Parce que les choses excèdent les mots, la nature ne sera jamais complètement décrite ni utilisable par la technoscience : elle ne sera pas entièrement capturée par la visée dominatrice ou utilitaire des échanges symboliques humains, fussent-ils de précises métaphores scientifiques ou leurs applications techniques, sauf à ce que le savant se saisisse finalement soi-même comme auteur –supposé naturel- d’un discours sur la nature, et s’enferme lui-même dans le dispositif expérimental appliqué aux autres primates, ce qui serait une étrange autoréférence.
Parce que les choses excèdent les mots, la nature ne sera jamais complètement décrite ni utilisable par la technoscience : elle ne sera pas entièrement capturée par la visée dominatrice ou utilitaire des échanges symboliques humains, fussent-ils de précises métaphores scientifiques ou leurs applications techniques, sauf à ce que le savant se saisisse finalement soi-même comme auteur –supposé naturel- d’un discours sur la nature, et s’enferme lui-même dans le dispositif expérimental appliqué aux autres primates, ce qui serait une étrange autoréférence.
Mais, si nombre de scientifiques acceptent l’irréductibilité de la nature au discours rationnel, la science en tant qu’institution ne saurait l’admettre, puisqu’elle s’organise précisément pour déterminer la nature de la nature, comme objet de son discours, voire même comme son effet direct. Avant de la changer par la maîtrise technique, la science encadre donc la nature dans sa logique objectivante, elle-même formée pour contrôler le réel par le symbole le plus précis. Sous cette férule, la nature est ramenée à sa description opératoire, et, en apparence, elle cède aisément sous des actes collectifs de savoir, heuristiques ou efficaces : la preuve en est, parmi d’autres, la capacité de faire voler sans accident immédiat un engin aussi monstrueux et raffiné qu’un Airbus A-800. C’est la raison pour laquelle, une écologie politique qui prend la science en référence préférentielle, adopte sans s’en apercevoir le point de vue d’une subordination de l’objet au penseur collectif 1. De là à retourner à une hiérarchie doctrinaire fascinée par le religieux comme modèle d’une maîtrise du monde dans le sens et maîtrise de soi-même dans le monde, il y a un pas, que d’aucuns ont parfois été tentés de franchir.
Il faut en effet compléter le tableau d’une critique de l’opération apparemment inverse, qui consiste, au nom de la spécificité du propre de l’Homme, à prétendre que tout ce qui ressortit de l’Humain est presque exclusivement culturel, et que la Nature s’y trouve enfouie, à l’état de trace, et sans valeur morale. Ainsi de la nature du sexe qui serait, par nature, « politically incorrect » et devrait se plier aux exigences abstraites de la raison contractuelle et de l’égalité idéale entre les personnes définies à partir de la déclaration des… « human rights ».
Or, nous voudrions montrer ici que scientisme forcené ou culturalisme sans pitié pour le sexe, partagent une même nature : celle d’une croyance toujours renouvelée dans la toute puissance de la pensée. C’est pourquoi, d’après nous, quant à l’objet que serait la Nature (puisque les deux positions lui refusent également le statut de sujet souverain), leur combat échevelé, qui, pour un peu, se prendrait pour l’unique conflit en valant la peine depuis les combats entre Jésuites et Cartésiens, n’est en fait qu’un remous au sein du même marigot. La véritable controverse, occultée par ce théâtre bruyant et répétitif d’une guerre entre croyance et science, serait plutôt aujourd’hui celle qui oppose un droit humain à tout penser pour tout utiliser, à un droit à s’opposer au totalisme et à exiger qu’un minimum de pluralité partage à la fois société et nature, de telle façon que tout ne soit pas emporté par une passion unique, et notamment par la plus folle d’entre elles : celle de croire que la pensée peut s’emparer du monde pour gérer la vie et les populations.
Le lien entre naturalisme et respect de la nature vaut d’être éclairé, puisque de curieux renversements s’y manifestent 2: par exemple, les scientifiques, qui reconnaissent “la réalité” de la vie sauvage, sont aussi souvent les acteurs les plus efficaces de son artificialisation 3. Ce paradoxe n’est pas réglé en réaffirmant la naturalité de l’homme. Il devient plus compréhensible en introduisant l’idée de “désir du scientifique”, et en rapportant celui-ci à une forme de l’angoisse humaine devant l’absence de finalité et de certitude. Le désir scientifique pallie l’absence de sens et de certitude dans la nature, et le naturalisme conjure cette angoisse en constituant une scène signifiante, celle -comme l’indique Philippe Descola 4-, d’une continuité des mécanismes, d’un enchaînement des causes, qui laisserait disponible la place du maître des mécanismes. En reconnaissant cette impulsion, nous pouvons questionner notre action incoercible sur les objets et les milieux. Le niant, nous participons au contraire de l’enchaînement par lequel l’énergie passionnelle -et non critiquée – de la « ratio » se communique sans les alléger, aux pulsions du partage et du contrôle les plus brutales.
En tant que principe de maîtrise et de sauvegarde de la nature, le naturalisme procède d’une démarche portée à la plus grande légitimité depuis près de trois siècles : l’arraisonnement et le contrôle techno-scientifique du réel. Contesté par Voltaire au nom de la “liberté de Dieu”, ou plus efficacement par Hume au nom du caractère pragmatique et non intellectuel des expériences, le rationalisme n’en fonda pas moins un nouveau socratisme de l’idéal des lumières, qui visait l’explicitation complète du monde par une démarche « d’algorithmisation » 5 sans trêve. Explication et Commande se trouvaient irrrémédiablement emboîtés. Ce rêve d’articulation n’est toujours pas amoindri, comme en témoigne la virulence des tendances “unitaires” dans le débat sur les forces universelles 6.
Dans le rationalisme des lumières représenté par Newton ou Leibniz, le statut de la nature fut d’abord celui d’une architecture mécanique qui permettait de propager les causes, soit dans le vide, soit dans le plein des substances plus ou moins élastiques. Quelle que fût la médiation matérielle par laquelle Dieu lui transmettait sa volonté, cette nature-instrument était au service de la “providence générale”, c’est-à-dire sous le commandement d’un démiurge unique, même s’il n’intervenait plus dans les détails du fonctionnement. Cette conception, aussi claire nous semble-t-elle a posteriori, n’en est pas moins étrange dans la perspective, alors prochaine, de l’abolition des tyrannies, et de la promotion de constitutions populaires. C’est en effet encore une métaphysique de l’autorité suprême, comme si l’espérance d’une démocratie laïque à rétablir après quinze siècles d’interruption, ne pouvait pas supporter une cosmologie “ouverte” (de type lucrécien), mais exigeait un support métaphysique dogmatique, reflétant l’homogénéité idéale d’une communauté autour de sa « clef de voûte ».
Dans cet univers articulé, préparé et “empaqueté” (même si le vide newtonien posa un moment problème), les entités dotées de forces vives autonomes -les monades- n’étaient pas reliées entre elles par une politique mouvante des concepts, mais par un Dieu fiable (connaissable dans ses actes) servant “d’ordinateur central” des échanges 7. La grandeur des sujets, monades comme les autres, n’était pas relativisée par la reconnaissance que les signifiants de la science n’ont que temporairement force de loi. Purs transcripteurs, relais de la connaissance, on était sûr de l’emprise qu’ils offraient à l’humanité en la faisant accéder à un stade supérieur de raison.
Cette raison était aussi homologue à la nature qu’elle décrivait : elle formait, depuis Descartes, une “matière pensante”, un film intellectuel capable de redoubler pour la couvrir, toute « l’étendue » en l’interprétant de façon logique et analytique. C’était aussi le “rien n’est sans raisons” de Leibniz, reflété dans le système global de ce grand rationaliste chrétien, que Michel Serres, notre écolo-technophile, tenta respectueusement d’actualiser dans sa thèse 8. De sorte que, sans qu’on y prenne garde, la pensée se mettait à ressembler à la nature, et cette dernière à la pensée, l’une n’étant plus que le calque de l’autre, sans qu’on puisse dire, en fin de compte ce qui était premier.
Certes, Kant prend en compte la remarque de Hume sur la séparation entre expérience et entendement et émonde la théorie leibnizienne de sa lourdeur métaphysique, mais il en restaure ensuite l’essentiel à travers l'affirmation propre de la maxime morale, considérée absolument valide pour tout sujet. Ce qui remplace ainsi chez Kant la fenêtre sur Dieu, ouverte dans la monade leibnizienne, est la conscience éthique interne à chaque sujet et identique pour tous, instituant la coïncidence, la transparence entre une humanité abstraite et une réalité naturelle.
Plus tard, Hegel interrogea l’affirmation selon laquelle l’Esprit pouvait se saisir soi-même par de tels jugements, du moins sans s’engager dans un mouvement dialectique l’entraînant en une course jamais terminée (l’Histoire), ou bien l’orientant vers le renoncement du Sage. Cependant, même si le savoir absolu hégélien était finalement “savoir que l’on ne sait pas” du fait du défilé incessant de signifiants toujours insuffisants à dire le vrai, Hegel demeura lui aussi contraint par le cadre rationaliste établi par Leibniz, et qui prétendait pouvoir, au bout du compte, dire la nature, en cerner l’essence profonde, “jamais sans raison”, bien que fondamentalement extérieure au concept 9. Cela impliquait qu’en vis-à-vis, la nature elle-même soit conçue comme épuisable par les mots de l’homme pour dire l’être (une ontologie), mais ces mots étant toujours, en dernière analyse, des mots d’usage, d’utilité, d’appropriation, de dominance, l’idéalisme allemand, effort de pensée inégalé, disserta au mieux sur les conditions culturelles satisfaisantes (et les raisons suffisantes) de l’intervention opérationnelle collective sur la nature et sur l’homme.
Il demeure donc une autre nature, qui ne fut pas l’objet d’autant de sollicitude de ces grandes pensées de pouvoir sur la vie via le savoir. Il s’agit de la nature comme “autre face” de la subjectivité, comme contenu réel (obscène) du sujet, et notamment de celui qui désire faire oeuvre de science. Cette nature là ne fut pas vraiment pensée, même si Hegel réfléchit plus qu’aucun autre philosophe sur la notion de jouissance. Il ne parvint pas au point où l’idée de sujet se trouverait changée par l’impensé de la nature, à savoir par ce qui est, ou doit rester non-codifiable tout simplement pour pouvoir être source souveraine des codes. Pour lui, le sujet avait encore un fond séparé, une réalité en soi, celle de l’historicité spirituelle (on dirait aujourd’hui culturelle), même s’il n’était constitué de rien d’autre que de matérialité collective en mouvement. Mais cette historicité symbolique (qui demeure l’objet essentiel des sciences sociales d’aujourd’hui) n’est ni séparée absolument de l’histoire matérielle ni déductible des règles évolutionnaires que nous leur appliquons dans les termes scientifiques. Contrairement à ce que prétend Dan Sperber 10, nous ne pouvons pas tirer d’une théorie utilitaire ou fonctionnelle les lois “épidémiologiques” régissant les symboles humains, parce que l’épidémie (notable, par exemple dans celle des mythes totémistes américains passés au tamis lévi-straussien) est toujours freinée, humanisée, réordonnée par une conversation politique. Le paradoxe de cette séparation /union entre pensée et nature ne fut élucidé ni par Hegel ni par ses successeurs les plus radicaux, ni par les pensées structuralistes ou cognitivistes les plus récentes.
Ainsi du “renversement de Hegel” opéré par Marx : il consistait à traduire le mouvement historique de l’Esprit dans l’histoire des individus biologiques concrets et des classes qu'ils composent collectivement, et précisément pour cela, ce renversement ne répondait pas à l’enjeu, puisque la question n’est pas tant de déclarer que le vrais sujets de l’histoire sont les prolétaires ou les bourgeois, que de comprendre en quoi l’histoire amenuise ou grandit tous les sujets qu’elle produit. Certes, Marx parlait d’aliénation et pour lui l’idéal communiste devait permettre aux individus de s’épanouir “en nature”. Mais là encore, on retrouve chez lui la conception idéaliste de toute la tradition philosophique scientiste du XIXe siècle, qui ne parvint guère à penser le caractère politique et contractuel du sujet, sur la base de sa propre non-définition en nature et en droit. Or le sujet (en tant qu’il n’est pas seulement l’assujetti aux signifiants et aux énoncés de sa culture) ne s’épanouit que pour autant que sa communauté politique décide d’accorder à chacun une plus large part de vie privée, une part de friche définitive, c’est-à-dire d’existence et de position non prescrite, quel que soit, par ailleurs, l’état de pénurie ou d’abondance où vit la société. Paradoxalement, le sujet humain résulte d’un décret culturel ancestral qui l’autorise –et l’assujettit- à dire “je”, puis à rendre ce je au “tu”, en attendant qu’un “il” entre en conversation, mais tout cela... sans autorisation préalable ! 11. Dans n’importe quel état économique, le sujet ne grandit que si l’on décide de lui attribuer de grands moyens de jouissance indéterminée et non statutaire, et cela, nécessairement au détriment de l’investissement collectif. Inversement, la plus-value n'est comptabilisée à chaque cycle du capital, que pour autant qu'elle n'est pas laissée aux personnes : et pour cause, car sinon, on ne pourrait plus rien en savoir ! C’est pourquoi le communisme théorique n’apporta aucune garantie de respect du sujet et de son contenu, la nature, car il ne s’intéressait fondamentalement qu’au mode de partage et non à la grandeur des parts, surtout pas à leur grandeur absolue, c’est-à-dire à la jouissance, dans ce que la politique décrète comme étant le plus impartageable, le plus personnel, bref le plus “naturel”, et que Nicholas Georgescu-Roegen a appelé « le flux de joie de vivre » 12, pour définir l’objet même de l’économie.
Si cet aspect avait été perçu dès le début de l’idéalisme allemand, (sa prescience par Schiller, le jeune maître naturophile de Hegel, en avait été trop confuse), on aurait peut-être anticipé les dérives totalitaires du siècle suivant, dues en partie à l’ignorance des incidences de la définition autoritaire des sujets au social. La manière dont les militarismes nazis ou bolcheviks réduisaient les sujets à de purs “agents” d’une cause collective imaginaire, fut en effet pour beaucoup dans l’inhumanité de ces régimes, les thèmes de haine (antisémitisme, chasse aux dissidents) venant proposer des objets de remplacement à une jouissance individuelle bridée et déformée.
Certes, la contradiction entre démocratie et nature (comme exprimant le paradoxe raison-passion) fut saisie assez tôt, dans la tradition critique issue de Nietzsche, mais celui-ci affirma, dans son « renversement de toutes les valeurs » au profit d’un retour à la nature, la continuité d’une passion de la dominance, plutôt qu’il ne la relativisa. Au lieu de chercher à rendre compte de la difficulté de la raison (découvrant sa béance là où elle croit se fonder elle-même), Nietzsche, annonciateur direct du post-modernisme, supposa que la raison politique était une forme, plus ou moins dangereuse, de renoncement à la vie au service d’une « morale du troupeau » 13. Face à l’excès de raison, il réaffirma l’Etre-au-naturel, (et son expansion agressive, plutôt que son immobilité sereine 14) à l’encontre de la civilité raisonnante, qu’il tenait pour l’expression d’une faiblesse organisée, préférée à l’héroïsme du surhomme.
Une nature romantique se déploya en s’appuyant sur cette critique de la raison, mais elle le fit dans le sens même où la raison avait été portée au pinacle entre le XVIe et le XIXe siècles, quand elle soutenait l’élan colonisateur. En effet, contrairement à la démocratie antique qui avait accompagné la dérive expansionniste des cités, la raison civile issue de la Renaissance, ne trouva sa place que pour autant qu’elle rendait possible le rêve de battre partout la nature de vitesse, au nom de la nature du Prince et de ses affidés, puis de celle des Planteurs et du travail utile de leurs esclaves.
Il n’est donc guère surprenant que la mince surface de démocratie construite par les tenants des lumières pour organiser “raisonnablement” cette énergie explosive, se soit fissurée, quand se présenta la frustration... d’un manque de nature disponible. Dès le moment où certains commencèrent à entrevoir que la raison pourrait bien, un jour, ne plus s’accorder aussi facilement avec la flambée de puissance des techniques scientifiques, avec le « déferlement des techniques » dont parle Michel Tibon-Cornillot 15, le choix fut posé : raison dénaturante ou naturel déraisonnable ?
En réaction aux tentatives de maintenir une dialectique entre nature et raison 16, un certain post-modernisme 17, avant-garde d’une bourgeoisie désormais divisée, opta pour la nature, mais contre la raison considérée désormais fallacieuse et débilitante. Le retour de la nature enfin “reconnue” dans les temps modernes fut ainsi indéniablement inauguré par la tentation de déconstruire tout principe de raison, sans pour autant se défaire de la science. Un risque d’apocalypse politique en découla rapidement du seul fait du passage d’une partie des scientifiques avec armes et bagages dans le clan des romantiques « vitalistes » et autres affirmateurs de la puissance vitale de ceux qui se destinaient à triompher dans la sélection naturelle. L’écologie politique naquit au paroxysme de la crise de la modernité pendant l’entre-deux-guerres, crise qui trouva son débouché dans l’idéologie et les institutions nazies, se voulant résolument naturalistes, évolutionnaires et racialistes au sens de Haeckel.
Mais encore une fois, ces menées, considérées a posteriori comme non- ou pseudo- scientifiques, emportèrent dans leur volonté dévastatrice dirigée vers des objectifs encore plus dominateurs que la science des lumières qui les avaient précédé, tout ce qui tentait de penser le caractère réellement autonome, spécifique, libre, pluraliste, des phénomènes vivants.
Dans son essai sur l’écologie 18, Luc Ferry rappelle que le premier ministère de l’environnement fut créé par l’Allemagne nazie, et que la biosociologie, fondant l’humanité en nature, justifiait pour Alexis Carrel ce célèbre médecin vichyste, l’appel à l’eugénisme volontaire du débile et du prolétaire, considérés en excès. En ce sens, lorsque Luc Ferry note que Le Pen revendique l’écologisme « comme une notion de droite” 19, il exprime une vérité factuelle au moins partielle.
Cependant, Ferry veut ignorer que, déshonorés ou éclaboussés sous la même étiquette infâmante du nazisme, des gens surtout amoureux de la nature vivante incarnée dans les animaux (que nous sommes aussi) comme Konrad Lorenz ou Adolf Portmann n’avaient finalement strictement rien de commun avec l’idéologie raciste « supérioriste ». Tout comme pour la tradition anti-lamarckienne essentiellement britannique et américaine que critique André Pichot (au risque d’être marginalisé dans la communauté des historiens de la science), il se manifeste constamment une dictature de la « juste position officielle » du « rationalisme démocratique », de telle sorte qu’est préservé et excusé pour ce dernier le but dominateur de la raison, tout en accusant de sa propre perversion ceux qui, amalgamés arbitrairement aux plus brutaux des dominateurs « naturels », en ont été parfois –et au fond - les plus irréductibles opposants. Je ne parlerai pas de Heidegger, impliqué du mauvais côté plus profondément, et malgré sa critique de la technique, qu’il développera d’ailleurs plutôt après guerre.
Certes, le risque de catastrophe historique mondiale n’étant pas éteint tant que le totalitarisme soviétique semblait encore être un écho tardif de ceux qui avaient empoisonné les cinquante premières années du XXe siècle, il fallait encore de grands efforts des classes dirigeantes occidentales pour rappeler à la raison démocrate les élites tentées par l’aventure anti-rationaliste. Et cette position de gardiennage du temple rationaliste-démocratique a été longtemps facile et confortable, distribuant les bons et mauvais points au nom de la morale moderne. Mais elle est devenue intenable à partir du XXI e siècle, parce qu’elle devenait équivalente à la négation du ravage écologique de la planète par le « libéralisme libéré » de toute entrave politique. Ferry devient alors, a posteriori, un simple négationniste : il veut ignorer que la mécanique générée par la liberté des forces financières a fait « exploser » l’activité techno-industrielle la plus polluante et la plus dévoratrice d’énergie à la surface de la planète. Or, dix sept ans après son essai anti-écolo, cette dimension de « déferlement » ne peut plus être récusé par personne, gauche ou droite, pays développés ou émergents. C’est bien sous les auspices de la gestion libérale internationale et désormais directement mondiale, que l’unité verrouillée entre raison et nature, entre démocratie et production consommatrice modernisa ce que les géographes allemands du début du siècle avaient appelé la raubtwirtschaft (l’économie de rapine ou de ravage) en accélérant le changement du climat, en épuisant le pétrole et en bétonnant plaines et côtes. La démocratie tombeuse de murs ne fut restaurée et imposée comme « fin de l’histoire » qu’en poussant plus que jamais la prédation et l’entropie grâce aux appareillages désormais alliés de l’État et du Marché, de la raison et de la liberté « naturelle », et surtout à la coupure permettant désormais au Nord de métamorphoser le Sud en usine à son service.
Dans cette dynamique irrésistible, l’équilibre se révélait précaire, et, sous des formes variées, la tendance à se servir des oripeaux démocratiques et rationalistes pour se consacrer à la passion pure, fit sans cesse retour. Cette tendance demeure perceptible au sein même de la société qui, politiquement triomphante, maintient, contre vents et marées, l’étendard de la « market democracy » comme idéal non négociable : les États-Unis d’Amérique. C’est en effet là que la violence “naturelle” paraît fasciner avec le plus de constance, qu’il s’agisse de la criminalité aussi sauvagement exaltée que réprimée, de la passion pour le « toujours plus » du gambler endetté, ou de la violence spirituelle réfractée dans les mouvances utopistes ou thaumaturgiques, parmi lesquelles se placent une part de ceux qui se disent écologistes dans ce pays.
Et c’est donc sous l’égide de Mère Violence que se déroula aux USA à partir du milieu des années Quatre-Vingts, une lutte titanesque devant assez vite se conclure par la défaite des écologistes (pourtant suractifs et ayant pratiquement inauguré toutes les luttes qui devaient caractériser leur mouvement mondialement) 20 et par le triomphe du boutiquier et du financier fous de technoscience utilitaire ou militaire, sur fond de paranoïa collective de plus en plus émergente, quant au personnage de l’Alien, de l’Autre, dont la figure la plus évidente finit par se stabiliser durablement sous l’espèce du terroriste islamiste.
De nos jours, la réaction antidémocratique à la frustration d’une nature devenant indisponible, est toujours sous-jacente. Elle couve en permanence, n’attendant que la crise ouverte pour remonter au jour. Lors d’une pénultième crise du pétrole, je me souviendrai longtemps de la position quasi-fascisante de syndicalistes de l’industrie automobile américaine, face aux annonces de renchérissement de l’essence du fait de l’OPEP. Certes, aujourd’hui, après les coups de boutoir ébranlant « l’économie mondiale » appropriée sans vergogne, on perçoit de plus en plus nettement la résistance de la nature elle-même (via l’épuisement des ressources et la transformation de l’atmosphère), et le négationnisme anti-écologique paraît être contraint à plus de modestie. Mais n’est-ce pas une apparence ? Et sans parler de l’échec répété des conférences internationales qui en est comme le symptôme le plus visible, ne sent-on pas partout l’intention farouche de continuer à affirmer le jeu social de l’enrichissement et de l’ostentation fondé sur le gâchis comme s’il était non questionnable, et pour ainsi dire consubstantiel de la nature humaine (ou de toutes ses cultures, pour suivre la fascination de Marcel Mauss pour le potlatch 21) ?
L’amour de la nature dissimule la haine des hommes, a-t’on (trop) répété. On devrait ajouter : le naturalisme opérationnel cache mal la haine de la nature, et en particulier de la nature non accaparée où se projette, pour se respecter lui-même, le sujet humain. Un sentiment s’impose : plus on est naturaliste, plus on finit par s’en prendre à la nature, en refusant d’y voir un fragile reflet de l’humanité et une condition des symboles qui nous protègent comme êtres humains. Est-il pourtant si difficile d’admettre que l'humanité est ainsi construite par le symbolisme, qu'elle ne peut avoir accès au respect que par la voie indirecte du pluralisme des positions subjectives mutuellement reconnues ? Est-ce donc si difficile de saisir que nous n'avons aucun rapport de savoir direct avec une essence nommée "nature", ou “système homéotélique Gaïa”, et que la seule chose qui nous arrêtera dans la destruction, est la reconnaissance d'autrui dans les usages symboliques que chacun fait de la nature ?
Sans doute avons-nous affaire à une évidence paradoxale aisément refoulable, ce qui explique avec quelle facilité l'on tend à se tromper sur la signification des progrès du naturalisme. Ainsi, quand une observatrice de sensibilité écologiste notait que “le paysage philosophique européen est aujourd’hui marqué par le retour des philosophies de la nature dans le sillage du dépérissement des philosophies culturalistes ou structuralistes” 22, elle ne suspectait guère que ce retour n’impliquait pas d’aller vers un respect accru de la nature, mais au contraire qu’on se préparait à un assaut plus violent encore de la part de la consommation technoscientifique de la vie. Car le structuralisme centré sur la culture humaine, contenait (c’est évident chez Lévi-Strauss), un respect -au moins cognitif- de la diversité naturelle reflétée par la diversité des mythes humains. Cette orientation a d’ailleurs été affirmée de façon plus nette encore par Philippe Descola, lorsqu’il conclut, au terme d’une enquête géante qui vaudrait pour clef de voûte de l’anthropologie, que l’humanité se partage inéluctablement entre au moins quatre conceptions logiques antagoniques de la nature 23 :
-celle qui, coupant la pensée de la continuité naturelle, permet à la première de dominer la seconde (et qu’il appelle la pensée cartésienne, et par extension, occidentale).
-celle qui use de la nature tel un livre ouvert pour comparer, refléter nos organisations sociales et celles qui sont disponibles dans la réalité non humaine.
-celle qui noue un lien d’amitié avec la nature comme si elle était notre parenté.
-et celle qui fait de la nature l’organe même de notre puissance mentale.
Ce n’est pas parce que dans l’Histoire, la première de ces positions apparaît en dernier, laissant les autres dans l’apparence d’une « primitivité », qu’elles ne sont pas, en fait, à considérer simultanément comme des dimensions irréductibles les unes aux autres.
Et si l’on nomme finalement structuralisme cette simple tentative d’observer que différentes façons d’être humains doivent nécessairement coïncider dans la même existence contemporaine à la surface de la même planète, n’est-ce pas là une amorce de la seule position réellement alternative aux naturo-culturalismes ou aux culturo-naturalismes en fait alliés secrètement dans le culte du droit à déferler « comme un seul homme » ?
Il est incontestable que le mouvement dit « structuraliste » a connu bien des dérives et manifesté bien des défauts, dont une certaine arrogance, un goût pour l’abstraction et l’esthétisme, et une attirance pour une forme de mécanicisme. Certains textes de Lévi-Strauss (comme la Potière jalouse) témoignent même d’une sorte d’hubris dans la volonté de démontrer systématiquement les lois régissant la pluralité humaine. Sans parler de quelques outrances lacaniennes tournant au délire. Mais tout cela valait-il l’extraordinaire agressivité qui, bien sûr en provenance des Etats-Unis, donna un coup d’arrêt presque définitif à l’intellectualité inspirée par le structuralisme : la fameuse affaire Sokal, menée par des scientifiques affichant à la fois leur cartésianisme et leur foi collectiviste, mais orchestrée mondialement par des forces médiatiques nettement intentionnées ? Quoi qu’il en soit, on voit bien que c’était la nature, encore une fois, qui était au centre de la controverse, l’enjeu étant de savoir qui avait le droit d’en parler savamment, et de faire taire les autres, ne serait-ce qu’en les écrasant de sarcasmes et de quolibets.
Le technoscientisme ne s’est pas contenté d’agresser ses adversaires réels ou potentiels –les partisans de la pluralité dans le sens à donner à la nature-. Il s’est aussi porté aux deux extrêmes de la proposition positive : par le cognitivisme, il s’est carrément engagé à changer la nature jusque dans ses tréfonds nanoscopiques ; par le « diagnostisme », il s’est présenté comme curateur et sauveur de ce qu’il avait lui-même contribué à détruire. On évoquera ici l’effort du GIEC et plus largement le déplacement de nombre de scientifiques depuis une science de l’action modificatrice vers une science de la précaution. La question que nous nous poserons maintenant ici est donc : est-ce que ce « changement de cap » qui permet d’éviter d’impliquer toute la science elle-même dans l’entraînement à la catastrophe, suffit, sur le fond, à incarner un « nouveau naturalisme » devenu cette fois ami de la nature ?
La réponse semble être négative, tant du moins que l’on n’a pas tenté de modifier le noyau central de la démarche scientifique, celle du projet d’objectivation, afin de le subordonner à la conversation humaine avec les autres positions possibles.
Réflechissons : est-ce seulement par l’intervention d’acteurs extérieurs à la science que les conceptions naturalistes de la nature ont été presque toutes dévoyées vers le pillage de la nature ? Ne sont-ce pas aussi ceux qui promettaient l’alliance (voire la fusion) entre nature et homme, le second prolongeant la première, qui nous ont entraînés directement dans une logique de puissance destructrice ? Est-ce par une malheureuse coïncidence si le darwinisme (ou plus exactement le spencerisme), qui fonda solidement la filiation naturelle de l’humain (et expatria durablement les fondamentalistes lecteurs de la bible du cœur des universités), fut aussi l’école de pensée qui justifia l’agressivité entre “compétiteurs” économiques, au détriment de la nature, dès lors conçue comme milieu d’une lutte solitaire pour la vie ? 24 Est-ce encore du fait d’une malheureuse contamination profane, si l'autre naturalisme, celui du mutualisme et de l'altruisme vérifiés partout, des bactéries aux simiens, n'a pas été moins ravageur pour la nature ? Si la science sociale d’inspiration marxiste a tout autant saccagé la nature que le capitalisme, réalisant ce que Marx lui-même critiquait dans le modernisme : “Tout progrès dans l’accroissement de la fertilité (du sol) pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité” 25.)? Sont-ce là des effets latéraux, des scories, qu’évacuerait la purification d’un “vrai” naturalisme ? Il semble au contraire conforme à l’expérience historique des derniers siècles de reconnaître la participation de tous ces naturalismes à l’économie de ravage, par leur commune prétention à rendre disponible à l’esprit de tous et d’un seul tenant toute la nature.
Que cette totalité continue se substitue radicalement à la transcendance séparant la totalité divine de sa création locale ne change rien, encore une fois, sauf dans le sens de l’aggravation : on substitue seulement aux interprètes charismatiques de la mystérieuse volonté divine, des fonctionnaires gérant un savoir appartenant de droit à la totalité des hommes, et pouvant effectivement se réclamer potentiellement d’un « savoir absolu ».
Ce qui est commun aux naturalismes de droite et de gauche, c’est le décret d’une nature en continuité avec l'homme physique, cette description ouvrant à elle seule la voie d’un “mode commun” (d’un court-circuit) d’autant plus catastrophique qu’il tente d’aligner en face de cet univers unitaire et unaire un système unique des procédures de pensée. Ainsi de l’université plus ou moins mondialisée, et qui est, bien plus encore que le monde des entreprises géantes, une réalisation symptomatique de cette ambition.
Allons plus loin : le continuisme naturaliste que partageaient nombre de célèbres écologistes (à commencer par Ernst Haeckel aux thèses ouvertement racistes) n’était-il pas voué à se retourner contre soi, et à faire tôt ou tard se côtoyer les pires extrêmes ? Notons que pour Haeckel, il s’agissait bien de reconstruire rationnellement l’unité du monde, et d’y appréhender l’ordre des rapports entre organisme et environnement que sa théorisation de la “lutte pour la vie” croyait y prévoir. Avec Vladimir Vernadsky, un autre père fondateur de l’écologisme 26, l’homme devenait réellement “un facteur géologique planétaire”, c’est-à-dire une force physique qu’on ne pouvait dompter qu’en y opposant une autre force physique, elle-même fondée sur un savoir global des interactions homme-nature.
Mais qui pouvait garantir que ce second dispositif de forces serait moins interventionniste que le premier ? Rien ne permet de dire que l’écologie, comme savoir sur le global, se soit émancipée des attendus métaphysiques du scientisme, et notamment de la transparence du sujet par rapport à une loi naturelle supposée absolue, suffisamment connaissable et donc prête à recevoir les « corrections » ou les « protections » que le savoir autorise.
A tout le moins, des controverses survenant à l’intérieur de la nébuleuse scientifique ont-elles pu modérer l’emprise du naturalisme et faire la place à d’autres principes de référence ? La passion de la Chose a peut-être été, dans la science même, contrebalancée par celle du partage symbolique, constaté à certaines périodes par les plus affûtées des disciplines de l’homme. Qu’on se détrompe : à l’intérieur des sciences humaines s’intéressant à la nature depuis A. Leroi-Gourhan 27 jusqu’à A.G. Haudricourt 28, sans parler de la tradition nord-américaine de l’ethnoécologie 29, ou de l’anthropologie des systèmes de parenté 30, on a principalement affirmé l’imprégnation naturelle de la culture, sa transparence à la nécessité des usages de la nature 31. Même à l’intérieur du structuralisme comme scientisme minoritaire, et chez les mêmes auteurs parfois –c’est clair pour Lévi-Strauss ou Chomsky-, on a explicitement tendu vers un universalisme en fin de compte basé sur les caractères innés de l’esprit humain. Quoi qu’il en soit, le sujet humain y est pensé comme dépendant des “lois naturelles” déterminées au dessus de lui par le savant naturaliste. Certes, on admet des parallélismes, des réversibilités ou encore des configurations dont la causalité ne doit pas être recherchée mécaniquement. Mais la tendance de ce “naturalisme social”, reste de saisir une continuité nature-homme, de chercher le moyen d’agir de l’un sur l’autre. Et comme celle-ci se dérobe à la sagacité de l’anthropologue, la grande famille gauchisto-droitière du continuisme a réaffirmé en toutes circonstances que la plante, l’animal, le milieu, ont été les vecteurs ou les outils, les causes ou les organes du changement culturel. Ainsi, aujourd’hui, rien n’est plus « cognitiviste » que l’actualité majoritaire en primatologie, ni plus dénégateur de l’idée d’un « propre de l‘homme » qui distinguerait celui-ci de l’animal 32.
Ce qui pose problème ici n’est pas la curiosité pour l’objet qui dompte l’homme, car il est effectivement passionnant d’observer comment le maïs produit l’empire réglant l’irrigation, ou le cheval induit l’anarchie des bandes guerrières; comment la pomme de terre favorise le paysan indépendant (parce qu’elle n’a pas besoin d’engrais), pourquoi la pullulation du porc domestique déstabilise les sociétés hiérarchisées, tout comme la hache de métal défait le respect des Anciens, gestionnaires de la pénurie des haches de pierre; ou encore pourquoi le mouton méditerranéen pousse à devenir “pasteur d’hommes” (comme disait Homère à propos des grands guerriers), tandis que l’igname extrême-oriental qu’il faut déterrer sans arrachement et bouturer, pousse au pacifisme collectionneur.
Ce qui devient problématique, c’est que lorsque le Culturaliste (ou l’anthropologue structuraliste) apporte –parfois trop timidement 33- autant d’exemples d’effets inverses, montrant l’autonomie de la culture envers l’utilité, le Naturaliste se détourne, par ennui. Lorsqu’on lui démontre que le maïs a pu nourrir de petites sociétés indépendantes, ou qu’il ne suffit pas de disposer d’un cheval et d’une steppe pour devenir Attila, ni d’un igname pour empêcher l’impérialisme de la culture chinoise, il sourit. Lorsqu’on lui suggère qu’abondent les sociétés préférant persévérer dans des techniques qui leur demandent plus de travail que d’autres, ou bien qui réalisent des massacres sans raison économique (les sacrifices de masse des Aztèques), il hausse les épaules, et tente de prouver le contraire. Lorsqu’on lui montre que telle société préfère se suicider plutôt que d’abandonner un tabou devenu contre-productif, il la déclare d’emblée “irrationnelle”, et ne cherche pas d’autre explication, car il supporte peu que soit contrariée sa propre croyance dans une adaptabilité infinie de l’espèce humaine, comme segment de l’adaptabilité générale de la vie.
Mais ce qui est encore pire que tout cela, c’est que, façonné pour ainsi dire par la rencontre fascinante avec son alter ego naturaliste, le culturaliste (de Lévi-Strauss à Lacan, par exemple), finit par construire son propre discours comme s’il concernait une réalité naturelle spécifique mais unitaire : La Culture, en miroir de l’autre fiction que serait La Nature.
Ce qui pose problème est donc le naturalisme comme passion butée, discours “grand seigneur” fasciné par sa propre facilité à produire l’évidence, là ou d’autres sont plus complexes, moins à l’aise. L’affirmation de la passion continuiste ne va d’ailleurs pas sans agressivité : ainsi le père de la sociobiologie, E.O Wilson, affirmait-il la nécessité de faire disparaître à terme l’éthologie et la psychologie comparée dans une économie générale des processus vivants 34. Il n’y a pas de façon plus claire de nier la spécificité de la situation humaine, pourtant prise dans le phénomène symbolique, et remaniant à partir de lui tout le donné biologique élaboré jusque là hors-culture. Paradoxalement, il n’y a pas de façon plus radicale, au nom du naturalisme, de nier la réalité de la menace que constitue effectivement la violence interne du mécanisme culturel pour la nature humaine et non humaine.
Le continuisme naturaliste fait penser au continuisme neuronal de J.P. Changeux appliqué à l’art, à l’éthique et à la politique. C’est une opinion scientifique respectable jusqu’au jour où son tenant s’érige en “chef de l’éthique” et essaie de fonder une politique sur le jeu des appétences et des répulsions, justifiant des interdits, non pas par prudence ou bon sens, mais au nom de la science. Ne nions pas la bonne foi des créateurs d’idéaux sociaux fondés en nature (Haeckel, Spencer, Marx, Stewart, etc.), mais ayons le courage d’analyser l’inversion paradoxale de leur projet : c’est la meilleure aide à apporter à un mouvement écologiste qui porte l’espoir, et doit donc, plus que d’autres, se méfier de ce qui, d’une erreur, d’un penchant bénins au départ, peut faire catastrophe.
La simple reconnaissance de la nature comme ordre surplombant les actions humaines n’est pas une démarche innocente. En témoignent les avatars de la proposition d’un “renversement complet” du respect humain, en logique de respect de la nature globale, dont l’homme ne serait qu’une partie. Cette critique de la centralité humaine, pivot de la Deep ecology, s’appuie sur l'écologie scientifique (comme l'oeuvre des frères Odum 35) insistant sur la globalité intégrative des phénomènes locaux, dans leur dépendance à la totalité “macroscopique”.
Or, en croyant passer du HEP (Human Exception Paradigm) au NEP (New Environmental Paradigm), selon l'expression que les sociologues R. Dunlap et Catton promurent dans les années soixante-dix 36, on prend un risque : car si l’on fait de l’humain un accessoire de la nature, celle-ci devient vite l’objet d’un culte où l’on ne trouve plus guère de respect de l’humain. Le respect de l’humain étant la seule référence à travers laquelle nous pouvons éprouver un sentiment pour la nature (pas d’affect sans dialectique intersubjective), sa disparition dans un culte de la nature équivaut à la disparition du respect de la nature elle-même. Tout redevient possible, y compris une conception orgiastique et destructrice de l’environnement, au nom même du naturalisme. En suivant cette pente, on bascule du gâchis et du mépris de l’environnement vers un régime de surveillance globalitaire inhumaine, qui ne se retiendrait sans doute pas longtemps de bétonner à son tour, à commencer par les murs devant interdire l'accès du grand public aux "trésors” de la nature à sauvegarder coûte que coûte. Ce processus -hélas trop plausible!- semble avoir été compris par Dunlap et Catton, qui ont renoncé au slogan HEP-NEP, en voyant qu’il participait à l'embrasement de la religion de Gaïa, et cela, parmi de brillants esprits du monde universitaire international.
Par exemple, dans Le défi du XXIe siècle 37, Edouard Goldsmith développe une critique percutante de l’absurdité du système post-moderne, ancré dans le mécanisme du profit et de sa croyance fondatrice -la toute puissance technologique-. Je le suis dans presque toutes ses analyses, et je trouve intéressant son recours à la notion d’homéotélie exprimant la tendance des êtres à protéger mutuellement leurs avancées, en complexité et en autonomie.
Mais je récuse le paradigme qui semble lui servir de repère absolu : l’ordre planétaire de Gaïa. Entendons-nous bien : je suis d’accord pour admettre que le prométhéisme moderne nous entraîne à la destruction, parce qu’il quitte le cadre permis par la vie, dans l’immense complexité organique de ses ajustements subtils au cours de l’évolution. En revanche, et pour les mêmes raisons que Goldsmith avance pour montrer avec quelle aisance la science s’est s’enferrée dans les paradigmes grossiers du darwinisme social de la biosociologie en suivant simplement l’idéologie du profit, je ne pense pas que nous disposions d’une capacité à “penser” la nature suprême de la vie, sinon de façon réductionniste, cette réduction pouvant être celle d’une religion de la Terre.
Parce que nous sommes avertis, (au moins dans les sciences humaines nourries de psychanalyse), qu’aucun discours ne saurait rejoindre le vrai, ni subsumer les éléments essentiels d’une “bonne voie », nous ne pouvons pas accepter l’encadrement conceptuel de sa critique. Il y a trop de risque de voir retourner cette prétention au savoir global en un autoritarisme moralisateur aussi terrifiant que ce qu’il dénonce. C’est justement parce que l’enjeu est formidable, parce qu’à l’évidence la folie technofinancière nous entraîne -derrière l’abri illusoire de ses salles de contrôle d’indicateurs- vers la misère psychique et physique, que nous devons maintenir disponible une pensée de l’alternative civile et libertaire.
Actuel ou ancien, scientifique ou éthique, religieux ou empirique, le naturalisme que nous nommerons donc maintenant « unitariste » (en y intégrant aussi des formes de culturalisme) n’a jamais cessé de répondre aux questions d’Aristote sur ce qui “s’engendre et pourrit” mais toujours en un sens précis : il a constamment tenté de ramener à la détermination ( à ce que Paul Jorion appelle la « connexion antisymétrique ») 38, ce qui s’était échappé (dans d’autres philosophies) vers la libre parole, la causalité se libérant en quelque sorte des effets de langage.
Cette tentation, devenue obligation dans la doxa chrétienne n’a jamais été plus forte que dans la science « athée » qui en émergea, le calcul garantissant sa force de conviction inégalée à une emprise générale du pouvoir. De l’unité du cosmos galiléen à la mise au pas des énergies humaines contraires chez Hobbes, de la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon au système de la nature de Diderot, des descriptions naturalistes de Linné ou Bernardin de Saint Pierre, à l’économie des Physiocrates, on voit bien maintenant que la reconnaissance de la nature moderne est inséparable de l’idée d’un ordre fermé pour être bien gouverné. On sait aussi que cette combinaison nature/culture-ordre a été directement à l’origine de la fantastique machine à construire-détruire, dont nous déplorons les effets deux siècles après. Il n’y a donc pas rupture entre le créationnisme des Juifs, des Chrétiens, puis des Musulmans qui constitua le mythe de référence de cette maîtrise adulée, faisant soc pour labourer l’antique idée de l’unité politique reflétée par l’équilibre cosmique, et les convergences actuelles de certains écologismes vers une cosmologie hiérarchique. De la nature inventée et sauvée par le dieu unique (naturée), à la nature (naturante) désirante et douée d’intention comme si elle était sa propre divinité exigeant la servilité absolue de ses hôtes humains, il n’y a eu finalement que de petits changements dans le repérage du “maître”.
Il ne faut donc pas se tromper d’adversaire : il existe encore aujourd’hui une oscillation, une constante tentation de basculement entre l’une et l’autre posture, entre acte de création volontaire et matrice originelle. Ce qu’écrit Marcel Gauchet à ce propos est pris dans une temporalité trop simpliste (avant, après) : “Tout s’est passé (..) comme si l’espèce humaine avait successivement choisi de privilégier l’une ou l’autre de ces dispositions temporelles. Ou bien le parti-pris de l’antériorité du monde et de la loi des choses; ou bien le parti-pris de l’antériorité des hommes et de leur activité créatrice” 39. En fait, comme l’a établi la grande anthropologie universaliste après la seconde guerre mondiale, il n’y a pas de passage irréversible entre une soi-disant pensée magique et une soi-disant rationalité évoluant vers la totale liberté politique, idée dont le simplisme pousse Marcel Gauchet à affirmer que le christianisme est la “religion de la sortie de la religion” 40. Nous voyons au contraire que c’est une religion qui fait retour comme porteuse d’un amour de l’égalité dans la maîtrise réciproque. Cette religiosité porte l’amour de la maîtrise (de soi et des autres), dans l’affirmation d’une démocratisation de la maîtrise (entre Dieu et Homme et donc finalement entre Hommes) et fait pour cela retour dans les affirmations du primat technoscientifique. La divinité surplombante (même pluralisée dans la trinité) fait un retour laïcisé dans la création 41 alors que l’informatisation générale de la gestion permet à la « totalité humaine » de contrôler d’un oeil unique (celui de SPOT, par exemple, ou de Google Earth) l’évolution des forêts mondiales. Et cette froide re-création du point de vue du grand architecte collectif n’est pas contradictoire avec la volonté de réenchanter le monde dans le sens même de la toute-puissance, même distribuée à tous, comme gestionnaires collectifs de la nature.
Le côté religieux du naturalisme (affleurant dans ses formes scientifiques) est d’ailleurs rarement en panne d’expédients pour se retourner en activisme créateur. Ainsi, chez certains écologistes marxistes (comme T.Benton 42), on réaffirme la nécessaire positivité du déploiement de la vie sur une planète rare, ce qui implique un respect envers la production originelle, mais entraîne aussi (puisque il s’agit d’un créationnisme athée) un devoir de “soutenir” la nature. Cette conception ressemble aux cosmologies Maya ou Aztèque dans lesquelles l’homme soutenait de ses sacrifices, le mouvement des astres et le retour de la pluie.
Il y a là une fascination -admiratrice ou phobique, peu importe- pour l’acte humain unifié pour l’efficacité. Ce qui est divinisé n’est pas la nature, mais la production humaine organisée -production matérielle ou spirituelle- affectée d’un signe “plus”, comme si l’on pouvait définir un bien ultime de l’activité autre que la vie elle-même. Une tendance voisine se manifeste à l’opposé du spectre idéologique : ainsi, chez les “néo-créationnistes” (comme John Baird Callicot et Bill McKibben) on est passé d’une véhémente défense du droit des animaux comme quasi-humains, à la volonté tout aussi ardente de “produire” la protection de la nature, en un nouvel acte démiurgique. Ces paradoxes, ces virevoltes, ces renversements s’expliquent tous par la passion maintenue pour le pouvoir, l’emprise, la maîtrise. Religieux ou athée, humaniste ou naturaliste, élitiste ou démocratique, il y a ainsi dans l’écologisme”hiérarchique” (au sens de Mary Douglas), un ensemble de réactions caractérisées pars le rejet de la liberté assimilée au “laissez-faire”, lui-même ramené à une conception indéterministe, voire « irresponsable » de la nature.
Or quelle est la différence, en fin de compte, entre l’appel technoscientiste à la maîtrise de la nature, qui a conduit directement aux destructions générales que l’on sait, et l’ordre moral d’une maîtrise de soi ? Dans la mesure où le “soi” à maîtriser (et à « frugaliser ») n’est qu’un objet du monde considéré d’un point de vue d’un savoir scientifique ou moral (l’homme comme espèce prédatrice, le sujet comme sujet à la violence, etc.), il n’y a en réalité aucune différence, sauf d’accent : dans un cas c’est la nature puis l’homme qu’on agresse ; dans le second, c’est l’homme puis la nature que l’on oppresse. On peut donc en déduire, sans trop de risques de se tromper, que, s’ils l’emportaient, les discours de mobilisation générale sur fond de diagnostic des « effondrements » 43conduiraient, aussi sûrement que les précédents, à des déchaînements de puissance, dont la nature, autant que les hommes, ferait les frais.
Nous avons voulu ici seulement inciter à soulever quelques questions: et si la seule maîtrise mentale coïncidente avec l’idée de totalité, au lieu d’être le moyen d’un respect accru de la nature, n’en était pas au contraire son mode habituel de destruction ?
-Et si l’impulsion la plus destructrice n’était pas le hasard des actes humains non polarisés par un “système” (consumériste ou renonçant), mais au contraire cette polarisation elle-même, c’est-à-dire la volonté terrifiée de répondre ensemble au non-sens, créant à la fois un théâtre de sens et un théâtre de sang, auquel la nature participe comme victime de plus en plus passive ?
-Et si ce n’était pas au contraire l’indéterminé, comme refus de pré-déterminer la nature à partir de nos passions intellectualisées, qui devait constituer le seul référent logique d’une absence d’action néfaste sur le monde ?
-Et si c’était justement le non-sens, c’est-à-dire, par voie de nécessaire conséquence, l’absence de grand projet organisateur et mobilisateur, qui pouvait entraîner un véritable respect des choses, en les laissant dans leur propre “désordre”, reflétant l’autonomie -postulée- des sujets ?
Bien entendu, une réponse positive à ces questions nous entraînerait immédiatement vers un paradoxe insurmontable : en effet, comme l’impulsion au grand projet d’action unitaire sur la nature est toujours déjà en cours ou en formation, l’appel à ne lui opposer que du « non-sens » ou de « l’indéterminé » ne peut que conduire… à sa victoire encore plus rapide, pour la seule raison qu’opposer de l’immobile informe à de l’’action organisée, c’est se placer d’emblée en position de faiblesse. C’est pourquoi nous proposerons en fin de compte un compromis : il faut opposer à la pulsion unitariste et résolutrice au nom d’un savoir non contestable, une réelle pluralité de positions antagoniques suffisamment équilibrées pour freiner l’emportement collectif.
Par exemple, il n’est sans doute pas pertinent d’opposer au GIEC l’affirmation péremptoire qu’il n’y a pas de changement climatique dû à l’activité humaine, car les deux affirmations en apparence contraire soutiennent toutes les deux un « droit au passage à l’acte global ». En revanche, il est très possible de soutenir que, même si nous ne possédons pas de preuves et que les modélisations les plus raffinées de l’avenir ne font pas preuve, ce n’est pas une raison pour continuer la folie productivo-consumériste. Au contraire, bien des arguments militent en faveur d’une auto-limitation fondée sur un autre art de vivre, et ceci indépendamment des données d’urgence. Nous prétendons ici qu’un tel choix est sur le long terme beaucoup plus efficace qu’une vaste politique de rationnement fondée sur « la connaissance des faits », et qui ne pourra conduire qu’au chaos des révoltes et des guerres.
Autre exemple : ce n’est pas parce que la probabilité d’une pandémie affectant la production mondiale de céréales est accrue dans les conditions d’un appauvrissement génétique des espèces, que l’on doit se préoccuper (en suivant la « morale de la peur » selon Hans Jonas) de retrouver les moyens d’une agriculture diverse et davantage vivrière : c’est d’abord (et éventuellement exclusivement) parce qu’il est scandaleux que des giga-entreprises exproprient tout un chacun de l’accès aux semences, et que plus généralement tout tende à la suppression de la souveraineté alimentaire à toutes les échelles d’organisation.
En arrière-plan de cette contradiction, nous trouvons alors toute la problématique de la pluralité : il s’agit de reconnaître que la meilleure défense empirique et politique contre
la folie des grands projets de sens, n’est pas de leur opposer d’aussi vastes contre-projets, ni d’opter seulement pour leur suppression, mais bien plutôt d’y confronter d’autres façons collectives de vivre, d’autres choix de société ou de communauté 44. On obtient alors trois effets de dévoilement :
-La volonté de pouvoir du modèle technoscientifique apparaît elle aussi comme dépendante d’un mode de vie parmi d’autres possibles.
-la réduction de l’arrogance de ce modèle est fonction du respect accordé à d’autres.
-La seule mise en balance de différentes « versions de l’Homme » (entendant par là de différentes façons de choisir d’être humains à la surface de la planète commune) possède une conséquence magique : elle freine les emportements collectifs unitaires qui sont les causes principales de la catastrophe en cours dans la culture comme dans la nature.
1 Depuis que l’esclave de Platon a admis saisir la géométrie comme tout autre homme, le régime ordinaire de l’objection dans la conversation humaine a changé. Déjà réduite à des conditions très étroites, elle disparaît lors de la clôture de la controverse scientifique : il lui succède une « pensée absolument collective », contre laquelle il devient de plus en plus difficile de se dresser, les « révolutions kuhniennes » demandant chaque fois plus d’énergie stratégiquement organisée.
2Selon Henry Pierre Jeudy : « le naturel passe pour le contraire de l’artificiel. Or c’est l’idée de nature qui est désormais un artifice total. C’est la production du naturel qui occupe une place essentielle dans les discours sur l’objet et sur le corps. » “Les artifices de la nature” (colloque Fonctions sociales de la nature, SORISTEC, Chantilly, 8 Mars 1993).
3Voir sur ce point les travaux d’André Micoud.
4 Philippe Descola, Par delà Nature et Culture, Gallimard, 2005
5 L’algorithme, est, dans la définition de Wikipédia, pas plus mauvaise qu’une autre : un « processus systématique de résolution, par le calcul, d'un problème permettant de présenter les étapes vers le résultat à une autre personne physique (un autre humain) ou virtuelle (un calculateur) ».
6Stephen Hawking, Roger Penrose, La nature de l’espace et du temps, NRF Essais, Gallimard, 1997, ou Jean Pierre Pharabod et Bernard Pire, Le rêve des physiciens, Editions Odile Jacob, Paris, 1993. Et plus récemment le débat autour de Garrett Lisi et de sa solution de l’unité des forces élémentaire par un « groupe de lie E8 ».
7 On n’est pas très loin, dans l’opération chrétienne de rechercher comment l’Esprit Saint égalise le Père et le Fils, du constat récent de Benoît XVI sur la nature du Dieu des Chrétiens comme obéissant à ses propres règles (à la différence alléguée du Dieu des Musulmans, parfaitement libre).
8 Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 1968
9 H.H. Holz, « Philosophie hégelienne et dialectique de la nature, La Pensée, n° 268, 1989, pp 50-70. Comme le montre notre ami Jean François Filion, dans sa thèse publiée: Dialectique et matière : la conceptualité inconsciente des processus inorganiques dans la philosophie de la nature (1830) de Hegel, Presses de l’Université Laval, 2007, pour le maître d’Iena, l’idée est un processus vivant autant que la nature inorganique présente du sens. C’est là en un sens, une opinion « inavouable » -mais peut-être révélatrice- pour les scientifiques, puisque leur discours apparent est de séparer rigoureusement cosmologie religieuse et science.
10
11Robert-Dufour, rappelle avec ironie que si Pierre Bourdieu avait raison d’affirmer que nous ne parlons jamais sans autorisation du groupe, alors... le sociologue n’aurait jamais existé. (Voir : Les mystères de la trinité, Gallimard, Coll sciences humaines, Paris, 1993.)
12Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie. Traduction, présentation et annotation Jacques Grinevald et Ivo Rens. Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979. 21 cm, 157 p.
13 Par delà le bien et le mal, 1886
14Nietzsche ne peut être tenu pour personnellement responsable des dérives germanistes et antisémites contre lesquelles il a lui-même pris position critique. La lâcheté devant la singularité lui était étrangère. Mais il finit par prêter le flanc à la possibilité de l’orgueil racial dans sa passion même pour l’élitisme libertaire.
15 « En route vers la planète radieuse - déferlement des techniques, insolence philosophique », Rue. Descartes 2003/3, N° 41, p. 52-63.
16Si l’on recense les pensées de la naturalité de la politique depuis la Renaissance, on constate des courants divergents : la lignée Hume-Locke défend -contre l’idée d’un logos fondateur- la naturalité des individus, des sociétés, de leurs systèmes de signes. La lignée Hobbes-Pufendorf-Rousseau-Kant, fait émerger la raison de la nature, la retournant sur elle-même, par le biais d’une procédure, comme le contrat. Bentham, inspirant le droit français, croit à la procédure, même s’il propose de convenir d’un bien général, sous les auspices de l’utilité.
Cet ensemble de courants admet que la raison se fonde en fin de compte, en naturalité. L’intuition de l’arbitraire des signifiants échappe à cette tendance, ou y est minimisée. La tradition opposée (celle de la fondation du politique par les signifiants) , où l’on compte aussi bien Montesquieu, Voltaire, que Hegel ou Freud, affirme la force des symboles, même si elle est mise au service du buts matériels. Si elle reconnaît le côté créateur de la politique, cette tradition estompe le côté indéterminant, aporétique du “logos”, et choisit de construire de nouveaux référentiels, sans en mesurer le risque : d’où l’imprudence qui peut en découler : germanocentrisme de Hegel, messianisme révolutionnaire de Marx. Montesquieu est plus prudent, parce qu’il affirme l’autonomie du culturel et son caractère relatif et partiel (d’où l’idée toujours féconde de la séparation des pouvoirs).
17La “post-modernité” est définie dès avant-guerre par Arnold Toynbee comme la quatrième phase de l’histoire occidentale débutant en 1875. (Voir L’Histoire, un essai d’interprétation, Gallimard, Paris, 1951, p 49.)
18Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, l’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, Paris, 1992.
19Le Pen, Colloque de St Raphaël, Novembre 1991. Bruno Mégret, leader du F.N., rappelait par ailleurs que pour lui, les Français pouvaient être comparés à une espèce menacée de disparition , parce que “l’on en change par trop l’environnement”.
20 J’avais étudié dans un rapport rendant compte de recherches aux Etats-Unis cet aspect souvent caché de l’histoire américaine : à savoir que la fin de la guerre au Vietnam, coïncidant avec de grands reculs de l’establishment dirigé par Nixon sur les questions intérieures –droits civils, notamment) plaça les écologistes en position d’ennemis politiques principaux du libéralisme économique. On n’a pas assez observé comment, à partir du Watergate, la politique dudit establishment fut systématiquement tournée vers la destruction politique de l’écologisme.
21 Marcel Mauss critiquait la tendance moderne à changer l’homme en « machine à calculer ». Mais il ne semblait pas percevoir que l’accumulation comptable, voire virtuelle, était la façon moderne de réaliser la destruction prestigieuse de biens qu’il observait par ailleurs chez les Indiens de la côté Nord-Ouest d’Amérique, et qu’il croyait aussi avoir vu partout ailleurs ?
(Voir : son Essai sur le Don.)
22Édith Perstunski, “L’éternel retour des philosophies de la nature”, Écologie Politique, n° 3-4 Automne 1992, p. 41.
23P. Descola, op.cit.
24Malgré toutes les précautions prises par Patrick Tort pour rappeler combien Darwin resta attaché à ne pas sortir du domaine de validité de son champ (le mécanisme de la sélection naturelle), il reste que, l’auteur de La descendance de l’Homme” applique à la société humaine les catégories de la lutte biologique, et parvient à la conclusion que la civilisation britannique est un sommet de l’évolution. De même, son émule Ernst Haeckel, fondateur du darwinisme social et inventeur de la notion “d’oecologie”, débouche-t-il en 1868, sur la conviction que le “premier rang” de la “race indo-européenne” est occupé de son temps par “le rameau germanique”, la prééminence étant partagée par les Anglais et les Allemands. (Ernst Haeckel, Histoire de la création naturelle, ou doctrine scientifique de l’évolution, Costes, Paris, 1922, pp. 532-533)
25K. Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 566.
26Pour les références fondatrices de l’écologie, je renvoie le lecteur à l’Histoire de l’écologie de Jean Paul Deléage, La Découverte, 1993.
27Milieux et techniques, Albin Michel, Paris, 1973 (1943).
28A.G. .Haudricourt , “Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui”, L’Homme, II, 1962, pp. 40-50. Voir aussi : “Nature et culture dans la civilisation de l’igname : l’origine de clones et des clans”, L’Homme, IV, 1964, pp. 93-104.
29J.H. Stewart, Theory of Culture Change, the Methodology of Multilinear Evolution, University of Illinois Press, Urbana, 1955. R.A. Rappoport, Pigs for the Ancestors : ritual in the Ecology of a New Guinea People, Yale University Press, New Haven, 1984. R.B. Lee et I. Devore publièrent les actes d’un fameux colloque, examinant de front la relation entre groupes de chasseurs cueilleurs humains et groupes de primates (Man, The Hunter, Aldine, New York, 1968).
30Tel Robin Fox, Anthropologie biosociale, Complexes, Bruxelles, 1978. Ce théoricien de la parenté, utilise la sociobiologie comme le langage commun des sciences de la nature et de l’anthropologie, équivalent à la grammaire générative de Chomsky. Face à cet appétit d’unification, on comprend la réaction d’un Rorty, d’un Gadamer ou d’un Vattimo, qui veulent conserver une place à l’interprétation subjective. A condition d’ajouter qu’il n’y a pas deux modes de pensée opposés (ce qui revient à stabiliser en chiens de faïence, le statut des ingénieurs et des professeurs de lettres) mais plutôt un ensemble de discours fascinés chacun par un genre de vérité : celle du sujet arbitraire (l’axiologie), celle du signifiant intermédiaire (le système), celle des grandeur comparées (le pouvoir), ou celle du partage équitable du sens (l’interprétation). La civilité ne rajoute pas un discours à ceux-ci, mais fait silence entre eux.
31la seule grande contestation de cette tradition aura été l’oeuvre de Marshall Sahlins, qui s’est aussi battu contre la connexion, plus sournoise et toujours actuelle, entre sociobiologie et anthropologie.
32Une bonne idée en est donnée par les travaux de Pascal Picq sur les alloprimates, ou de J. P. Lassalle sur les origines du langage.
33Un lien entre naturalisme et anthropologie est établi par Georges Guille-Escuret (Les sociétés et leurs natures, Armand Colin, Paris, 1989). Mais l’auteur se cantonne aux phénomènes de dépendance des cultures humaines vis-à-vis des ressources naturelles. Or comme il le remarque, on ne peut pas prouver la détermination univoque d’un type culturel à partir du contexte écologique, et des situations écologiquement similaires ont vu éclore des civilisations très différentes. Pour saisir l’apport propre du culturel, il faut, paradoxalement, s’éloigner des conditions où le milieu est si déterminant que la société doit humblement s’y adapter, pour observer comment, quand la multiplicité des choix se manifeste, le motif de la décision doit être cherché dans l’être humain lui-même, comme phénomène culturel. Mais ce qui est sous-estimé alors par l’auteur, c’est la logique de la conversation politique entre plusieurs choix possibles : car c’est par le biais de cette inévitable pluralité que les rapports à la nature sont alors représentés et organisés, soit pour la nier, soit pour l’accepter dans certaines limites.
34E.O. Wilson, La sociobiologie, Le Rocher, Monaco, 1987 (1975)
35Théoriciens américains de l’écologie scientifique, connus pour la notion de “macroscope”; auteurs de synthèses de référence. Par exemple : Eugene P. Odum , Fundamentals of Ecology, Philadelphia, W.B. Saunders, 1953. (Écologie, Les éditions HRW, Montréal, 1976). ou : Howard .T.Odum, Environment, Power and Society, Wiley, 1971.
36R. Dunlap, et W. R Catton,"Environmental Sociology, a New Paradigm", The American Sociologist, 1978, vol 13, pp. 41-49.
37Edouard Goldsmith, Le défi du XXIe siècle, une vision écologique du monde, Editions du rocher, Paris, 1993..
38Comment la vérité et la réalité furent inventées, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2009.
39Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. XIII
40Idem, p 133.
41Jürgen Moltmann Traité écologique de la création, Paris, Cerf, 1988.
42T. Benton (Actuel Marx n° 8) est typique d’une conception visant une continuité métabolique entre humanité et nature, visée présentée comme la finalité même du marxisme.
43Ce qui n’empêche pas le travail de Jared Diamond sur la façon dont les sociétés « choisssent » de survivre ou de disparaître soit tout-à-fait remarquable.
44 John Rawls opposait la société et la communauté en ce qu’on ne choisirait pas de vivre dans la première, ce qui y impliquait la nécessité de la pluralité reconnue. On peut aller plus loin aujourd’hui et soutenir qu’il existe aussi des « sociétés choisies » , du moins encore virtuellement, parce qu’une société « écologiste » et une société « productiviste » ne seraient pas des communautés fermées, mais devraient s’accepter l’une l’autre dans leurs limites, tout en maintenant fermement leur « essence ».