« La notion de mode de vie est-elle encore adéquate pour parler des changements à venir ? »
Implicitement, l'idée de « mode de vie » réfère à la façon dont l'individu ou le ménage s'insèrent dans le mode de consommation courant dans les sociétés contemporaines. On y inclut certes les budgets temps, et les rapports au travail. Jusqu'à encore très récemment, on envisageait la mise en conformité de ces modes de consommation avec certaines exigences issues de la réflexion sur le développement durable. Par exemple, comment permettre aux consommateurs de choisir des produits dont la filière de fabrication peut être garantie « de faible empreinte écologique».
Mais la grande crise financière qui s'ouvre dans le capitalisme mondial, nous incite assez brutalement à réfléchir sur une amplification de la notion de mode de vie, propre à inclure pas seulement la consommation des ménages, mais la façon dont ceux-ci peuvent, individuellement ou de façon plus concertée, réorganiser l'ensemble des activités qui contribuent à leur vie. Raisonner de cette façon semble susciter immédiatement le recours à l'utopie, aux solutions marginales, au rêve d'autonomie rappelant les années 70. Il est extrêmement difficile de parvenir à penser, et à accepter concrètement l'idée que la fin d'un monde (et non pas celle du monde) est en train de nous contraindre collectivement à envisager non seulement des aménagements du système, mais l'apparition de façon d'exister qui soient en partie différentes de ce que le système peut supporter. Des interventions dans le colloque ont mis par exemple en évidence la très grande richesse de propositions, aussi bien théoriques que pratiques, en provenance de mouvement comme ceux dits de la « décroissance ». Mais on sait bien que ces mobilisations concernent encore très peu de gens, en dehors de militants très motivés.
Michelle Dobré tend à nous représenter la résistance dans le domaine des modes de vie comme la continuation volontaire d'une quotidienneté, largement imprégnée d'hédonisme, alors que les effondrements multiples se proposent à l'horizon. Je suis en partie d'accord avec elle, parce que cette résistance quotidienne implique de ne pas s'en remettre aux formules autoritaires d'un écologisme décrété d’en haut, et qui ne serait qu'un prétexte à forcer la population à subir des mesures d'urgence étatique. Je suis aussi d'accord sur le fait que ce sont des pratiques quotidiennes de la majorité des gens qui doivent être la source de modifications significatives. On le voit d'ailleurs très clairement : il suffit que les gens se déplacent un peu moins pour que les hypermarchés envisagent de se rapprocher des logements, ou qu'ils mangent un peu moins de viande pour obliger l'industrie alimentaire à prendre plus de précautions dans l'alimentation animale. Mais n'oublions pas qu'il suffit également qu'ils consomment un peu plus de bois et moins de gazole, pour que le prix du bois monte en flèche, et que le risque de déboisements apparaisse aussitôt.
Par ailleurs, le plus grand risque ici, est de voir se transformer rapidement la mentalité « économe » en un accessoire d'une politique étatique de pénurie, à l'occasion de laquelle seraient expérimentés de nombreux mécanismes d'asservissement et d'obédience, ceci en toute bonne conscience «écologiste ». Il va sans dire qu'une réduction générale de la consommation, dans un contexte de chômage aggravé, serait une voie royale pour la diminution des salaires.
Je crois donc que la crise doit être l'occasion, surtout si elle est profonde et durable, de s'engager dans des changements plus décisifs. Or, à un certain moment, le changement ne peut concerner que l'ensemble constitué par la consommation et le travail. La notion de mode de vie doit, dans ce sens soit être rectifiée pour inclure cet ensemble et pas seulement pour le ménage en particulier, soit être remplacée par une autre notion qui permette facilement cette inclusion.
Pour ma part, je considère que la notion de mode de vie est intéressante précisément parce qu'elle réfère au phénomène global qu’est la vie (bien au delà du "mode de production" ou du "travail social" idéalisé depuis Locke jusqu'à Marx) . Nous ne devons pas l'abandonner sous prétexte que les idéologues qui en ont abusé depuis les années 80 en ont fait un instrument de marketing. Mais alors il faut absolument parvenir à imposer l'idée pourtant simple, que la vie, non seulement ne comprend pas que la consommation, et qu'elle ne se contente pas de se réaliser dans le cadre étroit du ménage. La vie se construit à plusieurs, en société, et souvent alors elle se constitue comme une forme d'organisation qui s'oppose à d'autres. Autrement dit parler de mode de vie, implique une pluralité qui va beaucoup plus loin que celle des « styles de vie » dans le sens du marketing classique.
Pour l'instant, cette pluralité n'existe pas, puisque les différences existent dans un même système qui oppose hiérarchiquement des catégories de revenus, et des façons de se distinguer entre classes sociales, lesquelles n'ont pas disparu depuis que Bourdieu est mort.
Pour le moment, les imageries qui viennent à la pensée facilement lorsque l'on évoque la pluralité dans ce sens, sont par exemple la ferme communautaire de chèvres dans le Larzac plutôt que l'éco-quartier dont les intervenants ont bien pu montrer qu'il était plutôt il ignoré comme tel, parfois même par ses habitants. Les formes nouvelles comme des AMAP sont observées avec bienveillance dans le système, parce qu'elles concernent surtout des bourgeois urbains dont les associations avec quelques fermiers ne dérangent pas vraiment l'agroalimentaire. Encore que ce dernier devrait peut-être s'inquiéter de leur succès. Quant aux formes de marchés locaux du travail, comme les SEL, elles fonctionnent trop peu, et trop mal pour pouvoir apparaître comme les embryons d'économies locales, ou de sorties de l'économie. Elles ont pourtant été souvent considérées comme frisant l'illégalité économique : ce qui prouve avec quelle rapidité et quelle vigilance le système réagit par rapport à tout ce qui lui semble être un écart vis-à-vis de son monopole sur le mode de vie.
On peut s'attendre dans ces conditions à ce que toute initiative, toute expérience qui s'écarte un peu plus encore de l'appartenance obligatoire au fonctionnement global, se trouve rapidement en butte, souvent de façon souvent spontanée et aveugle,à l'interdit, ou à l'inertie administrative (suscitée par la simple peur de l'anarchie ou du dérèglement chez les fonctionnaires de base ou chez leurs hiérarques).
Sans en appeler ici aucunement à la désobéissance civile -car rien dans la loi n'interdit des expériences personnelles ou communautaires réorganisant le genre de vie -- je crois qu'il faut être lucide sur les difficultés que rencontreront nécessairement ceux qui se lanceront les premiers dans la recherche d'une autonomie même partielle de leur façon d'exister dans ce monde. La résistance ici me semble justement être celle de « gens normaux » et non pas celle plus expérimentale encore de nouvelles communautés se retirant du monde. Mais ce qui doit être nouveau, c'est la capacité de ces « gens normaux » à aller bien au-delà d'une simple politique domestique de restrictions, et à commencer à construire leur mode de vie, et donc leur espace et leur temps, le rapport aussi bien au travail de l'éducation de leurs enfants, comme quelque chose qui ne s'appuie plus avec autant de dépendance sur les institutions du système, fussent-elles de bienfaisance ou de sécurité sociale. Et s'il ne s'agit pas là d'un grand écart avec la norme, il s'agit obligatoirement d’une négociation, d'une transaction avec le reste de la société et du système monolithique mondialisé, qui passe par un positionnement clair de sa propre façon de vivre.
Je ne vois pas comment les ménages pourraient faire l'économie d'un tel positionnement de soi et des siens, s'ils ne désirent pas entrer dans une spirale de répression grandissante du fait d'un ensemble de pouvoir politiques et économiques concertés, et dont l'objectif dans une telle crise, est certainement davantage de préserver les intérêts de la puissance et des puissants, que d’assurer sécurité et vie aux masses populaires (ne serait-ce que parce qu'une fois la dette mondiale résorbée, il n'y aura pas assez de ressources pour tout le monde, et qu'il faudra organiser le jeu des chaises musicales).
La pluralité, selon moi est un principe politique fondamental, qui devrait être davantage reconnu parmi les droits de l'homme, et qui consiste très précisément à pouvoir choisir entre des modes de vie, au sens complet du terme, c'est-à-dire à ne pas admettre toute forme de harcèlement visant des réseaux, des groupes de solidarités, des familles, qui décideraient de s'éloigner volontairement d'un comportement de soumission au système global, quel que soit sa destinée.
En ce sens je crois, que nous devons dépasser l'idée que seules « des avant-gardes » peuvent préparer le terrain à des aventures économiques nouvelles, que ce soient des avant-gardes politiques ou « cognitives ». Un mouvement d'auto-éducation peut impliquer ensemble des pratiques nouvelles et des apprentissages rétroactifs : commencer par reconstituer son potager ou son verger est accessible à beaucoup de gens ; imposer aux architectes des bâtiments de France des éoliennes et des chauffe-eaux solaires doit bientôt pouvoir être facile sans avoir à défenestrer ces impavides gardiens de l'esthétique nationale. Et l'on peut même se risquer à produire un peu d'huile utilisable dans son moteur… ne serait-ce que pour pousser le gouvernement à accélérer les recherches sur le moteur électrique ! Un très grand nombre de savoirs circule aussi bien entre les blogs qu’entre les générations, et ne demande plus qu'à passer directement la pratique.
Encore faut-il que l'idéal d'une société qui ne reposerait pas entièrement sur une pensée unique -et donc sur une pratique unique - s'impose comme la référence de légitimité centrale, et qu'en dépit de toute évidence et de tout bon sens, on ne continue pas implicitement à ridiculiser ceux qui prétendent opposer à la course du rat ordinaire un genre de valeurs différents.
J'irai encore plus loin : il existe dans certains pays une sorte d'obligation de reconnaissance de la pluralité culturelle qui contraint à celle des modes de production et de vie différents. On peut penser au Canada ou aux pays amazoniens, confrontés un jour ou l'autre à la nécessité de reconnaître le droit à vivre isolément du système global. Ce droit existe dans les déclarations universelles. Il est relativement peu respecté, dès que les enjeux économiques se montrent trop forts. Mais dans des pays comme la France, où la plupart des autres pays européens, il n'est même pas évoqué, sous prétexte que il y aurait pas de « premières nations ». On repeuple la montagne de loups (au grand dam des bergers), mais il n'est pas question de reconnaître le droit à des communautés de vivre différemment, même si leur idéologie demeure laïque, et qu'elles ne cherchent pas à dissocier leur sort de la communauté politique générale. Je crois qu'il s'agit là d'une erreur fondamentale : la solidarité collective de la nation ou de l'entité supranationale n'est pas mutilée par la reconnaissance du droit à vivre différemment. Au contraire, elle ne pourrait qu'être enrichie -- plus encore que par la reconnaissance de la pluralité des orientations culturelles --. Mais tout cela va dans une direction tellement opposée au centralisme, et pour tout dire à ce que Peyrefitte appelait en son temps « le mal français » qu'on ne voit pas comment sans conflit social d'importance il sera possible de parvenir à cette refonte nécessaire de la société sur une base pluraliste.
Dans un avenir plus lointain, en tout cas, on peut imaginer, à mon avis sans trop se perdre dans l'utopie, que la pluralité des domaines de la vie humaine qui commencent aujourd'hui à se distinguer par leur résistance réciproque, comme d'une part locale et le familier, d'autre part le Sociétal mondial, mais aussi les intérêts qui portent chacun plutôt à préférer l'expression artistique ou religieuse, que l’organisation technobureaucratique de la société (ou l'inverse), que cette pluralité donc est appelée à prendre une consistance géopolitique, «géoconversationnelle » . Ainsi peut-on entrevoir que dans le futur un territoire de la nature sera beaucoup mieux défendu, y compris dans son propre pays, par ce qui y exercent un mode de vie compatible avec le maintien de la « wilderness ». Il est possible que les Indiens des réserves forestières d'Amérique soient plus compétents que les forestiers de l'ONF pour gérer les forêts françaises (à condition d'envisager que nous puissions devenir des Indiens également, à défaut de pouvoir tous devenir des Thoreau) ! Il est possible que les Inuits soient bien mieux placés que nos pêcheurs industriels pour gérer le patrimoine des mers froides que nous sommes en train de ravager (à condition, évidemment de pouvoir devenir Inuit !) Etc.
Ce sont là un peu des rêves de romancier mais je pense sincèrement que quelque chose comme cela commence à se dégager progressivement, du monde à la fois unifié et détruit par le capitalisme mondial, et cela jusque dans la plus petite île. Par exemple celle où je vis en ce moment, St Lucia, et dont le ravage bétonnier ne s'est ralenti que grâce à la crise, bénédiction toute temporaire. À propos de ce ravage, Derek Walcott, l'un des sages îliens et rare prix Nobel faisait remarquer qu'avec l'esclavage, les gens n'étaient pas obligés de sourire comme lorsqu'ils servent l'industrie touristique. Au moins, leur famille continue-t-elle au fond des collines à produire pour tous ceux qui reviennent à la maison désormais sans travail (les touristes étant ruinés) des quantités de bananes, de cassaves, de manioc, de fruits de l’arbre à pain, de noix de coco et de goyaves. Et il est bien possible que lorsque nous ferons la queue aux restaurants du coeur pour nous y repaître de tourteaux de soja, les îliens en question puissent demain mieux survivre que nous, précisément parce qu’ils n’auront pas oublié de faire travailler le jardin derrière la maison. À moins évidemment, que celui-ci ne soit déjà bétonné.
Denis Duclos