Elle reconstitue « l’univers sémantique » des conducteurs d’automobiles dans ces pays, et notamment leur rapport à la sécurité routière et aux codes de la route, en relation avec la question des normes de vie en société.
Ses résultats principaux établissent que les conducteurs européens se représentent le monde de la conduite comme partie prenante d’un monde social et politique, lequel fait l’objet d’une conversation entre grands discours-types, étroitement associés à la culture « nationale » du locuteur.
La logique interne de chaque discours-type –de fait partagé par la plupart des personnes interrogées d’un même pays, est subordonnée à une logique interculturelle –celle d’un positionnement réciproque des cultures face à un problème central pour cet ensemble de sociétés. Ainsi, la route qui est un aspect essentiel de la socialité contemporaine, pousse-t-elle les personnes à se situer par rapport à des grands choix quant à la place de la loi (ici du code de la route) face aux normes sociales locales, communautaires ou régionales, en général non écrites. Ces choix sont polarisés par les positions « nationales » opposant, par exemple, la compétence technique ou la compétence communicationnelle des usagers de la route au principe d’une réglementation contraignante. Une opposition bien résumée dans le dilemme britannique :«good driver or safe driver ? ».
Sur cette question, quatre grande positions transparaissent, en dialogue « interculturel » conscient ou inconscient :
-En Allemagne, les conducteurs mettent en étroite correspondance la loi, l’intériorisation de celle-ci et l’arbitrage entre composantes d’une communauté nationale solidaire, dont les policiers –par exemple, mais aussi les amateurs de grandes vitesse, sont partie prenante. En revanche les étrangers (camionneurs de l’Est, propriétaires français de voitures « non assurées », etc.) cristallisent l’inquiétude, ainsi rejetée vers l’extérieur du bloc « communauté-loi ».
-En Italie, la conduite réglée par la norme de la connivence communautaire locale s’oppose –au nom de la compétence- à une loi nationale abstraite plus distante, et souvent moins appliquée.
-En Grande Bretagne, aucun critère communautaire ou de compétence personnelle ne tient face à la rigoureuse application d’une loi universelle , elle-même élaborée pragmatiquement comme une mécanique de précision, mais soutenue « éthiquement » par chaque sujet.
-En France, l’absence de communauté renvoie aussi à un arbitraire du jugement de chacun et de chaque corps sur la Loi. A cet arbitraire qui inquiète correspond la triple tendance à la « peur » d ‘une loi surplombante (incarnée par les gendarmes),à la culpabilité irrationnelle (terreur de l’accident avec un enfant), et à la désignation de « boucs émissaires » parfois incongrus (Vieux, 4X4, etc.)
Il semble que ces positions entraînent des styles de conduite qui ont certainement des effets sur l’accidentogenèse, bien qu’il soit difficile d’affecter à chacun des indices de « dangerosité ». Il paraîtrait plus adéquat de poser que chaque style comporte des aires de « félicité » où il fonctionne bien, (l’intérieur de la ville pour la conduite « napolitaine », le rond-point « à la française » pour le semi-urbain français, l’autoroute sans limite de vitesse en Allemagne, etc.), et, en contrepartie, des aires où il devient contre-productif (la rocade autour de Naples, la route « nationale »en France, l’intersection à angle droit avec incertitude sur la priorité en Allemagne, etc..). Se pose également le problème de l’alignement des cultures de conduite sur un standard européen, dans la mesure où nos résultats indiquent que la culture européenne suppose la difference de styles nationaux de conduite en dialogue contradictoire. Pour préciser ces aspects, il faudra systématiquement comparer ces résultats aux données quantitatives comme celles de SARTRE, et notamment aux chiffres qui font apparaître des différences « énigmatiques » entre les perceptions de la sécurité et du risque exprimées dans les différents pays.
Le modèle d’analyse interculturelle ici proposé peut être étendu systématiquement à la recherche des oppositions sémantiques pertinentes dans d’autres aires de « conversation culturelle » du monde. S’il ne peut sans doute pas rendre compte du nombre des accidents, il peut être utile pour comprendre le « sens » que l’accident prend dans telle société, en rapport avec les significations sociales de la conduite qui en est l’un des facteurs. Par exemple, le fait qu’une conduite « à risque » soit attendue des conducteurs jeunes de tous les pays est en partie transformé et modulé selon que les Jeunes en question sont considérés – avec leurs spécificités - partie prenante du collectif -, comme des marginaux, ou encore comme des ennemis, voire des « agents de l’étranger ». Plus précisément, si tel Jeune trouve dans son modèle culturel national une certaine place symbolique pour le « rodéo » (joy riding), il est possible que l’inflexion de son style qui en découle rendra cette pratique différemment agressive, et donc différemment dangereuse. Ce genre de question ne se pose évidemment pas pour une culture qui – par exemple au nom du surplomb absolu de la Loi - ne saurait admettre le rodéo comme une forme tolérable de conduite !
DD. Janvier 2006
A . Synthèse des résultats par Denis Duclos
I. Résultats principaux
Bien que relativement différenciés en termes d’âge, de genre, de catégorie sociale ou professionnelle (sans pour autant prétendre à l’échantillonnage), nos résultats ne sont pas exploitables en l’état pour rendre compte de traits transversaux systématiques (« les femmes en Italie pensent que… », les Jeunes des banlieues françaises perçoivent la conduite ..). Surtout parce que , de fait, les contrastes ne sont pas assez affirmés entre personnes. Il se produit aussi un phénomène de « kaléidoscope », selon lequel chaque interviewé recèle plusieurs personnalités stéréotypées plus ou moins juxtaposées, chevauchées, et plus rarement articulées : par exemple une mère de famille très « craintive » en tant que piéton, peut aussi abriter une mentalité de « motard » (si elle pratique la moto), et un « homme d’affaire pressé » adepte de la voiture rapide, va décrire les joies du vélo en ville, en adoptant un point de vue « anti-voitures ». Un « fou de la route » repenti ou non, peut faire l’éloge du code, et une personne âgée peut pousser l’altruisme jusqu’à critiquer férocement… les personnes âgées !
-Nous avons donc décidé, avant que de proposer de creuser systématiquement ces différences catégorielles, d’utiliser essentiellement nos résultats à partir de « blocs » d’opinions par nationalités, ou par régions quand cela s’impose (comme en Italie).
-A ce niveau apparaissent très nettement des « discours-types » par pays. Ces discours – notons-le - ne sont pas des opinions individuelles, mais des cadres discursifs prégnants, dans lesquels chacun doit se placer pour pouvoir émettre une opinion, éventuellement opposée à celle d’une autre personne.
Le discours-type est donc un objet réel mais caché et « reconstruit » par le chercheur : il n’apparaît pas explicitement dans chaque entretien. Cependant, une fois rendu explicite, sa validité est à la mesure de sa capacité à encadrer une très grande quantité d’énoncés, réellement présents dans les entretiens.
La construction du discours-type ressemble à l’évocation d’un syndrome par un praticien : ce n’est pas une description « exacte », mais elle emporte ou non la conviction. Elle « marche » ou elle ne marche pas. Et comme la logique d’un discours-type est complexe, (elle comprend des inflexions, des circonstances, des conditionnalités), mais rigide, on peut en gros la proposer comme telle à la « réfutation » popperienne, à charge du critique éventuel : par exemple, si nous affirmons que le discours-type du Français est centré par un « désespoir sur les capacités de la loi, et un scepticisme sur les vertus communautaires sur la route », et que nous alignons les énoncés qui montrent cette double négativité, celui qui voudrait montrer que « c’est faux », devra proposer une autre ligne discursive .
Il existe donc quatre discours-types , un par pays étudié, et correspondant à un « problème général » présenté par la culture de chaque pays à ses propres ressortissants :
En Italie, par exemple, l’opposition Nord-Centre-Sud , très récurrente et structurante, n’a pas de sens en soi : elle ne prend sens que lorsqu’elle est associée au débat entre le Code (abstrait, national, valable pour tous, etc..) et la Pratique (concrète, intersubjective, locale voire communautaire). C ‘est dans ce débat que la conduite napolitaine devient un argument face à la conduite milanaise. Mais ce débat n’est pas simplement une opposition d’idées (la conduite réglée sur panneaux et normes, contre la conduite réglée par les regards mutuels). C’est aussi une suite de « phrases » qui transforme cette simple opposition en une narration, une histoire.
Par exemple, on peut tenter de résumer un possible discours-type italien dans la « longue formule propositionnelle » suivante :
-Puisque la culture de conduite « citadine » - qui nous fait ce que nous sommes - ne peut rivaliser avec l’universalité du code
- alors elle doit entrer en résistance,
- et utiliser tous les arguments pour « combattre l’adversaire »
- mais son manque de légitimité nous complexe ,
- -et la résistance prend donc des formes irrationnelles .
Cela peut sembler un peu énigmatique, au premier abord, mais on va voir que si on met « Milanais » à la place « d’adversaire » (culturel), on obtient très concrètement une multitude d’énoncés sur le stress, l’amour de l’argent et du travail, qui caractériserait la conduite « pressée » dans les villes du nord. Si on met sous « forme irrationnelle » de la résistance, une série de comportements « fous » au volant, on met alors en scène –là encore concrètement - un rapport de défi mortel qui n’est pas seulement un « machisme », mais bien une résistance culturelle spécialement napolitaine (Naples et résistance culturelle devenant synonymes).
Un discours-type allemand pourrait prendre la forme suivante :
-Si la civilisation doit associer étroitement des règles et la société qui les choisit,
alors la règle – et son représentant désigné - ne doit pas humilier ou exclure une quelconque composante de cette société, et notamment celle pour qui la vitesse de parcours du territoire national est une fonction vitale.
-On peut évidemment proposer une autre expression du même discours, mais sans lui, on ne peut tout simplement pas comprendre la récurrence, voire la persistance historique - des énoncés en Allemagne sur l’identification entre « voiture » et « société », et cela bien que l’écologisme ait une place importante. Ni apprécier des pratiques comme la formation au petit matin de trains de voitures rapides traversant l’Allemagne d’un seul trait à 200 km h. Mais on ne comprendra pas non plus le côté tatillon des limites et interdits dans les rapports entre les différents réseaux de circulation, notamment en ville, ni leur sourcilleuse intériorisation par chaque sujet de cette culture. L’idée maîtresse , largement partagée, est en effet que les composantes d’une même culture-nation forment une unité coextensive au système de règles qui aide à les représenter et à les accorder mutuellement. L’image du policier « ami et secours » est significative de ce point de vue : jamais la loi n’apparaît « au dessus » des gens, puisqu’elle en est seulement l’expression collective.
En grande Bretagne, le discours-type pourrait être ainsi résumé :
-les gens, dans leurs personnalités infiniment variées, et leurs intérêts contradictoires, ne peuvent régler leurs rapports que par le filtre d’une loi aussi finement élaborée qu’une machine de précision. Une fois cette loi-machine mise au point (ou remise au point en permanence), elle vaut pour tous et constitue l’armature du collectif. La seule obligation de chacun est, en attendant le verdict de précision, de « réserver son opinion » et de « retenir ses actes », de différer sa violence. La loi universelle abstraite et précise a pour contrepartie, pour double, une règle implicite de non jugement et de non action. La positivité de la loi a comme double une négativité -ou une absence - de la personne, supposée malgré tout potentiellement d’autant plus violente (dans l’imaginaire).
Peut-être est-ce cette « prudence » fondamentale du sujet britannique -destinée surtout à suspendre l’initiative arbitraire dans l’attente de la loi - qui rejaillit directement sur les façons de conduire supposées plus tranquilles que partout ailleurs en Europe ?
Enfin en France, le discours-type serait une sorte d’interrogation anxieuse :
-Puisque la loi – qui n’est que l’apparence du pouvoir - fait peur (via celle du gendarme),
et ne règle pas la « guerre de classes » routière,
-mais qu’il n’existe plus de communauté ethnique régulatrice crédible et souhaitable,
ne faudrait-il pas changer « toute la société » et tout le système des transports ?
Mais si cela même, est impossible , alors chacun pour soi et le Code pour tous !
Le lecteur aura tôt fait d’observer que ces phrases emblématiques attribuées à des nations entières comme des blasons… ont la particularité de mettre l’accent chacune sur un problème différent, mais qu’il existe aussi certains rapports logiques entre ces problèmes :
-l’opposition italienne conduite citadine/conduite nationale renvoie au choix britannique de la loi nationale « vidant » le sujet particulier. Au contraire l’Allemagne semble les lier étroitement au même niveau, dans une fusion (que ses théoriciens ont appelé de leurs vœux : tel le lien system/lebenswelt de Habermas). Enfin la France récuse l’un et l’autre termes dans le même scepticisme angoissant.
Il existe donc une structure, ou, pour employer un terme moins abstrait, une « conversation » entre les discours –types. Ce n’est pas un hasard, mais ce n’est pas non plus un pur effet de construction. Pour l’apprécier, venons-en aux soubassements de la recherche.
II. Rappel des Principes de base de l’étude et de ses enjeux
Cette étude s’appuie, rappelons-le, sur deux postulats explicites :
1. Les cultures de la conduite automobile ne peuvent en aucun cas s’isoler des cultures des sociétés où elles s’inscrivent. Elles en sont même une expression directe, dans la mesure où peu d’activités humaines supposent autant la communication, le brassage, le partage d’espaces et de moyens.
2. Les cultures locales, régionales ou nationales de la conduite automobile dépendent davantage, pour leur différenciation , de facteurs structurants d’échelle supérieure – en l’occurrence, ce qu’on appellera la culture de l’Europe occidentale -, que de facteurs provenant du niveau le plus petit. En d’autres termes, l’influence de la culture européenne au sens large sur la différence des cultures anglaise, allemande, française ou italienne, est plus importante que les causes de distinction endogènes (provenant des forces de distinction locales, par exemple).
-Ce second postulat étant moins « évident » que le premier, il vaut la peine de l’expliciter et d’en rappeler les motivations :
-affirmer la prééminence des causes « globales » dans la formation des différences revient à dire qu’il existe un « système culturel » européen qui assigne une place et une fonction à chaque « sous-culture » (pour reprendre les expressions du grand sociologue allemand Niklas Luhmann). Qu’est-ce, en effet, qu’une culture ? Ce n’est rien d’autre que l’ensemble des échanges symboliques humains organisé pour leur donner sens, dans ce que nous appellerons (avec le politologue américain Bruce Ackerman) une « conversation sociétale ».
Bien entendu, chacune des cultures d’échelle plus petite a « intérêt » à se supposer autonome, et à organiser sa propre conversation intérieure. C’est le cas, depuis le XIXe siècle, de la formation des entités nationales. Mais qui niera que cette fragmentation nationale de l’Europe vient s’installer sur une longue histoire commune (Romanité, Chrétienté, etc.) ? Qui peut nier que cette conversation (parfois guerrière !) a une grande force dans la production, la sélection et l’imposition de « stéréotypes » dits « nationaux » ?
-En fait les acteurs qui tendent à le nier, sont précisément ceux qui doivent combattre pour donner à croire qu’ils sont autonomes, et que leurs spécificités proviennent exclusivement et ineffablement d’eux-mêmes (construisant des notions comme celle du « génie français » , pour n’en citer qu’une parmi une foison).
A l’encontre de cet « autisme » culturel, nous rappellerons, avec les plus grands anthropologues américanistes (Clause Lévi Strauss), ou africanistes (Mary Douglas), que les traits culturels qui semblent les plus «singuliers », ont toujours émergé dans un incessant échange visant la production de ce que Pierre Bourdieu appelle « le sens commun ».
Accepter le postulat de la conversation culturelle commandant en large partie les différences internes entre ses participants, c’est donc résister à un autisme spontané, et accepter la « vexation » (tout de même bénigne) entraînée par la reconnaissance du fait que nos stéréotypes « chéris » ne dépendent pas que de nous-mêmes, mais de l’ensemble des cultures concernées. Ainsi, du stéréotype : « les Français se critiquent beaucoup eux-mêmes », qui a une grande force – puisqu’il correspond effectivement à une pratique - :
Il faudra admettre qu’il ne dépend pas que des Français, et donc que nous ne pouvons pas si facilement arrêter de nous fustiger, du moment que c’est conforme à un rôle dans une conversation plus vaste ! Ou encore du stéréotype, plus vrai que nature, selon lequel « les Italiens communiquent beaucoup entre conducteurs ». Il est extrêmement difficile aux Italiens d’y renoncer, non pas seulement parce qu’ils sont « méridionaux, chaleureux, etc. », mais simplement parce que tout le monde s’accorde en Europe à leur assigner cette fonction (y compris eux-mêmes !) .On ne fait pas ce qu’on veut dans la culture : une sagesse s’installe à l’intérieur de certains cadres de référence impossibles à changer rapidement et volontairement, notamment parce qu’ils font « bloc » avec le choix culturel des autres pays.
L’affirmation du postulat de la conversation culturelle comme déterminant majeur des cultures d’échelle inférieure n’est donc pas fortuite. Elle ne dépend pas d’une croyance, ou d’une lubie de chercheur, mais résulte bel et bien d’une position anthropologique solide.
-Notons tout de suite que ces postulats peuvent et doivent selon nous s’appliquer à toutes les comparaisons internationales prenant comme objet une aire culturelle pertinente (cette pertinence restant toujours à définir empiriquement). Il serait, ainsi, nécessaire, pour étendre la démarche « culture automobile » à d’autres pays comme ceux des sphères d’émergence économique, de construire des modèles réalistes de « conversations culturelles » régionales, même si, au premier abord, les composantes de la culture chinoise semblent se suffire à elles-mêmes,tout comme celles du sous-continent indien.
Les conséquences de ces postulats sur le travail de recherche sont décisives :
Il s’agit en effet d’appuyer les résultats d’enquêtes sur une « trame de sens » qui n’est rien d’autre que celle impliquée par la conversation culturelle européenne pour chacun de ses participants collectifs (et individuels).
Quelle est la trame de sens la plus importante imposée aux cultures participantes de la culture européenne (occidentale)?
Nous supposerons ici (c’est notre troisième postulat de validité régionale, cette fois), que depuis près de deux siècles, l’Europe est « polarisée » par la question de la « Loi » pour tous et de son meilleur régime possible. Cette question – qui traverse les révolutions, les guerres et les mouvements de toutes natures - a été formulée d’abord dans le monde anglo-saxon pour des raisons historiques sur lesquelles nous ne reviendrons pas, puis propagée partout, en accompagnement et en sous-bassement des changements technologiques et économiques.
La conversation culturelle européenne s’établit donc comme une série de réponses croisées à partir d’une proposition grosso modo « originelle » (en contexte moderne, puisqu’elle remonte à l’Antiquité), elle-même localisée du côté de l’interlocuteur britannique (et de son écho nord-américain, en arrière-plan). En simplifiant à l’extrême cette proposition pour retrouver la nécessaire simplicité d’une conversation d’amplitude continentale, nous dirons qu’elle revient à affirmer la transcendance de la loi (the rule of law, au sens exact), sur toutes les autres formes de régulation sociale. Face à un tel défi –fondant la « market democracy »- les autres grandes cultures européennes ont évidemment réagi à partir de leurs fonds spécifiques, de leurs « inerties » propres. Mais elles ont seulement « réagi », c’est-à-dire qu’elles se sont positionnées : le pôle d’autorité le plus ancienne, patrie de l’empire romain et de la chrétienté occidentale, l’Italie, a répondu à partir de son antique tradition citadine, l’unique modèle alternatif préexistant. L’Allemagne, « pièce rapportée ? » (toujours depuis l’au-delà rhénan de l’antiquité), a fait valoir la question de la difficile mais nécessaire coïncidence entre gens, loi et territoire (que la vitesse résume en sillonnant les autoroutes). Quant à la France, que lui restait-il (comme dans un conte de fée), sinon une position de mise en doute systématique, voire un repositionnement « révolutionnaire » de toute la question, mais, en l’attente d’un grand soir, un cantonnement à l’individualisme le plus poussé ?
En tout cas, si nous avions un diagnostic à porter sur la France à partir de ces considérations, nous dirions que la culture de conduite y est sans doute beaucoup plus marquée que dans les trois autres pays par la « solitude » du conducteur, et par la conflictualité toujours latente du champ socio-routier. Ce qui ne veut évidemment pas dire que l’accidentologie soit directement et immédiatement concernée, car on peut être prudent en situation de conflit, et gentiment solipsiste. Comme le demande avec humour l’un de nos interviewés :
« Est-ce que je suis aussi dangereux, quand je médite dans ma voiture ? »
Situation du modèle théorique dans la conjoncture scientifique en Anthropologie.
Notre modèle de comparaison des cultures s’inspire de la tradition durkheimienne classique, notamment dans le travail de Durkheim sur les quatre types socio-culturels de suicides, et de sa réélaboration par Mary Douglas, dans ce qu’elle a nommé le modèle « grid-group » de la Cultural Theory. Dans celui-ci toute culture humaine tend à se diviser selon deux grandes dimensions, celle du « group », du collectif (qui se rapproche du « communautaire » travaillé ici, et celle du « grid », de la « structure » (dont la Loi est un aspect essentiel). L’originalité de notre approche par rapport au « tétrapole » douglasien, réside dans l’assomption que l’Europe constitue une culture (tout comme chacun des pays européens, à des échelles différentes), et donc une conversation interculturelle entre polarités.
À propos de ce modèle –appliqué à divers types de cultures et d’institutions (elles-mêmes considérées comme des cultures pluralistes, ou comme des positions dans une culture), Mary Douglas a pu écrire :« Dans notre perspective anthropologique, les quatre cases du diagramme s’identifient par des mythes en opposition les uns aux autres. Il faut donc se demander à chaque fois qu’on aborde un mythe, quels sont ceux auxquels il s’oppose. Ma réponse se construit autour des cinq maximes pour un emploi discipliné de cette méthode, qui seul permet de la valider.
1) Il s’agit de trouver une population définie; un monde suffisamment distinct pour éviter les envols fiévreux de l’imagination.
2) Il faut demeurer strictement dans le monde choisi parce qu’il ne faut pas comparer des choses trop différentes comme le font les postmodernes en se comparant aux modernes. Pour cela, on spécifiera bien les indices retenus pour «structure» et «groupe».
3) On notera sur une carte la dispersion des éléments, afin de décider si l’organisation sociale est plus ou moins polarisée.
4) On collectera avec beaucoup de précision les mythes et les attitudes envers la chose qu’on veut étudier, la provenance et l’identité des informateurs.
5) On tentera enfin de caractériser la population à l’intérieur du diagramme. »
Je crois que la présente étude correspond parfaitement à ces règles de cadrage, si l’on admet que l’Europe occidentale est une échelle pertinente et consistante de phénomènes culturels, et qu’elle ne prête guère à « l’envol fiévreux de l’imagination ». Il est vrai cependant que notre grande anthropologue, qui avait osé comparer quatre grandes régions d’Afrique, n’a pas encore eu l’occasion d’appliquer sa démarche à l’Europe inter-nationale. Elle n’en a sans doute pas eu l’opportunité. Voilà donc qui est fait.
III. Questions de méthode
1. De l’approche qualitative en socio-anthropologie.
La méthode qualitative n’est jamais « fausse ». Elle est seulement plus ou moins précise : interviewer un seul citoyen chinois donne une idée absolument vraie de l’existence du fait culturel chinois global (la langue, l’évocation de lieux, d’institutions, de groupes identitaires, d ‘enjeux, etc.). Mais interviewer dix Chinois peut préciser le tableau, croiser les faisceaux lumineux.
Nous avons choisi ici un « assez gros grain » (25 personnes par culture nationale), ce qui suffit amplement pour tracer les linéaments des discours-types, lesquels sont les cadres rhétoriques offerts aux individus, et non leurs propos singuliers), ce qui ne veut pas dire que l’étude soit « grossière » - comme il a été sous-entendu de mauvaise foi -, bien au contraire. C’est seulement en nous appuyant sur la trame de sens mise à jour ici que nous pourrons préciser, moduler, faire varier.
2. Choix des critères de « recrutement » des personnes interrogées, et réalisation effective du programme
L’ordre de choix hiérarchique décidé a priori était le suivant :
- Des personnes qui possèdent une voiture et qui conduisent beaucoup (aller-retours domicile travail, ou autre activité).
-Une moitié devait appartenir à la grande polarisation de « conducteurs à risque » entre Jeunes (moins de 25 ans) à permis récent et de classe sociale plutôt modeste, et hommes mûrs (45-65) de situation professionnelle supérieure. (Cette polarisation incluait la possession probable de véhicules caractéristiques. Dans cette polarisation, on devait obtenir une équi-distribution entre les pôles (à peu près autant de jeunes que de « cadres », soit 6/6. Nous avions aussi prévu 2/3 d’hommes. (soit 9) et une équi-distribution grande ville/petite ville ou campagne (6/6)
-La seconde moitié (12) devait être constituée de gens de classes moyennes ou modestes, dont 5 ou 6 femmes, également répartis entre ville et campagne, et d’âges intermédiaires (entre 25 et 50 ans).
-Une division géographique minimale était recherchée : sud-nord/nord ou autre contraste spatial (moitié-moitié)
Une distribution « idéale » était visée : par exemple, la suivante :
6 jeunes à permis récents (dont 3 en grande ville « du nord » et 3 en petite ville « du sud, ou inversement). Et dont deux jeunes filles.
6 cadres supérieurs dont 3 en grande ville « du nord », et 3 en petite ville « du sud »
Douze personnes de catégorie socioprofessionnelle « moyenne », dont 6 hommes et 6 femmes, entre 25 et 50 ans, chaque groupe étant divisé en deux (grande ville du nord, petite ville du sud, ou inversement, selon la division géographique pertinente dans le pays).
Nous avions aussi prévu dans chaque catégorie (mais c’est peut-être plus important pour le sexe, l’âge et le niveau professionnel que pour les positions spatiales), la présence de frontaliers ou de personnes ayant l’expérience de la conduite à l’étranger (dont le total doit être de 5).
Tableau des critères de recrutement
(Version 1, issu de la réunion du 29 janvier 2004)
Division d’accidento-genèse Division de profils de conducteur Division culturelle
(ex : Nord/Sud) Division socio-économique Division « démographique » Division d’appartenances
sociale et nationale
Jeunes avec permis récent (y compris de classe inférieure) Urbain/
Campagne
Equi-distribution Classe et revenu
(inclus dans
colonne I) Sexe Minorités
Cadre « habitant la file de gauche » Constant/ponctuel (ex : week-end) Age Frontaliers
Beaucoup/peu de Km (ex : VRP/Employé se rendant au lieu de son travail) Conducteurs avec bonne expérience internationale
« auto-ethnologues »
Nombre minimal d’entretiens 12
(6/6) 2/3 h,
1/3 f 5
- Dates de recrutement et d’entretien
Sur cette base, nous avons établi un premier état du recrutement dans chaque pays et, la campagne d’entretiens a eu lieu au cours de l’année 2005. Elle a été terminée le 18 décembre 2005, avec remise contractuelle du matériel collecté.
3. Réalisation effective du programme d’enquête
L’étude effective a été légèrement différente du programme, ainsi qu’en témoigne le tableau suivant :
Tableau des « profils » des 100 personnes interrogées .
hommes femmes <25ans >25ans >50 ans catégorie
sociale - catégorie
Sociale= catégorie`
sociale + grande
ville
Italie 17 8 6 h
2 f 8 h
6 f 1 h
0 f 6 h
3 f 8 h
4 f 3 h
1 f 14 h
7 f
France 16 9 4 h
1 f 9 h
6 f 3 h
2 f 3 h
4 f 10 h
4 f 3 h
1 f 11 h
5 f
Royaume-
Uni 15 10 0 h
1 f 11 h
5 f 4 h
9 f 4 h
1 f 9 h
8 f 2 h
1 f 7 h
6 f
Allemagne 14 11 7 h
3 f 5 h
6 f 2 h
2 f 2 h
0 f 9 h
10 f 3 h
1 f 7 h
8 f
Dont
« frontaliers »
Allemagne
Italie
Royaume-Uni
France
4 h
3 f
4 h
2 f
2 h
2 h
2 f
Le ratio hommes/femmes a été à peu près respecté, ainsi que les groupes par âges. Les ratios par régions ont aussi été bien suivis. En revanche, il serait nécessaire, lors d’entretiens complémentaires de contrôle, de renforcer les groupes suivants :
- Dans tous les pays : il n’y a pas assez de « multiculturels » ni de frontaliers, pas assez de jeunes « travailleurs manuels » ou chômeurs de culture analogue (trop de «socio-culturels).
- En Allemagne : il faudrait des femmes et des hommes de catégorie sociale « moins »
- En Italie : il manque des femmes de plus de 50 ans.
- En Grande-Bretagne : il l y a un déficit en moins de 25 ans (notamment de « joy drivers », et de personnes de culture ouvrière), et peu de cadres supérieurs.
4. Les résultats ne sont-ils pas induits par la théorie ?
Toute théorie implique une rupture par rapport au donné brut, une distance, une modélisation : Kant nous a dit qu’on n’avait pas accès à la « chose même » (par exemple ici l’essence expliquant les comportements routiers et les opinions sur la conduite).
Mais il existe un dilemme :
-Soit l’on ne dispose pas de théorie du tout, et on nage dans une marée de propos inconsistants. On rate aussi les points forts (parce qu’ils ne sont pas quantitativement significatifs, tels des « aveux » rares, des lapsus, des apartés, etc.) Croire qu’on peut remonter de cette « soupe » à un sens est fallacieux. Le sens sera toujours donné de l’extérieur, par un acte d’interprétation souverain, même implicite ou caché par l’instrument de mesure.
-Soit la théorie transforme d’emblée la perception du chercheur, qui va poser des questions orientant alors les réponses, dans un processus inducteur inconscient.
Mais on peut limiter les dégâts (qui sont aussi largement ceux des questionnaires visant à un traitement quantitatif) : la technique classique de l’entretien à pans non directifs permet de laisser l’interviewé constituer ses propres boucles discursives, de se répéter, de reprendre une question à plusieurs moments et dans des contextes différents . En bref, le risque d’induction est dilué par la situation d’entretien, et non renforcé (avec la répétition de termes dans un questionnaire fermé, par exemple).
Dans l’analyse, c’est le caractère heuristique du discours-type qui fait la différence : s’il est forcé, il ne « collecte » aucun énoncé. S’il est « riche », il filtre de très nombreuses expressions, dans des contextes disparates.
5.Verbatim, notes d’enquête, énoncés, discours-types.
Il n’y a pas eu, dans cette enquête, de verbatim systématiquement extraits des entretiens écoutés et enregistrés, pour des raisons de coûts excessifs. Les enquêteurs-analystes, sont donc directement passés de l’écoute à la notation, déjà interprétative. Les notes sont disponibles en annexe du présent travail, mais il est très important que le lecteur considère qu’il ne s’agit jamais des propos exacts des interviewés (au sens de l’ethnométhodologie), mais d’énoncés « traduits » (y compris dans la même langue), ou résumés. Cela n’empêche pas l’enquêteur-analyste de retranscrire directement de courtes citations significatives (entre guillemets).
Ces énoncés sont-ils de bonnes traductions de la pensée des interviewés ? On peut l’espérer raisonnablement, pour autant qu’ils ne s’éloignent pas trop du matériel écouté. Il y a là certainement matière à controverse, si, dans les documents audio (livrés avec les rapports), un observateur extérieur peut soutenir : l’énoncé choisi trahit l’expression réelle. On fait dire à la personne ce qu’elle n’a pas dit, ou pire le contraire de ce qu’elle affirme. Il existe certainement une proportion d’incompréhensions, ou d’interprétations abusives, mais pour que cela déforme l’image globale, il faudrait qu’elles soient systématiques, et orientées vers le même but, ce qui a été explicitement évité.
6. Du bon usage des résultats
Quelques remarques importantes :
-Le maniement des stéréotypes nationaux n’est pas sans risques majeurs ! Il peut facilement heurter les susceptibilités, réveiller des blessures ou des antagonismes. Il peut être douloureux. N’oublions pas qu’il est fait pour cela : susciter l’émotion et le ralliement identitaires.
C’est pourquoi, bien entendu, nous appelons à la plus grande circonspection dans l’utilisation des résultats. Ce qui ne doit pas être une raison pour bloquer ce genre d’étude, qui, précisément, approche une « vérité » sensible et très efficace des cultures. D’ailleurs nous faisons le pari que l’on peut tout dire, à condition de respecter des règles de politesse, et de clarifier les motifs et les techniques de l’interprétation.
IV. D’une extension suivie de nouveaux terrains possibles
1 L’approfondissement et la finalisation de la présente enquête.
- Tout l’intérêt de la démarche reposant sur la fiabilité de sa méthode, il nous semblerait important, et intéressant de compléter les entretiens déjà réalisés par quelques entretiens dans chaque pays de l’étude, selon deux critères :
A. Modifier systématiquement le guide d’entretien pour faire disparaître les allusions explicites à nos catégories théoriques (loi, communauté, etc.). Il s’agirait de vérifier si le protocole d’étude influe sur les résultats déjà acquis. Par exemple, nous pourrions envisager un protocole complètement non directif sur « vous et l’automobile », absolument sans questions plus précises. On verrait alors clairement si les « discours-cadres » se manifestent ou non.
B. Compléter du même coup certaines catégories d’interviewés, pour tenter, par exemple sur le genre, l’âge et la CSP, un plus grand degré de précision du stéréotype national. (Par exemple, il semble que dans les CSP supérieures, il y ait une sorte de « détachement » par rapport au stéréotype, une sorte de culture « transnationale » émergente. Est-ce vrai ? Mais alors à quelle « culture » appartiennent-ils en termes de conversation pertinente ?).
2 Tester vers l’Est une bi-polarité européenne globale : « loi »/ « administration hiérarchique ».
La démarche que nous utilisons est exploitable universellement, pour autant que la conversation culturelle, c’est-à-dire l’essence du phénomène culturel humain, se déploie partout où les hommes parlent, échangent, et tentent de situer ces actes dans des cadres de références intelligibles et acceptables bien au-delà de simples communications « rationnelles ».
Tout l’art est de découvrir les entités conversationnelles les plus pertinentes, les plus « chargées », les plus entraînantes, et de les distinguer de la diversité imaginaire presque infinie des sociétés de tailles diverses.
Par exemple, si nous prenons l’Europe au sens large (et mal défini, puisque les pays intéressés par la définition politique actuelle sont éventuellement extérieurs à des ensembles définis auparavant par des notions religieuses ou de géopolitique passée), nous pouvons légitimement postuler que le modèle de la « Loi » y prévaut de façon générale. Mais, qu’à l’opposé de son pôle occidental où ce modèle est proposé de façon « épurée, il existe un contre-modèle oriental cette fois (et non plus méridional), selon lequel « l’administration hiérarchique » a souvent été – et demeure - avancée comme la solution la plus efficace. Le modèle de la conversation européenne globale comprendrait donc trois dimensions et non deux : communauté/hiérarchie/loi.
Plus on se déplacerait vers l’Est, et davantage le couple communauté/hiérarchie tendrait à remplacer le couple occidental communauté/loi. Cette hypothèse est évidemment à manipuler avec précaution et à tester. Il resterait à envisager comment elle agit sur le comportement… par exemple du fameux « routier serbe » (pendant du plombier polonais ? »).
3 Le passage à d’autres régions du monde, et la question de la « culture-monde » en matière de culture de la conduite automobile.
Il faudra certainement réunir tout un réseau de spécialistes des cultures pour nouer des liens et préparer des modes d’analyse, mais il est aussi important de continuer la démarche engagée dans la ligne logique choisie : partir du général pour aller vers le particulier, en supposant que les cultures s’enchâssent les unes dans les autres, quitte à vérifier ensuite si les cultures englobantes ont plus de « force conversationnelle » que les cultures englobées.
Cela implique notamment d’établir un consensus entre équipes de recherche sur la « culture-monde » dans son impact structurant sur les cultures régionales. Une affirmation aujourd’hui banale aurait, il y a trente ans encore été considérée comme une outrecuidance dans le monde académique : qu’il existe précisément une culture-monde dont la consistance l’emporte sur toute autre organisation culturelle régionale. Pourtant le « court XXe siècle » comme l’appelle le grand historien Eric Hobsbawm, avait déjà été celui de la mondialité par excellence, et notamment celle des deux guerres réellement mondiales au sens de l’engagement de la plupart des nations dans des confrontations unifiées (les pénultièmes remontant pour l’Europe aux guerres napoléoniennes).
Bref, l’automobile elle-même étant un fait mondial, comment participe-t-elle à la mondialité culturelle, et du même coup, comment se trouve-t-elle confrontée aux « résistances » des cultures régionales ou locales ? Comment s’y combine-t-elle ? (par exemple, le même modèle de 4x4 représente-t-il le même type de comportement supposé dans un grand nombre de pays ?), etc..
Denis Duclos, le 18 Décembre 2005
B. Rapports nationaux
I. Rapport sur l’Allemagne
(Rapport rédigé par Denis Duclos. Entretiens réalisés et fiches rédigées par Nicolas Stoffel)
Rapport général sur l’Allemagne
Notre hypothèse de départ concernant la culture automobile en Allemagne peut être résumée ainsi : dans la « conversation culturelle » entre quatre sociétés occidentales européennes fondatrices de la Communauté Européenne et s’étant posé la question de l’Etat de droit (avant que d’autres ne les rejoignent, tel le monde ibérique à l’ouest, et les pays d’Europe orientale), l’Allemagne « choisirait » une position mêlant étroitement deux affirmations : celle de la loi (de l’Etat) et celle de la communauté.
Ce choix parmi les autres positions possibles de la même conversation culturelle européenne centrée par la question de la Loi n’est pas un hasard empirique, ni non plus une destinée prescrite par la logique de la conversation culturelle : après tout n’importe quelle culture participante pourrait prendre l’une des positions disponibles. Cela dit, le choix dans la structure logique s’inscrit dans des conditions géographiques et historiques :
-La coïncidence entre une culture populaire assez homogène et un territoire n’y a pas été garantie dans l’espace (pas de protection « isolante » de l’insularité britannique, pas d’unité étatique préexistante comme en France, mais pas non plus de repli possible sur les nationalismes de cités à l’italienne). On sait les drames que cette situation a favorisés (bien qu’elle ne les ait pas entraînés en elle-même) au cours du siècle précédent. Les interviews montrent que, tout en partageant l’idéal démocratique occidental, les personnes demeurent soucieuses de la précarité de l’espace national allemand vécu comme étroit et poreux, voire encore imaginé comme se trouvant à la « frontière orientale de l’Europe ». C’est peut-être pour compenser cette inquiétude latente – jamais complètement effacée - sur l’unité et l’intégrité, que les citoyens allemands semblent avoir besoin de toujours appuyer la légitimité de l’Etat sur un sentiment de solidarité, et inversement.
En suivant cette proposition, les Allemands devraient être, sur la route comme ailleurs, caractérisés à la fois par un plus grand respect de la loi, du code, au besoin « aveuglément », et par l’existence de règles implicites fortes, à la fois inventées et appliquées par « les gens » en grande connivence entre eux, cela au niveau de l’ensemble germanique.
Une telle combinaison peut sembler paradoxale (parce que loi et connivence s’opposent), et, en effet, on ne la trouve pas directement constituée de manière évidente, au premier degré. Certes, de l’ensemble des entretiens s’impose le thème unilatéral d’un respect conformiste, voire scrupuleux, des règles, mais il est associé à celui d’un certain individualisme, d’une certaine « indifférence » à autrui, tandis que la possibilité des règles non écrites se révèle fortuite et somme toute, faible.
Le modèle théorique est-il donc ainsi réfuté (falsifié) ? Nous ne le croyons pas, car la logique d’intrication entre loi et communauté se révèle très clairement à travers trois traits dominants et spécifiques des opinions des interviewés allemands :
1. La plupart insistent sur le fait que les comportements « agressifs » tout comme les comportements « courtois » sont très rarement dans leur pays des expressions spontanées, impulsives, mais résultent de l’adoption – raisonnée ou maîtrisée - d’un rôle typique, reconnu comme tel, essentiellement limité à l’usage professionnel intensif des autoroutes. En bref, les conducteurs allemands communiquent entre eux dans leur mode de conduite au travers de rôles sociaux qu’ils incarnent, et qui sont acceptés comme des fonctions de la société allemande, même s’ils sont réciproquement critiqués, voire caricaturés.
2. La plupart considèrent que la loi d’une part, ses représentants d’autre part – en la personne des policiers - ne sont pas extérieurs ou supérieurs aux autres citoyens, mais en sont des expressions mûries et acceptées. Inversement, loi et policiers – comme aspects de la société - ne sont pas inflexibles ou inhumains, mais au contraire participent de la vie civile, absolument comme les « administrés » ou les « justiciables », dont ils sont très proches. Ce sentiment est partagé et profond. On le résumera par l’expression : le policier est un ami et un secours, qui n’est pas seulement une formule idéologique héritée de l’ancienne RDA.
3. Quel que soit le type d’opinion politique développé par ailleurs, les interviewés laissent souvent échapper une manifestation d’inquiétude quant à l’influence néfaste, dangereuse ou inquiétante, des étrangers en position de traverser le territoire national, (lui-même considéré comme relativement homogène en termes de culture de conduite) ou d’y tenter une incursion frontalière. À l’évidence, la « communauté » n’est pas construite de manière à inclure sans difficulté des personnes relevant de traits culturels différents, même si les différences sont mineures. Ce qui ne signifie pas racisme ou xénophobie, mais seulement que la communauté est bien une communauté de connivence complexe, « non écrite », se construisant sur la base de la vie partagée à la fois sur le même territoire et sous la même loi. Seule capable de donner à ses membres un grand sentiment de sécurité, elle demeure d’autant plus fragile que la loi ne suffit jamais à la garantir en elle-même.
Notons que ces trois traits ne sont pas réunis ainsi dans les autres pays de l’enquête, même en Grande-Bretagne, où –quand bien même la loi et le policier sont considérés comme incarnant/réalisant la société - un individualisme absolutisé ne se laisse jamais dégrader en fonctionnalisme. Quant à la « xénophobie », nous verrons qu’elle ne se présente pas au Royaume-uni comme inquiétude d’une menace, mais comme regard sur un Continent qui reste fondamentalement séparé, distinct, voire lointain. L’enveloppe insulaire joue toujours son rôle protecteur pour rendre en quelque sorte inutile le développement d’une inquiétude pour la culture communautaire. Celle-ci apparaît comme un donné, une évidence inconsciente, ce qui est rarement le cas en Allemagne ou en France.
Si nous réfléchissons sur les liens entre les trois traits spécifiques de l’univers sémantique allemand exploré ici (incarnation raisonnée d’un rôle social statutaire, confiance dans la loi et le policier comme à soi-même, crainte pour l’intégrité culturelle territorialité ), nous constatons qu’il existe une articulation logique, formant « clef » de tout le dispositif culturel. En effet, la différenciation sociale –qui tend parfois en France à devenir objet d’un véritable discours de haine et de dénonciation de l’autre trop différent - est ici étroitement associée à la différenciation fonctionnelle des espaces et des parcours. On semble l’utiliser dans les deux sens : pour aller de la division fonctionnelle du territoire (entre fonctions locales et centres d’affaires par exemple) à l’opposition des rôles, ou inversement. Autrement dit, les conducteurs allemands ne semblent reconnaître des différences tranchées – au travers des types « statutaires » de propriétaires de véhicules, de voitures, des marques, des usages de la route et de l’autoroute - que pour mieux affirmer l’unité d’une population et d’un territoire, et sa correspondance en termes de loi et de règle. La preuve de l’unité d’une culture passe par son « organicité », sa différenciation interne. Son expression finale - la loi de tous pour tous - ne remplit son rôle que si elle respecte cette différenciation fonctionnelle. Jeunes, Vieux, hommes d’affaires, conducteurs du dimanche, mères de famille, villageois, tous sont nécessairement différents, mais participent à l’unité.
Si nous acceptons cette interprétation, nous pouvons « réorganiser » le discours type (de la quasi-totalité des interviewés) selon le schéma argumentaire suivant :
1. Parce qu’elle se montre à tous et interagit avec tous, l’automobile est un élément essentiel de l’identité de l’Allemand comme membre de la société allemande.
2. Les modalités de l’automobile comme emblème identitaire sont :
-Sa capacité décisive à assurer la liberté de déplacement (affirmée surtout en Allemagne de l’Est, chez les interviewés de Dresde).
-Son caractère général de propriété privée inviolable et « intouchable », représentant le respect mutuel pour la « souveraineté » personnelle de chacun.
-Sa puissance (sa capacité de vitesse), qui marque à la fois la liberté (de rouler sans limitation) et la hiérarchie sociale et professionnelle des usages de cette liberté.
-Son état neuf ou ancien, qui dénote une hiérarchie dans la richesse, mais aussi dans l’intégration professionnelle (les employeurs poussent à l’achat de voitures neuves par leurs cadres).
-Son état intact, bien entretenu, ou « cabossé » (reflétant le prestige attribué ou non à sa propre fonction).
-Sa connotation sociale de marque et de prix (recoupant certaines des caractéristiques précédentes).
3. La culture nationale est lue comme composée de plusieurs catégories statutaires hiérarchisées, elles-mêmes associées à des types de voitures (parmi les précédents) et à des types de parcours et de territoires privilégiés, ainsi qu’à des types de comportements attendus.
Les catégories statutaires, les types de voitures et les comportements attendus se répartissent, en gros selon cinq grands groupes :
- Les hommes d’affaires pressés, « agressifs-contrôlés », grands usagers de la file gauche des autoroutes, roulant en Porsche, ou en BMW haut de gamme, partisans inconditionnels mais hautement responsables du « sans limites de vitesse ». Il leur est reconnu le « droit » à la grande vitesse sur autoroute, ainsi que les compétences pour la maîtriser sans risques excessifs pour autrui.
- Les cadres moyens en parcours professionnel, roulant en Mercedes sur la voie du milieu, en état davantage « défensif », et moins axés sur l’apologie de la vitesse, que sur le confort et l’effet de l’automobile comme outil de présentation de soi aux autres.
- Les villageois ou « hommes à chapeau » conduisant lentement avec un zèle scrupuleux sur de petites routes. Ils incarnent l’Allemagne de la règle, mais aussi du bon droit sûr de soi, chez soi, au besoin dans une résistance aux « intrus », ou aux « gens pressés ».
- Les jeunes en bande rentrant d’une fête arrosée, ou pratiquant la course de prestance amicale.
- Les femmes – de préférence mères de famille - ou âgées, et susceptibles d’être effrayées par les adeptes de la vitesse.
(Notons que, 1. les prolétaires, pauvres, immigrés, disparaissent derrière la notion, reconnue et acceptée, de «jeune »… ou celle, bien plus ambivalente et inquiétante d’étranger. 2. Les cyclistes et les piétons sont reconnus comme des catégories entières d’usagers de la chaussée, quand il n’y a pas d’espaces spécifiques leur étant attribués, auquel cas, ils seront considérés en infraction ou pas à leur place s’ils en sortent.)
4. Pour arbitrer les inévitables différends entre les composantes fonctionnelles de la société (jeunes, vieux, travailleurs, villageois, femmes, cadres supérieurs, etc.), matérialisée en différences pratiques (parcours professionnel, flânerie, jeu, voitures rapides, lentes, vélos, piétons, et en voies de circulation spécifiques, etc.) la règle doit être consensuelle, raisonnée, judicieuse, mais aussi claire et universelle. Elle doit autoriser un comportement conforme attendu, pratiquement sans exception. À défaut, le policier – qui n’est qu’un citoyen mandaté professionnellement par les autorités locales - intervient, sanctionne, arbitre mais aussi aide, résout le problème.
5. Somme toute, la culture allemande procure « un grand sentiment de sécurité », car elle allie unité et spécificité reconnue de chacun –et prévoit la différence. Elle est vécue comme société réellement « civile », faite de politesse et de prévenance réciproque, de maints signes d’appartenance convenue.
6. Toutefois, lorsque la prévision n’est pas possible, la priorité non respectée, lorsque la différence ne peut se résoudre à un schéma statutaire et fonctionnel, autorisant des formes de politesse reconnues, les Allemands tendraient à manifester de l’agressivité plus ouverte, de l’entêtement voire de la brutalité. Une limite de la culture est atteinte. C’est la voie royale à l’accident « à l’allemande », surtout symbolisée par l’acharnement « suicidaire » à faire valoir sa priorité.
7. On dénote enfin la non-appartenance à cette culture identitaire à ce que la personne qui lui est étrangère ne respecte pas l’automobile comme emblème essentiel du statut social, à savoir que sa position et son comportement ne sont pas repérables clairement selon les critères précédents.
-parmi les étrangers particulièrement « sensibles », deux catégories émergent :
-les camionneurs de l’Est (qui traversent sans payer en encombrant les autoroutes).
-les jeunes frontaliers, notamment Français (incivils, turbulents, non assurés).
8. À l’étranger même, on considère négativement :
-ce qui brouille l’affirmation du rôle social du conducteur et partant de sa responsabilité (comme le rond-point sans priorité définie, tel qu’il s’est multiplié en France)
-ce qui manifeste l’incivilité, et par contraste, renvoie au caractère civil de la culture allemande (en général, les cultures du sud ou de l’orient, mais aussi la France).
9. Inversement, certains éléments sont assez souvent reconnus positifs à l’étranger, telle une plus grande souplesse de comportement, mais aussi de meilleurs équipements (les autoroutes allemandes sont de plus en plus mises en cause pour leur relative vétusté et pour leur gabarit trop étroit).
Voyons comment ces 9 points d’un développement-type s’expriment dans les discours des interviewés. Dans ce dessein, nous avons extrait des entretiens des phrases typiques, des énoncés ou des argumentations dont on pourra retrouver l’expression précise au fil des entretiens eux-mêmes . Sauf exception, nous ne les avons pas affectés à un type particulier de personne interviewée. Ceci pour deux raisons :
-la quasi-totalité des énoncés retenus se trouve largement dispersée dans l’échantillon.
-Quand bien même ils se présentent dans des discours « opposés » (comme celui de l’avocat de la vitesse, et celui de son détracteur), ils sont bien souvent acceptés comme décrivant une réalité proche : le conducteur « pressé » admet qu’il a un discours favorable à la vitesse parce qu’il conduit vite, le conducteur « défensif » admet que le conducteur pressé a de bonnes raisons d’aller vite. Il est possible que cette capacité de « dédoublement » des interviewés allemands entre la position qu’ils prennent et la compréhension d’un point de vue opposé soit spécifique du monde sémantique allemand. Auquel cas, elle est partie intégrante du phénomène culturel dont nous pensons rendre compte : elle est une modalité de la forme d’appartenance à cette culture, dans laquelle chacun se situe et situe l’autre comme « fonction » dans un même ensemble communautaire, qui est aussi un même ensemble de règles.
1. L’automobile est un élément essentiel de l’identité de l’Allemand comme membre de la communauté allemande.
Nombre d’interviewés, quelle que soit leur position personnelle, cherchent à convaincre l’enquêteur que l’automobile est consubstantielle de la culture allemande et cela de façon durable.
-La voiture a été inventée en Allemagne. La grosse voiture a été inventée en Allemagne.
Mais qu’est-ce au fond que la voiture ? Certes un moyen de déplacement, mais de déplacement à la fois libre et gratifiant. Comme le dit un jeune :
-Je suis libre d’aller où je veux sans entrave, « royalement ».
C’est donc un principe civil de base que la voiture représente en « incarnant » la personne dans ses droits fondamentaux :
-Si on veut perdre devant les électeurs, il faut prendre des mesures contre la voiture. Elles sont perçues comme des attaques contre les personnes.
De même, très significativement, la voiture comme prolongement du corps de la personne physique ne doit pas être touchée, ni effleurée :
Une égratignure est un accident, laisser son adresse et téléphone est un délit de fuite.
- Les interdits portent sur des détails : pas d’égratignures aux voitures, pas de gestes agressifs.
- On ne touche pas les autres voitures en se garant.
La voiture est une propriété personnelle, familiale, un objet domestique que l’on chérit :
-La voiture est l’enfant chéri des Allemands, qui la nettoient, s’en occupent. –
Mais là encore, la dimension sociale symbolique est immédiatement présente : laver sa voiture a avoir avec l’appartenance à une société, et avec une prise de position contre ce qui s’en écarte :
-Soigner sa maison, fleurir, aller laver sa voiture au lavage collectif (on n’a pas le droit de la laver devant chez soi), ce sont autant de signes « qui découragent la petite criminalité. »
C’est clairement un moyen d’afficher son intégration :
-C’est le père immigré qui achète la voiture neuve à son fils pour que toute la famille ne perde pas la face.
Certes :
-Les jeunes reconstruisent la voiture à leur image.
Mais cela implique-t-il une dissociation vis-à-vis de la culture commune ? Bien au contraire,
-Il y a une communion père-fils dans le culte des belles voitures.
Et cette communion inter-générationnelle peut aller loin, jusqu’à la solidarité dans le partage des amendes :
-« C’est mon père qui a payé l’amende, car si j’avais avoué, on m’aurait retiré le permis (période probatoire de 2 ans extensible à 4) »
Cette culture durable et transmise qui affirme une solidarité dans l’identité est néanmoins peut-être fragile :
-Les pères soignent plus leur voiture que les enfants.
2. La voiture est une image de soi dans la société.
La voiture est aussi le signe d’une position dans la société :
-Si je suis une personne importante, la voiture me représente
-Une voiture est un marqueur de respectabilité dans l’univers traditionnel des campagnes allemandes.
Il existe une correspondance assez étroite entre les positions sociales et les automobiles possédées. Une conductrice inventant sa propre sociologie la résume ainsi :
Le « Manta fahrer » est un prolétaire, les « Golf » se constituent en clubs, le cabriolet VW sied à l’étudiant en médecine. Une fois ses études terminées il prendra une Mercedes LK. La classe moyenne apprécie l’Opel, solide et pratique, le prof va en voiture française, le cadre et les professions libérales ne roulent qu’en Mercedes ou BMW.
-En Allemagne, la Mercedes est un symbole du cadre moyen, agent d’assurance ou employé de banque.
D’une part, ce phénomène est encouragé :
-Les professionnels ont de belles voitures parce qu’elles sont inscrites au nom de leur firme, et alors ont une ristourne fiscale de 16 %
Mais d’autre part, et c’est une remarque décisive :
-La société allemande ne tolère pas d’écart entre le personnage social et le modèle de sa voiture
On peut prendre cette contrainte avec humour :
-Je laisse ma vieille voiture au garage pour aller voir Nina Hagen
Mais on peut aussi en décrire la rigueur :
-Il est impossible qu’un directeur d’hôpital vienne comme en France avec un VW Passat, tandis que le cuisinier arrive en Peugeot 306, ce qui est le cas en France.
Par contraste :
-On trouve charmant que les Français utilisent de vieilles voitures cabossées, comme si la voiture n’était plus qu’un moyen de se déplacer.
3. La conduite, le parcours correspondent à ces images sociales des propriétaires de véhicules, qui les combinent de façon attendue, reçue, et donc légitime.
Les différences sont très importantes entre styles de conduite des individus, ou pour un même individu, entre moments.
Une sociologie « spontanée » relativement répandue distingue trois ou quatre types de comportements bien reconnaissables qui sont autant de types de statuts :
-L’homme d’affaire stressé, rapide et agressif-contrôlé (Raser), le paysan- conducteur du dimanche (Sonntag Fahrer), ou « chapeau sur la tête »), lent et solipsiste, le citadin, propriétaire de golf qui n’a que sa voiture pour faire lien avec les autres, et très socialisé par le code de la route, qui roule de façon défensive (bewusst defensiv). Enfin, le jeune, « membre d’un clan », avec ses propres règles de groupe et sa voiture totem (VW, Trabant).
Ces statuts/comportements sont associés de préférence à des parcours ou des
types de voies, ainsi hiérarchisés :
-Les routes de campagne allemandes ont de conducteurs courtois, ordonnés, ce qui s’oppose à la conduite d’autoroute.
En Allemagne, les flâneurs prennent les routes et les gens pressés l’autoroute qui est gratuite.`
-Dès qu’on prend la route pour plus de 30 km, on prend l’autoroute.
Dans certaines expressions, le lien entre le type de voiture et le type de comportement est évident :
-Plus on est « important », plus on a le devoir d’aller vite.
-On dit que « la priorité est vendue avec la Mercedes ».
-Mercedes s’oppose à Opel-« Popel » : cette dernière doit disparaître de la file de gauche lorsqu’elle tente de dépasser un camion à vitesse réduite.
-Il y a une lutte de prestance entre conducteurs de voitures rapides et prestigieuses (BMW, Porsche, Mercedes). Ils doublent à droite sur l’autoroute plus que les Français.
L’autoroute est envisagée comme un espace de vitesse, dans une logique de « sérieux » professionnel, lui-même associé au fait de rouler beaucoup.
-Le développement des affaires est toujours vu comme lié aux développements des voies : « le bitume avance »
-Ce qui distingue les styles de conduite, c’est le nombre de kilomètres parcourus.
La liberté de vitesse sur les autoroutes prend un caractère mythique :
-Les autoroutes allemandes servent de pistes de vitesse : des clubs de Japonais viennent les utiliser comme pour des rallyes.
-Non seulement les types sociaux se partagent hiérarchiquement les routes et autoroutes, mais ils ont aussi des « aires » ou des villes de prédilection :
-Il y a les Mercedes, les Bmw et les Jaguar à Munich, qui « s’imposent », et les jeunes Golf Polo ou Astra à Cologne ou Francfort, qui roulent de façon nerveuse pour montrer ce qu’ils ont sous le capot.
Il existe enfin des différences régionales, qui relèvent cependant davantage du stéréotype que d’une réalité avérée, nous dit-on :
-Il y aurait 3 Allemagnes : à l’Est, les gens vont au maximum autorisé, au Nord, les gens vont plus vite et conduisent « plus mal », au Sud les gens obéissent aux règles, scrupuleusement.
-Les conducteurs de Hambourg conduisent mal, les gens de l’Est conduisent plus lentement.
-Dans le sud de l’Allemagne, les conducteurs entrent facilement dans des combats de prestance.
-À l’Est comme à l’Ouest, l’automobile est connotée comme élément crucial du statut social (à l’Est, moyen de réaffirmer son appartenance, malgré le chômage, à l’Ouest, élément visible de l’établissement de la personne). Mais à l’Est, l’automobile comme « preuve » de l’appartenance implique plus d’agressivité sur la route qu’à l’Ouest, où la question est davantage de lire les signes de « richesse » sur la voiture elle-même. À l’Est, on enfreint plus facilement les limitations de vitesse comme si la loi (des vaincus ?) avait moins d’importance.
Des rivalités entre villes apparaissent, sur le mode de la plaisanterie :
-On dit des gens d’Offenburg (dont la plaque d’immatriculation commence par OF) qu’ils conduisent sans permis : « ohne Führenschein ».
Le type « homme d’affaires pressé » donne lieu aux discours les plus nombreux, aussi bien de ceux qui s’y reconnaissent, que de ceux qui les « subissent » :
Ainsi, vu de l’intérieur, tout un argumentaire se déploie
1. Pour associer route et activité sociale valorisée :
-Plus on accepte de passer du temps dans sa voiture, plus le cercle des affaires importantes s’élargit (amis, travail).
2. Pour associer vitesse et compétence technique et sociale :
-La vitesse est un comportement social qui demande la coopération des autres usagers
-Avec les limitations de vitesse, sur les autoroutes françaises, on s’endort
-Le conducteur allemand s’affirme dans la maîtrise des règles. Et pas dans sa transgression.
3. Pour associer vitesse et bon droit :
-J’admets qu’une Porsche a le droit de faire ranger ceux qui sont devant.
Ce droit inclut le droit au plaisir de la vitesse vendu avec le modèle :
-C’est le pur plaisir de la Porsche qui monte à 300 km h… librement.
4. pour rejeter la « faute » des situations dangereuses sur d’autres :
-Le conducteur « cadre pressé » désire pouvoir doubler à droite sur l’autoroute pour ne pas avoir à « pousser » l’entêté qui garde sa place sur la voie de gauche, croyant que celle de droite est réservée aux camions. Mais c’est risqué car les gens dénoncent à la police, comme on est tenté de le faire soi-même (bien que dans ce rôle, on incrimine plutôt les « profs et les personnes âgées », « les fonctionnaires ».)
-Quand on est toute la journée sur la route, rencontrer partout des « lambinards » est exaspérant.
-Les faiseurs d’accidents sont les « gens qui doublent à droite », en réponse aux provocations des gens qui roulent trop lentement à gauche.
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