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Mes découvertes...

Eléments d’une brêve histoire de la culture parolière
(en guise de testament temporaire)



Mes découvertes...
Par Denis Duclos, directeur de recherche au CNRS (bientôt sans aucun mérite)



Un chercheur est supposé chercher pour trouver… Ses accointances le lui font assez remarquer, même quand elles n’osent pas exiger des résultats du point de vue du citoyen contribuant à son pécule.
En sciences humaines, cependant, il est très rare d’attendre de la recherche qu’elle découvre quoi que ce soit. On s’attend à ce que quelqu’un « bosse sur quelque chose » de plus ou moins intéressant, qu’il éclaire ou souligne, pas qu’il mette à jour des faits absolument ignorés (sauf peut-être en psychologie expérimentale ou en archéologie) ou incontestables. Quant à découvrir un continent entier, comme ce fut accordé un moment à la psychanalyse pour l’inconscient, il suffit bien d’une percée par siècle !
Par ailleurs, le savoir étant, en ces disciplines, hautement conjectural, il est facile pour les collègues dont la jalousie est légendaire (les professeurs s’entredéchirent, rappelle le professeur P. Descola), d’ignorer purement et simplement l’effort d’une vie, ou de s’en moquer. Un rond dans l’eau, et, comme le disait élégamment un directeur du CNRS : « la messe est dite pour vous, m. X. »
Je profite donc de l’opportunité que permet le blog pour soumettre au public quelques affirmations impudentes, dont je n’attends pas qu’elles soient soutenues ni d’ailleurs infirmées par des pairs. Il reviendra à d’autres, sans doute beaucoup plus tard, de les vérifier, et, éventuellement d’en rendre la paternité à qui de droit, ou plutôt de la distribuer, car, en ces domaines plus encore que dans d’autres, on n’est jamais seul sur un podium, qu’on le sache ou non.
J’ai, au cours de ma carrière de quelques quarante deux ans dans le métier, effectué –du moins le pensé-je assez fermement pour oser le revendiquer- trois genres de découvertes, et ceci sans inclure sous ce terme un certain nombre d’études ayant approfondi un terrain ou confirmé d’autres travaux :
-des « curiosités », utiles ou non.
-des faits significatifs, mais ponctuels.
-des perspectives plus vastes (théoriques) émergeant de façon impromptue d’une multitude d’éléments.
Une autre façon de classer ces découvertes serait d’y soupeser la part de travail personnel, et celle d’une simple mise en relation surgissant de l’observation des résultats obtenus par d’autres personnes.

Etrangement, ce fut une simple « curiosité » qui fut considérée à la fois la chose la plus scandaleuse et le résultat le plus « utile ». Pour l’anecdote, je la résumerai d’une phrase : les gens –vers 1975- utilisaient leur voiture comme une maison. J’exposai ce résultat à partir d’un petit millier de photographies de lunettes arrière et de vitres de portières. Le « rapport d’étude » faillit me valoir une expulsion de mon centre de recherche, sur pression du directeur de la DGRST de l’époque, un certain Loïc Lefloch-Prigent (non je ne sais pas où on peut lui envoyer des oranges), sous prétexte qu’un député avait tiqué sur le titre : « l’automobile impensable » ! Heureusement que Pierre Barthélémy n’avait pas encore entrepris de vérifier la base statistique des travaux de sciences humaines, l’espèce des journalistes auxiliaires de police scientifique n’existant pas encore à ce degré de perfectionnement. Sinon j’étais cuit, ou marron, comme on préfère.
D’autres ne dirent rien, mais j’appris seulement deux ans après que ledit rapport avait fait penser très fort les gens de Renault et de Matra et que l’Espace sortit, entre autres, de ces cogitations ! (Il y a même une « reconnaissance de dette morale » quelque part dans un livre commis par l’un des responsables de la recherche de la marque au losange.) De sorte que, tout en étant très écolo et parfois très anti-bagnole, je ne peux m’interdire d’un sentiment patriarcal voire abrahamique (Abraham voulant dire père d’une abondante et longue descendance) quand je vois toutes ces maisonnettes sur roues qui ont envahi nos paysages. Je regrette seulement que le beau nom « Espace » n’ait pas tenu face aux appellations qui en nient l’origine, tel ludospace, SUV ou Crossover. Comme d’habitude les Français se laissent pomper leurs trouvailles et ne les reconnaissent même plus chez les autres. Certes, j’exagère énormément (un reste d’ascendance méridionale ?), mais je peux au moins me bercer de l’illusion que mon petit rapport mal tapé et frappé aux armes du CSU (centre de sociologie urbaine) confirma une tendance et appuya un enthousiasme. Je n’ose pas le recommander au lecteur aventureux, ne serait ce que parce qu’Amazon le propose pour 35 euros, ce qui est d’autant plus charrié qu’il n’est pas seulement impensable… mais aussi introuvable ! çà fait en tout cas un bon souvenir de travail amusant, de ballade sur les trottoirs parisiens et banlieusards (ce qui, bizarrement, me rappelle la découverte par l’entomologue génial Guy Demolin de toute une série de parasites de la guêpe papetière du Ventoux, alors qu’il sirotait un pastis pré-sieste royale et soulevait de la main libre une tuile de son toit).
Beaucoup plus sérieuse fut la découverte d’une tendance forte des professionnels de l’industrie (aussi bien en France, en Algérie et aux Etats-Unis, dans le ciment comme dans le pétrole, le chimique ou le nucléaire) à « euphémiser » les dangers de leurs métiers (à les sous-estimer, voire à les nier, aussi bien pour eux que pour autrui, même quand l’usine venait d’exploser). Mais en un sens, ce ne fut pas vraiment une découverte : c’était déjà bien connu pour les mineurs ! Cependant, mis en relation avec une autre étude que je menai sur la perception de l’écologie par les grands industriels français , ce genre de mithridatisation pouvait aussi bien passer pour une variante sociologique des expériences de Milgram : la barrière éthique qui sépare l’activité sociale bénéfique du crime est extrêmement élastique, poreuse, et particulièrement fine ! Ce qu’apportait mon travail à ce constat, hélas absolument banal, c’était que le monde perçu au travers d’une sphère sémantique était entièrement modifié par la situation professionnelle. Comment, dès lors, condamner une position morale puisque le monde même apparaissait différent pour le sujet socialisé ?
Je ne sais pas si ce genre de résultat a pu être utile, mais il pourrait au moins être réexaminé quand les responsables du MEDEF affirment que renoncer à l’exploitation des schistes bitumineux serait une « catastrophe économique pour la France ». Selon l’hypothèse vérifiée dans mes travaux, ces gens sont simplement incapables de percevoir la catastrophe écologique que représenterait pour le petit territoire national la mise sous pression des sous-sols exploitables. Le filtre de leur conception instrumentale, opérationnelle, « ingéniorale » du monde (le néologisme est nécessaire) le leur interdit .On pourrait évidemment étendre le propos à d’autres domaines : les membres d’une « classe politique » ne sont-ils pas simplement aveugles et sourds quand ils s’abstiennent de considérer une seconde une autre orientation sociétale que celle qui est, en gros, débattue par les classes politiques formant leur milieu d’évolution ? Et, bien entendu, cela donne envie de poser la question qui gratte : quand l’aveuglement et la surdité d’un milieu s’ajoute à ceux de plusieurs autres , n’obtient-on pas une « insensibilité sociétale » qui risque à son tour de déterminer une destinée fatale pour la société en question ?
Je suis prêt à admettre que cette « découverte » puisse être contestée dans sa solidité d’abord –mais il aurait fallu des moyens bien plus importants pour l’étayer-, dans sa paternité ensuite, car je suis persuadé qu’il s’agit plutôt d’un apport très partiel à un immense flot de travaux allant dans le même sens, dans des disciplines aussi variées que l’histoire, l’ethnologie, la linguistique, les psychologies, l’économie, le droit, les sciences de la politique, etc. Je ne mettrai donc pas ici un point d’honneur à faire reconnaître la conquête d’un sommet jusque là invaincu.
Il en viendra peut-être différemment d’un ensemble de descriptions concernant, fort ambitieusement, la nature même... de la culture humaine, et que j’ai peu à peu bâties –sur au moins trente ans de recherches- . Cet ensemble prétend –dans le domaine théorique en sciences humaines- constituer en lui-même un dévoilement et peut-être une découverte, bien que celle-ci, comme toute proposition théorique, attende d’être confortée par des découvertes ponctuelles. J’en ai produit quelques-unes, assez compatibles avec le modèle, tandis que d’autres ont été suscitées par la mise en relation de travaux réalisés par d’autres chercheurs, et notamment des thésards.

Le cadre théorique le plus général de ces études peut être ainsi énoncé :
-la culture humaine –définie comme une culture d’actes de parole (speech acts) ou « culture parolière » (néologisme nécessaire)- est née d’une culture non parolière chez les primates nos ancêtres, et sera un jour détruite comme telle, indépendamment de la survie de l’espèce qui la soutient. Un peu comme une théorie de notre univers physique peut comprendre celle d’un commencement et d’une fin, on peut inscrire celle de la culture humaine entre un alpha et un oméga qui lui seraient spécifiques. Ce n’est pas seulement une analogie : rien dans notre monde n’échappe à la fin de son propre genre, individu, espèce, société, et donc… culture.
La culture parolière naît d’une espèce sans parole, mais qui en découvre et en subit les exigences tout en la produisant : notamment l’existence d’un personnage imaginaire mais inassignable, qui est le sujet de l’acte de langage comme proposition de comparaison, de métaphore. Cet acte, en effet, ne vaut que comme engagement de ce personnage dans sa proposition –engagement nommé « don » par Alain Caillé-, ce qui implique l’engagement de ses contradicteurs (éventuellement intérieurs au même individu physique). La contradiction n’ayant aucune limite, la dérive des langues est inscrite dans la nature du langage humain, caractérisé uniquement comme acte de parole (traduction correcte de speech act).
La finitude de la culture humaine en soi-même et en général peut sembler un postulat illégitime, voire démesuré et absurde. Cependant, il peut aussi être assumé comme inévitable et nécessaire pour toute affirmation sérieuse à propos de la culture, et, dans cette perspective, on peut s’étonner qu’il n’ait jamais été avancé, au moins de façon reconnue et respectée. Les mouvements tentés en ce sens vont, au plus loin, jusqu’à envisager la mise en péril d’une culture par d’autres (comme le propos de Lévi-Strauss). Tout se passe comme si les sujets de la science humaine éprouvaient un insurmontable dégoût à l’idée que leur objet puisse disparaître, notamment à échéance prévisible.
Pourtant, si nous acceptons cette possibilité –au fond plus réaliste que celle d’une sorte d’immortalité de la culture-, nous disposons d’une lecture possible du « sens » des évolutions culturelles, entre des mouvements accélérant sa mise à mort, et d’autres la ralentissant. On peut alors mettre en évidence des faits significatifs d’un « pathos » (état de souffrance) ou au contraire d’un « antipathos » (ou « bonheur » selon l’ethnomusicologue J.Cler, ou selon l’économiste Georgescu-Roegen), isoler des « complexes » ou des « syndromes » rapportables à un état de « santé » du phénomène culturel.
Voici quelques unes des « découvertes » auxquelles je prétends avoir assisté, pour le moins, dans cet ordre d’idées, et que je présenterai en rappelant, très rapidement, comment elles s’articulent par rapport au modèle général.

-On posera d’abord l’hypothèse selon laquelle le langage humain (parolier) ne peut naître que de la nécessité d’une adhésion à une entité imaginaire représentant -mais sur un plan beaucoup plus vaste et plus nombreux- le groupe de solidarité spontanée (qui n’a pas besoin de créer pour lui-meme le monde des paroles). Cette nécessité (impliquée très matériellement par la survie dans des combats intraspécifiques ou avec des espèces très proches) ne peut empêcher la constitution du « sujet » de cette adhésion, c’est-à-dire d’une possibilité constante de récusation, de démission, de trahison, et, a minima, de désaccord, d’interprétation, de questionnement, de discussion, etc. La parole comme acte de langage comporte donc toujours une base d’engagement (ce que les pragmaticiens ont appelé « performativité »). Le «sujet » n’est donc rien d’autre que le problème de la trahison.
La découverte, si elle a lieu, concerne ici la précarité du sujet, celui-ci apparaissant toujours comme un « épiphénomène » de l’adhésion, que l’on cherche à éliminer, ne serait-ce qu’en l’assignant à une place et une qualification précise. Cette découverte prend la forme d’une assertion : la « mort » de la culture parolière est littéralement visée en permanence par les sujets de la parole elle-même, qui cherchent –désespérément- à se supprimer eux-mêmes comme sources d’incertitude, d’instabilité, d’arbitraire. Tant que cette quête paradoxale n’est pas couronnée de succès, on assiste à une dérive des cultures à l’intérieur de la culture parolière en général, mais on ne peut exclure la possibilité d’une réussite de l’objectif de la parole qui est de s’éteindre elle-même dans l’incontestable, l’exact, le purement ordonné, l’algorithme, etc. C’est pourquoi la découverte de la précarité et du caractère paradoxal du sujet (qui est condition de la parole comme engagement, et en même temps objet d’une volonté de destruction) a pour conséquence le repérage de syndromes et de symptômes de l’approche de zones dangereuses (à la fois redoutées et désirées) pour le sujet lui-même.
-La culture en général comme inductrice du phénomène du Sujet ne peut pas être atteinte par des actes de paroles isolés, privés, ponctuels. Elle semble, en revanche, sensible aux paroles qui sont « officialisées », transformées en croyances partagées, en dogmes, en articles de droit, en textes de référence, etc. Elle l’est aussi aux « mythes », c’est-à-dire aux énoncés non fixés mais qui circulent largement dans une culture particulière, et dont l’ensemble des variantes sur un thème constitue une proposition concernant la destinée culturelle.
J’ai travaillé plusieurs de ces énoncés mythiques, en tentant d’observer quelle place ils prenaient par rapport à cette destinée (envisagée dans la perspective de la mort possible de la culture). Il se trouve qu’ils prennent place comme les pièces d’un puzzle à différentes époques et dans différents lieux, comme si l’Histoire était un parcours –certes sinueux- mais finalement déterminé en large partie par la destinée culturelle, et par son aspect « irréversible » de progrès vers l’extinction (celle-ci étant néanmoins un horizon repoussé constamment).
On peut en effet supposer que les métaphores dérivent les unes des autres selon la flèche du temps, et que, tant que celle-ci est soutenue par une augmentation de la population humaine sur la planète, les métaphores les plus récentes ne peuvent plus se renverser pour retrouver celles du début, convenant à de petits groupes. L’absence de sujet précédant la venue de l’espèce dans le contexte de la culture parolière n’est donc pas identique à l’absence de sujet prévisible une fois la totalité sociétale devenue unicitaire, unitaire et unaire, n’ayant donc plus à soutenir la comparaison avec ses propres « parties ». Il est possible aussi que la sortie de la culture soit évitable, une protection se déployant à l’approche de zones dangereuses, mais dans ce cas également, on peut prévoir que la seule perspective d’une telle sortie considérée proche suscitera des pathologies et des symptômes particuliers, qui ne sont pas ceux que l’on pouvait trouver dans les premières sociétés parlantes.
Ainsi, dans ces premières sociétés (encore présentes de façon résiduelle et étudiées par l’ethnologie), et peut-être aussi longtemps que leur structure n’a pas été fondamentalement changée, le pathos et son symptôme tournent autour du danger que représente le phylum utérin pour la société des pairs (ou des frères). On rencontre encore ce thème dans le mythe de l’enfant-sorcier (ou de l’enfant-ancêtre) qui propose la filiation comme un danger pour la société du village. Les esprits des morts sont partout dangereux en tant que, comme l’indiquent les Erinyes, ils peuvent rappeler que la solidarité spontanée des petites entités liées par le sang ne doit pas être comparée abusivement à celle, artificielle mais nécessaire, des plus grandes entités politiques. Autrement dit, le sujet, comme arbitre des équilibres et des harmonies, se sent alors davantage menacé par l’ancestralité que par la sociétalité (néologisme nécessaire pour indiquer le lien social global). C’est moins le caractère invasif ou déferlant (qui sera le propre du thème du zombie ou du mort vivant, associé à la coupure du sociétal par rapport à l’ancestral) qui est objet d’angoisse, de cauchemar, de rêve, de comportements de protection, que le retour : retour du mort dans le vivant, de l’ancien dans le nouveau, de la filiation dans la politique, etc. Ce qui n’est pas contradictoire avec les manœuvres (étudiées pas Clastres) pour empêcher le Sociétal de devenir trop massif et donc moins solidaire.
L’agitation inquiète à propos du grand nombre, de la série, de la masse, du déferlement amplifié par l’efficacité de la loi incarnée dans la technique ne se développe pas seulement du côté du mythe, cette sorte de rêve éveillé d’une société, mais aussi du côté des actes réels : c’est le cas des criminels, et surtout des criminels exceptionnels qui, par leurs gestes sanglants, font percevoir une résistance effrayante et fascinante aux sentiments « normaux», et du même coup incarnent la limite préoccupante de leur culture. Ainsi des tueurs en série, qui manifestent, dans leur folie, la folie même de la mise en série, si caractéristique de la société technique. Ou bien des tueurs de masse, ou « spree killers », qui témoignent dans leur hystérie meurtrière et suicidante d’un refus radical du sujet à toute participation à la foule organique.
Mais le criminel le plus significatif de la société actuelle en miroir de l’enfant-sorcier (pour la société « première »), c’est le pédophile : alors que l’enfant-sorcier est dangereux parce que s’y réincarne l’ancêtre agressif et vengeur, l’adulte-pédophile incarne la menace de la société pour la filiation, et donc pour l’incarnation du sujet dans une transmission naturelle indépendante des disciplines de l’organisation.
On voit que la découverte à laquelle j’assiste ici tient dans le rapprochement des mythes et des symptômes décrits sur chacun des versants de la mise en cause du sujet :
-Mise en cause « primitive » avec sa thématique du retour obsédant de la personne (de l’ancêtre) dans le groupe, exprimant au fond la menace que le sujet lui-même en tant que représentant de l’Un, du singulier, d’une filiation particulière, pose pour le Tout, le collectif, la solidarité organique, le partage équitable,etc.
-Mise en cause « moderne » avec son angoisse de l’enfouissement et de l’anéantissement du sujet dans la foule, la masse, le système mécanisant les liens entre individus et groupes, etc.
Cette articulation comme découverte est une mise à jour consciente d’un phénomène inconscient, fortement censuré. La découverte prend donc un sens précis : celui du dévoilement forcé d’un fait maintenu volontairement dans l’insu. Ce sens déborde certainement l’acception courante du terme « découverte » dans le domaine scientifique usuellement reconnu.
Incidemment, cette découverte peut ouvrir une piste pour la prolongation de la culture comme équilibre à maintenir entre deux états : celui d’une trop grande affirmation du sujet singulier, (halluciné comme « anima », esprit, etc.) et celui d’une dissolution du sujet dans le Tout (halluciné comme « matrix »).
Cette découverte invite à s’intéresser à des états intermédiaires apparus dans l’Histoire réelle , et à admettre théoriquement que des états contemporains peuvent néanmoins être analysés comme stades successifs, parce que ce qui les a produit en un point de la planète a inévitablement été enregistré comme expérience pour la plupart des autres cultures importantes qui viennent après. Leur « simultanéité » apparente peut donc souvent être ramenée à une succession cachée.
Par exemple, l’opposition actuelle –assez chronique depuis près d’un siècle- entre les sociétés nord et sud-américaines résulte pour beaucoup du fait que l’Amérique latine a été conquise près de deux siècles avant celle du nord, cette antécédence recouvrant évidemment la prééminence de la colonisation d’origine ibérique, quelques décennies seulement après la reconquista elle-même, sur l’andalus arabe et musulman. De sorte que le modèle nord-américain est non seulement d’origine plus « nordiste », mais aussi plus récent, notamment quant à l’état de résolution des conflits de religions en Europe dont il est issu.
Nous pouvons ainsi distinguer clairement ce modèle, à juste titre considéré comme le plus avancé vers la société de régulation technique, comme découlant de la solution apportée à la guerre de religion par les protestantismes non trinitaires et post-eucharistiques. Ce point de vue –rendu classique depuis Max Weber- ne constitue pas en lui-même une découverte.
En revanche, ce qui en est peut-être une, c’est la comparaison de structure avec le modèle méso- et sud-américain qui renvoie, quant à lui, à une difficulté dont l’origine est plus ancienne : celle d’affirmer le christianisme sur une frontière culturelle. La plupart des frontières culturelles avec le christianisme européen ont correspondu à un même problème : celui d’accepter une relative égalité entre les citoyens d’une vaste koïné (celle héritée de l’empire romain, lui-même héritée des vagues hellénistiques précédentes), alors que les cultures environnantes impliquaient souvent des hiérarchies tribales fortes. Le christianisme en élevant le Fils au rang du Père a (comme l’a souligné Freud) généralisé le mythe de la démocratie, mais il a été plus facile de le faire admettre dans les cœurs d’empire que des leurs périphéries. Là, plus qu’ailleurs, la culture n’ayant pas été préparée par l’héllénisme, la transgression morale consistant à « abaisser le Père » a été plus « souffrante », plus délicate, et a entraîné des résistances plus fortes.
D’où une découverte, celle-ci « cruciale » : l’antisémitisme est, comme réactivité, une « fonction » du christianisme. La métaphore chrétienne de « l’équivalence » Père-Fils est vécue inconsciemment comme meurtre du Père , rejetée sous cet aspect à l’extérieur sur le bouc-émissaire adéquat. La découverte s’appuie sur un énoncé de Freud qui s’arrête sur la question de « l’aveu » : il ne voit pas que les Chrétiens n’avouent pas du tout le meurtre symbolique de Dieu, pourtant au centre de toute leur liturgie, ce qui les conduit à une projection paranoïaque sur l’autre : le juif. La découverte s’élance donc sur un aveuglement très ponctuel de Freud. On peut, en ce sens, dire qu’il s’agit d’une découverte « infime ». On pressent néanmoins son effet déflagrant pour la théorie des évolutions culturelles. Elle signifie simplement qu’au pourtour d’une « plaque tectonique culturelle » comme le christianisme, lestée et centrée par la question de l’égalité (et cela en dépit de l’esclavage), se forme une zone de « pathos », comme si la « solution » égalitaire ne pouvait exister sans « dette » vis-à-vis de la dévalorisation de l’ancestralité « paternisée ».
Il est à remarquer qu’il existe une autre « solution », au fond alternative, qui finira par prévaloir en cœur d’Europe, après bien des épisodes, bien des conflits sanglants : celle qui consiste à diviser le problème entre nuances « territorialisées » au sein même de l’Empire (ou de son avatar moderne multinational). Ainsi, on peut admettre, par exemple, qu’il existe une variante plus « familière » ou communautaire et une variante plus « sociétale », une variante plus hiérarchique et une autre encore plus « synthétique ». Si l’on accepte que cette variation « douce » répond au scandale de l’abaissement démocratique du père, alors c’est bien une solution alternative au choix d’un bouc émissaire extérieur. Et curieusement, je suis tombé sur cette solution lors d’une étude qui ne la recherchait pas du tout, mais qui a sans doute été un moment déclencheur essentiel pour toute ma carrière de pensée (indépendamment des moments de la carrière administrative). C’est probablement, du même coup, la découverte dont je suis le plus fier, car elle conjoint précisément la théorie et l’empirie. Pour la résumer à l’extrême (après tout le lecteur peut en retrouver trace dans le « musée » qu’est devenu mon blog), il suffit de dire que les univers sémiotiques de quatre grands pays fondateurs de l’Europe actuelle (Italie, France, Grande Bretagne, Allemagne) se sont partagés une conversation entre quatre positions concernant le rapport entre Communauté et Société, correspondant exactement à cette segmentation pacifiante du problème de la transgression symbolique fondamentale :
La France est la société qui «égalise » au détriment du communautaire, mais en préservant la hiérarchie sociétale. La grande Bretagne évacue le communautaire pour l’individualisme garanti par une loi sociétale égalitaire anticipant la formule technicisée aux Etats-Unis. L’Italie a opté pour une civilité communautaire (surtout locale ou régionale) et le Sociétal y joue toujours un rôle de surface d’échange . L’Allemagne essaie de conjuguer Communautaire et Sociétal dans une synthèse circulaire (en soutien réciproque).
Cette découverte d’un effet de logique conversationnelle nous a conduit à prôner –pour le prétexte lié à la commande de l’étude, et qui concernait le rapport à la codification de la sécurité routière en Europe- un plus grand respect des spécificités de chacune de ces cultures. Elle nous aménerait aujourd’hui à considérer le caractère destructeur de l’imaginaire d’un « centre européen » qui serait incarné par l’Allemagne, ou de la métaphore trompeuse de l’opposition Europe du Sud/Europe du Nord, alors qu’il y a au moins quatre interprétations légitimes et différentes de la relation communauté-société (ou hiérarchie/égalité) qui fondent l’Europe comme espace de paix conversationnelle.
Certes, il existe des conceptions différentes, d’ailleurs plus proches de périphéries (Grèce, Espagne, Portugal), et qui ajoutent des positionalités, ou des complexes de positionalités. Pour ce qui concerne la péninsule ibérique et son histoire coloniale plus ancienne que celles des autres pays européens, le complexe en question nous permet de boucler la discussion sur le modèle latino-américain et son rapport avec celui du Nord.
En effet, d’une part la dualité Espagne-Portugal renvoie à une division de souverainetés autrefois instable, mais recoupant aussi domination madrilène et impériale d’une part, et refuge pour les « nouveaux Chrétiens » poursuivis par l’inquisition, de l’autre. En un sens le caractère « à éclipse » de la royauté portugaise (cristallisé par le mythe du retour intermittent du roi Sébastien) fait écho à la fragilité du statut des Marranes. L’opposition Inquisition /Jésuites y correspond aussi, et ces trois conflits longtemps irrésolus forment le paysage de fond d’une sorte d’hésitation propre à la Péninsule, mais qui sera directement exporté vers le nouveau monde. En tant que « non solution », la récurrence intermittente du Père (ou plus exactement son retour impossible à maintenir) se complique en Amérique du fait que le Père se divise entre un souverain bon, impérial ou présidentiel mais qu’on ne peut vouloir abaisser égalitairement, car c’est à son pouvoir personnel que l’esclave ou l’Indien doivent d’être arrachés à une situation indigne, et un maître mauvais, exploiteur et tueur qui, paradoxalement, se pare des attributs du républicain.
Ce caractère à la fois intermittent et duplicitaire du principe paternel interdit toute solution, mais il autorise néanmoins la continuation d’une guerre entre deux peuples, et l’utilisation des boucs émissaires classiques, bien que remaniés et rendus indéchiffrables. Les massacres croisés des Narcos et des polices militaires appliquées à refouler le petit peuple des favelles peuvent donc s’analyser comme impossibilité de parvenir à constituer du père et du même coup à mettre en action un processus d’égalisation (de meurtre symbolique du père). C’est pourquoi, l’opposition essentielle entre les Amériques du Sud et du Nord peut se résumer en une formule : au Nord, la mort définitive du Père suscite le complexe de la prolifération matricielle du « zombie » (élaboré d’abord en son principe dans l’arc caraïbe mais déployé comme terreur de la foule des « morts vivants » aux Etats-Unis). Au Sud, l’impossibilité de constituer le Père suscite le complexe du « Père intermittent » qu’il faut maintenir par le sacrifice.
La découverte ici, ne relève pas de travaux personnels… quoi qu’il existe des découvertes potentielles, et comme en attente d’un bouclage, d’une prise de conscience tardive : ce fut pour moi le cas de l’enquête que je fis très jeune à Mexico, dans les quartiers périphériques peuplés de « paracaïdistas », variante mexicaine du peuple des favellas brésiliennes. J’y trouvai déjà un lien très étroit entre des familles pauvres –souvent d’origine indienne- et leurs propres « avant-gardes » étudiantes fortement politisées. Et, en contraste, je constatai le mur social opposé à leur venue par une « bonne société » (celle de la zona rosa) faite de Blancs, Européens, Compradores, dont la police fonctionnait comme une armée préposée au refoulement de « l’autre peuple ». Je n’avais pas alors conscience que cette opposition formant la condition d’une guerre civile permanente existait dans pratiquement toute l’Amérique latine et qu’elle prendrait l’apparence de la lutte entre escadrons de la mort et narcos, faisant annuellement des dizaines de milliers de morts à l’échelle du continent (cela chroniquement). Je n’avais pas non plus rencontré les formes de révolte individuelle qui constituent la trame des crimes en série ou de masse aux Etats-Unis, et qui s’assemblent avec les délinquances de groupe en Amérique latine pour créer une structure d’oppositions, encore renforcée par l’observation des types de violence dominant en Europe. Il me faudra pour cela lire des thèses comme celle de Renato Araujo Sarieddine.

Mais, puisque ces propos sont placés sous le signe de la synthèse de mes activités au long cours, il est temps de se demander ce que les histoires de mythes interrogeant le rapport entre Sociétal et Familier ont à voir avec l’indifférence envers l’environnement comme objet de mes premières études au CNRS. Là encore, une thèse récente d’un de mes étudiants –Mathieu Blesson- met sur la piste :
Selon lui, le thème écologiste venant comme un repentir après la période d’enthousiasme technoscientifique, amorce un retour du balancier des controverses fondant le sujet. Retour caractérisé par celui de la religion : celle de la nature.
Je trouvai la thèse intéressante et provocatrice, mais je ne la partageai pas. Je crois que la métaphore technoscientifique n’a jamais été aussi puissante, aussi universellement partagée par les diverses civilisations et que même la nostalgie d’une nature non domestiquée est saisie dans cette passion d’une magie de l’organisation humaine, de plus en plus « hors sol », et dépendante de cette « société du raisonnement » dont parlait Rousseau et sur laquelle Hegel a construit sa théorie de l’Esprit, et celle qui la complète d’un Savoir absolu et d’une fin de l’Histoire.
Je pense plutôt, en recourant à l’œuvre magistrale de Niklas Luhmann , que la Nature n’est tout simplement pas perçue dans les catégories communicationnelles de l’univers sémiotique de la société-monde postmoderne, -sauf dans celles de la science écologique, potentiellement aussi technologique que les autres-. Elle ne fait donc retour que comme symptôme, aux côtés de l’obsession pédophilique (crainte pour la filiation) et des révoltes hystériques des tueurs de masse ou de leurs contreparties presque schizophrènes du massacre sud-américain (Tégucigalpa : 160 morts violentes pour cent mille habitants, soit mille fois plus que le taux d’un pays européen, et cent fois plus que la moyenne nord-américaine). Comme objet réel, alors qu’elle est toujours considérée comme matérialité non éternelle pour un christianisme avide de royaume céleste et enfin désincarné, la Nature a été constituée comme ennemie principale (bien que cachée) de l’establishment nord-américain, variante texane et hollywoodienne (entre Reagan et les Bush) : j’ai tenté de le démontrer dans une relation de recherche sur le terrain nord-américain, demeurée enfouie au point que j’ai du mal à la retrouver dans mes archives, non pas découverte proprement dit, mais éclairage rasant donnant du relief à des aspects en général ignorés (par exemple sur les vraies raisons du scandale du Watergate et de la mise en « impeachment » du Quaker Nixon, pacifiste et écolo caché). Au-delà de l’anecdote à la limite du roman (comment toute ma doc sur le risque technologique aux USA -deux cartons de la taille de machines à laver- fut retenue par le FBI pendant plusieurs mois avant de pouvoir être postée vers la France), il me faut admettre les conséquences ultimes de mon approche théorique : la Nature, massivement attaquée par « le système » de la société-monde de huit milliards d’Humains, ne peut effectuer un retour dans la perception de ces derniers que dans la polarité symbolique du Familier. Le personnage qui en forme la « particule de symbolisation » est bien davantage celui d’une rencontre homme-femme « en nature » que celui du Père, du Fils, des Frères ou même de la Mère. Personnage double, donc, qui cumule les difficultés de la précarité, de l’instabilité, de l’intermittence, de la brièveté, de l’ambiguité (la métaphore en file vite vers le thème de la transsexualité ou de la désexualisation, qui est pourtant davantage compatible avec la gestion technique de la reproduction).
La question qui reste donc absolument ouverte pour moi est d’évaluer si une société-monde, même travaillée par le pathos de toutes les peurs du déferlement et de l’engloutissement dans le sein de la société-mère, pourrait être capable de s’envisager un avenir de rencontre. Car cette possibilité implique quelque chose de fort difficile : parvenir à substituer à la catégorie englobante une pluralité comme condition même d’une limitation réciproque des passions, et donc d’une libération d’un espace entre protagonistes : celui qu’Hannah Arendt appelait le monde commun.
Bien entendu, ce programme peut sembler hors de portée, d’autant que ses objets sont des « métaphores » ou des « métonymies » (des balancements de l’intervention subjective dans la parole) dont il est très difficile d’estimer la portée, l’emprise sur les grands nombres, et leur influence réelle. On sait, par exemple, que dans ce type de production culturelle, ce n’est aucunement la fréquence des mots qui compte : un univers sémantique peut tourner autour d’un silence, comme un univers phonématique autour d’un phonème inexistant ! Quant à opérer une « clinique du Sociétal » à partir des compétences à l’écoute « flottante », on comprendra la méfiance des scientistes quantophréniques et de leurs avant-gardes journalistiques aux dents acérées : on ne pourra aisément les convaincre qu’il s’agit de ce qu’il y a de plus réaliste, de plus matérialiste et de plus rigoureux dans l’ordre si spécifique des sciences humaines !

Cher lecteur, qui après nous vivrez, si ces énoncés prétentieux vous semblent des plus obscurs, pensez aux notes de marge laissées par Fermat ! Ceci dit, n’étant pas encore mort au moment où j’écris ces mots, nous pouvons toujours prendre rendez-vous pour une explication… en attendant un texte plus clair, ou la relecture de pages déjà surabondantes…
Denis Duclos


Samedi 27 Avril 2013 - 13:02
Samedi 3 Janvier 2015 - 19:45
Denis Duclos
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