autre recours que d’extraire de la chaine mécanisée des figures, dûment fontanisée et reboulisée, certaines d’entre elles comme étant plus importantes que d’autres, plus décisives du point de vue du « sens » se dévoilant au fur et à mesure, parfois en dépit ou à l’insu des positions des participants.
Prenons « métaphore », « métonymie », antinomie » et aussi « catachrèse » (qui est curieusement absente de la délicieuse et boulimique liste reboulique des figures de style, alors qu’il s’agit bien d’une figure par excellence, celle du détournement du sens originel d’un mot). Nous allons prétendre ici qu’elles sont infiniment plus importantes pour la compréhension du parlage que - disons au hasard-, la prosomasie ou l’isocolon, mais aussi des dizaines d’autres figures épinglées par les spécialistes. Et si elles le sont, c’est parce qu’elles se manifestent plus largement que dans la simple fonction de figures, s’y emploient d’ailleurs souvent de façon ambiguë, et progressent directement l’une par rapport à l’autre dans le même projet –celui lier des objets imaginaires à l’adresse d’autrui, ce lien important pour induire bonheur ou malheur chez les protagonistes de l’acte de parole.
Ici, conviction et style « décoratif »ne se distinguent pas, à condition d’admettre que la conviction reste le chemin principal dont le style n’est que l’accessoire momentané.
Nous affirmerons aussi que le moyen et le but étant très souvent liés, et le but se déplaçant dans des contextes inépuisablement changeants, ce qui ouvre toujours la possibilité d’un but « nouveau », la controverse sur le contenu et le nombre des figures ne peut pas être close : on découvrira toujours de nouvelles façons de soutenir une opération rhétorique, et même de nouveaux types d’arguments, ceci à partir d’un « stock » qui, pour ne pas être infini à tel moment, dans telle langue et dans tel contexte culturel, n’en est pas moins… indéfini. On peut d’ailleurs estimer que, le monde langagier au service de la parole étant si mouvant, si vaste et si complexe, tenter de le doubler en permanence d’un registre de savoir taxinomique, revient en réalité à tenter de le figer et de l’appauvrir dans le moment même de sa production. Ce qui revient à dire que, pour rester des locuteurs vivants et créatifs, les parleurs doivent absolument ignorer le bruit parasite en provenance des définisseurs de ce qu’ils font. Le danger principal est qu’un « maître des techniques » risque de devenir un personnage artificiel s’excluant lui-même des conversations importantes en « s’écoutant parler », cela sans aucune garantie de perfectionner l’efficacité de son « dire ».
Ces affirmations ne reviennent pas à dire que tout rangement des figures de style dans des boîtes à bombyx soit tout-à-fait inutile. Par exemple, classer les figures du parler en « transformations identiques » (répétitions) et non identiques (addition, suppression, substitution, etc) est, sinon rationnel, du moins symptômatique : il est intéressant, en effet, d’observer qu’elles s’opposent comme le temps s’oppose à l’espace. Or nous verrons que ces deux catégories que Kant suppose premières, le sont surtout… en tant que stratégies de fuite par rapport au voisinage de ce que le classement reboulard traite comme « paradoxe », tout en l’incluant lui-même dans la grande classe des transformations « non identiques ».
Or le paradoxe, s’il s’exprime au voisinage de l’articulation de contradictoires (antinomie au sens strict), pousse aussi à la répétition : comme celui dit du Crétois menteur pousse inéluctablement à la répétitition de l’alternance « il ment donc il dit vrai donc il ment donc il dit vrai, etc. ). Autrement dit son classement d’office dans la seconde classe est l’effet d’un a priori reboulien. Mais le placer –comme le capitaine Haddock sa barbe au dessous ou au dessus du drap- dans l’autre catégorie n’aurait rien arrangé, puisque le paradoxe –dans son essence antinomiale- est bien situé entre les deux, pour ainsi dire poussé directement dans le fil de beaux draps !
Moins visiblement, la métaphore et la métonymie sont aussi assises entre deux chaises : la première parce qu’en un sens son « comme » explicite ou implicite est la répétition du même, sous une autre espèce, à partir de ce que ses termes ont en commun. Pour ce qui est de la métonymie, la partie substituée au tout répète aussi cette qualité du « tout ». Elle n’enlève pas seulement le bateau pour dire « voile », mais répète pour ainsi dire la valeur de la totalité dudit bateau sous son signal gonflé à l’horizon. Ce fait logique, peu compris par les styliciens, explique largement leurs hésitations fréquentes à classer telle ou telle formule relevant des figures « généralistes » que nous avons extraites du magma reboulesque. Les papillons à transfixer bougent encore !
Quant à la catachrèse , cette espèce de « clinamen » du parlage, ce détour qui, dans le plan de la spatialité elle-même, « encrypte » un mot dans l’inaudible et l’inconscient (ce qui échappe donc facilement au virtuose du style et à son caniche grammairien attendant le lancer de l’os), ce n’est pas tant une figure qu’un ensemble de techniques pour maintenir en oubliant. C’est, en réalité, un culte du site, une sorte de fonction rassurante dont la permanence explique sans doute la grande surface corticale qui lui est réservée à droite (du cerveau, pas de l’hémicycle), d’ailleurs, surtout chez les hommes (malgré la dénégation féministe-paritariste de cette tendance obsessionnelle éminemment « gendérisée »).
L’enjeu de ces jeux de langage ne doit pas être oublié : il est ici fermement affirmé que des formules-clef ne sont pas seulement des amusements, des adornements fleuris entre jouteurs de mots, mais de véritables opérations de cadrage et d’orientation de toute l’opération parolière : de la police du sens !, ou du moins sa tentative forcenée, car elle est impossible au bout du compte. C’est seulement en reconnaissant cette hiérarchie hors des verrouillages classificateurs qu’il devient possible de percevoir la parole comme histoire sociale.
Certains de ces concepts-clés ne se soutiennent en effet que dans des enchaînements progressifs, qui permettent alors aussi de substituer un terme à un autre pour chaque niveau d'une même progression. Ainsi la chaîne (d’actes de parole) -montrer/comparer/hiérarchiser/fusionner/encrypter- sera-t-elle indifféremment représentée par la chaîne (de figures de style importantes) -"parabole/métaphore/métonymie/oxymore/catachrèse"-, ou encore par celle-ci (logique) : séparation/inclusion/ paradoxe/ substitution/conservation.
A noter que les différences entre ces chaînes historiales sont minimes : ce sont trois façons d’évoquer « la même chose » la première en insistant sur « ce que je veux faire en parlant », la seconde, en m’appesantissant sur le genre de méthode empirique utilisée pour ce faire, et la troisième, en soulignant l’articulation formelle à quoi correspond cette méthode (éventuellement dépliée en logique de tables de vérité par 0 et 1 booléens). En gros, en « équivalent-dépanneur », on peut dire que la première approche correspond à la question : « où voulez-vous aller ? », la seconde à : « Utilisez-vous vos muscles, une voile, ou un moteur diesel ou essence ? », et la troisième au calcul de la quantité d’énergie (ou de carburant) nécessaire pour le périple en articulant distances et pentes.
On pourrait aussi poser sur chacune une étiquette cernant leur propos en tant que « discipline » : pragmatique pour la première, stylistique pour la seconde, logique propositionnelle pour la troisième, mais çà ne rajoute pas grand-chose, sauf à renvoyer le lecteur à des corps de pratiques savantes elles-mêmes ambiguës et généralement chevauchantes et chamaillantes.
Notons en outre que nous pouvons aussi résumer nos trois chaînes historiales de paroles par leur origine et leur fin : parabole/symbole, le premier terme -origine du mot "parole "- renvoyant à l'idée de " rapprocher ", le second voulant dire " jeter ensemble" en se référant au jeton de présence des membres de l'Assemblée civique athénienne, le jeton représentant la présence réelle. Dans le symbole, en effet, on ne se contente plus de rapprocher : on pense vraiment qu'un mot ou un objet sont directement garants de la réalité. Ce qui ne peut s'obtenir qu'en "oubliant" le sens précédemment donné au mot (dans le cas de "symbolon", le fait de récupérer les tessons complémentaires d'une poterie lancée à terre, pour se les partager en vue d'un pacte ainsi mémorisé). Le problème est que, tout comme nombre de mes contemporains, je n’ai absolument pas envie d’être réduit à une moitié de tesson (ou encore à n’importe quel « identifiant » garantissant mon identité, y compris génétique, comme si elle devait être absolue afin de m’ouvrir la porte de l’immeuble).
Or, on peut considérer que ce "réalisme" final du symbole (sa réification, en fait) ne survient qu'au terme de la suite d'opérations évoquée plus haut, prenant place dans le fil d'une même conversation historique visant à produire une représentation ferme et précise de la réalité importante, tout en contournant l'autoréférence paradoxale (être à la fois soi et son contraire ). Cette suite d’opérations avait en partie été décrite par le maître d’Iéna, métaphoriquement envisagée par son génie comme caractéristique propre de l’Esprit, alors que cette « dialectique » -qui est surtout une destinée- est essentiellement due à la parole comme fait matériel et historique .
Ceci est donc d’un enjeu considérable : en effet, si l’on peut, en « phénoménologue de l’Esprit » croire que l’humanité s’avance vers une parousie glorieuse dans son unification rationnelle finale, on n’obtient pas du tout le même résultat, en ramenant ledit Esprit au mécanisme de la parole et de son histoire.
Car lorsque cette dernière parvient au voisinage de la clôture de la conversation historique et à l’enfouissement de toute divergence dans une « évidence » complète du monde, elle ne peut plus fonctionner. Elle n’a plus rien à comparer, donc à « parler », même si elle continue à caqueter. Lorsque le journal Le Monde, par exemple, édite en 2015 un n° spécial sur l’histoire des civilisations, le hiatus entre la présentation de planisphères colorés et fléchés montrant la succession de pôles de « civilisations », et celle des problèmes contemporains, est flagrant : le mot « civilisation » change de contenu à l’instant même où l’on bascule dans la description de notre société-monde contemporaine. On passe, sans aucune réflexivité, de descriptions « objectives » de phénomènes historiques parcellaires, à une ardente obligation planétaire, un discours intensément moraliste, comme si l’objectivité devait être remplacée pour nous autres « tous les Humains »,² par l’angoisse et la peur. Cette société-monde en tant que « la nôtre » n’est à la rigueur qu’un englobement déontique de la diversité précédente, encore qu’aucun mot ne vienne rendre compte de ce moment de phagocitation, et encore moins, quant à la définition de ce que la mondialité a de spécifique « comme » civilisation. Comme si s’installait une coupure de silence et de sens entre l’immensité du passé, et l’impossible définition du présent (surtout surchargé de « tâches » à venir).
Ce hiatus (voire cet interdit, dont on peut suspecter qu’il durera jusqu’à la catastrophe ) est complètement explicable avec la théorie de l’histoire de la parole : l’entrée dans le moment fusionnel et universel est équivalente, en logique, à l’entrée dans l’autoréférence, et donc dans le cœur du paradoxe. Situation angoissante et intenable pour tout locuteur, fût-il collectif, tout simplement parce que, ne disposant plus de point de comparaison extérieur, il ne sait plus qui il est.
A noter que l’une des solutions suivant cette expérience désagréable, la catachrèse, consiste à enfouir dans l’inconscient, la présence inévacuable de divisions sous-jacentes à l’unité de surface. La conscientisation de cet enfouissement ne peut, alors, qu’être considérée comme un rappel du moment plus ancien de la comparaison, de la métaphore, ce qui ne signifie pas seulement « conservation ». C’est ce que nous opérons ici, en tenant compte du fait que la division apparaissant au-delà du moment du paradoxe, de la désorientation en état de choc, ne peut pas simplement être la reconduction de celle qui a conduit à la situation présente.
Cette division de –remétaphorisation – ne peut être qu’une réactivité à l’état présent, une division portant sur l’entité humaine d’ores et déjà mondialisée. Cette division –envers de la synthèse hégelienne- ne peut contenir que des différences communes à tous les êtres humains, en tant que sujets induits par l’universalisation. Ainsi de l’insistance sur la totalité opposée à la familiarité, ou du sentiment par rapport à la règle. Nous verrons au long du texte, comment ces différences se déboîtent, dans le champ géopolitique, de réactions fondamentales au moment où l’on croit pouvoir s’installer dans une gestion, une gestation et une digestion de l’autoréférence complète, planétaire.
Il s’agit en tout cas ici de trois registres en partie distincts d’approche d’un seul phénomène, social et individuel par excellence : la parole. Y manque-t-il quelque chose pour tenter de la « déterminer » ? La réponse réside dans ce qu’implique cette ternarité : si nous parlons pour nous faire mutuellement accepter un fait, une idée, reconnaître un sentiment, etc., mais cela par une alternance d’évocations ou d’indications, et de démonstrations ou de mesures, c’est probablement parce que quelque chose nous y pousse, en amont. S’il existe un registre des buts, et deux registres des moyens (empathiques, ensidiques ), c’est qu’il existe aussi un registre des causes… de notre propension à causer !
Soyons sûrs qu’au cours de n’importe quelle conversation (de confabulation disaient les Anciens), on nous demandera de nous en justifier à un moment ou un autre. Et si nous n’exerçons pas nous-mêmes cette mise en perspective du but par la cause, il se trouvera certainement un ami bien intentionné pour nous demander : « mais toi, d’où parles-tu ? ». Et nous-même, bien sûr, de renvoyer la balle à l’envoyeur, afin de ne pas avoir à répondre, ou de prendre le temps de préparer une réponse.
C’est qu’à la différence des trois autres registres, ce dernier est fort problématique : s’il est relativement aisé de savoir ce que je veux, il l’est beaucoup moins de comprendre non seulement pourquoi, mais encore « qui » , en moi, veut quelque chose. C’est sans doute pourquoi Freud et la philosophie allemande qui ont croisé ce problème un peu plus tard et plus en profondeur que les révolutionnaires français, ont mis un « das » (un « çà ») à la place de cette question.
Dans le sens d’ailleurs précisé par Freud : « çà me dépasse ! ». Les psychanalystes et les linguistes ont été tentés de placer l’étiquette assez longue : « sujet de l’énonciation » sur ce « çà ». Essentiellement pour le distinguer du « sujet de l’énoncé », apparaissant à la place de « ce qui fait l’action » décrite dans un fait de parole.
Mais cette tendance a plutôt rajouté de la confusion, en ramenant pour ainsi dire le sujet « réel » à sa photographie, le figeant à sa façon dans l’éternité de la phrase. Or un Oscar Wilde ne suffit pas pour rappeler que, pendant que le sujet fixé sur la toile ou la pellicule (voire la phrase elle-même) ne varie pas, le sujet réel, lui, processus sans fin, vieillit et meurt, et avant tout cela, bouge, rit, pleure, mange, dort, baise et chie, etc. Même le grammairien !
On devrait donc faire l’inverse : non pas imaginer le sujet réel comme une déclinaison et une conjugaison du sujet grammatical, mais ce dernier comme « instantané » d’un réel plutôt insaisissable bien que vivant et mortel. Dans cette optique, on ne se contenterait plus de parler de « sujet de l’énonciation » en hochant gravement la tête comme si l’on avait découvert une sorte de merveille échappée du bocal. Au mieux, se demanderait-on avec effarement comment on a pu rêver enfermer dans un acte de parole dûment formalisé un Réel aussi turbulent, fugace et inconfortable que le « çà » !
S’agissant de notre objet –l’histoire de la parole -, le « çà » lui-même, en personne, ne nous facilite pas trop la tâche, car la notion en suggère que, cachée sous des oripeaux ou des lambeaux de peau monstrueuse, il y a bien là une princesse résidente au cœur d’or. Autrement dit, nous sommes instamment invités à monter dans le carrosse de la légende du Sujet, pépite royale du genre appelé « psychologie ». Invitations que nous devons décliner, par souçi de cohérence, mais aussi pour ne pas avoir à finir dans la peau du réalisateur de « Vice Versa », contraint d’imaginer une princesse dans la tête de la princesse, dans la tête de la princesse, etc, jusqu’à ce que la série des homoncules usant de la tête de la précédente comme autant de résidences gigogne, disparaissent de la vue en direction de l’infiniment petit.
Mais que mettre à la place de la gargouille ou du crapaud qui nous servirait de « primum movens », de « cause » dans l’optique, pas dégoutée, de la psychologie ? Je crois qu’il faut y mettre, là encore, un assez large registre, pouvant accueillir en des places homologues, des idées connexes, dotées d’étiquettes dont la valse, à la différence de celle des prix, ne recouvrirait pas nécessairement un changement de valeurs permanent, mais plutôt un chatoiement de valeurs « synonymes » ou analogues.
Pour nous aider à choisir l’intitulé de ce quatrième registre, reprenons la pratique qui nous a conduit dans les trois autres enregistrements de l’acte de parole. Cette pratique nous apparaît maintenant en défaut, parce que nous la faisons commencer, bien après ladite « cause », au starting block de la « comparaison » ou de la métaphore. Cependant, si nous avons décrit (comme Prométhée) des processus avançant dans le temps à partir de cette ligne, cela n’interdit en rien de regarder en arrière (à la façon d’Epiméthée, cette fois), pour évoquer, fût-ce en pointillés, le mouvement qui précède l’alignement pour le « départ ». Ceci nous est facilité précisément par le fait que dans la comparaison déjà, les termes sont proposés dans une temporalité : je parle pour faire admettre l’existence (ou la réalisation) d’une entité que je ne décris qu’en la rapprochant d’un existant « posé là », supposé l’être depuis longtemps, voire toujours.
Certains pinailleurs, toujours à l’affût, se lèvent ici comme des zombis de jeu vidéo pour m’objecter que toutes les paroles n’impliquent pas cette présentation temporelle. Mais, à pinailleur pinailleur et demi, j’objecterai à mon tour qu’il est aisé de démontrer que si, bien entendu. Dans n’importe quelle phrase (ou énoncé), constitué d’un sujet, d’une copule (explicitement verbale ou non) et d’un prédicat (attribut, épithéton), le temps est marqué par l’idée même de prae-dicare (annoncer, prêcher), qui impute à un supposé étant, posé dans l’évidence (Jésus), une information nouvelle (il est ressuscité). D’ailleurs, que prêche-t-on sinon « la bonne nouvelle » ? Certes, on peut toujours ironiser que la phrase : « André mange de la confiture » n’apporte aucune nouvelle notable, car ce serait le contraire qui serait étonnant, d’après ce que nous savons d’André. Néanmoins, cette « nouvelle », certes banale, nous « confirme » au moins dans un « attendu ». Ce trait est « encore valable », et s’inscrit donc comme renouvellement, dans le temps. En gros, (c’est peut être le cas de le dire au vu d’André), André vient toujours avant la confiture. D’ailleurs, je ne peux pas dire : « La confiture mange André » (bien qu’au bout du compte… qui sait ? Il suffirait de remplacer « confiture », par « diabète »… : et même dans ce cas, en faisant du diabète sucré l’origine du destin d’André, je reste dans une configuration temporelle !)
Ayant dûment confituré le grammairien, ce qui nous rembourse à peine de nos heures perdues à subir ses leçons au lieu de jouer, reconfigurons maintenant le logicien : que nous disent à ce propos les Gottlob Frege et Bertrand Russel curieusement acoquinés en l’affaire ? Ils nous tartinent de rhème (propos, focus) et de thème (topic). Qu’est-ce à dire ? Simplement, que lorsque je dis « c’est André qui a mangé la confiture », je rhématise André parce que je rajoute encore une nouveauté (par rapport au fait qu’on est en train d’accuser Gottlob à tort d’avoir vidé le pot de confiote).
Or, cette rhématisation (qui n’est ici qu’une dénonciation, tout comme dans l’exemple canonique : « c’est Paul qui m’a donné le livre »), peut fort bien être implicitée dans notre première mouture : « André mange la confiture », ou très légèrement modifiée dans « André a mangé la confiture », où la voix un peu plus accentuée sur « a » peut fort suffisamment valoir pour un méchant doigt pointé : « c’est lui ! C’est André qui… ». Bref : la rhématisation n’est pas une notion de grammaire, mais de pragmatique.
Et, en tant que concept résidant en pragmatique et non en grammaire, elle reconstruit sa propre antécédence temporelle : ainsi dans les phrases mettant en cause le diabète sucré (implicite dans la mise en sujet de la confiture), André devient un simple « complément d’objet direct » : il sera bien mangé par la maladie découlant de l’ingestion de confiote (puisqu’il faut absolument vous mettre les points sur les i). Quant à la phrase sacrée sur le don du livre, la rhématisation organise en fait trois sentences sous-jacentes différentes, selon qu’elle fait porter son propre curseur sur Paul, sur le don, ou sur le livre, au travers de la même phrase exactement, sans changement de construction apparente.
La rhématisation peut donc détrôner un sujet (qui le reste, grammaticalement, mais sans aucun pouvoir), pour placer son prédicat (voire sa copule, j’adore ce petit mot) en position d’acteur. Car, en effet, ou bien je parle pour ne rien dire (qu’est-ce qu’on en a à foutre que Paul me donne un livre ? J’en ai déjà un tombereau), ou bien je parle pour dire que citer le donateur de ce livre a une importance. Cette importance peut être multidimensionnelle. Elle peut-être même le résultat de combinaisons possibles de ses virtualités :
1. Je dois quelque chose à Paul (ne serait-ce que ma reconnaissance, ou au contraire ma rancœur, s’il a lui-même volé le livre à la bibli).
2. Je ne la dois pas à quelqu’un d’autre (injustement accusé ou loué). Et surtout pas à André qui macule tout de confiote, et parfois même mange les livres, une fois terminé son chapeau.
3. Le livre est maintenant à moi. Je ne dois plus le rendre (à la bibli, par exemple). J’ai droit d’abusus sur lui, et je peux le croquer si je veux, ou le réduire en confettis. Mais je peux aussi le lire en en interdisant la lecture aux autres, etc.
Mais allons plus loin : quelle que soit la rhématisation inscrite dans la construction de phrase, un « sujet » pragmatique de l’action de parole (qui n’est toujours pas celui de l’énonciation, la fameuse grenouille du « çà ») sera toujours posé comme antécédant de cette action. La rhématisation (qui n’est au fond qu’un vague repérage de l’illocution pragmatique marquée ou non dans la grammaire) réalise cette rehiérarchisation temporelle de multiples façons : elle peut sans changer aucunement la forme de la phrase, ajouter un prédicat caché au sujet, voire remplacer un prédicat explicite par un autre, implicite, donnant un sens au premier, et situant l’intention illocutoire de celui (moi par exemple) qui énonce cette phrase, aussi simplifiée soit-elle (ou remplacée par un simple coup d’œil en direction de Paul et/ou une moue inquiète en direction d’André). On peut aussi transformer le sujet en prédicat « réel », ou même accorder un statut de sujet ou de prédicat à la copule.
Une même phrase peut ainsi, porter un ensemble de significations suspendues dans leur virtualité. Par exemple, tout en susurrant un neutre, vague, minimal et hypocrite «Paul m’a donné un livre », je peux très bien suggérer à Gottlob (qui vient de rentrer dans « ma » bibiothèque) que ce n’est pas du tout n’importe quel livre, mais justement le manuscrit unique et inestimable qu’il cherche depuis toujours (Hélas pour lui, André vient de le bouffer). C’est ici le mot « livre » qui est le « vrai sujet ». Et comme je ne résiste pas, dès potron-minet, à des exercices rhématistiques soignant ainsi mes arthroses de bibliothécaire vicieux, je répète exactement ma phrase, avec exactement la même intonation, mais dans une intention différente. Cette fois, comprenne qui pourra et à bon entendeur salut : c’est « un » qui porte le chapeau (celui qu’André n’a pas encore lacéré) : au sens, où, quant à la vérité de ce trésor, il en faudrait au moins trois (livres) pour qu’elle éclate au grand jour !
Mais ce n’est pas fini. Bibliothécaire sadique, je lui assène une troisième version identique de la fameuse phrase. S’il n’est pas encore réduit à l’imbécillité, Gottlob peut alors entendre, derrière « donné », une ambiguité fort discrète qui fait qu’il devra tout de même me demander si ce don, déclaré d’un ton si léger, ne serait pas en réalité… un prêt, voire une vente. (Un peu comme le diplômé en force de vente, peut m’abrutir « d’offres » et de « promesses », alors qu’il s’agit en réalité de propositions de prix et de clauses non contractuelles, donc aussi menteuses qu’Epiménide de Crète).
Et je renonce finalement à répéter la même phrase en indiquant un nombre proprement indéterminé de ses significations différentes possibles. Jusqu’à, bien sûr, l’indéchiffrable message adressé par la BBC aux résistants français, et dans lequel « Paul m’a fourgué un bouquin » signifie que le débarquement des Alliés est pour demain à 14 h 43 précises. La sentence : « Ne pas donner de confiture aux cochons », signifie, elle, qu’André, convaincu de collaboration, ne doit pas être tenu au courant de ces dernières nouvelles.
On conclura de ces quelques digressions (parfois vertigineuses bien que toujours dansées au niveau des pâquerettes logiciennes et de leur humour involontaire), que l’antécédence du sujet grammatical d’un énoncé, n’est pas la même que celle du sujet pragmatique de l’engagement illocutoire dans la parole, ni sans doute, que celle du sujet « poète » du choix des figures de style. Et qu’en fin de compte, si nous voulons parler de l’antécédence en elle-même, le registre que nous devons constituer est bien celui d’une quatrième catégorie de « discipline ». Laquelle ?
Eh bien au fond, elle s’impose de soi-même : c’est la discipline… de ce qui vient avant… De ce qui ne parle pas encore.
A ces mots, la horde des bien pensants, et des pensants tout court, se dresse immédiatement : puisqu’elle n’est maintenue hors du chômage que grâce à la vertu du commandement céleste selon lequel « tout est culture », et « tout parle », voire : « au commencement était le verbe », et :« à la fin vint l’algorithme ».
Il est certes difficile de cerner « ce qui ne parle pas » dans un monde humain qui parle depuis un peu moins de cent mille ans. L’hypothèse doit toutefois en être maintenue, même si nous évitons soigneusement les vocables pestiférés de frais comme : « instincts » ou : « pulsions ». Ne serait-ce que parce que cent mille ans sont, dans l’histoire de la formation du genre humain, bien moins qu’une brêve étincelle.
Nous n’en parlerons pas, effectivement, et pas seulement pour éviter les ennuis avec la horde. Tout d’abord parce que nous sommes assez peu capables de distinguer dans ce qui ne parle pas, ce qui tire et ce qui pousse (triebe), ce qui est séquence automatique et ce qui est élaboration, acquis et inné, etc. Sauf exception. Mais aussi, parce que tout ce qui ne parle pas constitue un tout aussi complexe, sinon plus, que ce qui parle. Le collectif y est déjà consciemment présent, si l’on en croit le primatologue Franz De Waal, avec ce qu’il appelle « la politique du Chimpanzé ».
Là encore nous préférerons –pour être plus précis- la pensée floue, la liberté (vaguement surveillée) des analogies, la mise en flottaison des registres parallèles, les traductions bricolées, au soit-disant dogmatisme « formel ». Et, dans cette direction, nous trouvons ce qu’en nous étiquetterons en fin de compte… le domaine de la « schize ».
Ce terme général indiquant plutôt un état de « séparation » existe, rétroactivement du point de vue de la parole, avant la « comparaison ». Elle anticipe la métaphore sans y parvenir encore. Et en même temps, elle entretient une relation intime avec ce qui deviendra, au terme de la destinée de la parole, un « paradoxe » (une antinomie ou un oxymore) bien gras et bien formé. En ceci qu’elle n’existe précisément que dans l’intimité, dans le Familier.
En ce sens, on pourrait dire que la schize (ou la séparation) est au Familier, ce que le paradoxe est au Sociétal.
Ces propos, s’ils sont un peu syncopés, ne sont pas énigmatiques pour autant : chacun comprend que, lorsqu’on ne parle pas encore (même en esprit, même en évocation ou gestuelle), il ne peut y avoir de paradoxe. Ce dernier ne surgit que d’un accomplissement de la parole au voisinage de l’autoréférence, laquelle n’est socialement possible que lorsque le très grand groupe doit définir le statut de ses membres sans recourir à aucune référence externe ou interne.
Au contraire, dans le monde vivant où l’on ne parle pas encore, la fusion impossible (d’une pure endogamie du petit groupe, par exemple, ou encore du partage de son territoire de ressources), ne peut être compensée que par la séparation physique et mentale. Et inversement, la séparation a toujours été un problème aigü pour le petit groupe. Elle a même été plausiblement ce qui a motivé la frénésie avec laquelle il a toujours cherché à se rassembler en entités plus vastes. Notons que, pour ce qui subsiste du petit groupe, c’est encore la séparation qui est son problème majeur. Car au sein du grand groupe qui se substitue à lui pour toute survie et toute stabilité, le petit groupe ne tient pas. Il se dissout, il se sépare. Plus le groupe est grand et puissant, en revanche, et moins la séparation est possible d’avec lui.
Pour finir ce tétralogue, nous pouvons reprendre nos chaînes historiales et les rallonger en amont. Cela donne, pour l’approche pragmatique l’enchaînement plus complet :
séparation/rapprochement/copulation/hiérarchisation/antinomisation/paradoxalisation/répétition et/ou catachrèse
Nous voulons signifier par là –et sans préjuger de césures intermédiaires, d’interpolations supplémentaires- que l’historialité de la parole n’est pas seulement celle de n’importe quelle conversation (en général fragmentaire, syncopée, dépendante d’autres échelles d’enjeux, etc.), mais celle du long procès qu’est la conversation orchestrale.
En gros, celle qui, depuis l’origine de la parole, nous pousse du petit groupe au grand groupe, et de ce dernier au groupe absolu : l’humanité planétaire.
Nous invitons le lecteur à se reporter –au moins d’un œil et d’un cerveau- aux schémas de deuxième partie, lesquels tentent de résumer cette succession en autant de « phases ». Ainsi, le schéma 1 tente-t-il d’isoler ce qui se passe entre l’expérience douloureuse de la séparation (affectant l’homme pré-parlant en état de déréliction dans la conflictualité régionale de la corne de l’Afrique), et l’assomption régulière de la pratique de la métaphore, impliquant l’émergence du moyen terme entre deux comparants-comparés. Le « rapprochement » semble être une étape intermédiaire inévitable (et qui subsiste dans le mot « parabolè », -παραϐολή-, origine du mot « parole »), sous la forme aujourd’hui décriée de l’hallucination. Or l’hallucination, de même qu’elle est absolument nécessaire au bébé pour croire qu’il est pour quelque chose dans la survenue du sein maternel et de son lait, l’est aussi pour que l’on se sente bien ensemble au-delà du petit groupe, sentiment nécessaire désormais à la survie, dans des conditions non préparées par une évolution darwinienne normale (celle des Babouins par exemple).
Quant à la découverte du « tiers », c’est effectivement une trouvaille extraordinaire, mais il n’est aucun besoin de la faible théorie chomskyenne de la mutation pour en rendre compte. D’autant que sans hallucination collective et sans sa tendance à désigner un personnage à la place du collectif lui-même, il n’y aurait pas de moyen-terme, et donc pas de métaphore.
Cette dernière toutefois, n’est jamais achevée, pure. Elle est à la fois un processus continuel se dépassant vers la métonymie (en général sous forme de dominance du moyen terme sur ses comparants-comparés), et un processus de dissymétrisation : on préfère toujours davantage une voie de comparaison (essentiellement la figure et son effet illocutoire ou au contraire le comptage élidant le contenu figuratif, l’ensidique castoriadienne), ce qui donne à toute période marquée par la métaphore régnante un « style » plus ou moins hystérique (rencontre des reconnaissances mutuelles) ou obsessionnel (calcul, vérification, rangement par algorithmisation, etc). Et comme les deux traits de la métaphore se confondent souvent (impersonnation ou incarnation du tiers, latéralisation du style), les sociétés possèdent souvent au moins deux divinités de référence. On a pu apercevoir, depuis Nietszche notamment, le combat de Dionysos et d’Appolon, mais ces incarnations du sentiment et de la règle n’en sont que parmi de multiples autres, plus ou moins adaptées à leur temps et leur espace.
Chose plus importante encore, il est possible de théoriser la dérive même d’une conversation orchestrale d’un style de latéralisation à un autre, et d’une destinée du moyen-terme vers une autre. Cette théorie a commencé avec Hegel –sous forme de phénoménologie de l’esprit-, et nous tentons de la préciser et de la dépasser ici, dans une anthropologie de la parole comme conversation historiale. La différence réside essentiellement dans le fait que, pour nous, le moment de dérive en faveur de la règle (de la raison chiantifique) n’est qu’une réalité temporaire : l’objet même du moyen-terme étant de transporter l’acte métaphorique d’un idéal à un autre (par exemple du Familier au Sociétal), il ne peut jamais éliminer complètement l’un de ses styles d’accomplissement. En revanche, il ne résout les contradictions violentes entre les deux qu’en les intégrant dans une entité supérieure, laquelle finit par produire en elle-même l’antinomie implosive terminale (celui de la fin d’un autocrate, par exemple).
Le chemin le plus emprunté peut être celui de la règle (et il semble l’être dans la prédominance atttribuée à la technologie « informée », et à son siège, la Silicon Valley), le but final est bien la formation d’une zone d’auto-référence (par exemple celle de la masse mondiale démocratique révélée à elle-même par le marché direct universel).
Si le schéma 1 aborde donc la période proto-parolière (entre séparation et hallucination de l’être-ensemble), et le schéma 2 celle qui fait histoire au tour de l’invention du moyen-terme (classicisme de l’âge métaphorique), le schéma 3 se centre donc sur le processus de « gonflement » de ce moyen-terme dans le travail de la métonymie. Quant au schéma 4, il aborde le « halo » créé autour, au voisinage, de la tentation de l’autoréférence, phénomène complexe puisqu’il se compose aussi bien d’attractions que de répulsions, de tropismes que de réactivités. Il nous permet d’introduire un degré supplémentaire de complexité, puisque certains points, lieux, topi, seront des nœuds impliquant les deux grandes directions formées à l’approche de l’antinomie. Le schéma 5, enfin, prolonge ce « calque » vers ce qui peut apparaître comme son « propre passé », (tels les expériences de la métonymie et de la métaphore), mais qui dans le présent et le futur, présentent justement des degrés de sens, d’intrication et de développement très différents.
La chose peut sembler abstraite et incompréhensible a priori. En réalité, il suffit d’en déplier quelque peu le tissu pour voir aisément de quoi il s’agit. Par exemple, supposons une société « naïve » qui n’a jamais jusqu’ici rencontré l’antinomie autoréférentielle à son niveau (parce qu’elle n’était pas encore « mondiale ») : elle peut encore entretenir tout un secteur extrèmement « enthousiaste » en direction d’un idéal de perfection homogène (internet pour tous, et tout pour tous). Mais ce même secteur, enfin atteint par l’impact de l’inévitable rejet du paradoxe, en un moment imprévisible (dépendant d’une prise de conscience de la masse par elle-même), sera sans aucun doute le lieu de prises de positions très différentes. On peut prévoir, ainsi, qu’en dehors d’une désaffection et d’une dépression atteignant les plus « croyants », on observera des « fuites en avant » dans des directions radicalement différentes (délires religieux, acharnements technologiques, etc.) Il est aussi plausible que pour une certaine proportion, la retrouvaille avec une ouverture plus tolérante, plus patiente, plus composite, se fasse jour en écho aux expériences passées sur ces mêmes positionnements. Inversement, ceux qui en sont restés à des formes plus anciennes de métaphorisation, peuvent être conduits, après l’impact des « migrants » revenant, quelque peu choqués, des avant-gardes de l’auto-référence, à modifier leurs propres convictions. On voit donc que la tentative de schématisation atteint assez rapidement ses limites, sauf à rejoindre des modélisations très complexes qui se confondent, finalement, avec la complexité réelle, qu’il vaut mieux, dès lors, réduire à l’aide de formes littéraires plus directes et plus intuitives.
3. De la copule
« Être », « et » : copules des grammairiens et des logiciens. Nous voudrions soutenir ici que, pour l’histoire de la parole, il manque là, dans les deux cas, à y déceler un sens que n’atteignent jamais ces spécialités. Ce sens, c’est la « raison d’être » de toute comparaison, de toute métaphore et finalement de toute parole comme partie prenante d’une conversation, et de sa navigation sur une épaisseur d’implicites, tenus plus ou moins en réserve par le parleur : celui du « proxenio » qu’il est au fond.
Contrairement au proxénète qui surveille un rapprochement sexuel dont il tire profit en pur parasite à la place d’un des partenaires, voire des deux, le « proxenio » est indispensable au rapprochement de deux étrangers (par exemple de futurs fiancés). Il est doué d’une mobilité de navette entre deux familles. Il se charge des messages de l’une vers l’autre et réciproquement, en y ajoutant du sien. Il n’est pas juste une molécule d’hémoglobine se chargeant d’une dose d’oxygène pour la transporter vers une cellule lointaine.
Prenons la copule « est ». Le grammairien a coutume d’en faire le support d’un attribut (que le logicien, pas prêteur, renomme « predicat »). Mais ni l’un ni l’autre n’observent attentivement la pragmatique de cette opération (dont l’absence dans des langues aussi géantes que le Mandarin n’a pas l’air de les étonner outre mesure). Or nous ne pouvons prendre, sans devenir idiots, l’état d’une langue, et encore moins celui d’une phrase, pour l’origine et l’essence de la parole. Tout en sachant que la totalité des familles de langues ont émergé du fait de parole, lequel est conservé intégralement dans nos pratiques langagières quotidiennes.
Or la copule « être » propose sa simplicité transparente, son dépouillement de bon aloi à la place de ce qu’elle cache dans ses vastes poches marsupiales, dans son coffre à tiroirs. Elle en dit toujours infiniment plus que sa brièveté ne semble promettre. Son évidence est fallacieuse, sa mathématisation automatique un artefact complexe ; sa pente à l’ontologie, une friandise pour philosophes qui se voudrait un bien en soi, mais se révèle vide, si on en extrait la fonction de précurseur ou de véhicule de tout autre chose : un peu comme le sucre n’a de valeur évolutionnaire que comme annonce des qualités nutritives d’un fruit, et se révèle un poison s’il en est isolé (comme dans l’alimentation de milliards de petits obèses en croissance devant la télé).
Or donc, «être » ne vaut jamais, dans la langue réelle (et non dans sa distillation logicienne) pour un pur recouvrement de deux diapositives, moyennant quelque renfort causal ayant permis à Aristote (et à d’innombrables émules) de jouer au carré. Prenons « Socrate est un homme », et observons ce qui se passe lorsque nous ne tombons pas dans le piège syllogistique pour moines masturbateurs (barbari celarent dariii ferio, festino cesare camestro baroco, etc.). Nous n’avons guère besoin, au premier abord, ni de la sentence « tous les hommes son mortels », ni du mode conclusif et libérateur : « donc Socrate est mortel, etc. » (raah lovely !) . Pourquoi ?
Parce que Socrate n’est homme qu’à la place d’une opération de comparaison entre ce mec et le genre humain, comparaison qui n’a rien de simple. Si elle l’était, il ne manquerait pas la parole aux chiens ! Pour qu’il y ait stricte équivalence entre « Socrate » et « un homme », telle que nous somme supposés la reconnaître immédiatement, il faut 1) qu’il y ait quelque chose de commun entre les deux, et 2) que cette chose commune ait pour propriété de calibrer l’un et l’autre terme de façon à ce que leur extension soit la même. En général, le logicien comprend très bien la seconde opération, ou du moins croit le faire, parce qu’il n’apprécie pas l’immense service que lui rend le « un (parmi) les hommes », auquel il peut enfin réduire Socrate comme quantité destructible. Mais pour la première –déterminer ce qu’il y a de commun à la catégorie Socrate et à celle des Humains, c’est moins facile et çà se dérobe bien trop aisément.
Eliminons d’abord l’une des sources de confusion –le prénom Socrate- qui vient étiqueter une personne précise et concrète, mais qui n’a rien à voir avec le schmilblick (la mortalité de tel ou tel individu). Nous avons donc plutôt « cet homme est un homme ». Bon ? Ne nous arrêtons surtout pas à l’apparente tautologie, car cet homme pourrait être justement un extra-terrestre à la différence des autres, dans telle série américaine, où la phrase prendrait tout son sens. Mais qu’est-ce qu’un homme ? C’est un exemplaire d’une série d’individus exactement semblables sous cet aspect. Plus exactement, c’est le fait de réduire la totalité des individus –et donc chacun d’entre eux- à leur appartenance commune, quelle que soient leurs différences personnelles. Donc, la copule « est », doit d’abord s’entendre comme « est un », et ensuite, le « un », doit s’entendre comme « un quelconque dans une totalité de parfaitement semblables sous cet angle». La similarité n’est pas, en effet, n’importe laquelle, puisqu’il existe des hommes unijambistes et même des asexués (très à la mode aujourd’hui). C’est celle qui concerne vraiment absolument tout le groupe : la mortalité. On voit donc –à moins d’être bouché à l’émeri, et bien que je ne sache plus du tout ce que c’est que l’émeri- que la copule « est » recèle une complexité inattendue. Si on veut déplier son contenu, on a déjà besoin de deux lignes, à moins d’être tentés (au risque de larguer les lecteurs travaillant du cerveau droit) de les réduire à nouveau en formes mathématiques cabalistiques. Ce qui serait inutile puisque « est » est… déjà assez court comme çà pour le contexte où nous en avons besoin. En fait, « est »… est une élision ou une évid… ens, au sens où elle évide un contenu trop long en comptant sur la capacité du cerveau d’aller à l’essentiel sans trop se tromper.
Mais au fait, que fait le cerveau en l’affaire ? Il emmagasine une complexité dans l’enveloppe « est », valant pour son propre contenu. Or, l’enveloppe peut être la même (elle est si simple et si jolie), alors que le contenu n’a rien à voir. Par exemple dans « tu es fortiche », le verbe être ne renferme pas du tout le même contenu que dans « Socrate est mortel », en dépit des postiers que se veulent les grammairiens. Dans « tu es fortiche », il ne s’agit pas de démarrer un syllogisme en sortant les outils « tous les fortiches », puis le « donc » « raah lovely ! », mais, par exemple, de constater que tu es meilleur bricoleur que moi, dans cette situation-là, et sans se préoccuper de la totalité des fortiches du monde. Encore que ce constat peut être ironique, puisque ma phrase ponctue peut-être le fait que tu viens de te taper un coup de marteau sur le doigt !
L’enveloppe nommée « copule » parce qu’elle finit par réunir deux entités (singulières ou universelles, réelles ou imaginaires, nominales ou physiques, on ne va pas recommencer la querelle scolastique !) ne vaut donc que par l’élision de son contenu, qui reste cependant présent, puisque le cerveau se trompe rarement lorsqu’il s’agit d’en redéployer le sens spécifique dans chaque occurrence. Par exemple, le cerveau croit savoir que le jeu de langage sacré utilisant les signifiants « Socrate », « Un »,« Homme(s)» et « Mortel(s) », n’a rien à voir, pratiquement, avec celui qui relie « Tu », à « fortiche », même si, dans les deux cas, on va user du « être » pour construire des phrases. Pourtant, dans les deux cas, nous parlons.
Donc (nous y avons droit aussi, finalement), la forme « copulaire » n’est identique à elle-même (la forme «être », par exemple) que de façon superficielle, et s’il existait une identité plus profonde, elle devrait être extraite de son contenu caché et non de la blancheur de l’enveloppe, cette incitatrice perverse à l’ontologie.
Tentons d’avancer un peu sur ce terrain mouvant, ambigü et obscur : peut-on imaginer ce qui se passe de commun en profondeur (et pas seulement en tant qu’enveloppe anonyme du sens) entre différentes occurrences de la copule « être », en dépit du fait qu’elles recouvrent et transportent, comme des enveloppes anonymes identiques, des significations hétérogènes ? Ou plutôt, peut-on se demander utilement ce qu’il y a de commun entre les opérations que la « mise en enveloppe » recouvre ?
Ainsi, existerait-il quelque chose de commun entre la relation de Socrate et des Hommes, et celle que tu entretiens avec la forticherie ? Je subodore vaguement que oui, mais cette chose commune est alors située bien au-delà de la différence entre qualité et quantité à laquelle s’arrêtent le plus souvent les logiciens. Pour l’appréhender, je dois me garder de rentrer dans le moulin aux syllogismes avec les autres moines pervers ! Ce n’est pas du tout obligatoire ! Cette chose commune, c’est précisément que dans les deux cas, je vais chercher une « substance tierce » qui permet la comparaison. Et cette substance tierce est active : elle va, pour ainsi dire, chercher dans les deux termes ce qui serait intéressant à comparer entre eux. Elle relève effet d’un souci de comparaison, de mariage. Elle est l’intention même du proxenio de découvrir chez les deux vivants à rapprocher ce qui pourrait les fasciner mutuellement.
Notons bien la spécificité des actes de langage en la matière : dans « Tu es fortiche », il peut évidemment se manifester des intentions très diverses (flatterie, moquerie, esquive, ruse, test, etc.), mais quelque chose sera presqu’immanquablement évoqué : c’est la chose qui permet cette appréciation, par exemple une pratique sportive ou professionnelle dans laquelle « tu » manifestes, d’après moi une habileté surprenante (ou au contraire, s’il s’agit d’une raillerie, d’une faiblesse patente) . Il y a toi et, pour la force, il y a d’emblée l’existence d’une pratique reconnue dans laquelle on peut situer, par interprétation des actes ramenés à leurs auteurs, des degrés de compétence.
Mais si je fais mine de te situer dans cette échelle, c’est que je m’en fais juge. Autrement dit, entre toi et l’échelle de forces, il y a « moi » comme auteur possible d’un jugement autorisé sur ton degré de compétence. Quand je dis « tu es fortiche ! », je peux, en fait, dire trois ou quatre choses simultanément ou dans un état d’incomplétude, de suspension partielle : je peux non seulement soit te railler (en fait, tu es maladroit voire minable), soit te louer (tu es réellement fort), soit te laisser dans l’incertitude sur le statut de mon jugement… soit les trois à la fois dans le registre de mon intention possible à décrypter par toi !
Autrement dit, dans tous les cas de résolution du sens, je te propose surtout la valeur de mon statut d’arbitre, d’auteur d’opinions autorisées sur toi. Je deviens donc, en tant que tiers médiateur auto-désigné, la forme même du medium de la métaphore en cours (puisque nous avons décrété que tout acte de parole était une métaphore, un transport de tierce partie entre deux éléments de comparaison).
En gros, ce que je « te » dis dans cet acte-là, c’est : « je, comme auteur de jugement, suis le médiateur entre toi et l’échelle sociale de la valeur « force ». « Je » m’autorise comme fonction de juge dans le processus d’évaluation du « toi ». Ce que l’on peut encore dire ainsi : « entre la familiarité autorisée par le « toi », et la règle sociale signalée par l’échelle des forces, le « je » implicite comme sujet de l’énonciation s’interpose comme médiation à la fois implicitée et montrée par ma liberté d’ambiguité et ma liberté de raillerie.
Nous retrouvons donc bien la forme générale de toute métaphore (une comparaison entre une validation sociétale et un engagement subjectif), mais à travers une succession de transformations entre formules prononcées et implicites. Dans tous ce processus complexe, la « copule » exprimée (le « es », associant « fortiche » à « tu » comme attribut), ne désigne en réalité aucun lien direct entre « toi » et le système des évaluations de la force. Elle signale, en vérité, que « je » est un auteur arbitraire, capable de valider une opinion « sérieuse » (même sous forme de raillerie), quant à l’attribution d’un grade formel à une entité familière (« toi »). On peut le dire encore autrement : la copule apparente en cache et révèle une autre, qui est le « parleur » lui-même se proposant comme véritable instance capable de se transporter entre le familier et le sociétal. La thèse, la proposition finale, la position contenue dans cette simple phrase « tu es fortiche ! » est donc : « il faut être un « sujet » pour participer à la fois de la liberté et de la contrainte qui est l’essence du lien social, et ce sujet, c’est moi qui te dis : « tu es fortiche ! ». (Ce qui peut aussi bien vouloir dire dans un certain contexte : « et moi je te dis : va voir un psychiatre ! »)
Mais, ce message caché, qu’il a fallu extirper des profondeurs, de l’épaisseur des énoncés implicités les uns par les autres, le retrouve-t-on pour « Socrate est mortel » ?
Bien entendu ! Car, que veut dire cette phrase, en fait, en tant qu’acte social ? C’est évidemment un élément d’une intention de démonstration sophistique, sans laquelle nous nous ficherions complètement de ce qu’elle est supposée dire, comme un cheval regardant une émission de tiercé. Mais pourquoi sommes-nous intéressés par le propos sous-jacent à l’usage de cette phrase (et qui sous-entend également les deux propositions suivantes : « tous les hommes sont mortels », et « donc Socrate est un homme » ?). La réponse est évidente : parce que nous sommes mortels et humains, que Socrate n’est que le nom de l’un d’entre nous, et que sa qualité de philosophe ne l’empêche pas de mourir, exactement comme les plus fous d’entre nous. Bref, la philosophie ne protège pas de la mort.
Dans le fil de cette réponse, sur son chemin même, nous rencontrons un constat engagé, un constatif/performatif, dont le but est beaucoup plus fort et profond que le jeu scolastique : la mort nous unit comme frères humains. C’est notre vrai collectif. Que nous le sachions toujours par ailleurs n’a aucune importance. Il n’existe pas de pur constatif et si nous rappelons ce fait à l’occasion du jeu syllogistique, nous y rappelons aussi notre fraternité humaine de mortels. C’est d’ailleurs de cet effet d’affect que le syllogisme tient son succès. Dès lors, la structure métaphorique inaltérable de toute parole non pas exacte (au sens logique) mais vraie (au sens humain), laisse émerger sa forme dans cette phrase comme au fond, dans toutes celles que nous prononçons pour l’avantage d’un interlocuteur et dans l’attente de sa réponse à notre égard. Elle émerge, mais dans une apparence spécifique, « pertinente » diraient les incorrigibles.
Mais pour la saisir, nous devons, comme pour la phrase précédente, la retraduire, l’extraire sans déformation : dans ce cas, on nous met sous le nez deux opposés, celui de la singularité sous l’étiquette familière du nom propre d’Un (justement celui qui n’avait pas le dos droit comme Platon, mais une femme acariâtre, et qui refusa les avances d’Alcibiade, mourut enfin après avoir bu la ciguë en bavardant avec son copain Criton.), et l’ensemble des Humains, frères en mortalité. Autrement dit, entre Un homme et Tous les hommes mortels, il y a l’étiquette « Socrate » qui désigne une particularité, celle-ci glissant de la singularité à l’universalité et réversiblement. Donc, la copule, la vraie, la pleine, quoi qu’en pense Alcibiade… c’est Socrate lui-même ! En fait, quand on rapporte à Socrate à la fois l’humanité et la mortalité, c’est bien lui le moyen-terme, et le fait qu’on n’introduise la mortalité de Socrate qu’en phrase conclusive n’est qu’un artifice de présentation. La proposition serait bien plus honnête à présenter ainsi, sur une seule ligne et sans « est », ni « donc » : Un homme, (même) nommé philosophe par le signal Socrate, meurt. Dans cette formule, on se doit d’insister sur le nom comme fameux et supposé celui d’un sage. Socrate n’est donc pas juste une étiquette, tout comme le sujet du jugement sur l’autre « fortiche » n’est pas juste une place de juge. Il faut un engagement de ces deux personnages pour qu’ils puissent valoir pour des « signifiants ». Il faut qu’ils témoignent en quelque manière de leur propre rencontre avec le paradoxe constitutif de toute parole : celui selon lequel tout participant à la discipline de cette parole se constitue comme libre de se contraindre, et comme contraint d’être libre. C’est bien là le fond de la métaphore, de toute métaphore comme acte de parole.
Certes, on pourrait dire que l’ordre grammatical est indifférent au contenu sémantique et que la copule-enveloppe y tient son rôle tout-à-fait indépendamment de ses contenus. Que, « donc », tout notre raisonnement est à côté de la plaque et n’a pas lieu. C’est en partie vrai ou devrait l’être dans un monde où les humains seraient d’angéliques robots. Le problème est qu’on l’utilise souvent pour croire –et faire croire, notamment dans la transposition logicienne de la grammaire- que le sujet de l’énoncé est aussi celui de l’énonciation (« je, soussigné »), alors qu’il n’en est rien, et que c’est même impossible. Sa trace, toujours présente, est toujours une résonance, une distance par rapport à la convention à laquelle il se plie en « énonçant correctement ». Mais avouer n’est jamais preuve du crime : l’histoire de la justice en témoigne surabondamment. D’ailleurs, lorsque le sujet de l’énonciation (le parleur, beau ou pas) se situe lui-même dans l’énoncé, c’est le plus souvent implicitement –hors texte en dépit de l’affirmation de Derrida-, et pas dans le sujet de l’énoncé. On l’a vu avec « tu es fortiche ! », où le sujet « implicite » de l’énoncé serait : « je suis celui qui est capable de juger de ta force ». On l’a vu avec « Socrate » qui est plutôt là pour représenter les « vrais sujets » que sont la mort et l’humanité, plus fortiches que la philosophie. On le vérifierait avec mille autres exemples, les plus apparemment constatifs, dont il est dès lors inutile d’allonger notre sauce.
Le problème est qu’on joue sur la confusion grammaire-pragmatique pour nous inciter à penser que les phrases peuvent être prises au pied de la lettre, comme indépendamment –et à la place- des parleurs qui les emploient à l’intention d’autres parleurs, et comme outils performants et souples pour exprimer mille nuances, degrés, arrière-plans, et surtout mille relations statutaires suggérées, affirmées ou dénoncées, etc.
Parce que ces habitudes de confusion sont systématiquement mises en œuvre pour manipuler les gens, et pour les laisser dans la déréliction à l’intérieur des pièges de la parole. Parce que la parole est effectivement un jeu qui n’est rien moins qu’innocent, surtout lorsqu’elle prétend coincer les locuteurs dans le constat d’une « vérité ». Alors, en effet, nous nous trouvons prisonniers d’une croyance difficile à estomper, à alléger. Comme si le constat en question, à l’instar de celui de l’accident automobile, n’était pas précisément constitué pour nous obliger à nous taire après l’aveu, à « reconnaître les faits », à signer à notre corps défendant. A nous faire ainsi les agents de notre propre incarcération, les conducteurs de notre propre fourgon de police. Pensez-vous que ce soit un hasard si les plus virtuoses praticiens de la syllogistique aient été les ordres religieux employés à l’inquisition ? Platon ne pouvait-il se douter qu’en obligeant son esclave à reconnaître la vérité de la géométrie, il servirait de maître à tous ceux qui souhaiteraient imposer à autrui l’évidence comme une camisole de force ? Disons le autrement : ne faut-il pas accepter d’être un esclave pour devoir se rendre à la convocation de reconnaître sa propre identité dans l’auteur d’une phrase portant sur une évidence ? Ou encore autrement : quelles sont les « conditions de félicité » pour que le cours de mathématiques ne soit pas une corvée imposable par l’autorité à de futurs « sélectionnés », les « refusés » n’ayant aucun droit à faire valoir les motifs qui leur font récuser cette procédure d’aveu du vrai, ou du vrai comme aveu ?
4. Après la copulation, vient le bébé penseur : il ne s’embarrasse pas de grammaticalité, lui, pour métaphoriser juste !
Juste avant de bébétifier, mais sans la suce ou la tote qui rend la parler bébé vraiment incompréhensible, pour le coup,
Je rappellerai seulement l’amusement de Jacques Lacan à propos d’un mot-son chinois qui circule, tel un ver, à tous les niveaux de la langue des Han. Juste pour emmerder les grammateux qui voudraient, dans leur projet de fourgon, enfermer les phonèmes entre eux, confiner les morphèmes dans une cellule, interdire aux syntagmes de se balader chez les phonèmes, sans parler des sèmes –parfois nommés sémant’aimes- ou des rhétorèmes (dont je ne me souviens plus du nom encore plus savant), chacun dans son casier. Ledit mot chinois, lui, se diapre de toutes ces couleurs sans changer de ton. Il semble vouloir démontrer que, sans le Mandarin, Lacan n’aurait pas inventé la psychanalyse rigolote. Mais passons… au bébé.
Ce n’est pas parce que la métaphore « qui compte »… ne mégote pas à la dépense d'engagement de soi, et qu’elle est reconnaissable à son implication dans les causes socialement urgentes, qu’elle n’est pas néanmoins filée quotidiennement par tout un chacun, pour autant que nous jouons presque tout le temps les jeux de sens qui, pour nous tout au moins, sont de la plus haute importance.
Parce que, enfant ou adulte, nous devons constamment soutenir notre « être» face aux autres (et pour ne pas sombrer dans l’ensemble de tous les ensembles), et que nous le faisons en choisissant un « discours » personnel par lequel nous tendons à répéter nos positions favorites, nous pratiquons la métaphore à chaque instant, même presque sans mots, en supposant acquise chez nos partenaires la reconnaissance de certains faits comme partie prenante de notre monde familier.
Je proposerai ici un exemple-princeps : un enfant (qui ne l’est déjà plus puisqu’il « parle » à 15 mois) énonce ceci : « palalon ». Il rajoute ensuite, très sûr de lui : « leu ».
Pour ne pas se perdre en conjectures, il faut recourir à l’expertise du parent éducateur et traducteur : « Palalon » exprime « poisson » tel qu’il est dessiné dans un livre d’images lu fréquemment avec le parent en question. « Leu » signifie « bleu », par opposition à des dessins de poissons rouges ou verts.
Mais allons plus loin : « Palalon leu » est une phrase exprimée dans un contexte de conversations successives où l’enfant en question remplace par la parole l’expression plus directe d’un besoin affectif. C’est un constat qui vient dans une série d’autres concernant l’existence à leur place (comme le poisson dans le livre au moment du déjeuner de Bébé) dans un monde familier, dont le cœur passionnel est Maman, puis secondairement Papa, puis une série d’autres personnages humains (Nounou), quasi humains (Bébert le Chien familier), humains par délégation (personnages dessinés, poupées), ou par transformation (balles, cubes, etc.). Le fait même de parler est exigé par la passion de constater que tout son « petit monde » est bien là, sans fuites majeures, et doté d’une certaine stabilité physique que reflète la stabilité dans les mots et entre les mots.
Pour résumer la fulgurance de « palalon leu » en l’imitant (maladroitement) dans le registre savant, disons que la formule pourrait se traduire (en version courte) par :
« Le poisson est bleu, parce qu’en reconnaissant qu’il l’est, je plais à ma mère. »
Ou encore, en version longue :
« Si le poisson est bleu, alors une partie du monde est en ordre, tel que j’y trouve ma place, et que grâce à cette place reconnue par ma mère, je reste un objet d’amour pour elle, sans lequel je suis immédiatement gommé de l’existence reconnue. »
La métaphore fondamentale inscrite dans toute cette palabre est la suivante :
« Le fait d’être dit bleu pour un poisson de livre est égal au fait d’être reconnu moi-même dans le monde comme digne de l’amour de ma mère ».
Ce qu’enfin l’on peut exprimer plus formellement, dans un langage d’adulte lettré :
« La qualité « couleur » est à l’animal fétiche, ce que le nom est au sujet humain. »
N’excluons a priori aucune autre interprétation de « palalon bleu », même provenant de gens qui ne connaissent pas l’enfant en question, ou se défieraient d’explications psychologiques. Mais parions qu’au terme d’un quelconque de ces circuits herméneutiques, on retrouvera l’analogie implicite entre le monde descriptif et le monde affectif.
Notons que, dans ce cas comme dans la plupart des cas, le référent « réel » (l’amour maternel et par extension le Familier) demeure extérieur à la métaphore exprimée, pour ainsi dire « refoulé » : en effet, ce qui est commun à la qualité et au nom, ce serait d’exprimer l’accueil du sujet au sein de l’ordre domestique, le fait de ne pas être exclu. Or ceci n’est pas dit, comme si le fait même de l’évoquer pouvait en actualiser le péril.
Il faudrait donc, pour retrouver la métaphore primitive et non plus dérivée, opérer encore une nouvelle traduction, à partir du non-dit, comme dans la formule suivante :
«Ma place au sein du Familier et la nomination sont équivalentes ».
Cette formule résulte d’un travail d’auto-conviction, puisque la nomination, qui dépend d’un ordre sociétal imposant les règles de la symbolisation langagière est tout l’opposé du Familier. Nous buttons alors sur l’assertion la plus cachée :
« le Sociétal est équivalent au Familier ». Ou plus fort : le Sociétal, c’est le « vrai » Familier.
Or, celle-ci est probablement la forme générale de toute métaphore substantielle (et non futile ou formalisée). Elle est donc à la fois l’objet d’une appropriation imaginaire, et d’une défiance résiduelle qui provoque en même temps objection et refoulement de cette objection. Le refoulement est ici très nécessaire, puisque si je ne refoule pas le fait – patent - que le Sociétal m’arrache au Familier, que les mots de la langue commune sont là pour m’enlever à la fusion maternelle, ou au sentiment trop puissant, je ressens le danger d’être chassé de ce paradis du Familier. Le prix à payer pour y rester, c’est au moins en esprit d’en être séparé « symboliquement » par l’adhésion « enthousiaste » au système de nomination. Bref : la contrainte d’être libre !
La métaphore contient ses propres objections
Bien entendu, aussi enthousiaste soit-elle, l’adhésion du Parlant à la métaphore (sensible à la force de l’assertion « Palalon bleu » chez l’enfant cité précédemment) ressemble un peu à l’applaudissement du badaud au passage du tyran, sachant que des gardes armés le surveillent : elle n’attend que le relâchement de la surveillance pour exprimer un doute, au moins de manière symptomatique.
Le doute sur la valeur absolue de la métaphore, sur sa solidité, est repéré depuis Freud par ce que les psychanalystes nomment les névroses. Celles-ci sont en réalité des choix dans le mode d’objection porté à la métaphore « obligatoire ». Or il n’existe que quatre façons logiques (eh oui !) de mettre en cause la vérité de la métaphore, dans un refoulement « incomplet », quatre façons, de fait, de faire de sa propre pathologie une position dans une conversation psychique.
1-Soit, je prononce la métaphore puis, ayant un doute rétroactif, je vérifie : c’est le modèle général de ce qu’on nomme TOC selon la toquade technobureaucratique américaine pour l'économie d'explications. A savoir les manifestations très diverses d’une obsession, qui n’est jamais qu’une vérification, un recomptage, une répétition, après l’engagement métaphorique. N’existerait-il pas tout de même quelque chose de faux dans la bonne métaphore ? Sommes-nous bien sûrs qu’ayant nommé correctement un personnage, ayant défini une situation, s’étant présenté soi-même en temps et heure, et « propre sur soi », nous sommes enfin accueillis dans la reconnaissance chaleureuse du Familier ?
Plus je me lave les mains, plus je bégaie, plus je recompte, plus je vérifie que la porte est bien fermée, ou que la forme du cadre est carrée, et plus je manifeste simplement, par la répétition de la métaphore correcte, mon doute sur l’efficacité de la métaphore . Mais je le manifeste par la voie logique de l’après-coup.
2-Soit je nie radicalement que la métaphore puisse être mise en doute, sous peine d’une punition par le Sociétal, celle-ci ne pouvant être qu’une soustraction totale à la jouissance du Familier. Auquel cas, je m’éloigne de tous les objets qui représentent pour moi la menace d’être écarté du Familier, notamment de ceux qui associent la formule sociétale (symbolique) et la plus grande chance de la transgresser : (l’objet de jouissance). Nous sommes dans le registre de la phobie, qui n’est autre que la voie logique de l’objection « par avance ».
3-Soit, prenant mon courage à deux mains, j’affirme la valeur de la métaphore, mais comme je n’y crois guère, je dois donner l’impression d’un enthousiasme accru ; je force dans l’apparence, le théâtre d’une démonstration : c’est l’hystérie, qui est seulement la voie logique d’une objection soutenue pendant l’acte de la métaphore. Dans le présent.
On me dira que cela ne fait que trois : légitimation de soi par le passé, le futur, ou le présent. Nous ne nous éloignons toujours pas beaucoup des trois catégories wébériennes (ou kantiennes). Cette perception privilégiée d’une métaphore temporelle n’est pas fausse puisque les propositions et les objections interviennent bien « au cours » de la conversation. Mais elle nous dissimule peut-être le côté strictement logique – et donc intemporellement quaternaire - de l’affaire, qui est incarnée dans la fin de toute controverse et de tout procès, où avant, pendant et après sont ramassés ensemble dans un jugement ou une conclusion.
La position dans la durée cache en effet la nature des différences logiques entre les objections (positions névrotiques) : la phobie est simple récusation de la jouissance du Familier par le sujet de la Loi (Loi +, Jouissance —). L’hystérie est croyance dans la nécessité de soutenir la loi par un héroïsme personnel, une présence du sujet (Loi +, Jouissance +) ; l’obsessionalité est retour du doute et réitération de l’effort, c’est-à-dire alternance automatique de récusation et d’affirmation, d’annulation réciproque (Loi—, Jouissance—).
Exprimé ainsi, nous voyons maintenant clairement qu’il manque une quatrième case : Loi —, Jouissance +. Il s’agit dans ce dernier cas de maintenir la jouissance contre la loi, de récuser directement la Loi, en position symétrique de la phobie qui récuse directement la jouissance. Cette position existe bien : c’est la position dite « perverse », laquelle est au fond aussi une névrose, si on entend par là une symptomatologie liée à la présence du Sociétal dans les comportements d’un Sujet passionné de Familier.
Ledit « pervers » n’échappe pas à cette situation : il est tout aussi confronté que les autres névrosés à la nécessité de métaphoriser, c’est-à-dire de rapporter le Familier au Sociétal, via la loi de symbolisation, mais il choisit de maintenir la jouissance du Familier dans l’apparition même de la loi sociétale. Il jouit donc effectivement de la transgression, ce qui est probablement la position la plus stable et la plus rassurante, puisque la loi intervenant toujours sans jamais manquer, on peut s’y appuyer solidement pour retrouver la jouissance du Familier.
Quatre façons pour le sujet de la métaphore d'accorder loi et jouissance
Si l’on tient absolument à réintégrer le temps dans cette logique (tout comme il existe dans n’importe quel déroulement conversationnel), il est possible d’interpréter la « position » perverse comme celle de la « persistance » de la proposition métaphorique elle-même (réunissant passé, présent et futur dans ce qu’il faut bien nommer une spatialisation), car elle s’appuie directement sur le référent « Familier » qu’elle ne refoule jamais complètement derrière les obligations du référé «Sociétal ».
La sublimation freudienne, malgré les contorsions de la névrose psychanalytique, a d’ailleurs toujours consisté à guérir le névrosé en le réappuyant sur la stabilité de sa perversion, mot fatalement moraliste qui, pourtant, transporte avec lui la condamnation permanente de la tendance à se perdre dans l’objet. Ainsi de l’hystérique (souvent femme, parce que placée socialement en position d’objet, de « chose », par l’homme qui la « maternise » -ou en fait l’idéal du Familier et cherchant donc à y échapper en s’étayant de la Loi) que Freud guérissait en la renvoyant à son homosexualité, à sa propre jouissance de la femme comme mère dominatrice. Ou encore, dans le cas d’une thérapie imaginaire de l’obsessionnel Léonard de Vinci crayonnant sans fin des petites machines, en lui préférant l’artiste homosexuel, fasciné par le sourire masculin de sa mère et de son double.
A noter que la sublimation, prolongement subjectif de la perfectibilité selon Rousseau et de la volonté de puissance selon Nietzsche, travaille comme résistance à la perversion, comme le voilier résiste au vent pour l’utiliser. Il s’agit toujours de produire la liberté du sujet, d’affirmer la possibilité de dépasser cet oxymore (un sujet libre) par un travail sur soi dans la direction (« zur ») d’une émancipation des assujettissements sociétaux.
La métaphore est donc logicienne en elle-même, mais non pas seulement par son instrumentation symbolique, (les mots qu’elle utilise, et qui ne s’ajusteront jamais parfaitement) parce qu’elle relève d’une logique concrète, substantielle, seul lieu de matérialisation d’une opposition irréductible au paradoxe. C’est en effet seulement dans l’agonisme entre dimensions pratiques de l’humain que la métaphore verbale (ou pré-verbale) se renouvelle constamment comme comparaison substantielle : éternel retour, en effet, du Réel à sa place. Elle confronte alors directement Sociétal et Familier, ou, autrement dit, ce qui « doit être pensé pour tous », ce qui relève d’une « réalité » contraignante extérieure (d’une sorte de perception paranoïaque de ce qui « peut arriver » découlant d’une intellection des tenants et des aboutissants les plus lointains, des interdépendances non spontanément perçues) et ce qui est déjà complètement intégré dans « l’habitus », dans la douceur relative de vivre entre personnes reconnues mutuellement et dans un univers d’objets... familiers.
Mais la façon pour la métaphore d’être logicienne n’est précisément pas de réduire Sociétal et Familier à deux entités abstraites du type O et 1, A et E, S1 et S2, etc. , qui seraient à la fois parfaitement opposées et inconciliables. Bien au contraire, la métaphore ne travaille que dans la positivité, et elle transpose aussitôt l’un des domaines dans l’autre, assimile l’un à l’autre, tout en respectant leur égalité (à la différence de la métonymie lacanienne qui absorbe l’un dans la réalité de l’autre, les fusionnant par condensation). La métaphore nous dit simplement : « ceci est cela ». Elle peut même éluder « ceci », et dire seulement : cela », ce qui rend le travail d’objection plus ardu, le temps de retrouver l’autre terme caché dans l’implicite, mais néanmoins non absorbé.
La métaphore (avant de se dégrader inévitablement en métonymie et en catachrèse) ne maintient pas, ne fige pas le moment de l’identité, comme le fait la Règle. Elle la réalise : puisque A égale E, alors… il n’y a plus que E ou A, c’est indifférent, puisque les qualités de l’un et de l’autre sont maintenues dans le terme restant, puisque A ressuscite quand on parle de E et réciproquement. Il suffit en effet, pour la métaphore, que j’évoque qu’existe une position « totalisante » pour que j’affirme par là-même que son antagonique existe aussi, puisqu’elle est tout aussi totalisante. Le « Tout » appelle « l’Aucun » et réciproquement ; le « Oui » appelle le « Non ».
Il y a donc bien un aspect fulgurant dans la métaphore qu’on ne retrouve pas dans la règle logique, laborieuse, le rangement catégoriel, la bibliothèque des figures, où la fulgurance « artistique » est remplacée éventuellement par la rapidité du calcul électronique (toujours plus proliférant, comme pour compenser la vitesse par la complexité, pour « faire croire » à de la fulgurance, laquelle n’est pourtant pas affaire de vitesse, mais de pure instantanéité subjective).
La fulgurance métaphorique est associée à la capacité fonctionnelle (la fonction même de la métaphore depuis l’origine forcée du langage symbolique) de superposer instantanément pour tous les participants les deux images du référé et du référent sans les fusionner. Elle est « id-entification » immédiate et c’est pourquoi nous la mettons aussi du côté de l’imaginaire, du passionnel (cœur du conceptuel comme Niezsche le répétait), et donc du Familier comme domaine originel de la passion, pour autant que le sujet lui-même de la métaphore se reconnaît dans cette identité et s’aime comme tel.
C’est cette fulgurance de l’image dans son rapport immédiat au sentiment – et au seul sentiment fondamental qu'est l’amour, les autres en étant dérivés - qui, à mon avis, tient la dragée haute au concept, et fait de « l’entêtement artistique » pour reprendre l’analyse de Hegel dans son Esthétique , bien autre chose qu’un baroud d’honneur dans l’inéluctable progrès vers la rationalité.
Cet entêtement (Eigensinn) est aussi signe précurseur de la résistance de la structure des positions : en admettant que Hegel ait correctement décrit le mouvement de la modernité comme victoire toujours plus écrasante de l’Esprit (au sens de la Règle), il faudra aussi admettre qu’il n’a pas prévu le retournement de ce mouvement, dû au fait inévitable que même la science ne doit son énergie « vivante » qu’à sa fascination par la forme maternante, cette immédiateté devant à son tour sa force à son ancrage dans la passion du Familier .
5. La mauvaise tentation du métalangage. Ou : le discours qui ramasse la mise perd tout sens.
Nous disposons maintenant, je crois, d’un appareillage suffisant pour traiter de notre question. Nous sommes assez équipés, que dis-je, bardés de dispositifs, quitte à nous en déssaisir dans l’acte de… bricoler.
Et pourtant, il nous faut encore nous libérer d’un scrupule (dans notre chaussure morale) et d’une possibilité (sur notre chemin). Car nous pourrions certes encore –par acquis de conscience- avancer un cinquième registre d’étiquettes, par exemple en nous réclamant de la « sémiotique », comme science générale de la signification, mais ce serait carrément inapproprié, car cette référence stratégique a précisément pour objet, pour but, de confondre nos trois ou quatre étiquetages essentiels de la parole formée, dans le postulat implicite selon lequel une synthèse est possible entre eux, au plan d’un « métalangage » . C’est une approche brouillonne et finalement religieuse, qui nie la nécessité de passer directement, de notre propre chef, d’une manière de parler à une autre, et qui a pour principal effet pervers de nous faire croire dans une toute-puissance de la culture parolière, surtout universitaire, dans sa capacité à recouvrir entièrement le Réel d’une traduction unique, d’une sorte d’éther communicationnel rendant compte de toutes les traductions. C’est par ailleurs une approche vaine, car le métalangage effectif, celui des tables de vérité booléennes en zéro et un, a d’ores et déjà envahi le monde humain en prétendant –rapidité de l’électron à l’appui- résumer ce dernier, non seulement en le représentant, mais encore en le modifiant à partir de son extrême simplisme, on pourrait même dire : de son infantilisme.
Ici, à choisir entre les formules célèbres : « il n’y a pas de métalangage » (Lacan) et « il n’y a pas de hors-texte » (Derrida) , nous choisissons sans regret la première, quand bien même les deux pourraient sembler non contradictoires et complémentaires. Parce que la seconde semble imaginer possible (paradoxalement) le glissement « sans bord » d’un texte à l’autre comme constituant un texte spécifique (voire un hypertexte) disposant de toutes les clefs d’adaptation réciproque alors, qu’en réalité (la nôtre, celle de primates parlant à d’autres primates parlants), nous sommes constamment en train de bricoler avec notre imaginaire visuel et manuel, nos instruments de mesure des côtes et notre sac d’outils verbaux, sans pouvoir pour autant les confondre, et tout cela dans une « production » qui n’est pas seulement « itération » infinie, mais avancement vers une fin de travaux.
Il faut vraiment ne jamais avoir bricolé pour ne pas le comprendre. Quant à le comprendre pour supprimer cette vérité historiale dans la fabrication d’un robot bricoleur, exécuteur machinal de trois séquences algorithmisées –voir-mesurer-agir-, c’est un projet humain imaginaire dont le résultat est d’aligner les faits de parole sur la seule « logique » informatisée, en réduisant les deux autres dimensions au même plan. Cela revient à créer une poupée à laquelle on impute l’unification purement mécanique de nos propres dissensions internes.
Cet idéal de réunion de soi dans la poupée intérieure est d’ailleurs si puissant et commun que l’on peut observer une connivence entre les plus « littéraires » des sémioticiens (des publicistes, en général) et les plus « hard » des cogniticiens : les uns et les autres s’accordent, sans vouloir le savoir, pour s’adonner au culte de la toute-puissance culturelle, que celle-ci soit métaphorique pour les uns ou logicienne pour les autres (Mais déjà Hegel était tombé dans le panneau, capturé par l’idéal de l’esprit absolu… qui pourrait bien être celui de l’Humain enfin robotisé).
N’oublions pas, à ce point de défrichage, que nous-nous sommes surtout interdit le « métalangage » comme apportant plus de problèmes qu’il n’en résout. Et ce n’est pas parce que nous avons renoncé à la sémiotique, qu’il faut par ailleurs céder à ce mirage du côté de l’histoire ou de la « politique », sous prétexte qu’Aristote nous a distribués les médailles de « zoon politikon ». Nous travaillons ici en tant qu’anthropo-historiens de la parole, ne nous égarons donc pas sur l’agora.
Certes, dans le strict domaine que nous nous sommes fixé, et qui est à lui seul aussi gigantesque que les autres, nous rencontrons le Paradoxe et la Séparation, pas le Sociétal et le Familier. Et nous savons bien que ces deux couples de termes révèlent un champ conversationnel global « anthropologique », cette fois en un sens aussi intemporel que le fait de parole lui-même. Qu’à cela ne tienne. Il suffit que nous sachions, qu’à un moment ou à un autre, nous pouvons sauter d’un registre à l’autre et reprendre toute la question de la parole dans celle de la politique. Mais en différant ce moment, nous préservons aussi les chances de revenir à l’assemblée publique avec des réflexions aussi précisément centrées que possible par chaque problématique, et ses propres difficultés.
Par exemple, il est très important de savoir que, du point de vue d’une histoire de la parole, l’origine « non parlante » plausiblement inscrite du côté du petit groupe, du lien familier, est surtout travaillée par la question de la séparation, tandis que « la fin de l’histoire » est hantée par celle du paradoxe et surtout de l’antinomie insupportable.
Autant dire que le présent travail, sans se vouloir une plongée dans l’érudition philosophique, ni surtout dans son indécrottable arrière-plan ontologique, veut proposer une alternative anthropo-historique à l’historicisme hégélien. Encore que notre ultime « remise de Hegel sur ses pieds, le pauvre ! » ne peut se comparer à un autre idéalisme –celui, « matérialiste » de Marx - selon lequel les paroles n’ont d’autre consistance que de refléter la matérialité économique, sociale et politique. En effet, nous savons maintenant –pour l’avoir expérimenté à travers stalinisme, maoïsme et libéralisme intégriste- que cette matérialité-là n’est à son tour en grande partie que le reflet de la façon dont le cerveau humain oriente toute l’énergie de nos congénères en fonction des lois propres de la « parabolisation » et de la « symbolisation ». Lesquelles ne sont donc certes pas seulement des « superstructures », mais véritablement des forces tectoniques relativement autonomes, dont l’économie, le social et la politique dépendent davantage que ces derniers ne les déterminent .
Ainsi, par exemple, de l’actuelle convergence mondiale des sociétés humaines : elle n’est pas seulement l’effet d’une circulation de capitaux et d’humains s’incarnant dans un progrès technologique (probablement en partie monstrueux), mais, à l’inverse, elle est le rêve d’une puissance fantastique, qui, reliant tous les esprits via l’électronisation de la logique, accélère circulation et technologisation. Ceci sans savoir que la réalisation de ce rêve universel n’est un « communisme » idéal, qu’au prix de l’entrée dans l’univers terrifiant de la prison des portes logiques, du paradoxe de l’autoréférence, lequel oblige alors tous les participants au même onirisme à envisager des lignes de fuite (de « réveil ») divergentes.
Ces divergence « finales » (ou récursives) sont cohérentes avec le réalisme de notre approche, laquelle maintient précisément des distances de « non-traductibilité mécanique » entre les pratiques de la parole, ceci pour ne pas accélérer, dans nos propres domaines, le phénomène d’illumination par le but d’une fusion terminale. Et, du même coup, pour proposer, par notre propre pratique, une division accueillante pour l’inévitable effet de recul et de révulsion dans la perception de « l’immonde » d’un monde complet et sans extériorité (dont l’obsidionalité quasiment paranoïaque de la surveillance de tous par tous et pour tous, est un symptôme flagrant d’émergence).
Faisons-nous bien comprendre : il ne s’agit pas d’interdire à telle pratique parolière de jongler entre les registres (ce qui fait sa joie), mais d’empêcher que ne s’avance sur les chemins de cette jonglerie un agent de contrôle qui en détermine les modes au nom de la loi de la science. Car, c’est là notre credo, il n’existe pas de science pure des passages entre registres. La pratique déborde toujours le savoir qui prétend la déterminer, l’encadrer et la réduire à sa propre pratique digestive.
Les bases d’une telle division accueillante existent déjà dans les buts et les inflexions de l’acte de parole. Sans avoir jamais rencontré la situation mondialisée à ce point et dans cette profondeur, nous avons souvent vécu des moments où nous devions échapper ensemble au paradoxe. Nous l’avons souvent pratiqué, parfois pour le pire (quand nos choix nous conduisait à des religiosités terriblement asservissantes), rarement pour le meilleur, et dans ce cas, toujours de façon éphémère : l’âge classique de la métaphore démocratique (fondée notamment sur « l’ésagoria ») n’a duré que quelques décennies en Grèce antique.
Néanmoins, depuis le plus lointain passé, et dans la plus profonde « primitivité », avant même que nous ne réussissions à représenter dans le moyen terme le drame de notre séparation physique, par le mythe, le rite, le site, par le sacré et le profane, séparés ou rassemblés, nombreux ou isolés, nous avons tenté de poursuivre l’aventure de la parole au-delà de son point de fusion et de rupture, de fuites éperdues hors de la déraison. Le mythe de Babel n’est pas absurde, de ce point de vue : il décrit bien le processus de réunion dans un effort massif, unitaire et unaire, qui, du jour au lendemain, se dissémine en milliers de langues devenues incapables de se comprendre. La tour n’était ici qu’un prétexte matériel au processus d’unification dans l’idéal, et à son nécessaire échec par aboutissement à la situation paradoxale. Ce qui n’est pas évoqué, cependant, c’est que la dispersion des peuples qui lui succéda était probablement une manière d’échapper à la folie. L’une des différentes stratégies pour survivre en continuant à parler.
Ce qui n’est pas non plus présenté par le mythe de Babel, c’est la succession des étapes qui orientent peu à peu des peuples rassemblés par le même langage dans un projet exorbitant et finalement impossible. L’hypothèse retenue ici, c’est que c’est simplement la « nature humaine » au sens de sa nature parolière et conversationnelle, à savoir ce qui nous pousse tous à « être obligés d’être libres » (ou l’inverse), en tentant toutes les solutions pour faire enfin coïncider ces deux aspects. Cette tendance, proprement humaine et qui explique à elle seule notre incroyable inventivité depuis soixante mille ans, franchit une série d’étapes inévitables que nous avons évoquées : nous essayons d’abord (fût-ce en incarnant –en dansant, en chantant, en sacrifiant- nos problèmes dans des figures de djinns) de percevoir, d’opposer, de comparer, de mettre en rapport ; puis de négocier, de composer, d’organiser.
Ensuite, presqu’inéluctablement, nous élevons, nous sacralisons des puissances altières. Nous nous y incluons, nous nous y subordonnons, tout en produisant des symptômes de résistance. Le processus n’est pas terminé : nous cherchons désespérément à rééquilibrer, à structurer, à faire circuler, à respecter, à rétablir. Et comme cela ne suffit pas à nous protéger des ruptures, nous essayons de forcer l’unité, la fusion. Nous hallucinons l’union entre mort et résurrection. Nous voulons à la fois être rien dans le Tout et Tout dans le rien. Sans vouloir le savoir, nous approchons d’une phase mystique, sans l’être. A la différence de ces quelques poètes de la divinité, nous ne pouvons supporter le paradoxe en tant que vastes peuples massifiés. Nous nous déportons donc vers des solutions médiocres, moyennes, calculatrices : nous faisons à petits pas précisément comptés le tour de la présence sacrée. Nous évitons soigneusement sa rencontre, ou bien nous encadrons étroitement son retour.
Il semble que dans la société-monde encore capitaliste, nous évitons la division subjective intolérable comme si elle n’était qu’une division dans le comptage : les uns accumulent, et les autres dépensent. Les uns sont « libres » mais seulement de découvrir des gisements de profits, les autres sont « asservis » mais seulement à l’adduction consommatrice socialisée. Il n’y a plus de rencontre entre liberté et sujétion, telle qu’elle est l’essence humaine depuis que nous parlons : il y a juste une sorte de balancement autistique collectif entre la droite et la gauche. Une répétition sur place entre deux simulacres, en fait complémentaires.
Mais cette fiction –aussi intelligente et stupide qu’une autre- aggrave le problème. Elle nous angoisse encore davantage : pas seulement parce qu’elle préserve de fantastiques inégalités, mais, au-delà, parce qu’elle nous impose l’idée que nous serions enfin proches d’être parvenus à une évacuation de la faille langagière.
Nous serions proches de devenir des éléments fonctionnels d’une vaste forme de vie couvrant la planète. De cette forme assez ignoble et sans épaisseur, glissant sous toutes les portes, que le fameux humoriste Jacques Lacan appelait « l’hommelette ».
Il nous faut donc voyager encore. Parler pour inventer encore. Et pour cela, regarder de plus près comment la parole nous conduit à ces situations où elle risque de périr dans son propre assouvissement.
6. Il n’y a aucun écart entre la figure de style et l’usage « normal » de la langue (tout aussi créatif).
Contrairement à la volonté de distinction de Fontanier, il n’y a aucune différence entre n’importe quel engagement dans la langue quotidienne et l’insistance stylistique littéraire. Pas même une différence de degré. Il est possible que dans une conversation quotidienne nous réduisions la figuration à des ébauches brèves, de légères nuances dans la force de la voix (force illocutoire), etc, mais qui valent exactement pour les mêmes effets recherchés de conviction, de persuasion et d’agréement des locuteurs.
La figure de style peut, dans un effort particulier (rhétorique et/ou stylistique), explorer certaines difficultés de la parole. La meilleure manière d’en représenter la diversité est de situer les figures par rapport aux grandes stratégies de fuite du paradoxe, le « cœur » de la parole, de toute parole vivante et reconnue comme telle. De ce point de vue, on distinguera, par ordre de priorité, les stratégies se situant « au plus près du paradoxe (comme l’oxymore ou ses équivalents syntagmatiques ou rhétoriques), et qui tentent donc de « dire » en même temps et en même lieu plusieurs aspects essentiels de l’acte de parole en train de se faire ou non (réflexivité ou récursivité). La métaphore, par exemple, (ou à un moindre degré la comparaison qui en est l’explicitation, mais aussi la métonymie, bref toutes les analogies ou « tropes », également l’hypallage, ou l’épanorthose (qui, par petite correction, place plusieurs mots-aspects en compétition pour une meilleur définition) est une figure décisive, pour autant qu’elle a pour but et effet de considérer simultanément plusieurs aspects d’une réalité. Toutefois, la métaphore ne se confronte pas au côté paradoxal ultimement impliqué par le rapprochement. Elle est donc moins proche du « centre » de l’acte de parole que le paradoxe ou l’oxymore.
Et de même que ces stratégies sont orientées vers une solution soit dans le temps, soit dans l’espace, on peut classer les grandes figures de style selon ces deux dimensions.
Enfin, mais secondairement, on peut épingler leur extensivité, selon le « niveau » à laquelle elle s’inscrit –du phonème au « rhétorème » (ou rhème, unité argumentaire) ou au-delà. C’est secondaire, car un effet global peut déjà être atteint par une modification au niveau du phonème : c’est d’ailleurs cet effet global qu’il faut évaluer, même si la technique figurale ne porte en apparence que sur un détail.
La différence entre les figures « de répétition » et d’autres porte peut-être les premières à un usage intensif en poésie, mais l’important n’est pas là : le fait est qu’elles s’intéressent à la répétition ! Le retour du même : allitération, homéotéleute, assonance, paronomase, ne sont que des martèlements, des rythmes, des récurrences.
L’usage d’incorrections signifie, d’une façon d’une autre la liberté de l’auteur par rapport à la Règle, bien sûr dans des buts et contextes différents (anacoluthe, parataxe, ellipse ou asyndète). De même que les figures qui déroutent (faire ce qu’on a dit qu’on ne ferait pas –prétérition-, oser se mettre à la place d’un mort –prosopopée-, soulever une fausse question, ironiser, litotiser, euphémiser (dire le moins pour laisser entendre le pire),etc.
Certaines figures n’en sont pas : ce sont simplement des aménagements linguistiques, des effets d’usure orthographiques ou phonétiques (comme l’epenthèse, l’aphérèse, le métaplasme, la syncope et l’apocope, etc…)
En revanche, la catachrèse n’est pas seulement une lexicalisation, un cliché accepté. C’est le maintien caché d’un sens ignoré sous une nouvelle expression.
7. Processus de parole, épreuve du paradoxe et stratégies de fuite
Je propose d'envisager les paroles humaines comme des étapes dans des processus conversationnels aboutissant à autant d’impasses, et du coup, à autant de tentatives d’en sortir.
Je crois sincèrement que, pour ce faire, nous ne devons pas nous arrêter à la débilité des appareils conceptuels trop spécialisés qui traitent de la parole d’une façon soit disant « professionnelle ». Nous devons « bricoler » pour reconstituer le puzzle de l’historialité de la parole, de sa tendance non seulement à « raconter des histoires » (comme le redécouvrent quelques cognitivistes qui, droits dans leurs bottines de clowns, n’ont pas peur de redécouvrir la lune au moins un siècle après avoir moqué les philosophes, sali les psychanalystes et flingué les sémiologues), mais à se dérouler comme histoire.
Et nous devons, pour mener à bien ce bricolage, considérer le processus conversationnel de parole selon plusieurs points de vue parallèles, proches, souvent en partie substituables, mais non parfaitement unifiables, comme la perspective logique, sa réalisation pragmatique ou sa mise en forme stylistique.
On peut ainsi dire que "oxymore" et "paradoxe" occupent des places équivalentes dans la chaîne historiale des figures de style et dans celle de la logique. Mais si l'on accepte l’idée que la logique décrit l'effet propositionnel d'une figure, d'un agencement, ou, à l'inverse, qu'une figure emporte une conséquence nécessaire en termes logiques, il devient légitime d'employer un terme pour l'autre dans des contextes « créatifs » où la précision n'est pas encore requise. On pourra même substituer un terme équivalent à un autre dans une chaîne sans que le phénomène qu'elle décrit soit changé. Un peu comme si dans un menu proposant la suite "entrée/plat/dessert", on écrivait " pudding" à la place de "dessert", l'effet serait seulement de resserrer les choix dans cette catégorie, sans la supprimer. Encore que cette analogie est en partie trompeuse, car pour nos concepts, il existe une stricte bijection entre une façon de faire et son effet : tout paradoxe est entraîné par tout oxymore, et réciproquement, comme si tout dessert était un pudding et tout pudding un dessert...
Pour qui s’interrogerait néanmoins sur la différence entre cette perspective et le projet d’une sémiotique, il suffit de faire remarquer que, si nous parlons bien de la destinée d’une même réalité parolière, nous nous refusons à la réduire à, partir d’une prétendue langue « supérieure » intégratrice, et que nous sommes bien obligés, comme tous les parlants, de recourir soit à une évocation imaginante, soit à l’organisation d’une articulation pour la soutenir, soit, encore, au repérage de nos propres formes rhétoriques et des arguments avancés. C’est à ce prix que personne ni rien ne « pense pour nous », comme en arrière-plan de nos actes. Ce qui ne nous interdit en rien d’observer que chacun de ces « penchants » dans la parole même se situe dans une progression, celle qui est justement la destinée de toute parole comme engagement conversationnel.
Notons encore à ce propos que la réflexivité évidente dans chaque registre –et qui n’est autre que la présence de l’objecteur à l’intérieur du même locuteur- appartient entièrement à ce registre et ne suppose pas un métalangage. Par exemple, si je m’aperçois que « pudding » n’a pas la même extension que « entrée » ou « plat », c’est à cause d’une protestation que je fais mienne quand à « l’injustice » causée aux amateurs de desserts variés (André, tu te barres !), par rapport à ceux qui ne s’intéressent qu’à la variété des plats principaux, et non parce que je me ferais pour l’occasion simple agent d’une discipline logicienne. Je vais « capturer » un élément du discours logicien dans un but pragmatique, c’est tout. Inversement, le joueur de logique ne s’intéresse pas aux desserts ni aux plats. Il ne s’en sert que comme instruments de son plaisir de préciser et de démontrer.
Quant à celui qui constate que le logicien, tout comme le gastronome, progressent de façon similaire dans la conversation (réelle ou intérieure), il se fait anthropologue ou historien, et certainement pas « sémioticien », car, constatant cela, il ne prétend pas détenir les clefs de l’efficacité langagière, mais s’engage au contraire dans la difficulté d’un drame de la culture. Drame qui, très au-delà des problèmes de desserts et même de leurs conséquences sur l’obésité, peut fort bien déboucher sur l’extinction prématurée de notre espèce et de son milieu vivant !
Tout serait assez facile, à ce point, s'il existait des termes occupant les cases équivalentes dans les chaînes homologues des pratiques de la parole. Mais nous pouvons déjà constater qu'entre la première ici proposée (qui décrit l'enchainement des actes de parole), et la seconde (celle de la reconnaissance de ces actes comme figures de style, procédés figuratifs), il peut exister des manques dans certaines cases. Par exemple, qu'est-ce que faire une catachrèse ? Nous avons écrit "encryption" dans la case correspondante, mais c'est insuffisant puisque la catachrèse ne se contente pas de cacher un ancien sens sous des signes sans signification, mais elle recouvre bien ce sens par un autre sans faire disparaître le premier . On devrait donc parler de recouvrement, au sens où une peinture en recouvre une autre. Mais on a aussi utilisé l'idée de "détournement", dans la mesure où, non seulement il existe un nouveau sens attribué au même mot, mais où une mémoire du passage de l'un à l'autre sens se trouve préservée. Par exemple, entre le préfet Poubelle et une poubelle, réside bien la mémoire que c'est le premier qui a institué la seconde. Le problème est maintenant le suivant : comment nommer l'acte de parole réalisant cette triple opération -substituer un sens à un autre, maintenir le sens ancien et le cacher sous le nouveau- ? Étant entendu que " catachrèse" n'effectue cette nomination que pour la figure de style correspondante ?
Je propose pour ce dire le néologisme : sémiocryption. Lequel implique la production de sens dans le fait de cacher.
Cette « découverte » m’est certainement facilitée par la comparaison que j’effectue moi-même entre deux registres réflexifs, ce qui me permet une créativité en faisant « résonner » l’un au contact de l’autre. Mais cela n’implique toujours pas qu’il existe un méta-discours entre ces registres ! La seule chose qui se manifeste entre eux est un libre « jeu » de brouillage des rôles, de « saut » d’un rôle à l’autre, liberté que voudraient contrôler le sémioticien et le « stylosophe ».
Le lecteur admettra que cette solution « libertaire » est loin d'être parfaite, mais sera peut-être aussi enclin à m'accuser de couper les cheveux en quatre ! Ce qui serait un comble, s'agissant d'un projet aussi ambitieux qu'une synthèse des faits de culture humaine !
En réalité, il suffit de se souvenir que les étiquettes placées sur les types d'actes de parole et de leurs effets divers comptent bien moins que leurs positions et les contenus de celles-ci. En revanche, l'idée d'une succession de positions dans une certaine direction est absolument décisive dans la conception de l'histoire ici développée. L'enjeu en est considérable, pour autant que les corporations d'historiens ont coutume d'édifier des barrages contre toute théorie d'un "sens" de l'histoire, barrages d'autant plus absurdes aujourd'hui que ce sens apparaît aujourd’hui directement à ses milliards de contributeurs : l'élaboration d'une culture humaine planétaire englobant toutes les diversités.
8. Postulats pour une histoire de la conversation humaine
1. La théorie de la culture a une fonction importante pour nous-autres, humains contemporains et à venir : elle doit permettre de discerner les formes de changements possibles dans la culture, de telle façon que l'humanité s'oriente, autant que faire se peut, vers un futur supportable. Et cela aussi bien dans les relations entre nous qu'avec notre monde naturel. L'anthropocène, la planète entièrement « humanisée », cette minute monstrueuse de l'évolution, doit devenir un temps de respect mutuel entre anthopos et zoii (la vie).
A noter que ce but, désormais accepté –et promu comme urgentissime- par un vaste ensemble de médias et d’institutions mondiales, a été porté par une avant-garde scientifique et militante depuis les années 1960, et que personnellement, j’en ai été partie prenante dès le milieu des années 1970. Ma thèse d’Etat soutenue à l’IEP de Paris portait –en 1987-, sur l’impact des activités humaines sur la nature, et sa transformation en livre me permit d’insister sur les dangers de la technophilie. C’est bien en partant de cette préoccupation que toutes mes recherches au CNRS sur la relation des hommes au risque ont fini par déboucher sur la question de la culture humaine comme source de danger pour elle-même et pour le reste de la nature, ainsi que sur le problème de son hypothétique capacité à sortir de l’impasse où elle s’est elle-même embourbée.
Cette réflexion, durement rejetée (depuis l’affaire Sokal) par l’intelligentsia américaine (en lui substituant au mieux le prophétisme du géographe Jared Diamond) est utile parce qu’elle ne se contente pas comme ce dernier de décrire (de façon d’ailleurs fort intéressante) les processus d’effondrement civilisationnel et des causalités matérielles qui les déclenchent en phase critique, mais qu’elle les explique dans leur origine interne et leur caractère apparemment « inéluctable ».
2. La théorie de la culture concerne les faits humains découlant d'une constante historique : la parole. Celle-ci est un acte porté par des individus en interaction, et soutenue par un langage commun, bien qu'en des langues diverses.
Elle est aussi une destinée, dans la mesure où elle est toujours située dans le déroulement d'une conversation, entre son inauguration et sa clôture. Dans une conversation, les interlocuteurs doivent occuper des positions, même s'ils peuvent en changer à tout moment. Le champ des positions -ou champ conversationnel- peut exister à toute échelle et pour tout nombre de participants, pour autant que les individus peuvent se succéder ou se multiplier dans l'incarnation de chaque position en conversation.
De ces faits en découlent deux autres :
-Il existe plusieurs conversations simultanées à des échelles différentes, l'échelle la plus grande concernant le plus grand groupe possible à une époque donnée (aujourd'hui l'humanité, non comme espèce, mais comme ensemble de tous les vivants contemporains). Chaque humain participe quasi-simultanément à plusieurs conversations, selon sa situation, mais toujours à celle qui concerne la totalité, qu'on appellera "conversation orchestrale".
-toute conversation se déroule dans le temps dans une direction donnée, de son début vers sa fin, en incluant les phases de répétition. Il est possible de déterminer logiquement des étapes inévitables et un ordre entre elles dans toute conversation, et notamment dans la conversation orchestrale, à laquelle nous participons tous que nous le voulions ou non.
Toute conversation part d'une proposition de rapprochement entre des choses, réelles ou imaginaires, et évolue à la fois vers des bifurcations (autres conversations) et vers sa propre destination. Quant à cette dernière (en ignorant l'arborescence des conversations par changement d'objet), elle se présente comme une inéluctable et inexorable transformation du rapprochement (métaphore) en englobement (métonymie), en paradoxe (auto-référence) et enfin soit en répétition (alternance des contraires) soit en catachrèse (détournement). A partir de ces points, le retour au niveau de la métaphore correspond à une bifurcation "homologique", c'est-à-dire qu'on recommence la même forme conversationnelle en conditions pratiques différentes.
La conversation orchestrale n'échappe pas à cette destinée, et comme elle a un poids prépondérant dans l'histoire humaine, on peut en déduire que cette histoire reflète en partie la destinée de la parole.
L'inexorabilité des modifications de la parole dans un champ conversationnel découle de la combinaison de trois traits : une pente logique, une énergie directionnelle, la rencontre avec le paradoxe.
- la "pente logique" vient du fait qu'il est plus facile (plus court, plus direct, plus simple, etc.) de proposer de l'un que du multiple.
- l'énergie directionnelle provient du fait que, dans la parole, l'individu locuteur et le groupe de parlants se renforçant (ou s'affaiblissant) l'un l'autre par la reconnaissance réciproque, le but idéal le plus commun est celui d'un accord parfait entre le sujet et le collectif, ce qui présente la fusion de ces deux pôles en objectif fascinant et éminemment désirable pour tous et pour chacun.
-la rencontre avec le paradoxe, en approche de la réalisation impossible de cet idéal, induit le renversement de la direction de la parole (la fuite) tout en subissant encore l'attraction de son but (la fusion).
3. la justification du processus évoqué plus haut n'est pas celle d'une interprétation personnelle, poétique ou idéologique, d’une ontologie philosophique. Elle réside dans la structure de la parole comme phénomène collectif et temporel. La parole n'est en effet produite par les individus qu'en vue de se convaincre mutuellement d'idées avantageuses pour les uns ou/et les autres. Ce simple fait, particulièrement vrai dans la conversation la plus générale, aboutit nécessairement à tenter de former des termes stratégiques communs pour représenter l'intérêt collectif avec une capacité croissante sauf à risquer une régression de l'entité commune, voire sa fragmentation ou sa dispersion.
Et, de même qu'est improbable l'apparition d'un Etat central avant des formes d'alliance, de confédérations et de fédérations, de même une discussion ayant pour enjeu l'institution d'un plus grand groupe commence le plus souvent par établir un plan de comparaison avec les caractéristiques des plus petits, déjà existants. Ensuite seulement apparait l'idée d'une intégration des entités plus modestes dans la plus grande. Mais on se condamne alors, très logiquement, à devoir affronter le problème du remplacement des uns par la seconde quant aux fonctions naguère exercées par les petits groupes. Dans ce contexte, apparaît alors nécessairement le temps du paradoxe : par exemple, celui qui implique simultanément que la société-monde soit aussi la "famille humaine" (selon René Cassin), que l’Umma soit si proche d’Ummi, ou que Mutti (Angela Merkel) soit aussi « MultiCulti ».
S'il est possible que nous ne voyions plus en quoi ceci est un paradoxe, c'est que nous avons oublié que le mot "famille" a longtemps désigné une entité non seulement plus petite sue la société, mais en outre souvent en conflit avec elle. Nous pensons que toutes les qualités altruistes requises dans la famille d'autrefois ont été transférées à l' État, voire aux instances de légitimation internationales, notamment au nom du principe selon lequel nul ne doit se rendre justice lui-même, ce principe s'appliquant désormais aux individus, aux familles et même aux nations pourtant supposées encore souveraines. Or cet oubli de l'histoire, qui nous amène a confondre famille et société mondiale, malgré l'évidence, ne peut échapper au paradoxe insoluble qu'en dépassant définitivement toute circularité autoréférentielle (la société est la vraie famille, la famille n'est donc que la société, donc, etc...). Par exemple, en effaçant tout souvenir de la famille comme "despotisme", en évacuant progressivement les notions de " père de famille", en remplaçant "père" et "mère" par "parents no 1et 2", bref en faisant de familles de simples équivalents de "groupes taxonomiques", du " familier " la référence du simple fait de se fréquenter, cependant que la notion de " société " ne serait plus applicable, de fait, qu'aux plus immenses agrégats.
On peut constater, en effet, qu'on assiste bien à une évolution dans ce sens, cohérente avec les échanges paroliers à propos de la situation universelle du genre humain.
Le fait que la destinée conversationnelle de la parole soit formée de progressions inexorables dans des directions prévisibles n'implique pas un déterminisme rigide et étroit. Ceci pour deux raisons, chacune attachée à l'un des deux grands moments de cette destinée - la montée vers le paradoxe, le retour post-paradoxal.
-en "montée", il peut exister des résistances, des conflits, des arrêts. Le temps pris pour passer, par exemple du moment " purement" métaphorique (celui où les deux termes principaux d'un rapprochement ne sont pas encore hiérarchisés), au moment où il est reçu qu'un des termes transcende l'autre, peut être fort long ou fort court, ce qui change tout.
- la période ouverte par la réactivité au paradoxe fascinateur correspond elle-même à une efflorescence des destinées, selon le type logique de réaction choisi, même si dans la redescente (qui ressemble au moment "techouva" de la sagesse cabalistique), les diverses réactivités finissent toutes par redécouvrir l'âge métaphorique ( celui du partage).
Toute histoire humaine -et l'histoire de l'humanité en particulier s'articule comme succession de ces deux périodes : montée vers le paradoxe fusionnel, réaction et retour à des positions plus éloignées de celui-ci. Parmi ces positions - où, le plus souvent, la mort ou la fin arrêtent le voyage individuel ou civilisationnel- certaines sont plus fréquentes, parce qu'elles correspondent à des compromis plus faciles et plus stables. Cette fréquence induit un double déséquilibre dans la destinée des conversations orchestrales : d'une part, celles-ci tendent à être décalées vers le voisinage du paradoxe, et d'autre part vers la partie de ce voisinage correspondant à la "catachrèse", c'est-à-dire à un dispositif matériel enfouissant l'un des termes de la parole dans un signifiant de cette parole. C'est de cette position privilégiée le plus souvent que le retour à un moment équilibré de la conversation se révèle à la fois le plus nécessaire et le plus difficile.
Nous vivons aujourd'hui (deuxième décennie du XXe siècle) cette situation au plan de la conversation orchestrale mondiale.
4. La conversation orchestrale –ou conversation historiale- étant la plus grande en taille (nombre de participants licites) et en complexité (multiplicité des positions, articulation avec des conversations plus « petites »), elle est aussi la plus lente, et sujette aux phénomènes inertiels les plus amples. Un peu comme les variations climatiques concernant les divers éléments de la physique du globe pris en un tout ont nécessairement des rythmes beaucoup plus lents que chaque événement météorologique. Elle se déroule néanmoins selon les lois de la parole et de son effet conversationnel. On peut donc faire l’hypothèse qu’elle part d’une métaphore plus ouverte, se dirige vers un état de métonymie (de hiérarchisation et d’englobement des signifiants reçus par d’autres), atteint la proximité de l’autoréférence antinomique et son effet « attractif/répulsif », puis choisit de préférence le mode catachrétique de résolution du paradoxe intolérable découlant mécaniquement de la dite autoréférence.
Deux groupes de questions se posent alors :
-Pourquoi, comment se produit ce déport vers la catachrèse (l’enfouissement crypté « in situ », dans les mots mêmes, de notre propre vérité) plutôt que vers la contradiction ou l’alternance ?
-Où en sommes-nous, historiquement, du déroulé du destin de la parole, en ce qui concerne le plan de la culture mondiale ?
Le premier groupe de questions demeure théorique. Il implique de comprendre la « physique culturelle » du détour, du refoulement de notre division anthropologique irrémédiable et du même coup d’évitement acharné de solutions convenables pour l’époque.
Le second est empirique : il exige une observation très fine des symptômes révélant les traits principaux de la période, sachant que, comme pour le climat et la tectonique, des phénomènes massifs peuvent se heurter et se combiner à partir de leurs différentes vitesses, directions de propagation, densités ou inerties, etc… Ainsi se souvient-on que des glaciers peuvent maintenir leurs fronts cinq ou six ans après qu’un réchauffement notable se soit poursuivi continument, ou que l’océan peut maintenir sa température des centaines d’années avant que le changement en surface puisse l’affecter en profondeur. De sorte que, pour bien décrire ce qui nous arrive au présent, nous serions obligés de prendre la forme et la mesure des forces dans la rencontre, un peu comme des spécialistes de l’hydrologie devront tenter de modéliser un phénomène de mascaret à l’entrée d’un grand fleuve.
Mais, trève… de métaphores, er renvoyons le problème à son moment propre, à savoir, en fin d’exposé, et après avoir nous-mêmes tenté de représenter le principe du mécanisme en cause.
5. Si on représente conventionnellement (sur un schéma euclidien à trois dimensions : abscisse, hauteur, profondeur) la destinée d’une conversation orchestrale et historiale par un vecteur vertical, dans un sens allant vers le haut (on pourrait faire l’inverse), on peut déterminer un « point de départ » de la parole « constituée » au centre d’un plan horizontal, qu’on nommera « plan de la métaphore » ou plan M. Sur ce plan, a lieu une conversation qui, bien qu’elle soit composée de propositions et d’opinions variées, ne peut durablement éliminer ou « inférioriser » un objet (sujet ou prédicat) par rapport à d’autres.
La conversation en question fait faire « retour » à toutes sortes de mises en relations et d’opérateurs de ces relations, de sorte qu’on ne peut s’arrêter à une unique « table de vérité ». Des propositions contradictoires reviennent. La formalisation la plus pure (la mieux axiomatisée) ne peut résister au long cours à l’émergence de paroles analogues, proches, et pourtant inclassables dans les axiomatiques reçues. La distinction la plus tranchée entre proposition et opinion demeure incertaine. De même que celle, proche mais non identique, entre performatif et constatif.
Ce plan (celui du moment « optimal » de la métaphore) contient néanmoins sa propre direction vectorialisable, résultant d’une propriété de la comparaison elle-même : on peut aller d’un premier objet à un second, mais aussi de ce second objet vers le premier (ou intervertir leurs positions, ce qui ne change rien). On peut donc supposer qu’il existe une différence entre une opération qui compare B à A, et une autre, qui compare A à B, même si le résultat ne comporte pas de hiérarchisation particulière. Ce n’est pas pareil de comparer la famille à un Etat, et de comparer l’Etat à une famille, en dehors même de toute référence à la taille de l’institution.
Donc, au voisinage de la « métaphore », on peut opposer sur le même plan, deux « sens », pour autant qu’il existe deux objets principaux. Or cette binarité existe elle-même pour autant que la métaphore est un acte qui a pour but de faire valoir un objet par rapport à un autre, son « miroir » ou « référent » . Sa consistance propre comme objet important, crucial, bon et beau (ou leur contraire), même s’il n’existe pas encore, ne tient qu’à la consistance de son référent. En ce sens, il ne peut y avoir que deux objets en même temps, même si le discours (le « cours du dire » dans une conversation) peut impliquer une succession de métaphores et de dualités.
Toutefois, qu’on le désire ou non, ce binaire se transforme vite en ternaire et en quaternaire. Le ternaire tient seulement à ce qu’un prédicat est déplacé d’un objet sur l’autre pour assurer la comparaison. Par exemple, on dira : « le Sociétal est aussi solidaire que le Familier ». La notion de « solidarité » permet alors la comparaison sur toute une série de registres. Ce qui signifie qu’en pragmatique (et non en grammaire), le mot « solidaire » n’est pas un prédicat dans la phrase précédente, mais une copule entre Sociétal et Familier. En l’élidant pour choisir une copule neutre et vide, on pourrait dire : « le Sociétal est le Familier ». Mais, en dehors de son ambiguïté, cette formule cache deux mouvements inverses, qu’on préciserait en lestant l’un des termes : par exemple, « le Vrai Sociétal, c’est le Familier », phrase contradictoire avec : « Le vrai Familier, c’est le Sociétal ». Notons que cette contradiction entraîne le suicide d’Antigone. Et bien pire, évidemment.
La succession des prédicats ainsi changés en « aunes », en copules voire en modèles d’une comparaison, ne retire rien ni à la binarité fondamentale de l’acte de comparer, ni à sa ternarité « instrumentale » dans le recours à un prédicat partagé à la fois par le référent et le référé. Quant à la tétralogie, elle fait immanquablement retour dans la distinction entre les « vecteurs co-planaires » et orientés en sens inverse à partir des deux objets en relation métaphorique : ils créent en effet des « ambassades », des médiations qui ne peuvent pas se ramener simplement aux deux pôles originaires de l’action : par exemple, comparer la famille à un Etat (comme l’exprime la formule « oikodespotas » pour parler du « maître de maison ») ce n’est pas exactement résider dans la Famille dans sa distinction, voire son opposition à l’Etat. De même, avancer que l’Etat, c’est une famille, ce n’est pas non plus résider entièrement dans l’Etat, comme maître des familles. C’est bien de la rencontre de ces deux positions médiatrices avancées vers l’autre pôle, mais néanmoins antagoniques, que peut d’ailleurs surgir l’éternelle tragédie de Sophocle.
En ce qui concerne les « médiations », c’est-à-dire les mouvements mêmes se dirigeant en sens inverse au plus loin de la métaphore, mais sur le même plan perpendiculaire à l’axe M-P, on peut imaginer deux points les plus éloignés l’un de l’autre, deux « positions » opposées sur un axe horizontal, et que nous pourrions nommer « Règle » et « Sentiment ». La raison du choix de ces étiquettes est la suivante : lorsqu’une métaphore établit un lien entre deux termes principaux, importants pour les humains au plan d’un vaste –ou plus vaste- groupe, la conversation tend à le justifier –et le contester- en faisant porter les arguments plutôt du côté de l’objectivité, région dans laquelle les participants à la conversation tentent de représenter celle-ci comme s’ils étaient extérieurs à elle, comme un « objet », ou encore plutôt, au contraire, du côté d’un autre aspect de la vérité, à savoir, leur propre implication comme sujets déjà travaillés par le paradoxe virtuel. Dans le premier cas, nous tentons de fixer les uns pour les autres des repères stables et précis représentant notre condition, et, par conséquent, supposés capables de « régler » la métaphore elle-même de sorte qu’elle ne s’égare pas dans des élans incontrôlables, des embardées violentes. Dans le second, nous tentons de ne jamais oublier que c’est nous-mêmes qui sommes en question dans ces représentations sédatrices, placées à distance, où nous sommes représentés par des « termes », et éventuellement par des numéros d’immatriculation. Pourquoi nommer cette pôlarité «Sentiment » ? Justement parce que, de ce côté-là, une métaphore importante essaie de nous convaincre d’adhérer à un plus grand groupe en nous faisant « ressentir » en personne, physiquement et moralement, esthétiquement et par le désir, que cette adhésion nous comble autant- ou plus- que l’autre terme de la comparaison. Je ne dois adhérer finalement que par la Foi, l’enthousiasme, le plaisir avantageusement substitués à ceux qui, peut-être plus naturellement, s’imposent à moi hors de ce contexte « raisonné » ensemble.
Lorsque dans une période (comme la nôtre en sociétés occidentalisées), la stratégie « à la Règle » semble l’emporter largement, en réduisant l’autre alternative à un sentiment… de culpabilité pour « irrationalité », elle n’a pas vaincu définitivement ni complètement pour autant. Pour une raison qui transcende cette soit-disant « rationalité » : à savoir que la difficulté que transporte la métaphore, et qui ne se manifeste pas encore comme paradoxe, émerge déjà comme inquiétude pour la logique même de la pratique parolière. Celle-ci implique en effet toujours d’assumer sa propre obligation –notamment en respectant des règles de communicabilité, de valeur illocutoire, de normalité, etc.)- par un engagement libre, lequel permet aussi d’intervenir pour changer les règles, mais aussi de les trahir. Le monde de la parole, même à l’âge d’or de la métaphore, suppose toujours des frictions, des inégalités de traitement, de l’irrespect, de la non reconnaissance, de l’humiliation, etc. Et aucune solution de « régulation » ne peut résoudre un problème de ce type… sans en créer un autre, notamment du côté de la présomption de liberté du sujet parlant.
Considérer cette situation est la seule position réellement rationnelle, car elle ne nie pas la nature particulière du phénomène parolier. C’est au contraire sa négation qui induit une irrationalité d’autant plus dangereuse que son sectarisme met en péril l’interpellation en sujet de la liberté de parler… sans laquelle la parole disparait.
Très mal représentée par la division littéraire/scientifique dans notre monde scolarisé, l’opposition Sentiment/Règle est probablement consubstantielle, anthropologiquement, de toute humanité parlante. Mais elle se déploie presque toujours dans une disparité de ces médiations, selon les situations historiques et écologiques : ainsi, en régime d’enthousiasme techno-scientifique (négligeant les ravages de la productivité sur la nature et l’homme), c’est la dictature de la médiation « à la Règle » qui prévaut, parce qu’elle semble induire –en disciplinant par son langage les masses humaines- une possibilité d’enrichissement sans limite. On peut parier qu’elle ne durera pas, dès que le curseur se sera déplacé. Les « rationalistes » et autres « cognitivistes » fous de transhumanisme robotisé, pucé et modifié génétiquement pousseront sans doute des cris d’orfraie (un certain rapace pêcheur au cri affreux) et pourtant, il n’est absolument pas certain qu’une évolution dans l’autre direction devra nécessairement opérer un retour aux croyances religieuses et animistes. On peut supposer qu’elle ira plutôt dans le sens de l’art de vivre, en pratique et en pensée.
Surgit alors toute la discussion, et sa maturation dans le temps, qui déforme progressivement les conditions de la métaphore d’origine, et toujours vers l’empiètement dissymétrique d’un des deux termes de départ sur l’autre, ceci grâce au remplacement du tiers-opérateur par un autre excluant le retour en arrière, la bascule ou le rétablissement de la situation d’origine. Ceci se réalise par le biais de la métonymie, laquelle n’est pas seulement l’inscription d’un signe de supériorité, d’un titre de suprématie attaché à l’un des termes, mais l’ « engloutissement » de l’un par l’autre.
Cette évolution sur notre axe (et porteur de vecteur) vertical, vers un point Mn situé « plus haut » (conventionnellement) est inéluctable. La raison en est que l’ordre de la parole, ne l’oublions jamais, a pour but l’adhésion du plus grand nombre au plus grand groupe possible : la conversation tenue par et dans ce plus grand groupe tend à générer et à régulariser des systèmes de signifiants qui conviennent, malgré des oppositions locales disparates, à cet ensemble plutôt qu’à l’une de ses parties, segments, fractions, etc.
Sauf dispositions et qualités spéciales, il est d’ailleurs fort difficile à des minorités de défendre leur langue particulière à l’intérieur d’un plus vaste ensemble linguistique. Il faut souvent attendre l’écroulement de l’ordre politique et social maintenu par le grand groupe pour que se redéploient des langues particulières, à des échelles inférieures en nombre de locuteurs. D’autres facteurs de cohésion entrent bien sûr en jeu (isolement, cohésivité pratique plus grande, volonté et capacité de « résistance », ancien rôle véhiculaire, etc.), mais ils ne remettent pas cette loi générale en cause.
Encore l’état linguistique n’est-il qu’un cas particulier et un aspect des conversations humaines. Le mouvement vers « la partie dominante » prise pour le Tout se manifeste dans tous leurs moyens et dans tous leurs contenus, bien que sans doute à des rythmes différents. Par exemple, dans une démocratie technologique, le langage ordinaire (qui va tendre à s’effilocher en diatribes interminables et en jurisprudences multipliées) s’appuie au fond sur le système d’ordre technique fondé sur les tables booléennes de vérité et de fausseté. Le totalitarisme ne pouvant s’appuyer sur des discours idéologiques toujours contestés, il se rabat sur le « langage ordinateur » qui fera le travail pour lui, en ordonnant les personnes comme si elles étaient elles-mêmes des portes logiques, des transistors.
Cela n’est pas sans effet sur le langage ordinaire qui va suivre le mouvement : ses métaphores font de plus en plus références aux « modes » de fonctionnement, aux « logiciels », etc., pour parler de la vie quotidienne. Les idéologies elles-mêmes se modifient, se soumettent, ou disparaissent devant la programmation et ses effets. La direction et le sens du vecteur ainsi dévoilé, c’est bien, sur l’axe de la parole comme relation verbale à autrui à propos d’au moins deux objets importants, une « montée » de la comparaison entre les deux termes correspondant vers l’inclusion de l’un par l’autre.
On peut en prendre de nombreux exemples. Ainsi de la « société », qui, il y a deux mille ans, représentait un état d’alliance entre des citoyens et des non-citoyens, désigne depuis quelques siècles un groupe homogène de sociétaires. Depuis plusieurs décennies, elle devient un concept plus important que celui de « royaume » ou d’Etat, notamment avec la mondialisation, quand, par exemple, Barack Obama, parle des dictateurs comme des sortes de grumeaux dans la société universelle sans même avoir à prononcer : « universel ».
A noter que si le mot « société » peut encore en français s’appliquer à un groupe de boulistes comme à un groupe financier, il ne peut déjà plus le faire dans la langue internationale : l’anglo-américain parle de « companies » pour les distinguer de «The Society », et le mauvais traducteur de Google vous fait systématiquement tomber dans le panneau. Mais on observe alors que le partage convivial du pain entre les « compagnons » a été éliminé pour ne conserver que le sens de « big business », plutôt caractérisé par une agonistique généralisée, voire une corruption galopante à toutes les échelles (FIFA, ONU, Volkswagen, etc.)
On peut aussi retrouver une telle dynamique de la partie prise comme totalité, ou le prédicat pour le sujet (sur le modèle classique de la voile prise pour le bateau) pour beaucoup d’expressions de la vie quotidienne : je ne dis plus guère « je prends l’avion » mais, « j’ai un vol direct pour… », alors que le vol est bien l’attribut d’un avion et, normalement, pas l’inverse (sauf si je considère que la réalité physique est la ligne, voire la « compagnie » elle-même, low cost ou non). Dans l’expression : « je suis sur Paris », je peux bien vouloir cacher qu’en fait « je vis en Banlieue », mais c’est par le biais d’une stratégie de démonstration d’une puissance de circulation et de consommation que cette région privilégiée autorise à chacun. Le « sur Paris » anticipe de peu le « Grand Paris », réponse de l’autorité administrante aux changements sémantiques du peuple. Et bientôt, Paris signifiera effectivement la « Région parisienne », la zone « intra muros » (ou plutôt intra periphericos) se disant simplement :
« Paris-Centre » (comme dans « Le piège diabolique », l’anticipation géniale d’Edgar P. Jacobs, où Blake et Mortimer sont projetés, grâce au chronoscaphe, dans un horrible avenir de bêton, de drones et de guerre électronique).
6. Le mouvement de la métaphore vers la métonymie ne s’y arrête pas : l’englobement n’est pas suffisant pour le désir de complétude. Il reste toujours, dans la domination, un goût de cendre, un rappel de l’existence d’une altérité, d’une diversité exclue, non participante. C’est d’ailleurs pourquoi, chose autrement inexplicable, la citoyenneté romaine finit par être attribuée aux habitants des plus lointaines provinces. La contrepartie en fut, évidemment, l’abaissement du statut de citoyen dans une « démocratisation » impériale qui le rapprocha de la plèbe, puis des affranchis, tandis que des esclaves purent amasser des richesses considérables et diriger de vastes groupes d’hommes libres !
On voit à ce trait que la « fusion » est le véritable objectif, la véritable destination de la parole échangée dans le plus grand groupe possible. Le but idéal est de trouver l’équilibre entre la liberté et l’assujettissement du participant, et ceci au niveau du nombre le plus vaste, de façon qu’en tant qu’êtres singuliers, nous ayons tout de même l’impression d’appartenir à la grandeur (celle du stade antique contenant 40 000 spectateurs rugissants, par exemple).
La tendance d’une population humaine en conversation à se transformer en « masse » homogène, à savoir liée par un seul système de signifiants cohérents et presqu’incontestables (catachrétiques) peut être observée à plusieurs époques et plusieurs lieux. Elle peut être expliquée facilement : le groupe, une fois formé, tend à se maintenir dans le présent, ce qui crée un hiatus par rapport aux modes « alternatifs » ou « divisés ». Par exemple, dans le passage de la république romaine à l’empire, l’oscillation entre « optimates » et « populares » finit par se figer sous la réunification de fait de la « potestas », de « l’auctoritas » et de « l’imperium ». Il ne restait plus à Constantin qu’à unifier en lui-même l’humble mortel et le fils rédimé de Dieu, résumant pour ainsi dire à lui seul toute la condition de l’immense masse humaine romanisée. Toute la casuistique trinitaire qui s’en suivit n’avait pour fonction que de réduire les séquelles d’un moment autoréférentiel (comment peut-on à la fois être mortel et divin, fils et père, etc..), mais l’essentiel résidait dans l’imposition du personnage christique qui, en tant qu’humain, absorbait en lui toute les contradictions, recouvrait de son « mystère » tous les paradoxes.
Dans les démocraties contemporaines, péniblement érigées par les sociétés « occidentales » comme règle du monde, on peut déjà percevoir que les différences « gauche-droite » sont contestées fortement, parce qu’elles se vident de plus en plus de sens. Autrement dit la comparaison (la métaphore) devient de moins en moins plausible.
La technocratie qui la remplace fabrique des raisonnements pratiques, des dispositifs « incontestables » parce que supposés « rationnels », et sans alternative, bientôt estampillés par des autorités sans couleur.
Il ne faut pas voir nécessairement dans un tel processus une évolution vers une fusion réelle, mais bien plutôt à l’usure des signifiants de l’opposition réciproque, remplacés par des mécanismes muets (comme le marché) ou par des langages mécaniques unissant pratiquement le travail conversationnel résiduel opéré par une même population. C’est ce qu’on peut appeler à juste titre une opération de « massification », laquelle tend à araser les distinctions sociales médianes et à marginaliser les différences sociales les plus extrêmes. Dans ces conditions, le « sens commun » analysé par Pierre Bourdieu, n’est plus seulement une idéologie voilant les « véritables dominations ». C’est aussi le sens que prend réellement pour tous l’ensemble des mots et formules partagé par l’immense majorité, et la constituant du même coup comme totalité. Et, comme toujours, cet ensemble ne devient pratiquement incontestable, que parce que la masse fonctionne matériellement dans des structures qui tendent à la préserver comme telle. Ainsi de la masse des automobilistes qui fige le réseau routier adducteur de supermarchés, attracteur de surveillances et bientôt de drones policiers, réseau qui, à son tour, fige la masse en une multitude de consommateurs motorisés et dociles. Le rêve de Mad Max n’en est évidemment que l’envers : celui d’une masse gérée.
Ce couple masse/dispositif de masse crée une inertie historique considérable, qui allonge tout le processus de changements positionnels dans la conversation politique. Même lorsqu’elle a disparu du fait de circonstances historiques (comme la structuration « ouvrière » des bassins miniers de Lorraine et de Wallonie), la masse subsiste en effet longtemps comme abrasement et usure des différences, comme impuissance collective à se diviser à nouveau pour imaginer et agir, parce que les soutiens de la parole vive lui manquent, encore davantage soustraits à la possibilité d’émergence par la constance de leur paysage familier, « rénové » avec application.
Ainsi, encore, des milliards de consommateurs qui « fonctionnent » au fil du quotidien pendant des décennies sans envisager le moindre changement de « mode de vie » : de sorte que, par exemple, la description précise des effets du changement climatique dans tel rapport de scientifiques au Congrès Américain dès 1987, était déjà strictement la même –et dans les moindres détails- que celle dont les médias font état tous les jours trente ans plus tard, comme si le public (cher à Gabriel Tarde) se comportait face à l’information cruciale en troupeau de bovidés devant le passage d’une suite de trains…. Dans l’indifférence la plus totale. Autrement dit, contrairement à des périodes précédentes, la réactivité de la société-monde libre-échangiste aux informations décisives a baissé considérablement, malgré le gonflement de l’institution universitaire mondiale.
Or, pour un interprête des pratiques parolières, cette baisse de réactivité au signifiant est similaire au processus de « catachrèse », d’encryptage d’un sens recouvert par un autre, neutralisé. Elle est liée à des causes très proches : dans tous les cas, la surdité au sens sous-jacent se cristallise par l’habitus dans des filières de pratiques devenues mécaniques, et dont on ne lit plus la signification originelle. Dans de telles circonstances, même les symptômes d’un fonctionnement anormal (logiciels truqués de Volkswagen, escroqueries massives au marché du carbone, etc.) mettent peu de temps à être oblitérés, cautérisés, « guéris », oubliés. Sans parler de la récurrence de signes manifestes d’un malaise de société (comme la conjonction des révoltes de jeunes hommes devenant djihadistes et de ceux qui optent pour la tuerie « en masse », les deux comportements généralement dirigés vers le suicide), qui ne produit sur les médias et leurs intellectuels qu’une perplexité répétée, une indignation hébétée, là encore assez bovine.
Pourquoi ? Parce que nous jouissons de la masse comme d’un idéal. Même réduits à de simples numéros d’immatriculation (ce que Rome ne s’abaissa pas à faire comme nos sociétés contemporaines, bientôt allêchées par la puce sous la peau, la rfid remplaçant si opportunément celle de votre T Shirt et de votre portable), nous avons l’impression de participer de la toute-puissance distribuée par la jouissance de gadgets impossibles à produire soi-même. Inversement, la dite toute-puissance nous rend misérables si elle se met à nous bombarder dans nos quartiers, (moyennant des excuses pour la bavure), et nous pourchasser avec les mêmes robots-tueurs que ceux que nous avions commandés dans les délicieux jeux vidéo d’une vie antérieure : quand nous étions encore des membres «authentifiés » et « éligibles » du système.
Notons que là encore, l’objectif est moins la domination que la fusion totale dans la puissance collective maximale : « nous ne sommes rien, soyons tout » (et inversement), est la devise du communisme hypercapitaliste des derniers temps. Nul n’y échappe, et certainement pas le dirigeant ou le cadre sup, condamné à l’hôtel en stuc, à la montre en toc, au yacht amarré dans un paradis à cigare et palmier obligatoire, et surtout, surveillé en permanence par une NSA plus avide que jamais de « big data » (laquelle vient d’ailleurs de me poser un cookie via un navigateur « indépendant », dès que j’ai tapé les trois majuscules N. S. et A.).
Dans le strict domaine de la parole, l’évolution vers le fusionnel se constate à maints traits, à commencer par de subtiles modifications pragmatiques, dont le succès terrifiant des « réseaux sociaux » ne sont que les instruments.
A commencer par le succès du terme lui-même, souvent employé au pluriel (et pour cause : ils se renvoient chacun à l’adhésion obligatoire aux autres) : « réseau » et « social » se redoublent l’un l’autre pour donner une idée simple de la société idéale, celle qui passe par les groupes supposés « libres ». Ceci résonne avec l’autre succès : celui des contenus des mangas et autres séries, qui sont des déclinaisons systématiques d’une sociologie scolaire, formelle et rigide de l’appartenance hiérarchisée à la totalité via le groupe d’affinités et de spécialités (à ce propos, il n’est pas étonnant, au vu des conceptions embrigadantes que véhiculent les médias nippons sous couvert d’exaltation du sentiment individuel, que le premier ministre japonais fascisant Shinzo Abe ait décidé de détruire 25 facultés de sciences humaines et sociales, présumées « inutiles à la société »). Toujours regarder le refoulé d’un signal : les immenses yeux ronds et les bouches énormes des héros des mangas semblent bien nous dire : ferme ta gueule et ne vois rien !
Le penchant puissant de la plupart des contemporains pour orienter la production néologique vers les signifiants de « masse » peut être repéré à de petits bougers de détail dans le langage ordinaire. Par exemple, je ne dis pas : « j’ouvre mon ordinateur », mais : je « vais sur internet ». Outre le passage immédiat du nom de l’objet approprié personnellement (et pourtant déjà « mettant chacun en ordre ») à celui du système global, on observe aussi l’anamorphose du signifiant en cours : car de là où je vais, je dois normalement pouvoir revenir. Mais on ne dit jamais « je reviens d’Internet » . Pourquoi ? Les raisons en sont peu claires, mais une chose est sûre : le mot « aller » tend à désigner une série articulée d’opérations « digitales » simulant un cheminement, alors que la « déconnexion » est instantanée. Cela semble indiquer que la « participation » est envisagée comme jouissance à sens unique. Dans le moment du branchement, elle est « alya », montée, enthousiasme, plaisir, mais aussi travail, effort, sacrifice, patience, discipline. Dans le débranchement, il y a plutôt abandon, chute, disparition, détumescence, retombée sur terre, isolement dans la vallée de larmes. Et cet « envers » ne peut-être qu’instantané, brutal, muet. Il doit signaler une absence.. de sens (sauf la promesse que chacun de nos gestes ont été enregistrés pour l’éternité, en attente d’un jugement !)
Certains mots constitués par les publicistes pour combler des manques peuvent s’avérer éphémères : on ne dit pratiquement plus « surfer » sur internet, et l’expression « internautes » ne s’applique guère que dans des discours politiques. C’est que cette comparaison avec le monde de la « glisse » sportive et animale, ne suffit pas à nous exalter « en masse ». Ce qui est en cours, dans tout cela, c’est une sorte de naturalisation au premier degré d’actes hautement artificiels, sans corps et sans espace (remplacés par un lien cerveau/doigt/machine, bientôt réduit à cerveau/machine) mais qui relient deux sujets normalisés, tous deux membres ponctuels mais « authentifiés » de réseaux gigantesques, incluant des dispositifs matériels massifs (satellites, antennes, câbles, relais, etc.). Ce qui est implicité, dans tout cela, c’est encore le système, dont nous n’avons même plus besoin de parler (ainsi de « la toile », qui ne se dit plus non plus). Dans « j’achète sur le bon coin », « j’ai un voyage bablacar Toulouse-Strasbourg-centre », « j’ai un package Rajahstan chez Shangrilala-travels», « je suis un fan d’Air BNB », ou « je préfère Duckduckgo à Google » (phrases totalement incompréhensibles pour un humain ayant quitté cette planète il y a trente ans), je ne me contente pas de nommer des marques commerciales contemporaines. Je manifeste implicitement mon appartenance au système.
Et dans cet implicite « évident » (sauf pour les non-participants), se produit l’encryptage caractéristique de la catachrèse, de la suspension et du détour de sens procédant de l’évitement du paradoxe, de la rencontre faciale avec « la vérité » comme insupportable : celle, précisément de la fusion ?
Il demeure alors en suspens une question étrange, que nous ne pouvons pourtant éviter : comment se fait-il que, parvenus à un fonctionnement régulier et général du sens à partir d’un moment participatif- fusionnel, nous ayons tendance à nous taire sur la chose même ?
Car si « internet » est usité encore, très peu de gens en parlent comme « du système » au sens critique encore accepté il y a une ou deux décennies, lorsqu’on « voyait venir la chose » ?
Comment se fait-il, également qu’au moment où le lien de masse devient de plus en plus prégnant, nous ne parlions plus de « masse », ou alors pour évoquer des choses qui n’ont à voir ni avec LA masse, ni avec « LES masses » populaires chères à Hegel et à Marx ? Comment se fait-il que nous ne parlions plus que de « médias » et plus de « mass medias », de « big data » et plus de « mass data », tandis que nous parlons de « mass murders » alors que les criminels suicidants qui les pratiquent vont rarement au-delà de la centaine de victimes ? Et que, dans ce dernier cas, la « masse » serait plutôt donc seulement existante dans l’intention des meurtriers, en tant que « plus grand nombre possible de victimes pour une tentative individuelle », et pas du tout comme multitude réelle ?
La grande difficulté spécifique pour dépasser la position catachrétique tient au fait que, contrairement au choix d'une position où le terme interdit dans le paradoxe revient dans le temps (répétition, alternance), par insistance du sujet frustré, séparé de son alter ego, il y a dans la catachrèse une présence constante de ce dernier, bien que totalement ignorée. Cette présence s'affichant (comme dans l'histoire de la lettre volée) dans la matérialité des signifiants, il n'y a pas de sentiment de manque. Dans ce qu'on appellera un dispositif (ou un site), il suffit de changer de position physique ou de regard pour être "comblés". On peut donc se tenir au plus près du paradoxe fascinateur de l'autoréférence sans en subir immédiatement les désagréments.
La fascination par l'idéal d'une maitrise de soi et du monde peut s'installer durablement par la catachrèse sans aucune motion coûteuse en énergie. C'est bien là tout le problème. Mais d'un autre côté, il faut également peu d'énergie pour se " rendre compte" que ce qu'on prenait pour un élément de décor du site ou du dispositif n'est, en vérité, que la manifestation physique, réelle, du terme élidé pour supporter le voisinage du paradoxe fascinateur.
Toute la question du retour à la métaphore à partir de la catachrèse réside dans la "clef", la clenche, permettant de passer d'un regard proprement aveugle sur l'évidence à son dévoilement. C'est cette clef qui manque souvent dans le traitement de la psychose à prévalence non-schizoide. Mais, à la différence des autismes - qui n'ont jamais procédé à la métaphorisation (par difficulté à partager l’imaginaire d’un tiers, d’une copule servant d’aune à la comparaison) les positions psychotiques relèvent d'une volonté farouche de ne pas quitter le voisinage de l'autoréférence. En ce sens, elles sont en coïncidence avec une fin « détraquée » de l’histoire de la parole, plutôt qu’avec son commencement (autour duquel tournent encore nos autistes).
Pourquoi ? Pour une raison transparente : ce qu'on nomme psychose relève déjà précisément d'une proximité suspecte avec l'assomption du paradoxe. Les individus reconnus par d'autres comme jouxtant avec les fascinations de l'autoréférence sont aisément catégorisés comme fous, ce qui épargne à la majorité de reconnaître sa propre folie collective dans sa poursuite acharnée de la toute-puissance sociétale préférée à l'indépendance personnelle, ou plutôt prise comme son modèle irremplaçable. Autrement dit, le collectif répugne aussi plus que tout à s'éloigner de la "totalité pure" , mais préfère en accuser les exagérations dénonçables chez des personnes bien isolées.
7. Plusieurs stratégies de réaction et d’échappement au paradoxe sont possibles pour débloquer cette situation. Ces stratégies sont en nombre limité, et elles peuvent être logiquement déterminées, au moins dans leurs formes extrêmes et « pures », qui sont évidemment des artefacts (les formes réelles approchantes étant toujours plus complexes, composites, ambiguës et floues). Elles comprennent trois plans horizontaux, niveaux ou étages principaux possibles, traversés en leur centre imaginaire par l’axe vertical et le vecteur s’y déplaçant entre M et P, via Mt. Chacune des stratégies d’échappement peut être considérée comme « coplanaires » à ces trois points.
Et tout comme les stratégies « montantes » (avant atteinte du point P), elles peuvent être considérées soient proches de cet axe, soit éloignées, au sens d’un « détour » que l’on appelle encore « médiation ». Et comme nous l’avons déjà vu, il n’existe que deux sens au détour sur chaque plan, tout comme il existerait deux sens pour parcourir un cercle « autour » d’un centre. Le diamètre de ce cercle peut être symbolisé dans notre schéma, par exemple en répercutant à chaque niveau l’étiquetage des points les plus éloignés de M sur son plan, soit dans un sens soit dans un autre. Bien entendu, nous nous laissons ici la liberté de dériver des étiquettes spécifiques à chaque niveau, sans changement de la structure globale, en étant fidèles à notre principe de « liberté sémantique ». Si nous appelons « Règle », le pôle de la médiation s’éloignant de la métaphore (ou modifiant celle-ci) dans le sens de la détermination, de la précision, de l’articulation logique, nous pouvons répercuter l’emplacement d’une polarité homologue au niveau de Mt et de P. Même chose « dans l’autre sens » : un pôle nommé « Sentiment », peut aussi être retrouvé à hauteur de Mt et de P. Cette disposition permet de tracer deux nouveaux axes parallèles au premier, pour de simple raisons d’exposition (et parce qu’il n’existe aucune raison de supposer ici une plus grande distance de ces pôles aux centres des plans différents de M.
Plaçons nous directement sur la plan de P (Paradoxe, ou Oxymore, en langage de stylisme) : nous supposons pouvoir l’éviter (ou le modérer, le diluer, le différer, etc, toutes métaphores équivalentes pour nous dans cette optique), soit dans la direction du Sentiment, soit dans celle de la Règle, en admettant que ces deux termes aient été déjà reçus par l’expérience de la métaphore, et qu’on ait donc tendance à s’y aligner pour « comprendre ce qui nous arrive ».
Bien sûr, en réalité la situation historiale est différente, puisque à l’âge de la métaphore « pure », le paradoxe ne se présente pas encore, bien qu’il soit « virtuel ». Mais nous pouvons supposer que les frayages utilisés pour échapper à la métaphore (en tant que séparatrice de deux termes à réunir) pourront être préférés, même dans la situation inverse où nous voulons fuir l’union (qui détruit la possibilité de savoir qui l’on est). C’est pourquoi, temporairement, nous pouvons distinguer la stratégie de fuite du paradoxe « à la Règle », et celle « au Sentiment ».
Mais rapidement, nous allons nous rendre compte que d’autres étiquetages viennent enrichir ces recherches de deux positions symétriques, au plus loin du Paradoxe (ainsi que les intermédiaires situés sur le cercle à cette distance, ou toute autre distance et direction sur le même plan). Ainsi, du côté de la Règle, le paradoxe de l’identité pure nous pousse à l’élision des contenus accessoires ou accidentels pour considérer, la pure forme, les nombres et la mesure. La tendance est ici l’étendue, au sens aussi bien cartésien qu’einsteinien « d’espace-temps » comme distance ou durée. On est dans « l’ensidique » selon Castoriadis, ou à peu de choses près.
Du côté du Sentiment, ce qui importe est au contraire le contenu, c’est-à-dire la rencontre déterminant l’identité. On reste ici au plus proche du paradoxe insupportable de l’autoréférence, mais on y échappe par « l’instantanéité », le pur présent subjectif. C’est une autre conception de l’espace-temps, qui ne s’intéresse pas à la mesure dans les durées. La durée n’est ici qu’une manifestation du présent. Elle ne se mesure pas. Elle est bien un pur « sentiment ».
Pourtant, là encore, sur le plan du Paradoxe, apparaissent des caractéristiques propres à cette pôlarité, lesquelles n’émergeaient pas encore au plan de la métaphore.
Parmi les autres caractéristiques apparaissant ici, on peut encore citer des effets de mélange avec la Règle, par exemple lorsque les stratégies d’évitement du paradoxe se croisent plutôt dans la région du Sentiment mais à proximité de celle de la Règle/ Par exemple, « l’éternel retour », l’alternance, permettent une respiration qui distingue la place de l’absence, et donc de la présence. Or ce rythme peut être mesuré, travaillé sur une durée. La musique, par exemple, serait ce sentiment travaillé par la mesure qui permet l’assemblage polyphonique. Le sentiment peut disparaître en direction d’une musique automatique, peut-être encore habitée d’une intention décorative.
9. La « schize » ou l’anti-monde. De la séparation au bord de la comparaison. Faire leçon des origines « avant la parole ».
En quoi le film de Godard « Adieu au langage » est-il d’actualité ?
La schize aux origines : rite, site, corps
La schize comme reflux de la métaphore
La schize comme reflux du paradoxe
10. L’impossible vécu de l’Universel. Le mot « monde » est devenu un paradoxe insupportable. Son évolution « catachrétique » n’est pas une solution
L’approche de la zone d’autoréférence, d’antinomie et de paradoxe est caractérisée assez nettement :
-les critères de comparaison avec « autre chose » permettant un jugement sur soi se raréfient et deviennent insuffisants.
-la pensée de soi et d’autrui est rabattue sur des critères universels : le « tous ».
-
-la pensée critique « s’auto-baillonne » parce qu’elle manque d’air pour se réaliser et s’exprimer. L’intellectualité se résorbe, par effondrement de tous les points de repères de la différence.
-A mesure que diminue la menace extérieure, les justifications en termes d’alignement, de normalisation, de diminution des écarts, de répression des révoltes en termes policiers, prennent le pas sur les justifications défensives. Le militaire se change en policier, tandis que le policier obtient les moyens du militaire.
(Ceci s’observe très bien dans la confusion de critères militaro/juridiques qui règne dans l’intervention au moyen orient : qu’est-ce qu’un « terroriste combattant » ?).
-la « politically correctness », déployée dans tous les discours autorisés, fonctionne comme une machine à cliquet : elle s’étend et s’approfondit toujours davantage en produisant du répréhensible puis de l’illégal, là où régnait plutôt la tolérance. En fin de course, le moindre écart des sujets est inhibé (encore davantage que dans une religion moraliste).
Le « sujet » (ou son équivalent dans diverses langues) est un mot qui ne tient que par son ambivalence entre celui qui est à la source de l’acte (sub-jectum), et celui qui subit la souveraineté (du prince ou du peuple). L’individu ne peut s’y reconnaître qu’en reconnaissant une place où il demeure souverain, au moins pour sa décision d’appartenir ou non, manifestée littéralement dans toute prise de parole. En ce sens, et contrairement à ce qu’affirme John Rawls, toute société demeure un peu une communauté, puisque, même si on n’a jamais choisi d’y naître et d’y vivre, l’adhésion est toujours requise, au moins a posteriori. Et ce n’est pas seulement « symbolique ». L’interpellation en sujet ne se réduit pas à l’injonction d’une réponse quasi-automatique de la part de ce qui « qui s’appelle » (ou, plus honnêtement « qu’on appelle », comme le dit le Grec : « ton lene »). Elle est plutôt rappel de ce qui est reconnu comme part insaisissable et arbitrale dans chacun. Bien entendu, le risque est constamment de pousser l’individu à se croire libre là où sa reconnaissance est réduite à la portion congrue, voire, lorsqu’il est franchement réduit à l’esclavage, à se contenter d’une « humanité » du maître. Mais que nous ayons tendance à entendre encore de la reconnaissance là où il n’y a plus guère que du mépris organisé n’efface pas le fait crucial sur lequel cette duperie est possible : la parole se prend, et du même coup « autorise » (change chacun en auteur). Les régimes les plus inégalitaires, les plus hiérarchiques, les plus autocratiques, ne peuvent sans risquer de périr rapidement, dénier le droit de prendre la parole à partir d’une souveraineté singulière sur cet acte.
Lorsque Max Weber pointe trois formes de légitimité absolue du groupe sur l’individu –la tradition, le charisme, la raison technique-, il envisage bien la crise de chacune et leur remplacement par la suivante, d’ailleurs dans cet ordre historique. Mais il ne semble pas comprendre que toutes les trois entrent en crise pour la même cause : l’écrasement terminal des sujets qui s’y réfèrent, et la révolte radicale qui s’en suit nécessairement. Cette absence d’explication profonde le laisse (et nous avec lui) devant une angoissante expectative : le régime suivant ne serait-il pas nécessairement retour à la première forme, nous entraînant sur une roue du temps analogue à celle qui règne encore sur le drapeau de l’Inde ? A moins que nous soyons enfin délivrés de cette fatalité cyclique par l’accès à un nirvanah politique ?
Nous proposons ici une solution intermédiaire, qui pourrait au moins ralentir le rythme de cette circularité : la pluralité anthropologique. Nous entendons par là une forme de légitimité « relative » ou relativiste, dans laquelle ce n’est pas le « garant méta-social » qui compte en premier et dernier lieu, mais l’équilibre entre celui-ci et la reconnaissance de la part souveraine du sujet. Les critères de cet équilibre étant très difficiles, voire impossibles à définir ,notamment à partir du critère de chaque mode, (puisque même la raison comptable détruit la liberté), il est proposé de les inscrire, à l’instar des Etats-Nations actuels, dans des territorialités infrangibles, négociées et instituées une fois pour toutes.
Le monde ne pourra pas faire civilisation comme tel, car il désigne aujourd’hui, et logiquement, une impossibilité : celle d’une fusion entre le sujet individuel et l’humanité planétaire. L’universalisation du sujet le vide de tout contenu particulier. Plus il se croit libre (d’adhérences locales ou familières) et plus il est quasi-annulé, ramené simplement à la sept milliardième partie du Tout, lui-même incarné par une démo-cosmocratie
11. Sociétal : diminuer la puissance intoxicatrice du paradoxe-monde
12. Hygiène de la culture : deschooling the world. Hommage au formidable Illich. Stop au métalangage bouffisseur de la jeunesse !
(par ce trop plein, un humain passe aujourd’hui
13. Le Familier comme rencontre de sociétés séparées : territoires, routes et forêts
14. La règle comme fonction biodégradable
15. Synthèse et résumé : une représentation globale de tout ce que nous faisons en parlant.
C’est dans l’intuition immédiate de ce que nous faisons, et qui participent du fait que nous pouvons le faire, que se trouve le meilleur langage de connaissance de la parole, et absolument pas dans aucun étiquetage extérieur, fût-ce celui du groupe de sympathiques babus barbus MÛ.
Que ressentons-nous immédiatement et synthétiquement lorsque nous parlons ? Nous savons instantanément quand nous le faisons ou quand « çà ne nous parle pas », notamment quand « l’autre » n’écoute pas, et ne se prépare donc pas à répondre. La vérité la plus profonde de la parole n’est pas médiate : elle réside dans cet acte complexe et pourtant extrêmement simple qui se déroule à plusieurs, et où l’auteur peut aussi bien être chaque interlocuteur l’un après l’autre, que le groupe tout entier.
A quoi reconnaissons-nous instantanément que nous parlons ? à deux traits paradoxaux imbriqués : chaque participant s’engage librement… dans la réalisation, la performance de règles d’énonciation. Ce que nous appelons « figure de style » est simplement un repérage extérieur de ce « nœud » entre engagement et application. Car, pour que l’engagement soit sensible à l’autre et à soi-même, il ne suffit pas d’appliquer une règle. Nous ne sommes justement pas des machines, et le test de Türing n’est toujours pas dépassé, sauf sous l’espèce de subterfuges. A noter que ce test s’applique à toutes le situations intersubjectives de parole, et en dehors de toute référence à la machine : il suffit que nous notions dans la parole de l’autre une certaine « faiblesse » de l’engagement, une certaine propension à répéter mécaniquement ou à formuler une phrase, une pensée toutes faites, sans « présence » du sujet. Le test de Türing n’est qu’un cas particulier de ce test constamment en cours dans n’importe quelle conversation. Son envers en fait partie : une parole trop libre, trop poétique, provocatrice, débridée, etc, induira la même réaction chez l’interlocuteur : « tu ne parles pas vraiment ». Le problème est que pour autrui, ma parole est toujours « trop » ou « pas assez ». Néanmoins elle est « parole » tant qu’elle suscite réponse.
En un sens…. La chose la plus étrange dans la parole, c’est que nous disons toujours une seule et même chose.
Nous nous disons en substance ceci : « regarde, en parlant, je parviens à parler vraiment ! Je démontre en le faisant que je suis à la fois libre et obéissant, souverain et compétent, etc. Et je démontre du même coup que tu l’es aussi en m’écoutant, en jugeant, et en participant à cet acte en position d’auditeur.» Et bien entendu, cette affirmation, toujours contestée, ou nuancée, parfois refusée, n’est elle-même qu’une traduction et une adaptation à la situation toujours singulière et particulière de cet échange-là de paroles, d’une phrase plus générale, qui ne nous concerne désormais que comme tous les participants (les « communiants ») à n’importe quel acte de parole. A savoir : « dans l’acte participatif de parole gît l’état de félicité qui joint la liberté personnelle à la jouissance du groupe, via la discipline des savoirs communs ». Le probléme est évidemment que personne, et surtout pas le collectif, sait où et comment ce point de jonction opère, ni même s’il existe « réellement ».
On dira que ce sont des phrases bien longues pour une spontanéité et une immédiateté. Sans doute. Mais justement : elles ne sont jamais ou très rarement prononcées, parce que ce qui vaut pour elles, dans l’instantané et l’immédiat, c’est la simple pratique de la parole, qui a toujours pour effet de lier deux ou plusieurs personnes concrètes dans une situation concrète à une collectivité virtuelle qui s’actualise par la performance d’usage des signifiants reçus dans cette collectivité.
La parole ne peut donc dire son message profond qu’en… parlant d’autre chose, et très précisément de ce qui lie deux (ou plusieurs) interlocuteurs singuliers en situation. C’est en traitant, en conversant, à propos de choses pratiques concernant les individus participants, en qui ont toujours en partie à voir avec leur « respect mutuel », que la « parole vive », non fossilisée, non algorithmisée, se produit. Ce respect mutuel n’est lui-même qu’un aspect d’un contrôle réciproque concernant la convention générale implicite de la parole : être un libre engagement dans la contrainte, et réciproquement : une contrainte laissant entière la position de liberté du sujet. Complexe qui se conteste à chaque instant à partir du sentiment des participants, et ne se démontre que dans la contestation, et pas même dans l’accord temporaire trouvé ensemble sur une formulation, fût-elle « de vérité ». Par exemple, si une « vérité » conduit à bafouer ouvertement un équilibre précaire démontrant que les participants s’accordent réciproquement des « libertés », cette vérité sera considérée par beaucoup comme dangereuse ou mauvaise… Et à raison ! Qu’en général ce soit plutôt le mensonge qui empire les conditions de la conversation, n’enlève rien à la remarque précédente. La défense inconditionnelle de la « vérité » (par exemple, autoproclamée « scientifique ») peut conduire son armée à des injustices flagrantes contre les membres d’une armée opposée (et réciproquement, bien sûr). Il est évidemment possible qu’un certain degré d’injustice soit absolument inévitable, mais cela n’enlèvera rien à ce que la recherche d’un rétablissement du « droit » s’effectue en permanence dans la totalité des échanges humains concernés.
Ce point de vue, notons-le, dépasse à la fois celui de Searle et celui de Derrida concernant l’interprétation à donner des actes performatifs selon Austin. En effet, contre Searle et avec Derrida, nous ne saurions distinguer des actes de parole « sérieux » (qui se conformeraient aux contextes validant leur performance), et d’autres « parasites ». Tout simplement parce que les actes supposés « parasites » ne sont que des tentatives (peut-être très minoritaires ou singulières) de soulever la chappe d’injustice créée par le contexte officiel de validation. Traiter certains actes de paroles de parasites, c’est se révéler pire inquisiteurs que ceux qui étiquettent « terroristes » n’importe quel acte de résistance… jusqu’à ce que la Résistance prenne le pouvoir, évidemment, auquel cas on les verra rapidement changer de casquette ! Mais, et cette fois du côté de Searle et contre Derrida, et justement parce que nous reconnaissons le grain de performance qui existe dans tout acte de parole, nous ne saurions admettre qu’il n’existe au fond, aucun « acte » digne de ce nom, puisque toute parole démontre en elle-même la dualité impossible et paradoxale de son sujet énonciateur : libre parce que contraint et contraint parce que libre. Autrement dit l’auteur existe bien, il n’est pas réductible à une trace, sauf à considérer le textuel comme un immense cimetière. En fait ladite trace –celle du nom gravé dans la pierre de la tombe- ne dit rien (même accompagnée de formules laudatrices), de ce que fit cet « auteur de paroles » pendant sa vie.
Pour ce qui concerne les figures de style, nous nous en tiendrons à la ligne suivante :
16. Une fantaisie pour interroger les formes physiques de la parole comme complexe de faits anciens et récents : si le cerveau était la projection du monde dans un organisme ?
17. Géopolitique de la parole : l’utopie pluraliste et le partage du sens comme palliatif minimal de la tendance au « réel » comme perception totalisante
18. Le cahier des schémas pour l’histoire de la parole
En représentant cela -dans un but d’illustration et certes pas de formalisme mathématique- sur un espace cartésien -euclidien ou non- (planaire, d’abord, tridimensionnel, ensuite) , on pourrait dire qu’il existe six « types » de stratégies d’échappement au paradoxe : trois situées en abscisses, sur trois hauteurs (ou profondeurs, en 3 D), et toutes équidistantes pour un modèle où nous considérons une énergie équivalente pour passer de l’une à l’autre (ce qui, bien sûr, n’est pas vrai dans l’histoire humaine).
Les trois niveaux considérés (et réduisant schématiquement « l’étoile » des possibles réels) sont celui du paradoxe (P), celui de la métaphore (M) et celui de la schize (S). Ces niveaux -ou plans d’abscisse et de profondeur- sont ainsi définis : soit l’opération de parole principale et essentielle considérée comme la métaphore (le rapprochement établi entre deux réalités montrées à l’interlocuteur, opération qui les laisse distinctes tout en suggérant la possibilité d’un élément commun), on peut imaginer deux façons (et deux façons seulement) d’ignorer ce rapprochement : soit par la fusion complète des deux moyens de référence, soit par leur séparation absolue. On appellera donc l’ignorance par fusion le plan du paradoxe, et l’ignorance par séparation, le plan de la schize. Bien entendu, je justifierai et je préciserai chacun de ces termes dans la suite de l’exposé.
Sur le même plan de niveau (réduit à deux dimensions) que le point de paradoxe (P), nous obtenons la stratégie de fuite par le temps (par exemple sur la gauche d’un schéma de convention), tandis que sur la droite, il y aurait stratégie de fuite par l’espace.
-la différence réside dans le fait que dans un cas, on « préfère » s’éloigner du paradoxe par des manœuvres presque exclusivement temporelles (comme la répétition, ou comme l’alternance de contraires, ou même la vibration polyphonique), tandis que dans l’autre, on cherche à dissocier les éléments du paradoxe dans un dispositif qui les maintient dans la même contemporanéité (par exemple en séparant des éléments de discours portés par des sujets différents).
Pourquoi ces deux familles de stratégies s’opposent-elles sur le même niveau que P ? Parce qu’en comparaison avec d’autres, elles ne nient pas qu’il puisse y avoir autoréférence fusionnelle, et qu’elles en représentent la possibilité dans le jeu « binaire » qu’elles produisent. Elles sont, en quelque sorte, des représentations possibles d’une impossibilité, ces possibles se déployant soit dans la direction d’une dissolution dans le temps du paradoxe, soit dans celle d’une division dans l’espace de celui-ci.
A noter, que si nous passons du 2 D au trois D, chaque stratégie se prolonge d’une stratégie « de médiation » (se rapprochant de l’autre, mais toujours à égale distance de P). On obtient donc une stratégie temporelle en direction de l’espace, et une stratégie spatiale en direction du temps. Cela veut dire, concrètement, que l’on peut « modérer » son choix du temps en introduisant une dose mineure d’espace, ou l’inverse.
Par exemple, dans Carmen, l’Opéra de Georges Bizet, vous pouvez installer Don Jose et Carmen devant un micro pratiquement sans bouger, mais dans l’interprétation de Peter Brook aux Bouffes du Nord, où Carmen fait des roulés-boulés tout en chantant magnifiquement, c’est l’option inverse : l’espace des corps vivants devient prévalent par rapport à la musique sans la supprimer. Toutes choses égales par ailleurs, -la distance au paradoxe (« l’amour tue ») est la même-, il est possible de la médiatiser soit par une insistance sur la musique (incarnant davantage le déroulement du temps) soit par la coprésence des corps en mouvement (incarnant l’espace).
Dans la réalité historique de la culture humaine, les quatre positions cardinales de fuite sur un même plan (temps, espace, espace/temps, temps/espace) ne sont jamais tenues parfaitement ni exclusivement. Mais, là encore, on pourrait distinguer des positions s’approchant plus ou moins de ces polarités et les épingler avec des noms spécifiques. Nous ne le ferons pas ici, car ce serait inutile à la démonstration, mais il faut se souvenir que dans les conversations quotidiennes, nous passons notre temps à ce genre d’exercice de détermination fine des « positionalités » de chacun. Le problème étant que, les champs de conversation ainsi formés étant si nombreux et si variables, il devient très difficile de faire la clarté sur leur enchâssement dans la conversation orchestrale. C’est d’ailleurs l’objet du présent travail que de proposer une vision plus simple (sans être simpliste) de ce caractère « stellaire » de toute culture humaine
Passons maintenant au plan de niveau médian centré (en deux dimensions) par le point M (métaphore). Rappelons que, dans le cours de la destinée de la parole, ce point est premier. Il est inaugural, car il n’existe aucune parole avant que soit réussi un « rapprochement », une « comparaison ». Cependant, lorsque l’on considère ce point comme point de départ, il n’existe pas de « stratégies de fuite », parce que la seule fuite est justement, celle (vers l’avant) qui se dirigera vers le paradoxe. Un « rapprochement » comporte diverses possibilités, toutes soutenables et légitimes, et n’a donc pas besoin d’écart. Le mouvement vers le paradoxe est simplement l’effet d’une « densification » progressive du rapprochement vers la fusion. En un sens, c’est le mouvement même du rapprochement qui se continue. Ce n’est pas une réaction.
En revanche, lorsqu’on est parvenu au voisinage du paradoxe, la réactivité peut s’exercer dans des directions non co-planaires au plan du paradoxe lui-même. Or, il ne peut exister que deux grands ensembles de réactions dans le non co-planaire : soit celles qui s’éloignent encore plus du rapprochement au-delà de la fusion, ce qui est impossible au sens où il n’existe pas plus paradoxal que le paradoxe, pas plus autoréférentiel que l’autoréférence ; soit celles qui « reviennent » vers le rapprochement. Celles qui « redescendent » du paradoxe vers la métaphore.
Toutefois, si l’on ne considère seulement que cet ensemble là (parce que l’autre est impossible ou « hors champ », dans l’orbe d’une mystique inatteignable pour les Mortels), la redescente peut s’exercer à partir des points « Temps » et « Espace » (ou des positions moins éloignées de ces derniers, mais que nous y ramenons par réduction). Et si nous ne considérons pour le modèle que des lignes de redescentes parallèles à l’axe M-P, dans une vision orthonormée (en guise de base pour le raisonnement), nous trouvons donc des positions T’ et E’ de part et d’autre de M, équivalentes, pour M, à T (Temps) et E (Espace), pour P. Ont-elles des noms ? Que peut signifier s’éloigner de la métaphore dans la seule direction du temps, ou dans la seule direction de l’espace ?
Dans le temps, le rapprochement se transmue en retour du même, du même moment (instant d’un mouvement). Et dans l’espace, il est induit par la même situation. On peut donc considérer, qu’en s’éloignant du paradoxe à partir d’un point de fuite possible, je retourne vers la comparaison en empruntant soit la voie du « rite » (allure, rythme en sanscrit, langue d’une culture très obsédée de temporalité, tout comme les Hindous contemporains !), par celle du « site » , source de la « situation ».
Le rite produit, dans le retour ordonné, la conjoncture où la comparaison est licite. Dans ce moment privilégié, nous pouvons imaginer que -si nous le prolongions indéfiniment- nous serions enfin parvenus à l’autoréférence fusionnelle. Mais nous savons que ce moment est éphémère, et qu’il nous faudra travailler pour réunir à nouveau ses conditions. Tant mieux si cette réunion est prescrite par le retour des astres à une place (espace reflètant le temps), mais c’est bien le temps cyclique qui est prévalent dans cette option.
Ce n’est sans doute pas un hasard, si chez les Argonautes du Pacifique, ce sont les femmes qui sont responsables du temps, et notamment celui du retour du moment de fabriquer les pagnes sacrés, tandis que les hommes, eux, pratiquent le Kula, à savoir, le double cercle des localisations géographiques des bracelets et des colliers représentant les biens sacrés à échanger. Ils ont donc en charge l’espace de la circulation (même si le temps, divisé en don, en garde et en « rendu » (ou « acquit », est bien là, en filigrane). Ce n’est pas un hasard non plus si le temps lunaire des dix mois de l’année (qui explique que « décembre » veuille dire le dixième mois et non le douzième) vint, dans la société romaine, « avant » le temps duodécimal : il représentait le cycle purement temporel (pour un même corps féminin) des menstrues. A ces quelques traits parmi des milliers, on constate que les sociétés humaines ont souvent partagé les tâches associées au temps et à l’espace selon les sexes.
Il faut observer, ce qui est fondamental, que le temps est celui de la conjonction « faciale » des deux éléments d’une comparaison, de la rencontre, alors l’espace est celui de la contemporanéité prolongée indéfiniment.
Ce qui nous indique que l’expérience de la folie du paradoxe est déjà passée par là -et sans doute depuis la nuit… des temps de culture humaine- c’est que le rite, comme le site, sépare ces deux éléments, le premier en en faisant un simple instant, dont nous avons immédiatement la nostalgie, et le second en immortalisant (comme Stonehenge) la séparation dans la proximité elle-même.
Autrement dit, temps et espace, pas très loin -mais néanmoins distinctes- des catégories ontologiques a priori selon Kant, (au sens des conditions positives de tout entendement et de toute assertion) sont surtout des « dénis » de l’être permettant son approche par modes, en marche de crabe, pour ainsi dire.
Notons que la réunification nécessaire du rite et du site (pas de l’un sans l’autre) ne nous renvoie pas au paradoxe, car le site est le plus souvent vide (en dehors des périodes propices), et le rite ne peut pas avoir lieu n’importe où (sauf élaboration culturelle spécifique, par exemple en « sacralisant » une personne ayant eu contact avec le rite situé). Le « monument » est surtout chargé de morts fantômatiques et de mémoires mortifiées par leur écriture ; la « représentation» -qui se veut retour des vivants, réédition, recréation- ne perd pas son caractère éphémère, même si son site tend à devenir -comme Bayreuth ou l’amphithéâtre de Dionysos- des attentes éternisées du retour. Autrement dit, il manque toujours quelque chose à la perfection. Grande sagesse !
Dans les termes d’une culture davantage désacralisée qui serait l’actuelle, la distinction des stratégies de retour « prudent » (chargé de l’expérience traumatisante du paradoxe) à la métaphore est toujours d’actualité, mais les étiquettes des polarités ont pu évidemment évoluer.
Ainsi du Rite et du Site : on a conservé, semble-t-il l’idée d’une rencontre faciale, immédiate mais peu durable d’un côté, et d’un établissement de distances réglées de l’autre. On pourrait symboliser leur différence avec deux espaces -le cinéma ou le théâtre d’un côté, l’université ou surtout la documentation- de l’autre. Dans un cas, on organise la rencontre avec le mouvement, l’émotion, et dans l’autre on range à l’infini les savoirs et leurs références. Bien entendu, on peut croiser les espaces : tenter de « muséifier » le plus vivant des arts, et tenter, en même temps, de « mimer » la plus muséifiée des bureaucraties.
Dans les termes du temps, cette fois, la capture de l’espace se fait par la mesure réglée, laquelle permet une écriture stabilisée de la musique sur un espace conventionnellement partagé. Cela permet aussi la lecture rapide par les professionnels d’un ensemble complexe de mélodies. Mais cela les oblige aussi à transcrire leur perception du temps en perception spatialisée. Quant au temps… senti par lui-même, il est ramené à l’instant le plus éphémère possible, celui de la rencontre furtive entre deux « êtres », insoutenablement légers (par exemple, entre la vedette de cinéma et le spectateur).
Bref, les tissages multiples sont possibles, mais à partir de deux grandes « boîtes » qu’il est néanmoins loisible d’étiqueter, par exemple (et en attendant évidemment le refus et la contestation d’un tel choix), du Sentiment d’un côté, et de la Règle de l’autre, en utilisant ainsi les signifiants qui nous semblent les plus généraux et les plus englobants.
Vus et utilisés à partir du centre M (métaphore) sur ce plan, qu’est-ce que ces choix signifient, étant entendu qu’ils ne doivent en aucun cas tendre à faire disparaître la comparaison, le rapprochement à vue de symbolisation, qui est le propre de la métaphore « vive » ?
Du côté du temps « de la rencontre humaine », que nous avons marqué « Sentiment » (et bien qu’il ne puisse exister sans une certaine dose de règle, tout comme son paradigme, le rite, ne peut se passer de site), c’est la pure expérience du sujet qui est prise en compte, certes émergeant de son corps, mais celui-là n’étant considéré que comme réceptacle ou moyen. Notons que le paradoxe , toujours en arrière-plan, vient ici torturer le cognitiviste -celui qui voudrait réduire à l’espace, à l’étendue cartésienne, à la règle de distance, absolument toute pensée et toute émotion-, à savoir par le surgissement récurrent d’un fantôme : le sujet comme pure expérience autoréférente, et donc hors règle qui lui serait extérieure.
C’est pourquoi, en termes cette fois psychopathologiques, le cognitiviste, mouture actuelle du scientiste, de l’objectiviste et du régleur, rencontre toujours l’hystérique, laquelle le mènera encore longtemps par le bout du nez aussi loin que possible de son « labo ». Parce que, si vous décortiquez une hystérique, vous ne la trouverez jamais ! Pas même en cet instant instantané qui est le seul moyen de la rejoindre.
Et c’est très compréhensible : la devise de l’hystérique étant « jamais, jamais de loi » comme pour l’amour selon la Carmencita, le cognitiviste ne peut en aucune façon se rassurer par le rangement de la folie qu’est, pour tout Humain, le paradoxe.
On retrouve donc, sous les apparences de la plus grande modernité, la division des tâches entre sexes qu’opérait déjà les plus primitives de nos sociétés : associant le temps et le sentiment du côté du corps féminin (des menstrues et de la gestation, puis de l’élevage en vue des têtons, dont la cigarette n’est qu’une future approximation, elle-même très durable), tandis que la partition spatiale est du ressort des mâles, à la fois chasseurs territoriaux et classificateurs de morceaux à répartir équitablement (foede-ratio : le partage des tripes, celles des Indiens, par exemple).
Bien sûr, au temps de la « parité » (concept étrangement masculin dans son obsession de rangement équationniste), bien des femmes de talent deviennent juges ou avocats, contribuant à l’empilement de jursiprudences et à l’érection de gigantesques pyramides de lois. Mais j’ai le sentiment (c’est mon côté féminin sans doute) qu’elles n’y sont pas à l’aise. En tout cas, pas aussi à l’aise que les bureaucrates aux pas lourds arpentant d’infinies bibliothèques, discothèques, patatothèques ou archivothèques. C’est pourquoi, sans doute, à défaut de fuir des « situations », voire des « planques » rassurantes en temps de crises éternisées, foutent-elles à la porte assez vite amants, concubins et maris, rétablissant dans le monde privé le « jamais de loi » dont elles ont privées professionnellement. Sans s’apercevoir, bien sûr, qu’elles en font… une règle !
Car, en s’adonnant à la règle sur le plan sociétal, et au dérèglement sentimental sur le plan du Familier, ces femmes collaborent en réalité à une sorte de spatialisation de l’idéal féminin, danger qui a été rencontré de longue date -Claude Lévi Strauss en témoigne- par des sociétés gouvernées par la métaphore orchestrale de la Matrix.
Cette métaphore, selon laquelle le monde et le corps féminin porteur de l’enfant à venir sont similaires, a déjà, plusieurs fois dans l’histoire humaine, tourné à la catastrophe paradoxale. Pourquoi ? Parce que dès lors que vous confondez la fonction féminine avec le seul moment éternisé de la gestation, de la « grossesse » comme état et non comme processus libératoire, vous contribuez dans le fantasme à détruire à la fois l’enfant et la femme. Dans les sociétés menacées par ce type de croyance, le cauchemar des mères -celui d’être ramenées à l’idée d’une plénitude permanente, indépassable- était souvent contrebalancé par les manœuvres du (ou de la) chamane, lesquelles, au nom du collectif, venaient chasser le monstre matriciel occupant telle femme, afin de laisser la vie se poursuivre sans stagner.
Cette contrepartie n’existe pas dans la société-monde contemporaine, ce qui rend particulièrement dangereux le retour du projet de la Matrix, Géa ou Guan Yin, unifiant en son sein gestionnaire et ge-stationnaire l’humanité souffrante. Notons ici tous les aspects d’une convergence paradoxale : c’est la maternité qui tue la vie ; c’est aussi l’englobement matriciel qui est porté au pouvoir absolu par conjonction des idéaux féminins et masculins (spatialisation totale d’une temporalité nécessairement limitée dans le même ventre du Bouddha).
Nous pouvons donc nous réjouir que l’histoire humaine contractée (tel le tsim tsoum divin) dans celle de la société-monde ait déjà vécu des épisodes de rejet de cette vision étouffante et pourtant fascinante. Nous pouvons nous réjouir que la destinée de la métaphore ait conduit déjà, dans de multiples occurrences conversationnelles, à des méthodes pour nous détourner à temps de la spatialisation ultime.
Du côté de l’espace lui-même, le monde de ce que nous avons appelé « la règle » se différencie également, et heureusement, même sans le recours au « sentiment » et à sa réduction à l’instant.
En s’éloignant de la zone de fusion paradoxale, la spatialité tend notamment au partage. Mais ce partage même (la « ratio » et son évolution comme signifiant catachrétique), finit, en revenant aux origines vraiment métaphorantes de la parole, par rappeler qu’elle n’est pas un rangement d’objets, mais un respect de personnes, c’est-à-dire d’individus physiques qui ne peuvent être ramenés complètement à un système de places, à un dispositif, mais à des émergences fortuites, arbitraires et premières sous-tendant des positions possibles, mais jamais obligatoires. Des sujets souverains et non assujettis.
Bien entendu, ceci est impossible dans l’absolu, mais l’application parfaite du mot « sujet » sur un contenu de « sujétion » -ce qui est la théorie de Louis Althusser, par exemple, ou de la plupart des sociologues- est une erreur. Le contenu du paradoxe (la fusion impossible entre sujet et objet, entre liberté et folie, etc.) n’est pas complètement dissous ou détruit dans le retour à la métaphore. Et la stratégie « spatialiste » pour échapper au paradoxe ne dresse pas des murs insurmontables à l’affinité entre les deux aspects ou modes, surtout en revenant au voisinage de la pratique métaphorique après les excès de la fréquentation dudit paradoxe. Son intérêt, ne l’oublions pas, est surtout de transformer le temps en durée très grande ou illimitée, ce qui permet (contrairement à l’éphémère rencontre des « êtres », ces illusions de l’instant) de renforcer d’autres illusions rassurantes et fécondes : celle, notamment, du renforcement et de l’information des sujets, de leur « civilisation », de leur « augmentation » (contenue dans la notion d’auteur, par exemple, source d’autorité).
Le temps dans la zone spatiale, dès lors, ne se contente pas de produire des rencontres : il nourrit, sculpte, enrichit, condense, aggrège, ce qui, en un corps associé à un lieu précis, « prend forme » en respectant des proportions, des relations mutuelles. La durée longue, absorbant le temps sur un espace donné, permet la maturation, voire la transmission de cette maturité. Alors que du côté du temps, çà n’accumule pas, çà file. C’est de la métaphore filée, de l’étoile filante.
Les stratégies « au temps » et « à l’espace » sont-elles toujours des effets de répulsion par rapport au paradoxe ? Ne peuvent-elles se manifester d’emblée, au cours de l’élaboration de la métaphore, avant même toute poussée majeure vers le paradoxe comme idéal fusionnel ?
Sans doute, mais alors seulement comme amorces, ébauches, tentatives faibles, toujours peu éloignées du but essentiel : faire tenir la comparaison, tenir ensemble deux objets distincts dont le rapprochement est désiré plus que tout, ne serait-ce que parce que l’objet à produire ensemble doit pouvoir s’inspirer d’une réussite vécue à d’autres échelles, sur d’autres plans.
Par ailleurs, ces tentatives conduisent plutôt directement au contenu opposant des médiations entre les objets, soit de l’un vers l’autre, soit de l’autre vers l’un : on voit alors se former, comme en pointillés, la ligne opposant directement Sentiment et Règles, de part et d’autre de la métaphore, et non pas encore le lien étroit que chacun de ces pôles entretient, l’un avec le temps et l’autre avec l’espace. En revanche, les détours formés « en sens inverse » anticipent déjà le schéma complet : n’oublions pas que la « métaphore », si elle est le début de la parole, ne vient que bien après la « schize », qui n’est que constat objectif d’une dispersion des objets. La schize, en ce sens, vient avant toute parole : elle est la condition même de la comparaison dans le réel. Pour une raison simple : comment se mettre à comparer, s’il n’existe pas déjà au moins deux réalités distinctes et séparées ?
Le grand mystère de l’espèce humaine parlante, c’est précisément de comprendre comment elle a pu passer du constat de la pluralité des objets à la nécessité de leur comparaison. Nous avons déployé plusieurs fois l’hypothèse selon laquelle l’état endémique de guerre mortelle pour les groupes de primates qui ont eu l’heur de devenir, en parlant, nos ancêtres certains, a poussé inéluctablement ces ancêtres dans la voie de la parole nécessaire.
Bien entendu, cette hypothèse absolument nécessaire (du seul fait que, pour un type d’évolution donnée, ces primates n’avaient aucune autre solution pour sortir du Rift, piège mortel, notamment en rejoignant l’Eurasie à partir de la corne de l’Afrique), n’est, pour autant, pas suffisante. On voit bien le but : produire les conditions d’une solidarité unissant le grand groupe au moins autant que la solidarité naturelle (non parlante) avait uni le petit groupe. Mais on ne parvient guère à constituer l’expérience en pensée permettant ce « saut ». On ne peut qu’imaginer des scénarios, au cours desquels, le « grand groupe » est vécu comme le « petit ». Ou encore, en utilisant un autre système de repérages, quand le « Sociétal » se met à valoir pour le « Familier. Et parfois d’avantage, au point où l’héroïsme du primate -tant vanté par Darwin dans la Descendance de l’Homme- sera plus manifeste vis-à-vis du grand groupe que du petit.
Or ce vécu semblable, voire de remplacement, ne peut être seulement une intellectualisation : la parole comme métaphore est d’abord un vécu de similitude, et pas un raisonnement. Elle ne le devient que peu à peu, plausiblement, et seulement parce que le vécu ne rend irrépressible. Ce n’est que parce que le rite « d’être ensemble », à la fois festif et sacrificiel, ancre le vécu de cet ensemble dans la chair de chacun, que la comparaison devient inévitable comme raisonnement entre cet ensemble et le groupe utérin. Encore ne le devient-elle que parce que l’être-ensemble est précaire et doit (déontique) être constamment affirmé, réaffirmé, réimposé mutuellement.
Le « comme » (dans : le Sociétal » est « comme » une Famille ») ne peut devenir inévitable comme copule liant les deux termes, que parce que le Sociétal doit simplement advenir comme réalité affective, sous peine de mort.
De sorte que la comparaison elle-même est précédée par un frayage de situations précaires qui forment « comme » le lit ou l’enveloppe de l’opération de comparaison. Cette enveloppe physique rite/site « est » une comparaison matérielle, dont doit émerger la comparaison symbolique. Elle précède le langage qui va peu à peu s’y substituer en organisant l’indépendance de la comparaison par rapport au site et au rite, tout en localisant les deux dans le larynx de chaque participant (mais aussi dans ses gestes et son « hexis » corporelle). Elle est la matrice de la parole.
On retrouve donc temps et espace dès l’origine, bien avant la parole, dans la zone de la « schize », ce qui explique également pourquoi on les retrouve à la fin du processus, lorsque la parole a atteint son but étrange : le paradoxe, et se rejette elle-même, pour s’en sortir, dans les postures les plus archaïques.
Toutefois, deux aspects diffèrent grandement entre l’espace et le temps comme refuges distincts pour sortir de l’autoréférence, et leur accouplement aux origines, pour créer le moule de la parole.
Aux origines, le couple rite/site est comme la grammaire de la comparaison. Il est une phrase en creux, dans le mutisme. Il ne nie pas la différence de « ce qui doit être créé par l’ensemble des participants : cet ensemble même », avec le Familier. Il ne nie pas le Familier comme référent. Il est le lit d’une métaphore qui permet au Sociétal d’exister au même niveau. Ce n’est que bien plus tard, une fois la métaphore émancipée dans la parole langagière des conditions de son démarrage, que le risque de paradoxe survient.
Car le paradoxe n’existe pas vraiment aux origines, dans la schize : aucune condition de félicité matérielle ne peut vraiment faire croire aux participants à l’acte de rapprocher, que les deux termes concrètement représentés par des convivialités différentes vont s’annihiler l’un l’autre dans la fusion. Ce n’est qu’au terme d’une longue conversation embarquant le langage phonologique dans son processus, que cela deviendra possible. Tout simplement parce que seule la confrontation de deux catégories, et non de deux réalités, peut entraîner cet effet d’anéantissement.
Dès lors, l’inflexion apportée à la métaphore depuis la schize en direction soit du temps, soit de l’espace, s’exerce dans une sorte d’innocence indifférente aux dangers du paradoxe. Mais elle rencontre, dans toute culture déjà initiée aux effets de ce dernier, aux courants inverses qui s’y portent à partir de cette expérience.
Cependant, les effets de « mascaret » dans lesquels se mélangent les « montées innocentes » et les « descentes initiées » sur ces deux polarités ne sont pas les mêmes du côté du temps et du côté de l’espace.
Du côté du temps, nous pouvons dire que c’est plausiblement l’influence de la « montée innocente » qui prévaut. Parce que l’envie de coïncidence provient précisément d’une schize éprouvant son isolement et sa petitesse. Au contraire, du côté de l’espace, c’est la « descente avertie » qui l’emporte, cherchant « la bonne distance », tout en rencontrant la résistance à l’effet d’une catégorisation de masse.
Néanmoins, si nous discernons un pôle « Sentiment », comme résultant de luttes pour la définition de la rencontre, il est clair que plus nous remontons vers le Paradoxe via le Temps, et plus ce « sentimentalisme » est utilisé dans la répétition du Rite de l’être ensemble, et plus, par conséquent, il devient un simple instrument au service d’une manipulation de pouvoir. Au contraire, plus nous « descendons » vers la schize, et plus le sentiment, basé sur le narcissisme des individus concrets, se charge des souvenirs et des affects liés au « çà » freudien, intégrant les relations corporelles intimes, notamment entre l’enfant et ses parents.
Du côté de l’Espace, le phénomène est analogue : la spatialisation rejoint le corps vers la schize, tandis qu’elle est, plus haut, caractérisée par davantage de règle de partage, et enfin, en proximité du Paradoxe, par des lois directement interprétées par des dispositifs mécaniques.
La seule différence entre la trajectoire descendant du Paradoxe vers la schize en contournant la métaphore (via la Règle), et celle qui contourne cette dernière en remontant de la schize vers le Paradoxe (via « le Sentiment »), est que leurs points d’équilibre (le point où les forces en présence font « mascaret ») n’est pas situé à la même hauteur : pour le trajet montant, inspiré par les pulsions, l’équilibre se trouve situé plus haut que le point « sentiment », quelque part entre lui et le Paradoxe : disons, convention-nellement, un huitième de tour, sur un point que l’on nommera « religion ». Pour ce qui concerne le huitième de tour situé entre le Familier et le Sentiment, nous placerons « la Nature ».
Pour le trajet descendant, l’influence du Paradoxe se fait encore sentir au dessous du point « Règle », et envahit le voisinage de la schize (par exemple, en un huitième de tour, au point que l’on appelera : « vicinité ». Au dessus du point « Règle, dans le sens inverse, on peut noter « Technicité » le point intermédiaire entre lui et le Paradoxe.
Bien évidemment, nous devons justifier toutes ces étiquettes. Elles sont des choix à discuter, tout comme « pudding » ne peut pas satisfaire tout le monde dans la même catégorie reçue de « dessert ». Mais nous tentons d’argumenter le plus rigoureu-sement possible pour chacune des nominations.
Commençons par le « Paradoxe ».
Nous aurions pu remplacer ce terme par « autoréférence », mais aussi par « autocratie », ou « pouvoir absolu ». Jacques Lacan aurait recouru au terme « discours du Maître ».
Le choix de l’étiquette « Paradoxe » relève de la cohérence avec tout notre périple à partir de la « destinée de la métaphore » (expression d’ailleurs issue de Claude Lévi-Strauss). L’élimination de toute compétition avec un terme de comparaison fonde l’autoréférence, mais celle-ci est immédiatement rendue « folle » par le paradoxe qui lui est constitutif. C’est donc ce terme qu’il faut utiliser, car il décrit adéquatement l’effet immédiat et constant de l’autoréférence. Autrement dit : il n’y a pas de discours du maître, car celui-ci s’autodétruit à mesure qu’il s’énonce.
Bien sûr, cela n’empêche pas les dictateurs, les gourous ou les PDG mégalomanes de discourir. Jusqu’à un certain point : celui où le discours ne peut se conclure que par le suicide.
Continuons notre démonstration par le terme en apparence le plus opposé : la Schize.
Nous ne nous situons pas ici dans la tradition « sémio-ticienne », parce que nous pensons que le « hors-texte » existe en au moins deux lieux de l’acte de parole : à son origine la plus constante, comme projet collectif d’instituer le collectif absolu. Dans sa fin réalisée, par le paradoxe qu’elle induit, et qui provoque, dans ses dérives même vers des « discours », une double faille dans la subjectivité instituée : faille du langage lui-même, qui ne parvient pas à déterminer le sujet, en créant ainsi la demande avide et la quête insatiable, certes elle-même inductrice de discours, mais irréductible à celui-ci ; faille du langage dans sa capacité à dire le « réel », qui induit du même coup la résistance de l’individu singulier comme vivant concret, jamais réductible aux avatars du sujet de l’énoncé.
Nous pensons néanmoins que ladite tradition sémioticienne (d’Umberto Eco à Jeanneray, en passant par Roland Barthes, Félix Guattari, Jacques Derrida, etc.) n’a pas été inutile pour montrer les contours de l’une des failles -la première-, même si elle n’a pas été capable de distinguer l’échappée qu’elle permet.