m’intéressant toujours davantage à l’interface entre homme et animal (dans une interrogation sur les effets spécifiques de la culture langagière humaine), j’ai lu avec un grand intérêt les deux volumes que vous avez dirigés sur le Propre de l’Homme. J’ai, par ailleurs, travaillé nombre d’ouvrages de référence sur les “Alloprimates”, dont les oeuvres passionnantes de J. Goodall, et de F de Waal.
J’en suis arrivé à quelques questions qui, d’après moi, mériteraient l’organisation d’une véritable rencontre entre ces “ethnologues” (plutôt qu’éthologues) de l’animalité proche, et d’autres scientistes sociaux, voire humains (pour paraphraser l’expression américaine de social scientists). Pour le progrès de notre maison Science, et pour la satisfaction d’un exploit de chasse assez incroyable : réussir à faire parler entre eux des membres de la même espèce qui ont depuis longtemps renoncé à tenter de penser en se rapprochant du point de vue de l’autre discipline. Je sais que vous l’avez tenté dans ces ouvrages et d’autres, et que vous avez pratiquement atteint cette réussite rare (apparamment sans provoquer un massacre intertribal digne du fameux drame du Zoo de Londres)1.
Je me permets néanmoins, du haut de mon incommensurable (in)suffisance, une infime critique : peut-être n’avez-vous pas eu l’occasion de choisir parmi les représentants de la tribu socio-philo-psy, ceux et celles qui aient véritablement pris le temps de forger une conception rigoureuse de la culture symbolique (où ce fameux Propre se réfugie tout de même avec plus de consistance et de résistance qu’ailleurs). Je veux dire notamment psychanalystes, linguistes et anthropologues structuraux. Je vous assure que l’on trouve chez ces gens des façons de comprendre le fait culturel qui est à peu près à 1 million d’années en avant sur la psychologie expérimentale, au fond toujours cernée par le paradoxe “milgramiste”, ou sur le cognitivisme, sans doute ainsi nommé parce qu’il se cogne sans cesse aux limites du cerveau individuel, voire du neurone solitaire sur son île de myéline.
Je crois donc que nous serions capables, avec un peu de tolérance mutuelle, de produire quelques expériences de pensée intéressantes et de les discuter, et je vous propose, tout de go, de prendre l’initiative d’organiser quelque chose comme une “décade” de Cerisy (en fait, plutôt une semaine en Bourgogne, autour des forges de Buffon, ayant moi même une maison par là bas, et étant assez bien implanté dans le tissu culturel local, ou encore en Provence, à Malaucène... près de chez Fabre, ou j’ai une autre maison (!), et où j’ai déjà organisé des séminaires analogues) Le tout vers fin juin 2003. Ce qui laisse un an (pour obtenir quelques fonds de la matriarche CNRS). Pour mieux vous séduire, je vous propose ci-joint les questions dont je vois que l’on pourrait les transformer en terrains de rencontre et d’expérience. Ainsi que quelques propositions de noms de gens stimulants dans les “deux camps”. Evidemment, si l’idée vous agrée, je compte aussi énormément sur vos suggestions.
Comme vous êtes sûrement infiniment mieux placé que moi dans la négociation avec la sombre et puissante tribu des Editeurs, nous pourrions aussi discuter d’avance de l’exploitation de ces travaux.
(Je vous envoie enfin quelques livres et articles, pour vous situer le genre de chercheur un peu bizarre et pour le moins polycentrique, auquel vous aurez affaire en ma modeste -hum!- personne.)
A bientôt donc, j’espère.
Questions pour une rencontre interdisciplinaire sur :
“L’origine de la culture symbolique humaine : expériences de pensée sur un sujet tabou.” (Juin 2003)
Nous concentrerons l’interrogation sur le “propre de l’homme” autour du langage symbolique. La question principale sera ainsi formulée :
-Si le langage symbolique est bien ce qui définit une différence substantielle assez irréfragable entre cultures animales proches (celles des Primates non humains notamment) et culture humaine, comment peut-on comprendre la nécessité historique (évolutionnaire) de ce langage ? En d’autres termes, peut-on élaborer des hypothèses rendant compte du choix du langage symbolique humain, et des conditions qui le rendent plausible, ainsi qu’inévitable son maintien jusqu’à nos jours ?
-Une deuxième grande question pourrait alors être soulevée : quel est l’effet spécifique de l’introduction “naturelle” du langage symbolique sur une société de Primates humains, tel que des traits propres à cette société désormais parlante pourront en dériver directement et indirectement, en interaction avec d’autres traits de continuité ?
Afin de nourrir ce double questionnement, nous proposerons plusieurs hypothèses de travail.
-Le langage symbolique, provisoirement considéré comme la place forte du “propre de l’homme” (peut-être précisément en ce qu’il relève de notre expérience d’institution de nous-mêmes, de séparation de “notre” communauté en tant qu’entité politique), doit être abordé, notamment à la lumière des études en situations naturelles de l’éthologie (ou mieux de l’ethnologie) des peuples animaux, comme une sphère particulière des échanges significatifs ( c’est-à-dire à visée de “faire signe”) entre membres d’une formation sociale d’une espèce, telle qu’elle tend à capter, à absorber en elle-même la plupart de ces échanges, afin de leur donner une base commune de différenciation et de comparabilité. Cette base commune ne peut être qu’un symbole représentant le commun, le social lui-même, soit en extrayant de la “nature” un ensemble d’objets de statut spécial, soit en construisant un “nom” désignant cette abstraction politique, soit les deux à la fois, le nom venant en même temps “nommer” le système de statut spécial, et l’extraire de la nature en lui permettant de jouer son rôle de symbole, de support d’une “idée”.
-Le langage symbolique est d’abord la production et l’entretien d’une règle définissant l’entrée en parole d’individus membres de la collectivité linguistique 2. Ce premier niveau de toute langue semble être oublié ou sous-estimé, alors qu’il en demeure la seule condition absolument nécessaire (tous les autres niveaux, de la rhétorique à la phonématique en passant par la grammaire et le vocabulaire) étant plutôt des effets de cette condition que des causes. Cette règle a ceci de spécifique qu’elle ne fonctionne que si les individus peuvent “refuser de parler”, et ne s’engagent dans la parole qu’au titre de sujets “libres” de ne pas le faire. Elle suppose donc une représentation de la communauté par elle-même, représentation impliquant la place de sujets de la parole, et du même coup, distinguant ces sujets-rôles des individus réels qui peuvent ou non souscrire à cet enrôlement sur scène, même s’ils peuvent y être aisément “contraints” par la pression sociale, et si par ailleurs, ils ne peuvent faire autrement que de comprendre et de partager cette représentation (la liberté est une “fonction” de la contrainte absolue.)
-Si nous parvenions à déchiffrer dans les sociétés animales ce qui peut se rapprocher d’une telle représentation globale du collectif, comme système de places de sujets prenant-la-parole (pour des individus pouvant ne pas le faire), nous aurions sans doute effectué un pas en direction de l’éternel “passage du nord ouest” de la jonction nature-culture (humaine). Nous savons, avec F de Waal, B. Thierry, et d’autres, que les animaux proches sont parfaitement conscients de leur position dans des hiérarchies sociales, surtout losqu’ils s’efforcent de les transgresser. Nous savons aussi qu’ils sont capables de comprendre les effets de renversements d’alliances entre amis, adversaires et ennemis, et cela avec une finesse tactique ou stratégique qui dépasse la compréhension de leurs observateurs : ils ont donc conscience des groupes d’interactions subjectives qui les concernent, qu’ils y appartiennent ou pas. Il existe donc déjà une étape importante entre la contribution au fonctionnement de hiérarchies ou de groupes égalitaires (existant dans pratiquement toutes les espèces) et la représentation imaginaire non verbalisée de ces structures. Mais entre celle-ci (évidemment très diversifiée) et la catégorisation verbale de collectifs, c’est-à-dire la fixation et l’appauvrissement de ceux-ci par la formalisation symbolique, il y a encore un “gap”, logiquement improbable et énigmatique.
Donnons un exemple : F de Waal nous a appris que la réconciliation s’opérait fort rapidement, en proportion de la violence de l’antagonisme, sauf lorsqu’il se manifestait une sorte de “décision” de faire durer le statut d’inimitié. Il cite un cas fascinant de Chimpanzé se “nettoyant” de la pollution d’un contact affectif signifiant la conciliation de la part d’un “ennemi”, alors que le premier individu paraît avoir décidé une guerre durable . Voici véritablement un pré-symbolisme saisi à l’état natif. Comme le souligne la grande anthropologue Mary Douglas pour les cultures humaines, la souillure est l’indexation affective d’une rupture de catégorie . La catégorie (“condamnation” en latin -en fait “parole qui fait chuter” en grec-) est en effet l’acte de séparer des entités abstraites à partir d’un critère de jugement. On peut dès lors imaginer que le Chimpanzé phobique est en train de se purifier en tant que membre d’une catégorie : “celle qui est en guerre contre ceux qui prétendent nous toucher”. C’est dans son propre corps qu’il ressent l’atteinte à la pureté de la catégorie ainsi abstraitement définie comme l’incluant en excluant son adversaire .
-En admettant que le langage vient au primate humain à partir de situations où il doit référer un collectif à une catégorie, et se situer lui-même hors ou dans celle-ci, on peut se demander quelles sont les situations qui y tendent. Dans l’écheveau situationnel “hypercomplexe” offert quotidiennement par les sociétés de singes et de grands singes, on peut apercevoir, complètement interpénétrées, les dimensions de la guerre “ethnique”, des conflits autour de la sexualité, de la reproduction et de l’élevage, de la compétition pour l’alimentation ou l’abri. On examinera ici l’hypothèse (à “conflictualiser” immédiatement avec d’autres) que c’est la guerre interethnique (entre parents proches à quelques générations près, mais s’éloignant autour de foyers “tribaux” différents, quoiqu’en compétition territoriale) qui implique avec la plus grande force la formalisation contraignante des repères entre ami et ennemi au niveau d’un plus grand collectif.
Ce serait ici que le passage à “la langue” s’avérerait le plus incontournable, surtout en association avec le problème du contrôle politique de ressources dispersées. On notera d’emblée qu’une telle hypothèse offre la langue en opposition frontale avec les modes de régulation examinés par F de Waal., mais s’appuie assez facilement sur les exemples de guerres impitoyables -et de longue durée- qu’a pu décrire J. Goodall . Une question, donc : le langage ne serait-il pas l’exacte contrepartie de la réconciliation ? Ne vient-il pas pour préserver les possibilités même de l’affrontement “de masse”, en obligeant à distinguer durablement amis et ennemis, membres et non membres à une échelle où ils tendent à devenir confus, mettant chacun en danger, mais indirectement ? En tout cas, son effet attendu est bien de “rappeler” à chaque “membre” que sa tendance spontanée à épouiller, masser, embrasser ou “monter” sexuellement l’adversaire doit être limitée, rembarrée par quelque chose de plus puissant, de plus durable, de plus général. On pourra aussi, tant que l’on veut, en faire découler les formes humaines de la prohibition de l’inceste, comme intériorisation intra-sociale d’une catégorisation d’abord “ethnogène”.
L’existence de conditions écologiques d’une guerre interethnique permanente favorisant la catégorisation des collectifs comme tels pour leurs membres ne prouve évidemment pas que celle-ci émergera obligatoirement, ni même préférentiellement.
Il faut sans doute au préalable qu’existe une très forte propension des individus de la formation sociale la plus vulnérable à cette émergence, à “calculer” les incidences de la variabilité des conduites sur le destin collectif. On sait depuis une vingtaine d’années (à partir du tournant “ethnographique” de l’observation), que la capacité de “se mettre à la place” d’autrui est obligatoire dans les situations de coopération pour la chasse ou la guerre, non seulement pour convenir des termes de la coopération, mais même pour se représenter d’avance le comportement de la proie ou de l’ennemi. Des chimpanzés mâles peuvent anticiper la direction de la fuite d’un singe d’une autre espèce afin de placer un rabatteur sur son trajet. Ils peuvent construire de complexes stratégies de partage des tâches (diversions, harcèlement, attaques frontales). Ils évaluent assez précisément le rapport entre leur nombre, celui des adversaires et le but des opérations guerrières. A l’intérieur de leur société, ils interprètent finement et rapidement le moindre changement dans les “rapports d’alliance” et de force entre les prétendants et les tenants du pouvoir. Rien n’interdit donc d’accepter l’idée qu’ils peuvent anticiper les incidences collectives d’un changement dans la stabilité politique (capacité partagée d’arbitrage et de stabilisation des conflits) . On se souvient du “silence tragique” de la communauté des Chimpanzés du Zoo d’Arnhem (1980), après l’émasculation nocturne du mâle Alpha en fragile position de règne solitaire (à croire que cette communauté avait lu le Freud de Totem et Tabou, et son curieux mythe de la transmission phylogénétique du meurtre du Père de la Horde !). Ne peut-on “presque” en déduire qu’elle “sait” qu’il va en découler une instabilité politique dangereuse pour elle ? On voit en tout cas des femelles se venger des criminels présumés, intervenant ainsi sur la “scène politique” d’où elles se tiennent d’ordinaire à l’écart. Même si nous ne déduisons rien de la sorte, nous pouvons néanmoins poser à titre d’hypothèse que dans certaines circonstances, les individus n’ont pas seulement conscience de proximités familiales ou amicales, voire de solidarités de caste, mais ont aussi accès à une certaine “idée” de la collectivité globale, au miroir même de ce qui peut la détruire de l’intérieur, tel un pouvoir trop fort ou trop instable.
-On poussera donc le thème complémentaire suivant : n’est-il pas possible que se forme dans certaines circonstances une “condensation mentale” à propos d’une entité collective d’appartenance, laquelle serait reconnue à la fois comme ce qui manque d’être détruit par les collectifs voisins et par le comportement politique intérieur de chacun ? N’est-il pas aussi possible qu’une telle condensation appelle l’individu encore non-parlant à se porter imaginairement, à se représenter hors de son existence immédiate réelle, à la place d’où il ferait, avec les autres, rempart à l’effondrement social ? Certes, pour qui ne reconnaît pas l’extrême intelligence prévisionnelle des Primates (et notamment des Chimpanzés) en situation sociale ou interspécifique, cette proposition peut certainement sembler vaguement ridicule.
-Mais si nous répondons positivement à la dernière suggestion, comment nous représenter l’émergence d’une catégorisation entifiante (chosifiant une relation abstraite impondérable, voire encore inexistante) à effet performatif sur ses auteurs ? Comment lier celle-ci à la formation d’un langage symbolique, d’emblée complexe ?)
-L’effet performatif d’une catégorisation signifie qu’un individu va se comporter en soutien actif, en acteur d’une catégorie. Par exemple, il va répondre à un appel de ralliement concernant les “membres d’une entité patriotique” comme étant l’un de ces membres. On supposera que pour réagir instantanément à cet appel, il faut et il suffit que l’idée suscitée par le symbole de ralliement (son, image, etc.) se rapproche suffisamment de l’idée des groupements de solidarité quasi automatique, tel le groupe de frères et soeurs de la même mère, ou le groupe d’enfants élevés ensemble, que les mères collaborantes soient “chapeautées” par un mâle précis ou non. Le groupe d’empathie le plus immédiat (la dyade mère-enfant) et le groupement le plus lointain (l’ethnie) dont il s’agit d’assurer précisément la solidité via le symbole, sont reliés entre eux par l’opération nécessaire d’une métaphore, transposable dans une expression humaine du type : “l’ethnie est à ses membres, ce que les dyades mère-enfant sont à leurs membres”. “Si “ego” est immédiatement solidaire de sa dyade, il doit donc l’être aussi de son ethnie”. Etc. Cette “anthropomorphisation” d’une situation pré-langagière est nécessaire : n’oublions pas qu’il s’agit précisément d’expliquer le passage au langage, et que le but supposé de celui-ci est de constituer en contrainte ce qui ne l’est pas encore (ou pas suffisamment, s’agissant de la loyauté attendue des membres d’une ethnie trop diffuse).
On observe, dans cette expérience de pensée, des effets de la condensation ethnie/dyade empathique à la fois du côté de l’individu s’en faisant le sujet, et du côté des opérations logiques construisant l’embryon d’un langage.
-Du côté de l’individu, on voit bien que l’effet du symbole associant l’ethnie à une série de sentiments forts qui ne lui sont pas spontanément associés (sans quoi le recours au symbole serait inutile) est de dissocier le sujet : l’individu se trouve d’emblée pris entre sa propre représentation comme “être-là” de sentiments forts et indubitables, et sa représentation comme sujet d’un “devoir” d’identification, toujours laborieux (il faut un travail de persuasion pour aboutir à l’effet de solidarité automatique d’un symbole collectif). Entre ce sujet du devoir (devant surmonter constamment son doute résiduel, éventuellement jusqu’au sacrifice), et le sujet de sentiment direct (amené à partager, à différer et à étendre ce sentiment à des individus plus lointains), s’insinue également un sujet de la croyance forcée et, à proprement parler d’un refoulement inconscient : ainsi, afin de “croire” que le symbole collectif me signale une solidarité aussi immédiate que celle de ma dyade maternelle, (et ne pas du même coup être embarrassé de doutes, sur la valeur de la métaphore “patriotique” (ou matriotique)), je doits m’engager dans un “amour de l’idée”, un idéalisme du collectif venant prendre la place de l’amour de mes proches . Ce faisant, je nie mes doutes et les refoule sur le plan d’une résistance nécessairement inconsciente, qui continuera cependant à se manifester , tout simplement parce que, dans la réalité, je ne puis jamais autant aimer (et être aimé d’une entité abstraite que dans un lien de convivialité immédiate. Surtout quand, avec les primatologues, on reconnaît l’extraordinaire puissance des liens affectifs “primaires”, et notamment du lien mère-enfant, cela sur des décennies.
Notons que ces trois aspects du sujet (de l’effect, du devoir, de la croyance) se retrouvent exactement dans la topique freudienne du çà, du surmoi et du moi. Est-ce un hasard, un simple effet de pré-construction de notre problématique ? Je ne crois pas. Il est possible que le père de la psychanalyse ait simplement retrouvé, en tentant de se mettre “à la place de l’enfant humain”, l’inévitable effet du langage sur tout individu s’y soumettant. Ceci est à considérer dans la réflexion sur la culture humaine : n’est-elle pas d’emblée marquée -et cela en propre- par les “pathologies” et les apories immédiatement et universellement consécutives de la soumission au “mot” (catégorie, abstraction, entification..) ? La question se pose alors de savoir comment en tenir compte dans une théorie de l’évolution culturelle. (Point que nous aborderons dans le deuxième grand thème de notre proposition de rencontre.)
-Du côté des opérations de logique émergente, l’entification du collectif (de solidarité morale) ne fonctionne que par la “métonymie” (le glissement de condensation mutuelle entre les deux images d’une totalité englobante et d’une proximité affective), mais en même temps par la métaphore : à savoir le saut qui va permettre, par le recours à une médiation tierce, d’associer deux éléments contradictoires dans une telle “entité”. Supposons que la contradiction porte par exemple sur ce qui oppose radicalement le petit groupe affectif et le grand collectif ethnique : l’amour d’un côté, la déduction laborieuse de l’autre. En d’autres termes : dans le groupe convivial, je ne raisonne jamais quand un ennemi l’attaque. Je réagis immédiatement. Au contraire, il faut du raisonnement, du différé, de la représentation des conséquences lointaines pour déduire de la destruction du grand collectif ethnique que ma propre dyade est menacée. Je le “sais”, mais je ne le “sens” pas, ou moins. Ma réaction n’est donc pas aussi rapide ni vive. Sauf si l’image de mon “groupe d’amour” se juxtapose exactement à celle du collectif “politique”. Supposons que ce recoupement devienne à la fois plus urgent (par un état de guerre chronique) et plus improbable (par la taille et le caractère diffus du collectif ethnique). Qu’est ce qui va faciliter la condensation des deux images ?
Avant même que des facilitateurs de symbolisation se proposent au plan instrumental (comme l’habitus déjà ancien, dans telle espèce, de mobiliser des oppositions phonématiques ou/et gestuelles, voire des chants, pour discriminer un signal donné dans une gamme de signaux possibles), nous devons avancer que “quelque chose” dans le réel ordinaire de l’expérience puisse illustrer la possibilité très grande d’une union de contraires éloignés. Par exemple, la phratrie constituée des enfants d’une même mère ou, largement des “frères et soeurs de lait”, ou encore des frères et soeurs d’élevage “en commun” par un groupe de mères, peut représenter aux yeux de chacun le cas évident d’une sociation à la fois plongée dans l’affection conviviale et émergeant du côté du groupe plus large, moins naturellement solidaire.
Nous pouvons alors supposer sans risques excessifs que la correspondance “en nature” à l’entité appelée “en raison” (même encore non langagière) à voir se condenser en elle des contraires encore plus éloignés, est bien la quasi-entité de la phratrie. C’est en fonctionnant “comme” un phratrie que l’ethnie peut espérer obtenir sur ses membres des effets comparables, bien que toujours un peu forcés, d’élargissement de la loyauté affective. Mais inversement, la phratrie subit, dans cette problématique, la contamination de l’appel au symbolique en provenance de la question ethnique.
On peut dès lors imaginer que ce qui viendra symboliser l’ethnie comme unité de contraires ne sera qu’une variante de ce qui est proposé d’abord pour symboliser la phratrie. En somme, nous sommes en droit de nous demander si l’appel au mot désignant la totalité politique n’entraîne pas immédiatement, pour sa construction même, un appel à formuler la parenté, au sens premier d’une “partie” du tout, mais du même coup également d’une part essentielle, centrale, nodale. Accepter cette possibilité implique de se défaire de la certitude que le langage émerge à partir de ce qui le cause directement (par exemple la représentation de la solidarité ethnique), alors qu’il peut être un effet d’un cheminement logique complexe, sans pour autant que la cause essentielle cesse d’être active. Prendre en considération l’étonnante capacité prévisionnelle et “réflexive” des primates proches des humains, aide sûrement à tolérer cette approche d’une sorte de préparation préalable à l’instauration d’un langage “tout fait” (même encore pauvre en mots comme en syntagmes et en possibilités rhétoriques).
Si l’on appelle “clans”, des groupements d’élevage intermédiaires entre la dyade materno-infantile et le groupe politique plus large (alliance de forces lointainement apparentées), on peut imaginer que l’ethnie va d’emblée être proposée comme “grande phratrie”, comme concept même de la phratrie, augmenté d’un adjectif magnifiant. Du coup, dans notre hypothèse le syntagme nominal premier, dont nous posons ici qu’il ne peut que désigner le groupe de solidarité intermédiaire, se propose d’emblée avec tout son appareil d’adjonctions possibles, indiquant son renforcement, et donc, presque aussitôt son envers, sa diminution.
En suivant cette pente, notons que l’introduction du symbole change la direction des pensées : sans paroles, la logique de l’opposition “affectif-déductif” voulait que plus l’on va vers le petit groupe intime (affectif +) et moins l’on déduit son intérêt (déductif-), tandis qu’à l’opposé, plus le groupe d’intérêt collectif est vaste (déductif +), plus il est déduit plutôt que vécu affectivement (affectif -). Au contraire, avec le symbole signifiant (c’est-à-dire représentant) une nouvelle chimère salvatrice et résolutrice (chimère du collectif fusionnant affectif et déductif), plus ce collectif est puissant (donc vaste) et plus il devient du même coup à la fois affectif et intellectuellement pertinent.
Nous échappons alors à la fatalité de l’extinction progressive de la solidarité du côté de la grandeur du groupe, ce qui peut être réellement salvateur dans une situation écologique où la grandeur du groupe, devient à la fois la condition de la survie et contraire aux habituelles formes de segmentation entre “tribus”. Par un étrange retournement (tout aussi automatique), c’est désormais le foyer convivial, qui par sa faiblesse numérique et sa tendance à s’isoler de l’ensemble plus vaste, passera désormais pour “désolidarisant”. De là à penser que l’amour même entre individus proches est cause du non-amour entre membres du grand collectif, un pas est vite franchi, dont on se demande bien pourquoi il ne le serait pas par la pensée dite “primitive” (au sens à restaurer logiquement de “premier affrontement aux effets natifs du symbolisme”). Il est en fait fort plausible que le symbole du Socius (monde des alliés), présumé premier symbole, (avant tout symbole de choses) est construit en compétition directe avec l’amour des proches, tout comme il l’est, fonctionnellement, en concurrence avec les habitus de réconciliation chers à de Waal. N’est-ce pas une façon très simple et peu mystérieuse d’anticiper sur la prohibition de l’inceste ? N’est-ce pas d’ailleurs plus convaincant que la complexe théorie lévi-straussienne du ballet des échanges matri et patrimoniaux, appliqué à des sociétés où il n’existe encore probablement aucun système strict de définition du rôle des pères (sinon comme mâles protecteurs d’un groupe femelles-petits)...?
Continuons : l’amour du proche ayant été proprement transféré (via le mécanisme de l’idéalisation) à l’amour du collectif intermédiaire, tandis que celui-ci collecte de l’autre côté les signifiants de l’unité globale abstraite, voici que se présente enfin un “symbole” (un “jeté ensemble”) : un nom et un affect unis dans une “chose” : le collectif lui-même considéré comme tel. Dès lors, tout vient ensemble dans la parole : évoquer l’affect, c’est nommer le collectif. Evoquer le collectif, c’est encore le nommer en suscitant l’affect. Etc. C’est sans doute dans un tel travail sur le proche, à la lisière externe de l’intime, et sur des modes ludiques variés, que se produit l’habitus d’associer sentiment et terme, et non dans les situations de conflit externe, qui ont été pourtant les causes les plus probables de l’injonction au symbole.
Or ce travail, qu’il soit réalisé dans les jeux ou dans les drames, s’oriente, lui aussi de façon assez prévisible : il cède aux questions posées par l’inconséquence logique. En effet, dès qu’une métaphore est soutenue (telle “l’amour de la phratrie est le modèle inspirant aussi bien le groupe intime que le grand collectif ethnique”), elle construit ce qu’on appelera plus tard de la question, de l’aporie et de la “contradiction”. Une première question fraie son chemin dès que s’impose l’énoncé concernant l’entité de solidarité : qu’est-ce que la phratrie ? Bien sûr, cette question n’existe pas encore dans une formulation grammaticale ou lexicale, mais le seul effort d’imposer l’idée d’entité sociale captivant l’amour et la loyauté en s’appuyant sur l’exemple le plus “naturel” d’une telle idée (par exemple, la phratrie) va buter, de manière réitérée et multiple sur le simple fait que cette entité n’a pas de consistance réelle, sinon imaginaire, variable, paradoxale. Ainsi, supposons que des liens très fort d’amitié “adelphique” unissent les juvéniles nés de femelles partageant beaucoup de pratiques conviviales. Supposons que le mot représentant une entité sociale quelconque “colle” très précisément au vécu de ce lien et incite la plupart des individus ayant partagé cette expérience, dans des générations différentes, à se représenter immédiatement ce groupe (c’est-à-dire à inventer ensemble la chimère symbolique le remplaçant par un effet d’entité, jamais réelle). Il apparaît alors immédiatement à son propos au moins quatre sources de quiproquo. Par exemple, il est clair que ce groupe idéal de frères et soeurs n’évoquera pas la même chose selon les générations n’ayant pas été élevées avec les mêmes parents. Ou pire : il évoquera à la fois l’amitié et l’antagonisme avec les générations plus anciennes (chassées du paradis terrestre de l’attention maternelle, par exemple au bout de 5 ans pour le jeune chimpanzé). Aussi bien le signifiant du groupe “phratrie” tendra-t-il rapidement à ne plus jouer son rôle de paradigme de l’union, mais à réouvrir au sein du collectif de vieilles plaies morales enfouies ou non.
Autre paradoxe possible : la phratrie peut évoquer une hiérarchie interne entre âges et sexes d’individus officiellement élevés ensemble. Autrement dit, le fameux “groupe unitaire” peut s’avérer une référence pleine de trous, d’exceptions et de souvenirs cuisants bien difficiles à aligner sur l’image irénique d’une sorte d’éden de la conciliation . Troisième problème : les adultes supposés collaborer idéalement peuvent être soudain divisés par des conflits ravageurs, presque aussi terribles à leur échelle que des guerres interethniques. Il peut aussi se manifester des “criminels” (tels des adultes tueurs d’enfants) à l’intérieur même de l’apparentement proche. Enfin, quatrième type de problème : la nécessité d’un appel fréquent à l’arbitrage ou non par des adultes ou par des mâles contribue à donner au groupe supposément idéal un statut précaire, et à faire sentir à chacun qu’il tire sa consistance non de lui-même, mais d’équilibres de pouvoir extérieurs ou supérieurs. L’extrême sensibilité des primates aux problèmes de pouvoir et d’arbitrage ne peut que renforcer une “désillusion” à l’endroit du “havre de paix” que devrait être la phratrie.
N’oublions pas cependant que nous avons fait découler le rôle idéal (voire l’invention) de celle-ci d’un processus logique de recherche d’une formation sociale sensible donnant substance à une entité symbolique de portée plus vaste. Cette entité ne s’impose que par la nécessité “politique” qui lie la survie du collectif ethnique à la prise de conscience des solidarités indirectes qu’il implique. Sa représentation ne peut pourtant s’y stabiliser, puisque précisément, c’est le lieu des solidarités les moins spontanées. Il est donc logique de supposer que la métaphorisation/métonymisation obligatoire entre intimité et grand groupe ne se réalise qu’en descendant au plus près de l’intime. Les difficultés qu’il y rencontre alors sont proprement inévitables, incontournables. C’est dans le registre de cette pression que les inconsistances recouvertes par le symbolisme du groupe doivent être traitées logiquement. Ainsi peut-on littéralement déduire de la préexistence d’une entification de l’ethnie, qu’un traitement logique de l’entité paradigmatique qui lui sert de noyau et de modèle, va devenir nécessaire, malgré les contradictions qui y éclateront, comme révélées par sa conceptualisation même.
Mais ce n’est pas fini : nous pouvons encore cheminer plus loin dans ce processus d’ancrage par “dendrifications” de la nécessité du sens, dès lors qu’il a émergé en un point d’urgence et de maturité extrême d’une société de primates. Nous pouvons prédire, par exemple, que va se constituer ici, avec un degré de complexité déjà élevé, un système unifiant des oppositions qui transposent celles qui posent le plus de problème à l’idéalisme de l’entité collective. Il est très possible que les phonèmes fassent alors depuis longtemps déjà systèmes d’oppositions langagiers (coextensifs avec les collectifs linguistiques tout comme aujourd’hui), mais on ne saurait les déduire directement de l’invention des systèmes d’apparentement, ni inversement. Ceux-ci relèvent d’abord d’une logique de la “paix forcée” que Lévi Strauss a bien relevée à propos des systèmes “élémentaires” de parenté qu’il a étudiés dans les sociétés humaines dites primitives. Là encore, l’anthropomorphisme (raisonné et limité) est requis pour participer à l’élucidation des possibles. Le problème auquel font face les collectifs ayant érigé en leur sein un groupement idéalisé, paradigmatique de leur propre solidarité globale face à “l’étranger” peut en effet être formulé ainsi : “comment contrôler, diminuer ou éliminer toutes les contradictions et les paradoxes qui minent la valeur de notre paradigme unificateur ?” La réponse est déjà donnée en partie dans la manière de choisir le groupe intermédiaire comme carrefour des contradictions entre intime et politique : il suffit de réitérer l’opération à l’intérieur de ce groupe intermédiaire. Mais si on multiplie les objections en recherchant un noyau central toujours plus miniature (fût-il le corps sacré du dirigeant charismatique “représentant” le groupe), on les réduit alors par une stratégie transversale : on enchaîne directement les contraires les uns aux autres, ce qui fait l’économie d’une “boîte noire” centrale.
Par exemple, s’il s’avère que le thème de la phratrie est brouillé par celui de la compétition entre phratries de générations différentes, il est possible d’atténuer le problème en enchaînant ces générations différentes par un lien formel, qui, en les nommant, leur “interdit” la guerre (en plaçant un “dit” inhibiteur entre eux) . Le plus simple, dans cet ordre d’idées, et précisément d’appeler “frères” des personnes de générations différentes se succédant en situation de frères de lait ou de jeu. Le symbole a alors un effet maximal : il hallucine les protagonistes en les renvoyant chacun en imagination à l’intérieur de leur groupe quasi-intime où l’affection l’emportait de loin sur l’agression, mais ils les y renvoie cette fois à l’intérieur de la nouvelle catégorie qui les unifie, en ignorant (en refoulant) leurs différences réelles, et certainement bien mémorisées (de bagarres fratricides). Notons que cette hypothèse expliquerait très directement beaucoup de nomenclatures “élémentaires” de la parenté dont on sait précisément qu’elles confondent plusieurs générations successives dans un même titre de “frères” ou de “soeurs” à partir d’une mère ou d’un père.
Certes, la structure élémentaire très répandue mise à jour par Claude Lévi-Strauss sur le mariage entre cousins croisés (issus du frère de la mère ou de la soeur du père) semble introduire d’emblée une symétrie horizontale entre lignées maternelle et paternelle, mais il est loisible de postuler qu’une telle symétrie “opposant” ainsi le groupe des frères au groupe des soeurs, d’abord trouve son origine dans l’importance de l’adelphisme, et ensuite le marque de l’exclusivité sexuelle à partir de l’exemple du groupe des mères (comme représentant du groupement convivial). L’équivalence masculine, elle, de ce groupe unisexuel, se décale sur l’entité politique (d’arbitrage et de “propriété”) et sur l’entité ethnique (de chasse et de guerre). Ainsi se consolide la représentation d’une dualité polaire associée aux sexes en tant que groupes adelphiques. L’obligation de mariage en fonction du sexe alterné à celui de l’ascendant reconnu a deux effets liés : elle construit le père comme équivalent à la mère par rapport à la descendance; et elle récupère l’activité sexuelle à la fois dans le groupe convivial et hors de lui (dedans, parce qu’il s’agit toujours d’un adelphe; dehors, parce qu’il s’agit de celui ou de celle qui n’est pas du même sexe que le parent).
L‘interdit de relations sexuelles n’a pas besoin ici d’être rapporté a priori à un réglage de l’échange des femelles par les mâles. Il faut aller plus loin, et dire que la notion même de mère ou de père est inventée par le collectif pour désigner ce qui fait unité entre les individus entre lesquels on veut éviter le conflit. Le nom du père même est assez inutile tant que la descendance unifiée l’est seulement d’une femelle, bien reconnaissable (déjà la « mater certa) ». Il ne devient vraiment utile dans cette perspective que lorsque nous avons affaire à un groupement de femelles pour l’élevage. Il devient en effet alors plus aisé de confier à un “père de harem” (un propriétaire-protecteur) le port de l’effigie du groupement “philadelphique”. Au point qu’on peut se demander si, concernant les phylums de l’espèce humaine parlante, ce sont les femmes qui ont inventé “du père” (voire un collectif de protecteurs en miroir du leur) pour leurs enfants pris en commun, ou si ce sont les mâles alpha qui se sont organisés pour gouverner plusieurs femelles comme dans nombre de sociétés animales .
La solution alternative, plus complexe, existe toujours : se donner un statut de mères-soeurs du simple fait de la coopération du maternage, et transmettre ce trait à leurs enfants en tant que frères de jeux, et cela tout à fait indépendamment des pères (réels , putatifs ou “adopteurs”).
Quoi qu’il en soit, la position la plus générale quant au moment “natif” de l’arbitraire culturel, est de soutenir que les groupements adelphiques se forment en éliminant entre eux la sexualité comme on élimine le conflit, exactement comme nous avons soutenu plus haut que l’idéal de groupe face à l’extérieur hostile s’imposait au détriment de l’affectivité intime. La recherche de partenaires sexuels à l’extérieur des groupements intimes désormais “nommés” et élargis à plusieurs générations (puis ensuite découpés selon les sexes) n’est pas signe d’une volonté d’échange, mais c’est au contraire l’échange qui devient l’instrument inévitable de la réalisation de la paix non sexuelle dans le groupe convivial. Je ne “donne” pas mes soeurs et mes filles en me sacrifiant pour la paix du grand collectif : au contraire, pour pouvoir faire la paix chez moi, j’en limite ou j’en supprime la sexualité en me rassasiant de l’amour de l’idéal. Si je ne m’en satisfais pas, je suis donc obligé d’aller chercher une partenaire en dehors.
C’est de cette manière qu’en repoussant le problème de l’amour vers l’extérieur, à partir d’une injonction de paix non sexuelle venue de l’extérieur... je vais paradoxalement transformer l’amour en cause de conflit social majeur ! Ceci pour dire -sans anticiper trop sur la deuxième partie- que la pente de résolution logique des problèmes “principaux” d’un collectif va, chez le Parlant, se transformer en déplacement systématique et en aggravation des problèmes à des échelles supérieures. Comme si “l’avalanche de pensée” induite par le recours extensif au langage contenait d’emblée le remplacement des quasi-équilibres si pregnants dans les sociétés de primates non humains, par un déséquilibre chronique à tendance catastrophique.
Mais revenons à l’état de la question au moment où l’on tente de faire coller la phratrie à son image idéale d’inductrice de cohésion sociale plus large. Nous n’avons pas besoin d’aller ici beaucoup plus loin dans la genèse imaginaire des mots importants (ceux qui nous désignent, plutôt que ceux qui disent notre environnement ou nos instruments) pour indiquer la direction alors bien lancée : la sphère du mot s’étend à partir de l’entité “impossible”, à la recherche constante de sa consolidation “au dessus” des opposés qu’elle contient et qui, à leur tour se cernent et se consolident en devenant sous-catégories de la première, tout en faisant apparaître en elles, sous elles, celles qui leur résiste, et incline à être à leur tour nommées, et dé-terminées. On peut dès lors laisser ce brin non tressé, ouvert à la discussion anthropologique portant sur les sociétés parlantes, c’est-à-dire ayant couvert le monde de paroles. Ne croyons pas si bien dire : les anthropologues, eux-mêmes assez bavards, n’ont eu de cesse que d’avoir eux-mêmes recouvert à nouveau de leur propre nappe de mots ces sociétés parlantes, notamment en cherchant à entrevoir sous leurs poésies mythologiques, le carrousel systématique des correspondances entre systèmes symboliques ancrés sur des fonds imaginaires variés. De ce point de vue, le travail de Lévi-Strauss demeure exemplaire, et difficilement contestable. Nous nous contenterons ici de postuler que la force de mise à jour la plus puissante des mécanismes de “mise en langue” (et donc de catégorisation des gens avant les choses) est celle qui tend à construire l’unité impossible de l’entité ethnique. Elle ne cédera jamais, d’après moi, aux seuls impératifs de l’échange égalitaire (pointés par Lévi-Strauss) et qui doivent sans doute être réinterprétés comme ingrédients relatifs et variables de la grande passion unitaire (et séparatrice) des primates parlants que nous sommes encore.
On peut, dans une dernière esquisse, tenter de faire découler la description des choses, et plus exactement la discrimination progressive des noms de choses et de mouvements (la fameuse distinction kantienne de l’étendue et du mouvement, ces soi-disant “jugements transcendantaux”) du processus s’originant dans la fixation des groupes d’appartenance et de leur envers subjectif, les appartenants. Il est en effet plus que probable que dans un premier temps d’extension du mot, il n’existe pas de choses, mais seulement des choses-situations impliquant des entités représentant le collectif, ses parties, ses relations internes, voire les états qui s’y manifestent, -choses-situations appelant par exemple à la paix ou au conflit. C’est déjà une logique de saisie totémique du réel vivant ou inerte, appelant à jouer (à travers registres d’animaux identificatoires, de plantes ou de sites sacrés, de matières spéciales, etc,) des rôles représentant les protagonistes humains. On peut ainsi interpréter l’absence d’animaux chassés ou domestiqués dans certaines fresques rupestres mettant en scène au contraire d’autres espèces (plus prestigieuses ?) comme un indicateur, dans le domaine de la transcription picturale, d’une sélection favorisant les traits identificatoires plutôt qu’instrumentaux dans la représentation. De même la présence d’objets accompagnant le mort dans l’inhumation peut être interprétée comme un équivalent de “l’adjectif” (ce qui est ajouté, ce qui va avec le “jectus”, le “nommé”) : l’ensemble des attributs d’un statut, plutôt qu’une instrumentation .
Parions qu’il a existé par exemple un mot pour l’état de colère ou de guerre, ou pour le risque de destruction, de mort, bien avant que ne se dégagent des mots pour les armes, les outils de la guerre. Les mots pour dire ces derniers sont peut-être alors apparus comme “compléments” indirects ou circonstantiels, dans un style imprécatoire, poétique, invocatoire, pour souligner la gravité d’événements sociaux et subjectifs, ou affirmer la valeur d’un individu, le signe de son appartenance comme soldat , etc... Ce n’est qu’une fois déployés sur ces modes (liés à la rhétorique des appels à la guerre ou à la paix, de la loyauté ou de la haine), que ces “objets” héraldiques se sont plus en plus détachés de leur portée morale pour s’autonomiser dans la fonction instrumentale.
Supposer au contraire que le nom d’un objet ait commencé par être celui que lui donne l’artisan qui le forge ou de l’agriculteur qui le fait fructifier est sans doute... mettre la charrue avant les boeufs !
Nous savons par ailleurs que chez les primates, la découverte d’un nouvel objet utile (une pierre de bonne taille, une branche bien adaptée) bienfaisant (l’effet sédatif de charbon de bois ou d’argiles alimentaires pour des chimpanzés ), ou bon (le sel de mer sur les carottes chez des macaques ) etc.., ainsi que l’extension sociale de son usage par apprentissage, ne nécessite aucune parole ni aucune esquisse de signalement symbolique : cela fonctionne simplement par imitation directe et propagation de l’expérience pratique.
En revanche l’ethnologie des “peuples primitifs” nous apprend de longue date que les nomenclatures très précises de plantes, d’animaux, de paysages, etc. sont toujours à considérer d’abord comme “des systèmes du monde”, des doubles des structures mythologiques, doublant elles-même les système sociaux en vigueur. Ce qui ne veut pas dire que leur usage instrumental est ignoré : bien plutôt celui-ci est-il lui-même interprété comme découlant d’un système de statuts. Comment, par exemple, l’action de fabriquer, de transformer du “cru” en “cuit” est-elle considérée ? En général, et presque sans exceptions, elle est présentée comme subordonnée à une logique de “médiation” entre la vie et la mort, le naturel et le spirituel... qui évoque très fortement l’action de symbolisation elle-même, au sens suggéré plus haut d’une “décision” de faire valoir comme idéal l’entité collective intermédiaire réglant en son sein l’opposition entre empathie (conviviale) et déduction (politique). L’artisan, par extension, n’est jamais la petite main qui produit en série des pointes de flèche, mais bien plutôt l’une des incarnations du créateur d’ordre culturel (du médiateur) à partir du “miracle” du mot dans son effet sur la réalité sociale. Ce n’est que dans nos sociétés, classiques et modernes, de mépris du travail individuel saisi dans la marée sociétale que les mots de l’artisan (sauf chez l’artiste, cette variante “noble”) se sont dégradés à ne représenter que des faits ponctuels, neutres , “sans âme”. Il est donc absurde de vouloir faire partager l’empirisme utilitariste aux Chimpanzés, sous prétexte que nous sommes des “scientifiques”, alors qu’il est bien plus plausible de penser que, s’ils en venaient à leur tour à inventer spontanément un langage en société, ce serait davantage pour nommer les dignités du pouvoir (l’arbre déraciné par le mâle Alpha comme sceptre ?) ou les nuances d’affection et de respect dans l’épouillage réciproque, que pour désigner leurs 18 façons de dévorer des fourmis à l’aide de pailles ou de brindilles ! Parions que ces dernières se traduisent toutes par une seule et même expression de délice : slurp !
Abordons maintenant le deuxième grand thème possible attaché à la question de l’origine : l’effet du langage sur les êtres humains. En un sens, ce thème est déjà traité dans l’hypothèse qui associe venue au langage et cristallisation symbolique des catégories représentant l’entité ethnique dans son monde. Nous avons en effet déjà envisagé quelques incidences plausibles, telle la recherche d’une entité idéale de jointoiement entre empathie et déduction, et la suppression de la sexualité à l’intérieur de cette idéalité “adelphique”, pour ainsi dire sacrifiée à un rôle de représentation. Les incidences en sont littéralement explosives dans le remaniement des équilibres sociétaux qu’elles impliquent. Mais nous voudrions approfondir et étendre la perception de ces changements induits, au niveau même d’un “changement de direction” de l’évolution, du fait de la constitution du langage en “sphère écologique” (pour reprendre l’idée du philosophe Peter Sloterdijk) propre à l’homme. Nous sommes alors contraints d’introduire une question sur le lien articulant quatre aspects dans la pratique langagière : la raison, la folie, la créativité, la destructivité.
-la raison découle de l’efficacité spécifique du langage quant aux buts de survie du collectif : “dire” le collectif (et tenter, même en vain, de le penser) accroit la solidarité politique (et par tant, toutes formes de coopération) au delà des espérances les plus grandes de tout “dirigeant” d’une assez vaste ethnie. Cet accroissement, déjà sensible dès les premières métaphores efficaces du “tout” social, se développe encore davantage lorsqu’il apparaît que l’union se construit sur une division des rôles, des pôles inscrivant chacun à une place (dans la parenté, la compétence, etc.)
-la créativité découle de la recherche toujours reprise et élargie de solutions aux apories nécessairement rencontrées dans le fil du déploiement d’une structure signifiante. Elle n’a plus grand chose à voir avec les “trouvailles” transmissibles par imitation. Ou plutôt elle va reprendre celles-ci ou en imaginer d’autres, à partir des “trous” découverts dans le soutien militant d’un discours. Un peu comme aujourd’hui, c’est principalement à partir des apories d’une théorie cosmologique déjà formalisée que l’on fabrique des hypothèses sur telle particule cachée, ou telle loi unificatrice ignorée. Il en a sans doute toujours été ainsi : dès que la parole est un enjeu de pouvoir (et elle l’est sans doute dès l’origine, le pouvoir l’ayant précédé de quelques millions d’années chez les anthropoïdes), elle affirme le monde comme articulation d’opposés, ce qui la conduit obligatoirement à buter sur des paradoxes, des limites, des homologies, etc. Bref, c’est en pensant... qu’on se met à trouver ce à quoi l’on ne pensait nullement, en vis-à-vis soudain d’un trou de pensée, d’un vide dans le discours. Et c’est aussi désormais en pensant qu’on propage la trouvaille dans le tissu même des raisonnements avancés pour convaincre.
-La folie n’est pas exactement l’envers de la raison, car elle procède aussi de l’efficacité sociale et technique du langage. Elle en est plutôt le nécessaire prolongement, le plus souvent non attendu et non espéré. Elle consiste principalement à adhérer si passionnément à l’idée que celle-ci finit par mettre en danger la vie, là où elle l’avait plutôt aidée jusque là. Il n’est pas exclu que les premiers parlants aient été d’emblée si “éblouis” par le langage qu’ils aient été souvent emportés par sa fascination, au risque de “suicides collectifs”. On peut d’ailleurs se demander, en ouvrant cette inquiétante question, si les ethnies et espèces parlantes qui nous ont engendré ne sont pas celles qui ont connu -plus que d’autres- des mécanismes de résistance forte au langage, le filtrant en quelque sorte par des contre-comportements. La même dangereuse interrogation concerne notre avenir : saurons-nous éviter le suicide collectif dans une idée pure (celle de la race, de la croyance partagée, ou demain celle de l’humanité confondant espèce humaine et collectivité politique unique) ?
Même en en restant à la conjecture sur les PPP (premiers primates parlants), il est intéressant de se demander comment le mot “perd” le sujet du langage tout en le créant, notamment en le divisant d’emblée entre plusieurs sources d’énonciation, certaines devenant automatiquement “inconscientes”.
Il est probablement difficile de rendre compte -et même de percevoir- les effets pathologiques du langage humain sur les primates non humains, surtout lorsque l’on se targue de leur apprendre à parler. Pourtant on connaît les pathologies “psychologiques” des animaux domestiques, dont nombre d’entre elles sont précisément dues au durcissement des effets de catégorie dans l’environnement humanisé (tel le syndrome du “chien de remplacement”).
-la destructivité peut-elle même être la conséquence d’une créativité débordante, sous forme de retour de nuisance. On dit que les hommes du paléolithique se rendirent responsables de gigantesques feux de forêts, et du premier accroissement de l’effet de serre dû à l’activité humaine. Ils n’en avaient probablement aucune conscience. Mais il est exclu qu’ils n’aient eu aucune conscience des effets de leurs pratiques et de leurs innovations sur leurs conditions de vie. La subtilité même des réorganisations progressives ou drastiques des systèmes symboliques (des sociétés dites primitives) pour parer des évolutions absurdes (dans la parenté, dans les tabous, etc.) indique une aptitude à la distance critique sur les idées, mais aussi sur le langage et sur ses conséquences adverses.
Ces quatre effets (raison, créativité, folie, destructivité) forment les extrémités de deux dimensions dont on peut étudier le croisement. On se posera alors la question de savoir, pour chaque culture,
où se situe sa tendance majeure, ou encore son degré de dispersion par rapport à une tendance.
Il serait intéressant, ensuite, de bien distinguer comment une telle culture obtient cette position, notamment dans son traitement du langage symbolique. On pourrait, par exemple, imaginer qu’une
société tendant au suicide collectif est marquée par la fascination du mot représentant le Tout. Au contraire, une société visant à imposer la force des uns à d’autres, s’intéressera au mot du Pur (opposé à l’impur) ou à l’actif par rapport au passif (la pudor opposée à l’impudicitas des Romains) . Celle qui se passionne pour l’invention isolable, se concentrera sur les mots disant l’Unique, le singulier, l’événement. Celle enfin, qui souhaite la régulation fertile, cultivera les mots de l’utilité, de la contribution, de la rétribution. Aux pôles intermédiaires, extrémités des axes, on trouvera, côté raison, les critères de la mesure et du partage. Côté folie, ceux du comble, de la jouissance. Verticalement, la créativité en elle-même parle de développement, de nouveauté. Tandis que la destructivité parle de suppression, de retrait, de section. Il semble que pour Claude Lévi Strauss, toutes les sociétés primitives, “froides”, “anhistoriques”, se situent au pôle de la création efficace et utile , usant de mots ou de symboles renvoyant à l’échange,l’équilibre, l’égalité, le partage, etc. Je crois qu’en réalité toutes les sociétés parlantes se projettent dans les divers quadrants, mais que, sur le long terme d’une même conversation intra-culturelle, il existe une tendance à aller vers “le nord-est”, c’est-à-dire vers la fascination des idées de Totalité englobante.
Notes
Raconté par Solly Zuckerman (The social Life of Monkeys and Apes, Harcourt, New York, 1932), le “massacre de la colline des singes” (1925), semble avoir été dû au trop faible nombre de femelles disponibles par les mâles hamadryas, ordinairement “propriétaires” de harems (structure ignorée par les observateurs de l’époque).
Le point de vue pour le moment le plus proche de cette optique dans les études du symbolisme chez les primates est celui de Sue Savage-Rumbaugh, (notamment dans “Pan Paniscus and Pan Troglodytes : contrasts in preverbal communicative competence”, in The Pygmy Chimpanzee, R. Susman, R., New York, Plenum, p. 395-413.) sur le point précis suivant : elle considère d’abord le langage dans sa fonction d’influence interindividuelle avant de considérer son côté instrumental ou objectal (on sait par ailleurs qu’en situation expérimentale les chimpanzés à qui l’on a appris un langage d’origine humaine ne l’utilisent guère pour décrire des procédés techniques, mais surtout pour des demandes ou des offres, ou des qualifications des personnes). Il semble bien -faudra-t-il nous l’avouer un jour quelqu’en soit la blessure narcissique qui en découle ?- que nous ayons commencé à étudier le langage -animal ou humain- à l’envers, à partir de ses points d’appui organiques (vocalisations, signatures, émissions d’odeurs, tambourinages, etc.) ou de ses présupposés structurels (oppositions phonématiques, vocabulaire, grammaire), mais pratiquement jamais à partir de son but essentiel : contraindre autrui (comme soi-même) à mettre des mots à la place des -choses-mouvements-sentiments indicibles du réel . Ni a fortiori à partir des problèmes posés à cette pratique : tel le remplacement d’un effet de fluidité indicible des perceptions, par un effet d’opposition mécanique entre rigidité et incomplétude du signe. Serait-ce cela qui serait encore impensable par les éthologues ? A moins qu’on ne préfère l’argument décourageant d’une impensabilité du langage par les humains. On me pardonnera si j’avance que ce sont plutôt les membres d’une discipline fermée et refusant par principe de “s’embarquer” dans les subtilités paradoxales de la sémiologie et de la psychanalyse (étude des effets de sens sur l’individu parlant), qui se font ainsi... plus bêtes qu’ils ne le sont !
Franz de Waal, Peacemaking among Primate, Harvard University Press, Cambridge, Mass.,1989 (La réconciliation chez les primates, Flammarion, Paris, 1992.)
Purity and Danger,
La tendance à lier amitié et nettoyage de l’ami (tel l’épouillage complet quasi-rituel d’une jeune chimpanzée morte par ses proches), ou inimitié et “saleté” est peut-être récurrente, en situation naturelle comme en environnement humanisé : on se souvient du cas de associant “dirty! dirty” au fait d’avoir été “volée” par .
J. Goodall, The Chimpanzees of Gombe, Harvard University Press, Cambridge, Mass, 1986
Mary Midgley peut écrire ainsi que les primates manifestent “une volonté et une capacité à rechercher des solutions communes aux conflits” , (“The origines of ethics”, in P. Singer (ed.) A companion Guide to Ethics, Blaxwell, Oxford, 1991. Mais F. de Waal ou B. Thierry (spécialiste de plusieurs espèces de macaques), pensent que l’espace public de normativité n’existent pas chez eux, et spécifient l’homme, à partir de son langage symbolique éaboré. Seuls des structures de relations “privées” sont le lieu de normes prescriptives. Ils n’en affirment pas moins que “l’animal connaît le souci de la communauté, le sens de l’ordre social et l’intériorisation des normes”, (“Les antécédents de la morale chez les singes”, chapitre 11 de l’ouvrage collectif Aux origines de l’humanité, Tome II : le propre de l’homme, Fayard, Paris, 2001, Y. Coppens et P. Picq (dirs.), pp. 423-443.
F. De Waal, De la réconciliation chez les primates, op. cit, pp. Il cite aussi le cas de manifestations collectives de joie après la réconciliation d’un mâle dominant et d’une femelle.
On sait, là encore grâce aux années d’observations de J. Goodall ou, que la persuasion laborieuse, négociative et transactionnelle, est coutumière chez les Chimpanzés ou les Bonobo. Lorsqu’un mâle âgé veut persuader une femelle d’expérimenter une période de “monogamie” dans une région éloignée, il doit la convaincre de le suivre, et triompher de ses hésitations le long du chemin. On connaît aussi les échanges sexe contre nourriture chez les Bonobo, qui ont pu choquer la vertu puritaine de certains de nos meilleurs chercheurs.
Le terme même d’amour a fait l’objet d’une controverse à propos des sentiments des primates, mais je suis F. De waal, qui, sur un sujet étrangement “brûlant”, rappelle que son refus signale plutôt la froideur affective, voire la pathologie existant chez les chercheur ou le psychiatre (à propos d’une divergence sur le terme d’amour, rapportée par H. Harlow et C. Mears dans The Human Model”, Wiley, New York, 1979.,
opérations liées de comparaisons par identification, et par partition : ceci est semblable à cela parce que ceci appartient à cela. Exemple : j’ai l’esprit « famille », parce que j’appartiens « à la famille ». Or j’appartiens aussi à l’ethnie, donc l’ethnie est aussi une famille…
Les singes vervets disposent de gammes de signalement diversifiés des dangers et des types d’adversaires, gammes issues de codages de cris différents.(R.M. Seyfarth et D.L. Cheney, entre autres, ont montré, dans le parc d’Amboseli au Kenya, que les Vervets échangent des alarmes “représentant” un prédateur particulier (et classé selon sa “dangerosité”), hors de vue des individus recevant les messages. (“The ontogeny of vervet monkey alarm behavior : a preliminary report”, Z. Tierpsychologie, n° 54, pp 37-56, 1980)
“l’hésitation” qui se manifeste d’une espèce à l’autre dans les alliances privilégiées (entre mâles, chez les Bonobos ou les colobes rouges; entre femelles chez les babouins de savane, les macaques ou les capucins), ou dans une même espèce (caractère plus ou moins tolérant des mâles chez les macaques, etc.) montre que les variations écologiques ne suffisent pas à rendre entièrement compte de la diversité. Certes, des modèles d’accès aux ressources rares comme celui opposant la concurrence de combat celle de ruée, ont un caractère prédictif (Van Schaïk), le combat favorisant la dominance hiérarchique, aussi bien chez les femelle que chez les mâles. Mais on peut supposer que la variation entre les modèles peut se présenter assez souvent chez des espèces connaissant de fréquents changements à leur milieu, et que cela même peut entraîner une sorte d’opportunisme de la structure hiérarchique, préparant celle qu’on connaît chez l’homme. Voir les travaux de Jan Aram Van Hoof (Chap V, “Vivre en groupe, entre contraintes sociales, sexueles et écologiques.”, Le propre de l’homme, op. cit, pp. 199-241.
Les manifestations impressionnantes de veille, de garde, de nettoyage et d’épouillement de cadavres décrits par C et H Boesch chez les Chimpanzés de Taï, d’autres cas rapportés par J. Goodall, montrent à tout le moins que, chez les primates, le proche qui vient de mourir n’est pas traité comme une chose, mais bien comme “quelqu’un” dont on se soucie, tout en se comportant différemment qu’avec un proche en état normal. (C. Boesch et H. Boesch-Achermann, The Chimpanzees of the Taï Forest, Behavioural Ecology and Evolution, Oxford University Press, Oxford, 2000.).
le fameux cas de “cuisine” chez les macaques du Japon de l’île de Koshima, décrit par M. Kawai en 1965.
C. Boesch a notament travaillé sur la “standardisation des baguettes” par les chimpanzés de la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire (op.cit)
C’est probablement aussi ce caractère “explosif” plausible, dès l’origine du phénomène langagier qui intimide les éthologues dans leurs expériences de pensée. Je crois qu’ils ont beaucoup de mal à théoriser le langage comme une pathologie de l’animal, et non comme un paisible trait évolutionnaire comme les autres. Lorsque Hegel énonce “l’esprit, c’est la maladie de l’animal”, peu d’éthologues sont prêts à la suivre. Mais combien d’éthologues ont-ils lu Hegel ?