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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


Présentation de soi : un entretien pour la revue Synapse



Sociologie, tragédies de l’idéal, et résistance.

(entretien pour la revue Synapse)




Markos Zafiropoulos : —Denis Duclos, Bonjour. Merçi d’avoir accepté cet entretien pour la revue Synapse. Pourrais-tu tout d’abord te présenter rapidement à nos lecteurs ?

Denis Duclos : —Je suis sociologue, directeur de recherche au CNRS. C’est l’intitulé académique. Il me pose toujours un peu problème car “sociologue”, cela semble déjà vaguement contradictoire avec “chercheur”, pour autant que les disciplines classiques, telle la sociologie, sont vouées à être mises en cause par la recherche. Pour un ancien étudiant de Sociologie à l’université de Nanterre en 1968, sa discipline a toujours été sous le signe de la crise, de la contestation. C’est quelque chose que je continue à porter : la question de la critique, toujours en confrontation à un discours de raison “scientifique”.
Mais, dès le départ, la contradiction était difficile à soutenir.Je me souviens d’un “tribunal populaire” rameuté par un maître-assistant pour me juger en tant que “sociologue-flic”, coupable d’avoir (pour ma thèse de troisième cycle) interrogé les étudiants sur ce qu’ils pensaient de leurs études, alors que je vivais la sociologie, à travers Henri Lefebvre, Jean Baudrillard- que nous avions comme professeurs-, ou Pierre Bourdieu, comme éminemment critique de la société. Même Michel Crozier ou Alain Touraine, bien mal à l’aise dans la tourmente contestataire, tenaient des discours sur les contre-pouvoirs ou les mouvements sociaux, qui passeraient aujourd’hui pour quasi-révolutionnaires...
M.Z. —Et le jugement du “tribunal propulaire” ?
D.D —J’ai pu montrer que je n’appartenais pas à l’antenne du KGB local, et les choses ont bien tourné, mais j’ai gardé de ce “baptème” le souvenir un peu douloureux de la précarité du statut de sociologue, toujours saisi, bousculé par le rapport aux formes actuelles du pouvoir, ou de l’emportement “populaire” qui n’est que sa manifestation ouverte. A la différence des Historiens ou des Ethnologues, qui interposent entre eux et le pouvoir les écrans du passé ou du lointain (écrans pas toujours protecteurs, d’ailleurs), les sociologues ne peuvent éviter la présence turbulente, sérieuse et enthousiaste de leur objet. Mais nous ne sommes pas là non plus pour empêcher le char de passer sur la place Tien-An-Men, c’est pourquoi nous attirons souvent la défiance ou parfois la haine des acteurs pris dans l’action défensive ou offensive. Et pourtant c’est bien dans cette présence un peu en retrait, mais témoin de l’actuel, que je vois la sociologie, et ce en quoi je pense être resté sociologue.
Trente ans après, la haine n’a pas désarmé : ne lit-on pas aujourd’hui, au moment des émeutes d’enfants des banlieues, que la faute en incombe au “laxisme” issu de l’esprit des soixante-huitards ? Ce que cela prouve surtout, c’est que 1968 continue à faire sens. Ce qui est heureux, car c’est un fil ténu pour rapporter la violence à une interprétation politique, en un temps de furieux progrès des idéologies gestionnaires et moralistes.
M.Z. :—Pour toi, la sociologie et “68” restent indéfectiblement liés ...
D.D : — Oui. J’ai mis longtemps à me rendre compte que la sociologie, en tant que discipline -d’ailleurs centenaire cette année-, était , dans son ossature, à travers ses gardiens du temple, sa tradition néo-durkheimienne, au fond très conservatrice. J’ai toujours été étonné d’avoir à reconnaître que “ma” discipline était d’abord la chose de gens qui rêvaient d’un ordre, d’une transposition de l’ordre religieux, et qu’au fond elle n’était pas tant “mienne” que cela. Même encore aujourd’hui, la position du sociologue, pour moi, c’est essentiellement celle de l’emmerdeur qui vient rappeler à ceux qui foncent en masse que, peut-être, ils vont écraser quelqu’un sur leur passage. J’ai beaucoup de mal à admettre que la sociologie, ce fut très vite l’idéal d’un “fait social total”, qui, pour ne pas être le bolchevisme, n’en était pas moins celui d’un pilier du socialisme militant (et père de l’anthropologie française), Marcel Mauss . Pour moi qui a été jadis militant politique, mais toujours en critique interne et externe des appareils, il ne me serait pas venu à l’esprit d’articuler idéologie partisane et sociologie : la seconde fonctionnait nécessairement comme observation critique de la première, jamais en prolongement instrumental. Cette évidente contraposition me rendait incapable de voir que l’histoire de la sociologie avait en fait été celle des glissements, des passages -souvent inconscients- entre formes de pouvoirs : passage de la religion à la science via la “science des religions”, dont la IIIe république avait au fond chargé Durkheim, passage de la science universelle à la science ethnique ou nationale, passage de la science des choses à la science de l’homme, ou de l’ingéniérie matérielle à l’ingéniérie sociale. Certes, ces passages exigeaient des changements de points de vue, qui ont occasionné des discussions extrêmement riches et l’élaboration de points de vue subtils et intelligents (Durkheim demeure un auteur passionnant à lire, par exemple sur le suicide comme fait social). Mais, considérer l’histoire de la sociologie à travers les lunettes de la génération “68” me rendait imperceptible cette participation de la sociologie à la continuation sans heurts des grands idéaux de fonctionnement.
M…Z : —A ces idéaux, le marxisme a apporté une contribution massive...
D.D. : — Oui. Mais, pour moi, Marx, c’était l’oeuvre que je lisais au troisième étage du bâtiment C, à Nanterre, dans la salle où Alain Touraine avait constitué une bibliothèque. Cette initiative rare mettait ses étudiants au même rang que leurs congénères d’une université américaine. Hélas, elle fondit comme neige au soleil en quelques années, littéralement pillée. En attendant, entre deux séances de révolution sur la pelouse, j’engloutissais Marx, l’anthropologie structurale et la sociologie américaine. Et, dans cette nappe de savoirs pétris par les idéaux d’une société-machine (machine de travail, machine de signes, machine à sous), c’était encore dans Marx que je pouvais apercevoir une critique immédiate, une ironie mordante, une résistance humaine affichée. Autrement dit, là encore, dans mon expérience, c’était 68 qui interprétait Marx, et non l’inverse. Le totalitarisme marxiste ne m’intéressait absolument pas, et je ne le voyais guère plus que la “totalité” maussienne, ou que le systémisme parsonien. Bien-sûr, on objectera que 68 portait aussi des idéaux, et même un idéalisme grandiose. Je crois que c’est une reconstruction a posteriori. : en grande partie, 68 n’a été que de la résistance civile, foisonnante et concrète aux modèles autoritaires de l’époque, et c’est en cela que l’expérience tient son rang dans l’histoire.

M.Z— Mais son écho semble s’affaiblir de plus en plus. Nous sommes entrés dans un tout autre contexte.
D.D. C’est vrai, et c’est cet affaiblissement d’une position où je me retrouvais bien, parce qu’elle permettait la parole et les échanges ouverts, qui explique peut-être trois éléments importants de mon évolution des années 90 : d’une part un grand intérêt pour le crime et surtout le crime exorbitant, le crime de masse ou en série . D’autre part, mon envie de comprendre le rôle de la subjectivité dans le “retour du pouvoir” auquel nous assistons, à une impressionnante échelle mondiale . Et enfin, la conscience, un peu malheureuse et orpheline, des difficultés de la sociologie à se constituer en discipline d’analyse du pouvoir, et de sa propension à plutôt jouer la conciliation (en retrait, il est vrai, d’une psychologie de répression, désormais fortement sollicitée). Pour le moins, j’ai bien dû constater que “ma” sociologie avait souvent un métro de retard par rapport aux formes sans cesse actualisées du pouvoir !
La catégorie de sociologie critique est aujourd’hui évoquée sur un ton de franc mépris, et les sociologues devraient être sensibles aux risques d’une telle dépréciation : c’est l’existence même de la discipline qui est niée, dès lors qu’aujourd’hui la “positivité” ne relève plus de sociologie mais de systémisme (où l’homme disparaît comme problématique spécifique, sauf comme ajustement normatif au système), et se trouve conduite par les disciplines dites cognitives (peut-être nommées ainsi parce, plutôt que savoir, elles préfèrent cogner ... sur la résistance à considérer la logique binaire comme intelligente)

M.Z : —Pourquoi cet intérêt pour le crime ?

D.D : —Peut-être justement parce, face à ce rétrécissement des possibilités de parole où nous cantonne l’écriture informatisable comme norme universelle (avec la généralisation des paperasses du test, de la “norme-qualité”, de “l’arbre de décision” aussi bien utilisé en psychiatrie qu’en ingéniérie, etc.), j’avais tout simplement envie de passer à l’acte ! Envie heureusement sublimée dans le travail intellectuel et l’enquête... Mais cette envie, cette fascination en tout cas, je les rapporte aussi à la question de la résistance. La résistance est finalement, la psychanalyse en sait quelque chose, une affaire personnelle, individuelle. Le crime est, en ce sens, la plus individuelle des résistances au social.
Il montre que dans une société organisée officiellement autour de mots en “ion” (gestion, cognition, rationalisation, globalisation, communication, normalisation, modernisation), quelque chose au moins se dérobe à la mise en fonctionnement disciplinaire : la monstruosité de l’acte. La psychologie américaine qui s’est donnée pour défi de réduire la vie entière à des catégories pathologiques a inventé pour les criminels endurcis l’étiquette de “sociopathe”. Je préfère la notion de résistance qui laisse ouverte la question de savoir si ce qui est pathologique c’est le social, l’idéal collectif, quand il devient trop prégnant, sans limites, ou si c’est la résistance elle-même, dans ses formes extrêmes, condamnées par autrui. La psychanalyse est intéressante parce qu’elle laisse à la résistance toute son ambiguité, sa polyvalence pratique, en reportant le jugement social (aussi bien que le jugement sur le social) au dehors de son colloque singulier. En revanche, la psychopathologie qui stigmatise une pseudo-entité nosologique nommée “sociopathie” se fait plutôt auxiliaire aveugle du pouvoir idéalisé.

M.Z : —Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi dans cette position un idéal de révolte sociale dans le crime ?

D.D:— Bien sûr. Et je vois bien l’excès auquel peut conduire la requalification du crime en résistance. Je ne souhaite pas sombrer dans une telle idéalisation : même posé en guerre ouverte à la société civile, tel l’assassinat de familles par le terroriste intégriste algérien, ou au contraire vécu comme loi communautaire (génocides au Rwanda ou en Yougoslavie), le crime continue d’être jugeable en crime. Cela n’empêche pas d’en analyser les motivations politiques ou morales, et pour pouvoir le faire, de chercher abri contre la flambée de moralisme puritain qui incendie le monde à partir de l’épicentre américain. Certains ethnométhodologues -d’ailleurs américains - provoquent à juste titre ce moralisme en observant que la quasi-totalité des crimes banals (passionnels, règlements de compte, bagarres, etc.) se présentent aussi comme des répliques vertueuses à l’injustice, et qu’il n’existe pas de raison de mettre en doute cette intention vécue, même si elle apparaît comme une erreur radicale entraînant une riposte disproportionnée, et proprement criminelle (celle du : “se faire justice soi-même”). Reconnaître son crime, dans ces conditions, revient souvent à changer de point de vue idéal, à modifier le collectif identitaire de référence : c’est notamment le cas dans le procès en crime contre l’humanité.

M.Z : — Tu as étudié de manière assez détaillée les crimes multiples ou “en série”.Est-ce que, selon toi, ils participent aussi d’une “vertu” vengeresse ?

D.D : A première vue, non.Les crimes en série semblent désigner une orientation perverse, sans idéal : on dévore les victimes comme des objets, et l’on ne s’adresse pas à la collectivité dans ces actes de consommation. Pourtant, là encore, l’espèce d’égoïsme anarchique qui émane de ces comportements évoque un défi envers le social. Le meurtrier “passionnel” agit en place du social, Le tueur nationaliste se veut le social lui-même, le massacreur suicidant le nie absolument, et le “serial killer” pervers s’oppose à lui en s’attribuant la propriété de vies humaines. Mais dans les quatre cas, les criminels sont concernés par la société. Par leurs actes et par le commentaire qu’ils appellent, ils objectent à elle, ou à d’autres conceptions du social.
Au passage, je remarque qu’en distinguant ces types de crimes, on réalise un travail de catégorisation très proche de celui de Durkheim sur le suicide : si on remplace le mot “suicide” par le mot “crime”, on obtient d’une part une opposition quant au choix d’une identité sociale : “crime altruiste” (vengeance “vertueuse” passionnelle... à la française) contre “crime égoïste” (meurtre pervers en série... à l’américaine) , D’autre part, on forme une opposition quant à la consistance même du social : “crime anomique” (baroud sanglant des intégristes algériens sortis de toute socialité) contre “crime fataliste” (élimination ethnique à la yougoslave, signe d’un “trop-plein” identitaire). Ce qui montre qu’on peut toujours tirer de la sociologie la plus classique une réflexion critique utile. Qu’indiquent en effet ces différences de position du crime de prédilection ? Tout simplement que c’est l’entité collective elle-même qui se modifie, change complètement de “contrat social” selon les époques et les lieux, et qu’en vis-à-vis, la nature du “refus de contrat” (le crime) suscitant l’indignation ou l’indulgence, n’est pas la même. Cela contribue à se rappeler qu’il n’y a pas LA société, pas d’idéal d’un fonctionnement complet, mais des pactes sociaux évolutifs, partiels et partiaux, parfois négatifs et vides, auxquels il existe toujours des objections possibles, dont les crimes sont des manifestations extrêmes.
M.Z. : — Objections d’une violence parfois insoutenable .
D.D : — Bien sûr, mais elles sont toujours liées à une idéalité sociale, culturelle, à leur mesure, et même, pourrait-on dire... à leur image. Par exemple, une société de consumérisme de masse produit du consommateur en série. Si elle ne peut plus résister politiquement à cette destinée imposée par une coalition surpuissante de pouvoirs, elle va alors exprimer son inquiétude en l’attribuant soit à la victime passive de la multiplication de personnalités consommatrices (incitant au syndrome de la personnalité multiple), soit à un monstre, le tueur dit “en série”. Celui-ci se prête obligeamment à ce nouvel étiquettage remplaçant les précédents (criminel-né, etc.) . Il en rajoute éventuellement, en allongeant la liste imaginaire (ou réelle) de ses actes atroces. Il confirme ainsi, mais en en prenant l’entière culpabilité, que c’est bien de sérialisation que la société consumériste est malade. Il devient point de résistance par un effet de vérité, mais cette vérité est en même temps transformée en écran, puisqu’elle n’est reconnue et acceptable qu’à travers le personnage toujours rejeté du monstre. C’est donc une façon de ne pas admettre que nous sommes tous, et surtout ensemble, une bande de monstres (pour paraphraser Freud). Mais aussi une façon de le dire tout de même.
M.Z : — Le crime serait ainsi un symptôme social, un symptôme du social. Dans ton travail sur le “complexe du loup-garou”, tu affirmes une correspondance entre le destin réel des criminels et les “dramaturgies” sociales qui les constituent comme tels.Peux-tu en dire quelques mots ?
D.D : — Ce que j’ai trouvé en travaillant sur la culture des crimes en série ou de masse aux Etats-Unis, c’est que tout le monde s’accorde pour jouer, dans la fiction, (fiction des romans et des films, mais aussi fiction vériste des mises en scènes médiatiques interminables de crimes réels) une scène où le criminel menace le social et se trouve menacé par lui. De Hulk à Rambo, en passant par les meurtiers multiples chiffrant leurs victimes par centaines, il s’agit toujours du même leit-motiv : l’énergie individuelle naturelle est en mesure de menacer l’ordre social global, et inversement ce dernier tend à étouffer les individus. L’aventure humaine est donc perçue comme un jeu de bascule entre les deux formes, individuelle et collective, de l’énergie animale. L’idéal proposé consiste, et cela depuis les plus anciens mythes nordiques incorporés dans la culture américaine, à trouver un lien d’échange entre les deux formes énergétiques. On y retrouve la théorie hobbesienne du recyclage des passions par l’Etat ou l’idée lockienne de régulation par le marché. Cette culture, d’obédience protestante et anglosaxonne, aujourd’hui hégémonique sur le monde, passe son temps à dire que société et individu sont en opposition frontale, que l’un ne rêve que de détruire l’autre et réciproquement, et qu’il faut trouver le moyen de transformer cette guerre en équilibre thermodynamique, puis en machine utilisable, au rendement croissant, bientôt sans déperdition ni gaspillage. Cette théorie de l’espace social “autonettoyant” a besoin en permanence du personnage du criminel hors série (par la série exorbitante de ses meurtres, qui lui donnent plusieurs vies d’avance sur l’unique peine de mort que peut lui infliger la justice terrestre) , afin de pouvoir réarmer, en contrepartie, l’idéal d’une société-machine, d’un “contrôle social” bien lissé qui interdise toute violence réelle. C’est ce qui donne au criminel américain ce côté irréel, qui “fictionne” sans cesse vers l’extravagance, la démesure, le mythe. Au contraire, dans les sociétés européennes, d’inspiration méditérrannéenne, se conserve l’idée, bien décrite par Fernand Braudel, d’un espace public fait pour laisser échapper une certaine dose de violence de prestance entre les membres masculins de la cité. Recycler entièrement une agressivité supposée naturelle, “thermodynamique”, ou mettre en scène une violence qui découle de l’état de culture, de la “castration” qu’elle instaure dans l’angoisse du parler commun, c’est sans doute là un choix philosophique et de civilisation.

M.Z : — Tu as aussi observé la montée d’une sensibilité, d’une indignation spéciale envers les crimes contre les enfants . Ce fut l’Année de l’enfance avec la figure de l’enfant qu’il faut préserver des attouchements menaçants de la part, souvent, des proches, mais qui s’est terminée, étrangement, avec le passage brutal à la figure de l’enfant délinquant, destructeur, “incivil”. C’est comme si l’enfant, a-t-on pu dire, avait pris la place du prolétaire : enfant dangereux et enfant en danger... Que peut-on dire de cette ambivalence ?

D.D : —Après avoir été une spécialité américaine, une attaque sociale en règle a été menée en Europe contre “les pédophiles”, usant largement d’amalgames entre orientation sexuelle et passages à l’acte, et entre actes délictueux et meurtres. La Belgique s’est soulevée, toute gorgée d’idéal de pureté, a manifesté en blanc,puis les gendarmes français, de crainte d’être en reste, ont arrêté des centaines de propriétaires de cassettes vidéo pornographiques, poussant au suicide six ou sept personnes . A l’occasion a été relancée l’initiative technomédicale visant à la rééducation ou la castration chimique des “criminels sexuels”, catégorie homogène d’ailleurs très contestable, mais entérinée par les médias. Or l’amour affiché pour l’enfance comme réponse protectrice à opposer à l’érotisme envers les enfants n’est pas sans mélange. Si l’on en juge par l’explosion des commentaires sur l’incivilité des Jeunes, ou la sauvagerie des enfants des “banlieues défavorisées”, on peut même affirmer que cet amour a pour ombre une haine grandissante. Amour et haine ont comme résultante commune d’appeler à l’embauche de dizainesde milliers de protecteurs et d’éducateurs. Ici, nous ne sommes pas dans l’imaginaire des crimes en série, mais dans la production en série, très concrète, d’institutions de contrôle et de répression. Pour parler clair, on s’engage dans la voie américaine d’une “rage de punir” , visant à la fois les actes et les manifestations verbales d’une délinquance de plus en plus juvénile, et pour cela interprétée en termes d’anomie, d’absence de règle sociale, de défection des parents, etc.
Par exemple, un hebdomadaire en vogue attribue à “un sociologue” des propos sur les “nouveaux enfants-loups”, qui semblent “des animaux”, “ne distinguent plus le bien du mal”, ou “ne parlent plus un langage articulé”. Que le sociologue en question ne dévoile pas son identité indique qu’il conserve quelques scrupules soixante-huitards : car comparer des enfants aux animaux renvoie au grand dressage du siècle dernier étudié par Michel Foucault, dressage qui évite d’avoir à assumer l’analyse des formes sociales de la résistance chez les enfants, le rôle de l’invention de contre-langages, la volonté de provocation ou le sens politique de certains styles d’agression, etc.

M.Z : — Les médias cherchent appui auprès d’une science sociologique qui caractériserait ces Jeunes comme pratiquement “hors symbolique”. N’est-ce pas un exemple de la pregnance de la vision familialiste de l’espace social ?

D.D : —C’est cela. On tentera d’ailleurs aussi de se conforter d’une psychologie faisant appel au “père” ou déplorant l’immaturité oedipienne des Jeunes. Alors qu’on peut très bien penser qu’ils sont au contraire en plein coeur du symbolique, et qu’on leur délègue, à travers un vague appel à l’ange tutélaire des révoltes, le travail de cristallisation symbolique de la colère contre une société paradoxale de non-emploi et d’utilitarisme. Il n’est pas du tout évident, d’ailleurs, que les parents soient si absents que cela, soit, comme dans le modèle du ghetto de Los Angelès, par la vengeance de la mère noire à travers ses enfants “guerriers”, soit dans le bidonville algérien ou le hlm français, par la sourde amertume du père arabe, qui se transforme sans parole en devoir des fils d’occuper l’espace public par une violence de prestance.

Quand une première page du Monde juxtapose deux titres : “délinquance des enfants”, et “colère des chômeurs”, on se dit qu’il manque un Surréaliste pour les intervertir : “délinquance des chômeurs” et “colère des enfants”. Bien sûr, je ne veux pas donner à penser qu’il faut criminaliser le mouvement des chômeurs, dont je me réjouis de l’existence et des initiatives, ni qu’il faut brûler les voitures. Mais il y a une certaine absurdité à reconnaître la résistance des chômeurs, alors que la condamnation à deux ans de prison de mineurs turbulents est probablement due au fait qu’ils ont allumé des incendies un peu avant que les chômeurs n’aient commencé à occuper les ASSEDIC. S’ils avaient attendu, leur “délinquance” serait sans doute passée plus inaperçue à l’intérieur d’une “révolte” sociale multiforme. La position “durkheimienne”, face à tout cela, n’est pas de dire que les Jeunes sont devenus anomiques ou animaux, mais plutôt que notre société actuelle hésite entre un choix de criminalisation et un choix de politisation, et que cette hésitation traverse les acteurs eux-mêmes, aussi jeunes soient-ils. La position freudienne, il me semble, n’est pas non plus de brandir l’autorité d’un père manquant (et d’une administration répressive et protectrice, elle, surabondante) mais plutôt de chercher en quoi les passages à l’acte démonstratifs s’effectuent au contraire au nom d’un “Père La Révolte” qui vaut bien le Père Noël (et en a peut-être tous les inconvénients.)

M.Z : — On voit bien, dans le phénomène de la violence intégriste en Algérie, que cela reste “une affaire de famille”. C’est seulement dans un monde habité par la passion au “nom du père”, que des crimes comme écraser les bébés contre les murs, ou d’autres atrocités de ce type, peuvent être accomplis de cette manière. Pour que tuer enfants et femmes sous les yeux des hommes ait un sens, il faut bien que “la famille” soit l’objet d’une valorisation extrême. Cela nous met sous les yeux le côté morbide du lien social, alors que nombre de sociologues répercutent au contraire l’idéologie d’un affaiblissement de la famille et de l’autorité parentale. On est en train de nous parler de maisons de correction, d’internats, bref d’Etat paternel sévère, de plus de père, en réponse à une prétendue démission des parents, là où la violence la plus extrême nous place devant le spectacle évident d’une tragédie de l’excès de famille.

D.D : —C’est le retour à la vendetta, à la vengeance purement affective des très proches, à la libération de sentiments de trahison mortelle ou d’idéalisation forcenée que la famille produit au plus fort de l’inconscient. Mais c’est en même temps, ne l’oublions pas, une destruction de la famille comme relais politique, comme forme politique des liens de transmission, et une destruction qui vient nourrir une idéologie familialiste de l’Etat. C’est un processus déjà ancien : il avait déjà eu lieu à Rome quand le christianisme vint couvrir de son mythe familial la destruction concrète des transmissions familiales, l’encratisme (le renoncement à la descendance), la fuite individuelle au désert, etc. Le plus étonnant est que la société où s’active le plus ce processus de destruction-reconstruction du familialisme dans l’Etat Paternel est l’Amérique libérale, qui a voué l’Etat-providence aux gémonies. Le président Clinton vient de faire débloquer des crédits importants pour aider les parents à faire garder leurs petits enfants. Peut-être l’administration américaine pense-t-elle qu’une telle aide laissera les enfants mieux entourés, et donc tentés -moins tôt- par l’affrontement de prestance dans la rue. Ayant gardé quelquefois des enfants noirs américains à Chicago, je ne suis pas sûr qu’il ait raison, sauf à interdire toute sortie par un couvre-feu généralisé : car cet affrontement est simplement le résultat de la présence de “homies” (de représentants des “familles”) dans l’espace public , ces représentants étant de plus en plus jeunes, du seul fait de la majorité sexuelle réelle et civile des adolescents d’aujourd’hui. Il est inévitable que de “jeunes hommes” en rivalité se combattent dès lors qu’ils ne sont pas soumis à la discipline du travail socialisé. Ce qui nous semble grotesque est que ceux que par ailleurs nous avons ravalé au rang d’enfants se prennent à ces jeux qui ne “sont pas de leur âge”. Nous ne leur autorisons donc aucune ritualisation de la violence, mais nous les renvoyons au gynécée. C’est un choix risqué et paradoxal : on ne peut pas à la fois faire accéder la jeunesse plus rapidement aux connaissances et aux responsabilités et refuser qu’elle se trouve d’emblée en situation “dramaturgique ”. Le problème est qu’un modèle anglo-saxon selon lequel il n’y a rien au delà de l’économie, comme machine captatrice des énergies humaines, dénie farouchement l’existence d’un espace public “gratuit”, de pure prestance symbolique. Or, dans une société qui produit... du non-travail, et le concentre de plus sur les populations les plus pauvres, la gratuité de l’activité humaine se déploie comme une nécessité, accompagnée comme de son ombre par le jeu des rivalités . Mais elle fait retour de façon non conceptualisable par une société qui ne pense que “travail”.

M.Z. Nous sommes à un point important : on sort d’une civilisation du travail... mais pour aller où ? Les usines fonctionnaient comme grands appareils de régulation de la jouissance, qui mettaient les gens en ordre. Or que va-t-on faire de cette jouissance supplémentaire, dans la société du hors travail (on n’ose plus appeler cela société du loisir, à l’ère des millions de chômeurs). Comment va-t-on la canaliser ?

D.D. : —Je n’en sais fichtre rien. Mais je crois deux choses : d’une part, les sociétés humaines ont déjà connu ces situations où, tout au moins pour des fractions significatives, il y avait autre chose que l’activité économique, et elles savaient donc donner un sens à la violence absolument inévitable des rencontres dont le jeu ne s’épuise plus dans leur objet, et exigent donc de se prendre en objet, de se sacrifier ou d’en sacrifier quelques-uns. Il est clair que certaines de ces solutions canalisatrices -la guerre, les jeux de cirque- ne sont plus supportables. La grande boucherie guerrière qui correspond à la prestance de maîtrise technique par les Etats-Nations doit rester un souvenir.
D’autre part, dans le monde du travail où je continue d’enquêter , la régulation de la jouissance est en train de s’emballer, parce qu’elle roule toujours sur une fiction économique de moins en moins crédible. On déconnecte les gens des situations réelles à travers des langages artificiels et des disciplines qui tiennent plus de la mobilisation mystique que du métier. La vie continue, mais dans un hiatus plus grand même qu’aux temps du taylorisme, entre le discours techno-militaire de la gestion hiérarchique, et la réalité des pratiques. Ce hiatus accompagne un soutien hystérique de prouesses technologiques, dont la tension artificielle ne peut guère durer lorsqu’elle s’accompagne d’humiliation de ceux qui sont “aux manivelles” . Un tel clivage passionnel ne pourra pas marcher très longtemps. Le partage du travail sera sans doute également une perspective inévitable car il est absurde d’identifier sur le long terme non-travail et extrême pauvreté.

M.Z : —On aborde peut-être ici ton intérêt pour la psychanalyse. On sent bien que les objets que tu t’est donnés dans ta recherche -crimes, violences- ne peuvent être réduits à la positivité d’un fonctionnement social, même comme son envers. Ils mettent en cause de l’intérieur tout “programme social”, et donc toute sociologie centrée sur l’utilité réciproque, le pacte social fonctionnel, l’harmonisation par l’échange, l’organisation ou le débat démocratique.

D.D. —C’est vrai. Mais il est difficile de “piéger” le social en flagrant délit d’irrationalité, trop aisément refoulée sur les individus. C’est un peu plus facile à poser -au moins comme question- à propos d’une violence étrange : le crime retourné contre soi en groupe, qu’on appelle “suicide collectif” et qui a donné lieu à des affaires retentissantes. J’ai remarqué la réticence des Médias, et de la plupart des “spécialistes”, à recourir à cette notion de “suicide collectif”. Par exemple, elle n’est employée sans réserve qu’au troisième suicide programmé des membres de l’Ordre du Temple Solaire. Et même alors, on parle de manipulations des gourous, d’interventions de la Mafia, etc. Comme si l’on ne voulait pas reconnaître que les gens puissent tout simplement s’associer pour viser la mort, la mort ensemble...

M.Z : —Est-ce qu’on n’est pas justement ici à un point de critique radicale de l’utilitarisme ? Dans le suicide collectif, il n’y a pas d’intérêt en jeu pour le social. La logique des intérêts semble sérieusement défaillante quand le social peut se grouper pour dire : “je meurs”. Quand Freud dit : “la vie veut mourir”, c’est certainement plus intéressant que l’axiomatique de l’intérêt.

D.D : — Tout à fait. C’est aussi assez clair, à l’autre bout du spectre des actions humaines, par exemple la prouesse spatiale : les gens qui s’y consacrent ont énormément de mal à intérioriser les catégories de l’utilité. Que l’homme aille sur Mars, à quoi donc cela peut-il bien être utile ? Les spécialistes s’arrachent les cheveux pour justifier économiquement ou scientifiquement le goût -très coûteux- pour la ballade dans l’espace. De fil et en aiguille, on pourrait dévider tout l’écheveau des “bonnes raisons” utiles à propos de maints autres domaines, telle la sécurité sociale : quel est le raisonnement le plus “rationnel”, celui qui la considère comme une “dépense”, ou au contraire celui qui en fait un “gain” (pour la santé humaine) ? La crise de la discipline économique aujourd’hui n’est sans doute pas étrangère à la critique rongeuse de ces paradoxes ou de ces incertitudes.

Pour revenir au passage entre sociologie et psychanalyse, qui me préoccupe constamment, je voudrais souligner une chose quant au style de mon travail : je remarque que je n’ai pu passer de travaux sociologiques centrés alors sur le “risque technique”, à la question de la violence murée dans le crime, sans emprunter des chemins un peu buissonniers par rapport à l’académisme. Le livre sur le Loup-garou américain, les études parues dans le Monde diplomatique sur une “cartographie” des haines, sont des recherches qui se soutiennent d’un rapport au lecteur et d’une esthétique qui m’ont protégé de la rudesse du sujet, sans m’autoriser à l’éviter. C’est ce que je crois être la position intellectuelle, une position intermédiaire, à la fois sérieuse et de débat. Or c’est justement sur ce plan que j’ai rencontré l’oeuvre de Jacques Lacan, qui m’a accompagnée depuis vingt ans, et que je considère toujours comme incontournable dans la compréhension de la vie intellectuelle de ce pays. Mais pendant longtemps, je ne parvenais pas à l’utiliser directement en sociologie, tant qu’un certain “désir sociologique” m’animait encore : celui d’exprimer l’inquiétude du social envers lui-même, le malaise de l’idéal face à lui-même.

M.Z : —Rappelons que tout le début de ta carrière a été centré par l’étude des angoisses créées par le risque du développement des technologies modernes . Et tu es passé au fond de l’angoisse de la modernisation, venant de l’Autre social, au crime, à la violence risquée, comme possibilité d’une réponse à cette angoisse, par l’acte. Est-ce que le crime est une réponse ?

D.D : — Certainement. Non pas tant l’acte commis lui-même, qui reste, au fond, ininterprétable, que la qualification de certains actes en crime par un collectif, permet de se repérer, de donner un nom aux choses, aux actes, aux personnes qui les commettent et les subissent. Cela humanise les acteurs, permet de ramener à eux des phénomènes diffus, de leur donner sens , de faire travailler la scénographie sociale, de mobiliser, d’indigner, de rassurer, décider, bref de mettre en forme l’angoisse sociale. Mais le crime lui-même, comme jouissance interdite, déplacée sur autrui (le coupable) permet aussi de trouver un appui fantasmé pour se retourner contre l’étouffante “gestion des risques” pour reprendre le titre de l’ouvrage de Robert Castel . Le phantasme accepté m’a sans doute permis de me déplacer sur l’échiquier passionnel, d’exprimer une phobie libératrice à l’encontre de l’industrieuse névrose de calfeutrage généralisé du système.

M.Z : — A laquelle participent les sociologues ?

D.D : — Eh bien, curieusement, pas vraiment, en tout cas pas directement. Autant ils avaient été au coeur de la vague reconstructrice des années d’après-guerre, parfois en position très critique, autant la décennie des inquiétudes ouverte à partir de la fin des années soixante-dix a laissé les sociologues plutôt passifs, voire fascinés par le consensus. Ils se sont bien plus passionnés hier pour le travail, l’organisation, la science même, qu’aujourd’hui pour l’environnement ou les dangers du progrès. Peu se sont penchés durablement sur ces thèmes même si presque tous les ont picorés ponctuellement. Tout se passe comme si le centre de gravité de la “sociologie éternelle” était en dernière analyse la recherche de l’accord sur fond de désaccord, plutôt que le constat des crises ou des dangers extérieurs. C’est pourquoi, quand ceux-ci se manifestent, les sociologues vont finalement se regrouper autour d’un rêve de solution sociotechnique des problèmes, ce qui permet au pôle formé à l’école des Mines par Bruno Latour et Michel Callon de rallier (ou au moins d’intéresser) à la figure des alliances hybrides entre humains et objets techniques de larges réseaux allant de la sociologie juridique (Pierre Lascoumes) à la politologie (Claude Gilbert), en passant par des sociologies du travail, de la santé, de l’organisation (J.C. Thoenig), de la cognition (Nicolas Dodier, Bernard Conein ou Louis Quéré), ou celles de l’économie des conventions et de la justification (Luc Boltanski).
M.Z. : En ce sens là, ils continuent tout de même sur la voie des idéaux de thérapie du social. Ils cherchent des solutions...

D.D. : — Tu as raison, et ils le font assez bien, de manière nuancée, sans toujours renier des auteurs plus critiques. Mais ils les cherchent, pour ainsi dire à côté et à relative distance des problèmes sous leur forme la plus grave. Ils sont tétanisés par l’ultraviolence intégriste (c’est Bernard Henry Lévy -un comble- qui produira finalement une analyse un peu fine du phénomène dans le Monde),et sont gènés par “l’alerte” ou “la dénonciation” (où Bourdieu a courageusement persisté, dans l’isolement), et ne se veulent pas des thérapeutes angoissés ni de méchants imprécateurs. Pour le genre “pompier du social”, c’est plutôt dans le travail du politologue de l’école polytechnique, Patrick Lagadec, qu’il faut chercher la recherche empressée, toujours urgente, de remèdes de cheval au danger d’explosion sociale (de “situation de crise”) issue de toutes sortes de dangers technologiques. J’ai moi-même travaillé plus de dix ans dans le domaine des risques, mais à travers une espèce de perlaboration de l’angoisse, j’ai éprouvé une réticence grandissante vis-à-vis de l’entretien de la dramaturgie du pire, véritable fond de commerce du “risk establishment”. Au fond, y-a-t-il une différence essentielle entre la gestion du sentiment de péril et celle du sentiment d’harmonie ? Je ne le crois plus : les deux vivent et prospèrent de l’idéal, et en tirent leur principe de contrainte, de mise aux normes, voire d’infantilisation éducatrice des subordonnés .

M.Z : la sociologie , du moins en partie, camperait sur des positions un peu molles, incertaines...

D.D. - J’ai constaté chez les sociologues une sorte d’évitement de l’angoisse qui les a portés, il y a quelques années, face à la montée évidente des périls, à se cliver entre “sociotechniques”, plus ou moins liés au futurisme cognitiviste, et “procéduriers” intéressés à la faute (F. Chateauraynaud) liés à l’intérêt juridique, au droit pénal (par exemple dans l’analyse du SIDA, autour de M.A. Hermitte), où l’angoisse (cristallisée en “éthique de la peur” suivant les préceptes de Hans Jonas) est transformée en moteur d’une accusation judiciaire ou morale. Certains (comme Pierre Lascoumes) tentent de jouer les messagers entre les deux, visant peut-être une réconciliation supérieure. Entre ces pôles, il demeure de petits carterons de sociologues du travail, de la crise urbaine et du chômage, en butte aux réprimandes (implicites) des deux autres groupes, qui leur reprochent d’en être restés aux beaux jours de la critique bourdieusienne de la domination de classe, de ne pas porter suffisamment attention aux formes de la justification, et de stagner dans une vision archéo-marxiste de l’organisation moderne.
Ce dispositif n’est donc pas très favorable pour opposer, dans notre monde de recherche présumée indépendante, une résistance même passive aux précipitations actuelles vers le jugement répressif de toute violence dans l’espace public (je pense à la suppression des bizutages) et vers la rationalisation salvatrice (normalisation ISO des administrations, internet obligatoire, informatisation de la consultation médicale, etc.).

M.Z. —D’autant que l’on assiste aujourd’hui à quelques tentatives de mettre en cause les marges de liberté du débat intellectuel. Parlons un peu de l’affaire Sokal-Bricmont, dans laquelle tu es intervenu dans les pages du Monde . Je crois savoir qu’Alan Sokal n’est pas seulement un éminent professeur de physique de l’université de New York, mais l’auteur d’un canular au détriment d’une revue d’études culturelles américaine.Jean Bricmont, universitaire belge tout aussi sérieux, semble avoir quelque affinité avec les farceurs wallons ayant “entarté” Bernard-Henri Lévy à plusieurs reprises. Nos deux joyeux compères semblent avoir décidé un entartage solennel des intellectuels “post-modernes” dans un récent ouvrage paru aux éditions Odile Jacob (pourtant réputées pour leur sérieux scientifique). Cependant, les séries que les deux compères réunissent (Lacan, Derrida, Latour, Kristeva) ne sont pas très pertinentes, sauf à constater qu’elles rassemblent essentiellement sous la critique expéditive... des auteurs français. Qu’en penses-tu ?
D.D. : — Dans l’histoire récente, l’intellectualité française a joui d’une situation particulière. Elle n’était ni noyée dans la nébuleuse anglo-américaine, ni partiellement éteinte comme celles du Japon ou de l’Allemagne vaincus, ni inféodée à Moscou. Elle a donc pu, stimulée après coup par l’humiliation de l’occupation et dans le contexte d’un dynamisme gaulliste (qui pourtant ne s’encombrait pas d’intellectualisme, c’est le moins qu’on puisse dire), mettre sur orbite mondiale quelques petites productions intéressantes, relativement indépendantes. Des joyaux comme la transmission orale de l’expérience analytique par Lacan, les esquisses de théorie historique de Foucault (au pays de la platitude historienne), les prouesses structurales de Lévi-Strauss, etc. ont pu prendre place, par chance, à la surface d’un monde polarisé par le lourd pragmatisme des puissances. Cette circonstance a permis à la pensée d’échapper momentanément aux impératifs d’une mise en ordre économiste et scientiste des esprits, de croire un moment que les idéologies mobilisatrices du pouvoir suspendaient leur vol. Depuis la fin de l’union soviétique et la désinhibition complète du maître américain, cette chance s’est épuisée. Il est donc demandé aux intellectuels français de mettre fin à leur “exception” pour rentrer dans l’ordre paisible de la pensée unique. Qu’un physicien américain peu connu et légèrement porté à l’histrionisme “gauchiste” se soit allié à un physicien belge spécialiste de la vieille thermodynamique à l’université catholique de Louvain, pour porter la première attaque sérieuse, est sans doute fortuit. Leur ouvrage est réellement une farce : ils se contentent de répéter, pour tout commentaire de morceaux choisis chez les auteurs critiqués, que ceux-ci ne veulent rien dire, que leurs propos n’ont aucun sens, et que ce sont des imposteurs. L’absence totale de toute tentative de compréhension des textes cités décourage la tentative de réponse ou d’explication. Et comme la gravitation existe effectivement (d’après un très sérieux physicien de mes amis), les bras vous en tombent...

M.Z : —On éprouve aussi la fâcheuse impression que nombre de Français ont été séduits par le ricanement, que des lecteurs qui n’avaient jamais pu se donner le temps suffisant pour lire Lacan, Kristeva ou Derrida ont pu se dire : si des scientifiques nous certifient que tout cela ne vaut rien, nous pouvons faire des économies de lecture. Il y a une sorte de gain d’effort qui semble net. Cela ne durera sans doute pas, mais l’arrivée de ce genre de littérature de jugement destructeur est toute de même assez préoccupant.
D.D. —L’impact de l’affaire Sokal ne réside pas dans les écrits, illisibles, de gens qui n’ont strictement rien à dire, mais dans un effet de réputation, largement amplifié par les médias haineux : —quelqu’un, américain et physicien, a osé dire que les intellectuels français racontaient des sornettes... Cela a suffi, surtout pour tout un monde détestant, en France comme ailleurs, la moindre tentative de critique éclairée du pouvoir, qui lui rappelle son propre avilissement dans les délices de la collaboration à l’idéal du fonctionnement . Cela a suffit aussi à une certaine élite universitaire américaine (et bientôt peut-être française), qui se sent menacée, dans un contexte de réduction drastique des crédits, par l’existence de départements littéraires et culturels qui leur semblent mériter d’être exécutés les premiers (ce que Christopher Lasch a appelé “la révolte des élites” ). Cela d’autant plus que la contestation persistante des droits civiques et des minorités exigeant le respect des quota raciaux ou sexuels y est plus virulente qu’ailleurs ( la “political correctness” y est directement attribuée à l’influence pernicieuse de Derrida !). S’y rajoutent aussi, dans une moindre mesure, la crise des financements d’une physique nucléaire lourdement engagée naguère dans les affaires militaires, et la crise intrinsèque de la physique fondamentale, dans un contexte où tous les paradigmes bougent, même sans être remués par Isabelle Stengers, la turbulente philosophe des sciences de l’université libre de Bruxelles, traditionnelle adversaire de la Catholique de Louvain. De là à voir dans l’affaire Sokal-Bricmont , un complot à la fois théocratique et scientiste contre le “sécularisme” sceptique des Français, relayée par une maison d’édition scientiste très tournée vers les auteurs américains, il y a un pas, qu’on se gardera de franchir.
Bien plus inquiétante est la constance de l’anti-intellectualisme en France même : je me souviendrai longtemps du déchaînement de haine contre Foucault, celui-ci à peine enterré. Les médias se relayaient pour passer le message : la France était enfin débarrassée d’une dictature intellectuelle ! Quand on sait que médias et grands groupes financiers s’appartiennent réciproquement, on voit qu’une telle attitude visait déjà à en finir avec la reconnaissance obligée d’une pensée qui leur soit extérieure, pour passer au mode de fonctionnement actuel :
—D’où ce type peut-il se payer le luxe de parler librement du pouvoir ? C’est la question sous-jacente qu’on sent désormais percer sous la méfiance du média à l’égard des intellectuels qu’il ne produit pas lui-même. Se réfugier dans l’attitude bien “clean” de l’expert ne suffira probablement pas à échapper à la poursuite inquisitoriale des “imposteurs”, relancée de la jouissance sociale à détruire la pensée. La seule posture cohérente me semble être au contraire de résister à l’imposture des inquisiteurs eux-mêmes- jamais drôle très longtemps-, en continuant le métier, difficile et passionnant, d’analyste du social.

M.Z . En fin de compte, en quoi, dans cette pensée du social, la pyschanalyse est-elle, selon toi, importante, voire indispensable ?

D.D. Ma réponse est indirecte : c’est la difficulté des sciences sociales à se libérer du désir d’idéal de leurs tenants, qui conduit nécessairement à s’interroger sur ce désir, et à tenter de comprendre le rôle qu’il joue dans l’objet même de ces disciplines. La sociologie est absolument liée, qu’elle le veuille ou non, au désir de “faire société”, à l’idéal d’un super-ensemble humain qui, enfin , “marcherait” pour notre compte et à notre place, comme un double humain de l’harmonie océanique. Ce désir est décliné sous toutes les formes, sous les auspices d’un objectivisme froid et détaillant, ou sur le ton bienveillant et humaniste du solidarisme. Mais même là, c’est bien toujours une totalité qui brille au firmament, là où un peu de psychanalyse apporte immédiatement de la rupture, du pluralisme irréductible, lié à la pluralité des positions subjectives face à l’angoisse. Un ami psychanalyste résumait ainsi “sa” sociologie : “les sociétés ne sont que des sociétés...d’assurance contre l’angoisse”. Je crois que je suis d’accord avec lui. Le social, c’est un symptôme d’angoisse, et rien d’autre ne le justifie vraiment pour l’espèce humaine, naturellement issue de la petite horde. L’Autre, c’est le complexe des deux Dupont(d) : dans la fusée lunaire qui va procéder à une manoeuvre, l’innénarrable couple de policiers répond “oui” à la question du professeur Tournesol : “vous tenez-vous bien ?” Mais, évidemment, lors de la manoeuvre, ils s’écrasent sur le sol de leur cabine. Car ils se tenaient bien l’un l’autre, mais ne s’accrochaient à aucune prise matérielle. Le social, c’est un peu cela : se tenir bien les uns les autres, au risque, parfois, d’oublier que c’est sur le sol, d’abord que les humains se tiennent debout, et s’en trouvent séparés, pour le temps fugitif de leurs vies d’individus et hormis de fréquentes mais brèves étreintes d’amour. La psychanalyse, cela permet au sociologue de se souvenir de ce caractère violemment passionnel du social, de ce côté irréductiblement subjectif du social.

M.Z : C’est une manière de se déprendre du terrorisme de l’idéal .

D.D. : Exactement. Et je crois que cette déprise pourrait avoir des effets heuristiques très riches, si elle faisait l’objet d’un plus grand débat en sciences sociales. C’est en tout cas un projet qu’il m’intéresserait de tenter, dans les prochaines années.

Mardi 18 Août 2009 - 18:52
Mardi 18 Août 2009 - 18:59
Denis Duclos
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