Le grand anthropologue Claude Lévi-Strauss a montré naguère que le monde amérindien fonctionnait, en dépit des grandes différences culturelles entre chaque groupe ethnique, comme une vaste conversation inconsciente entre mythes. On pourrait souligner que le monde moderne n’a pas attendu la globalisation capitaliste pour se structurer comme un débat –certes parfois violent en meurtrier- entre « positions » exprimant chacune une part irréductible de l’expérience humaine.
Les civilisations humaines ne sont pas des isolats, qui telles des plaques tectoniques , ne pourraient que s’ignorer ou se heurter dans des chocs grandioses et tragiques (pour reprendre la métaphore de Huntington). Ce sont essentiellement des prises de positions relatives, réciproques, qui forment une véritable conversation politique, une discussion fondamentale sur les grands choix « impossibles » auxquels l’humanité est confrontée.
Ainsi, pouvons-nous vraiment choisir entre la technologie (que nous propose l’Occident comme panacée), la familiarité villageoise (qui règne encore en Afrique), l’intégration hiérarchique (qui nous est proposée de tous temps comme sédatrice par le monde asiatique), ou encore la nostalgie des confrontations à la nature (telle qu’elle existerait encore dans les steppes d’Eurasie ou dans ce qui reste de la forêt amazonienne) ?
Bien que nous nous soyons bardés de certitudes quant à la supériorité du premier modèle sur les trois autres, et du caractère « primitif » du dernier, nous savons en même temps que nous ne pouvons abandonner au passé une part de notre être : aussi « dépassés » qu’ils le soient par l’option conquérante du Tout-Technologique, le familier, le naturel et la tradition ne sont pas morts et exigent que leur place soit reconnue, sous peine de nous hanter sans répit. Nous ne pouvons faire le deuil de ce qui nous constitue au même titre que la rationalité instrumentale. En témoignent à foison le retour de la nature dans l’écologisme, la passion des traditions dans la « résilience » des religions, la puissance du familier dans la résistance étonnante des individus et des petits groupes au lessivage culturel permanent et multiforme des institutions de pouvoir (médias, entreprises, Etats).
Autant en prendre notre parti ; nous ne nous en débarrasserons pas. Pourquoi donc ne pas les reconnaître enfin –sans démagogie misérabiliste, ni arrière-pensées intégrationnistes- comme aspects fondamentaux de l’humain ? Et par tant, comme « positions » égales en droit dans une démocratie culturelle, fondement du genre humain ?
Jusqu’ici, la conversation culturelle planétaire a pu connaître des modalités extrêmement agressives : son histoire est celle des batailles, des invasions, des massacres, des diktats militaires, des tributs, des exploitations et des subordinations. Peut-être (Hegel en a émis l’hypothèse) était-ce inévitable : pour que des « propositions civilisationnelles » puissent s’établir solidement et négocier ensuite le partage de leurs points de vue, peut-être était-il d’abord requis qu’elles s’ancrent souverainement dans des territoires assez vastes. Mais pouvons-nous nous permettre de continuer sur ce mode à l’âge des bombes à neutrons (qu’il ne faudrait pas oublier), et des épidémies de virus manipulables pour cibler –du poulet à l’homme- une population génétique supposée hostile ? Nous sommes contraints, de fait, d’envisager les crises économiques à venir en interdisant leur dégénerescence guerrière habituelle. Nous sommes obligés d’admettre que la modalité principale de la controverse entre cultures doit s’approcher de l’idéal conversationnel pacifique (décrit par le politologue américain Bruce Ackermann).
Ne nous cachons pourtant pas les difficultés à surmonter pour en arriver là :
En premier lieu, nous sommes partie prenante de la position adoptée majoritairement dans notre propre « bloc culturel». Ainsi, bien que critiques de « l’ultra-libéralisme » anglo-américain, des Français défendront tout de même bec et ongles un système qui mise plutôt sur la mécanisation horizontale des liens sociaux (par le contrat, par l’informatique, etc.) que sur la soumission confucéenne au Supérieur. Il n’est pas sûr qu’ils ne se laisseraient pas tenter par une proposition agressive visant des pays « émergents » fondés sur ce type de culture, et considérés trop ambitieux.
De même, embarqués depuis longtemps dans une société de grandes organisations dépersonnalisées, ils auront tendance à juger sévèrement l’économie villageoise africaine qui rend les individus si redevables qu’ils ne peuvent émigrer sans porter le poids d’une dette écrasante (ou être menacés dans leur vie).
Enfin, ils appartiennent corps et âme au comsumérisme de masse: le romantisme « vert » -de Cousteau à Derzou Ouzala en passant par Nicolas Hulot- les amusera à la télévision. Mais, en attendant le biocarburant et l’éolienne personnelle, ils n’abandonneront pas le chauffage central, ni le TGV qu’autorise le choix nucléaire. Le jour où les Français voteront pour des partisans de la « décroissance » ne semble pas se rapprocher, même en interprétant la moindre intempérie en termes de « bouleversement climatique ».
En second lieu, nous supportons mal de voir relativisée notre propre position implicite dans le concert culturel : nous préférons croire que nous sommes auteurs de nous-mêmes, plutôt que d’admettre que ce que nous sommes est pour beaucoup… porté par l’Autre.
Ainsi dans la discussion européenne occidentale, les Britanniques, qui développent la proposition « libérale » dans le droit fil de toute leur philosophie du « régime de la loi » (rule of law), ont-ils du mal à admettre que celle-ci n’est qu’une contre-proposition par rapport au modèle classique de la cité méditerannéenne, lié au primat de la personne sur la règle. Et pourtant, aussi originale et féconde soit-elle (pour avoir engendré toute la culture anglo-américaine), cette position moderne qui (depuis Bacon, Hobbes et Hume) articule résolument loi physique et loi sociale, science et droit, n’est qu’une réponse, à une question que, par exemple, les Italiens persistent à soulever, bien que souvent dans des formes de résistance un peu complexée : à savoir, que vaut une loi –aussi minutieusement et rigoureusement préparée soit-elle - qui n’est pas d’abord prise en charge par les membres d’une communauté civile ? Peut-il y avoir une règle de gouvernance universelle qui fonctionne abstraitement, hors des conditions conviviales de la « civiltà » urbaine ?
A ce dialogue implicite, mais assez puissant pour inspirer le comportement et la pensée intime de dizaines de millions de personnes, et pour mobiliser la quesi-totalité des intellectuels des deux pays, les Allemands et les Français participent, chacun en se situant dans l’une des positions logiques intermédiaires disponibles : pour les premiers, la communauté (gemeinschaft) ne peut être effacée derrière la rationalité technique de la loi, car elle la soutient en permanence en permettant aux citoyens d’en être les porteurs responsables. Mais il faut alors qu’il y ait coïncidence entre le domaine de la loi et celui de la culture communautaire : autrement dit, l’espace de la cité méditérranéenne (Milan, Naples, etc), n’est pas suffisant. Il faut que toute la nation travaille à l’unisson pour animer et contrôler la loi, pour renforcer les sujets politiques qui « font la loi ». Sans quoi se produit ce qu’ils reprochent à la France : une domination des gens par une loi aussi surplombante que l’Etre suprème.
Quant à eux, les Français sont effectivement assez sensibles –dans le contexte général de la discussion occidentale sur le primat de la loi- au problème de l’irréductibilité du pouvoir.
Ce qu’on nomme la « non réformabilité » des Français n’est d’ailleurs peut-être qu’un aspect de cette préoccupation qui les conduit à se méfier de toute démarche gouvernementale suspectée de se situer en surplomb du peuple. Et chacun de renchérir –en France comme dans le reste de l’Europe- sur le caractère néfaste des Enarques, produits purs de la tradition régalienne.
Mais ce cours prévisible de la critique et de l’auto-critique française masque de façon récurrente, tel un symptome refoulant, le fait que c’est toute la conversation européenne qui confie précisément aux Français la fonction de désigner plus que d’autres le phénomène du pouvoir, trop ignoré par les problématiques de la loi (britannique), de la cité (italienne) ou de la communauté (germanique). En ce sens, les Français ne choisissent pas librement leur style bien reconnaissable de consciences malheureuses ou de « psychanalystes du politique ». Ils y sont contraints par tout l’environnement conversationnel, et ils s’y contraignent eux-mêmes par impossibilité d’assumer une position logique déjà occupée par d’autres !
Or dévoiler ce fait : -les Français ne sont pas français par eux-mêmes, mais par le jeu de positions où ils se trouvent « produits » avec d’autres-, induit une vexation comparable –toute proportion gardée- avec le fait d’accepter depuis Darwin que les Humains ne sont que des primates parlants. Les Français n’existent pas par eux-mêmes, mais descendent… d’une conversation culturelle qui les dépasse et les « anticipe » tout comme elle le fait pour les autres « génies nationaux » !
Accepter cette vexation peut néanmoins sembler un prix modeste à payer au regard des avantages d’une conscience assumée de la complémentarité culturelle : d’une part, nous pourrions devenir plus ouverts à la question de la circulation culturelle en Europe : pourquoi ne pas devenir italiens si nous sommes passionnés par la question civile, ou britanniques, si la techno-régulation nous fascine, et inversement !. Mais aussi pourquoi ne pas faire évoluer cette conversation pour soulager les nations de la charge d’assumer des positions tranchées, toujours capturables par des démagogues agressifs ?
D’autre part et surtout, une telle conscience de notre division subjective –en culture et en politique comme en psychologie- peut faciliter notre prise en compte plus sincère de la complémentarité des positions culturelles au niveau planétaire.
Par exemple, nous entretenons pour le moment un rapport de fascination inquiète avec les cultures asiatiques de plus en plus performantes dans l’économie mondiale. Des intellectuels médiateurs comme François Jullien ou André Chieng nous aident à dépasser cette obnubilation stérile en nous montrant que la Chine n’est pas tant une « chose étrangère et étrange » qu’un choix de société centré sur l’unité composite du sujet humain plutôt que « comme chez nous » sur la division abstraite –et au fond mesurable- entre sujet et objet. Dès lors la triple philosophie taoiste (rapport à la nature),confucéenne (rapport à autrui –parents, amis,administration-), et bouddhiste (rapport à soi-même) s’éclaire assez simplement, puisqu’elle découle exactement de ces trois aspects du Soi.
Mais la forme d’articulation proposée par la culture chinoise entre ces trois aspects de l’humain est elle-même objet d’un débat régional où l’on retrouve des positionnements logiques, un peu comme l’ Europe se divise autour de la question de la loi. Ainsi, face à la proposition chinoise multimillénaire d’articulation dans l’homme –ren- de ces facettes (comme par absorption, - actuellement celle des initiatives et des capitaux étrangers) il semble bien exister des contre-propositions différentes qui permettent à chaque culture autour du pays « du milieu » (vrai nom de la Chine pour ses habitants) d’adopter une identité distincte en dialogue –rude ou amical- avec les autres. Par exemple, la culture coréenne paraît intéressée à incarner l’essence de l’Autre (l’Autre proprement chinois du confucéisme opposé à l’antique chamanisme, et plus récemment l’Autre proprement occidental du christianisme qui regroupe 49% de la population). En revanche, les cultures plus méridionales se sont davantage focalisées sur la « docte ignorance » de l’Autre comme problème, avec des choix exclusivement ou majoritairement bouddhistes (Tibet, Birmanie, Laos, Cambodge, Thaïlande, Vietnam), ou avec des constructions nationales originales (fusionalisme caodaiste, bouddhisme Hoa Hao au Vietnam, etc.). Le Japon a, quant à lui, saisi la possibilité d’une place où l’Autre n’est pas tant absorbé, ignoré ou , que «conquis» pour mieux s’en protéger en préservant la part cachée de la tradition.
On ne parlera pas du sous-continent indien où le problème de l’Autre a été en partie traité en segmentant « les autres » , sous la forme des castes, toujours très vivantes au travers même des progrès formidables de la modernité, et en choc culturel interne avec les nationalismes.
Il n’est pas illégitime de penser que l’ensemble de la région la plus peuplée du monde travaille ainsi depuis des temps immémoriaux la question du rapport Soi/Autre sous toutes ses modalités, transposant dans l’espace géographique une impeccable arborescence logique, opposée à celle de l’interlocuteur occidental.
L’Occident, en effet a longtemps récusé le mélange avec l’Autre (le nomade « barbare »), ou son absorption. Il l’a plutôt repoussé par la mécanisation « démocratique » d’un peuple de soldats-citoyens. L’Autre n’y a pas été filtré par une muraille poreuse et inefficace. Il a été violemment repoussé, écrasé et dissous par un peuple fait machine (phalange grecque, tortue romaine, armées motorisées des temps modernes). Le sujet occidental n’est donc pas l’unité intérieure des rapports sociaux et naturels, mais un être tout tendu vers la discipline dans laquelle il s’associe étroitement à l’objet technique, précisément réglé, qui devient son véritable contenu.. Il est maître de la loi mécanique, maisn aussi son esclave, pour mieux préserver la liberté populaire face à l’Autre. Aux frontières de « l’Empire », les sociétés sont dès lors –bien plus qu’en Orient- marquées par la violence de l’affrontement immémorial. C’est qu’entre la proposition occidentale de mécanisation démocratique par la loi et les autres intuitions du fonctionnement social, passe une sorte de faille, parfois intérieure à un même pays (Russies, Roumanie, ex-Yougoslavie). L’identité blessée est ainsi peut-être un trait plus spécifique des confins (notamment slaves) de l’Occident que les steppes mongoles vidées par une longue stratégie d’absorption.
Mais le problème majeur de la société occidentale ne réside pas dans ces vieilles blessures « balkaniques »: il tient surtout à ce que l’Autre ayant disparu sous cette forme ouvertement agressive (ce que les stratèges américains appellent désormais la conflictualité dissymétrique), toute notre métaphore du citoyen-soldat mécanisé (que l’on voit encore à l’œuvre dans le fantasme du film Matrix) est en train de dépérir. Sa valeur opératoire s’estompe face aux formes de résistance microscopique et pitoyable du monde de la familiarité humaine, et face aux résistances diffuses et insistantes de la Nature sous le « déferlement des techniques » . Le modèle éprouvé de l’absorption des contraires propre à l’aire orientale redevient actuel. Il capte à nouveau l’intérêt. Un nombre croissant d’Occidentaux semblent prêts à accepter qu’il ne soit pas seulement un trait de fossilisation, mais au contraire une méthode d’adaptation au réel, peut-être encore plus puissante sur le long terme que la leur. Ils font valoir qu’il s’agit d’une réponse différente à un problème au fond très proche de celui de l’Occident : comment limiter le pouvoir ? La réponse : « par la tradition et le temps qui engloutissent l’arbitraire », n’est pas plus irrationnelle que la réponse : « par la discipline égalitaire qui rend transparente la tentative délinquante ». Il est même évident qu’elle est complémentaire en termes de « patrimoine culturel mondial », puisqu’elle est seule à pouvoir faire face aux situations où la menace provient de n’importe où, alors que la réponse occidentale convient aux actions défensives bien identifiées et bien localisées.
D’ailleurs, si les méthodes orientales de « fusion avec l’ennemi » ou « obliques » ont été privilégiées au long des âges (et non la défense frontale mécanisée), c’est d’abord pour des raisons « écologiques » : le tourbillon turco-mongol qui a mobilisé la population eurasienne pendant des millénaires ne pouvait pas être « traité » par la simple résistance de soldats-citoyens formant phalange et bloquant la petite vallée de leur cité. Il fallait composer avec le fait patent que les « ennemis » pouvaient s’emparer des pouvoirs impériaux et régner des décennies ou des siècles au cœur même du pays. Les subtilités de l’art stratégique et martial, ses prolongations dans les domaines commerciaux et financiers, ne doivent donc rien à une « essence orientale » mystérieuse, mais à une longue pratique du maniement adroit des violences les plus extrêmes et les moins prévisibles dans leur origine et leur point d’impact.
Notons cependant qu’il reste beaucoup de gens à convaincre d’opter pour la complémentarité essentielle entre Orient et Occident, plutôt que pour le sentiment sournois d’une « menace asiatique ». La plupart des intellectuels occidentaux restent secrètement persuadés que leur société relativement peu peuplée, assez dispersée, ne doit son salut face aux invasions massives (fussent-elles économiques) que dans une discipline égalitaire décuplant la productivité, l’inventivité et la vigilance. C’est d’ailleurs encore au fond l’argument utilisé par C.A. Bayly pour rendre compte dela « victoire » occidentale sur les économies de la Chine et de l’Inde à partir du XVII siècle : il l’attribue à une plus grande capacité de discipliner les « caprices » des pouvoirs, par le maintien de distances mécaniques entre les forces (administration, finances, marchands, industriels, militaires, peuples, etc.)
Ce plaidoyer pour l’obsession occidentale (dont le flambeau a surtout été repris jusqu’à aujourd ’hui par les cultures de la « rule of law » anglo-américaines) oublie pourtant un élément fondamental : maintenir par la prothèse mécanique la séparation dans le sujet humain entre le maître et son objet est à terme profondément déshumanisant. Et comme le dit le précepte taoiste : « la Voie passe près de l’homme. Si elle s’en éloigne, ce n’est plus la voie. »
Toutefois, il ne serait guère avisé de remplacer l’idôlatrie mécaniste de « l’Etat de droit » par celle de la « prudence du processus » où François Jullien voit la spécificité chinoise. D’abord parce que la fascination de l’unité n’est pas moins illusoire au bout du compte que celle de la séparation fonctionnelle. Et ensuite parce que la controverse orient/occident sur le traitement actif ou passif de la « barbarie » ne résume pas à elle-seule la problématique humaine étendue à la dimension d’une conversation mondiale (comme le pensait le philosophe chinois Liang Shuming en appliquant l’opposition Yin-Yang à la culture mondiale )
Au moins deux autres grandes dimensions de l’Humain vivent toujours là, avec nous, en nous, et attendent une reconnaissance nécessaire de leur dignité : ceux qu’on a longtemps nommé barbares nomades, afin de mieux les exterminer dans les steppes et les déserts eurasiatiques et dans les plaines nord-américaines. Or le préjugé partagé équitablement entre « civilisés » orientaux et occidentaux est de considérer ces sociétés archaïques, marginales et vouées à l’extinction.
Mais l’affrontement plus direct avec la nature ouverte que représente le nomadisme est une dimension fondamentale de notre espèce depuis des centaines de milliers d’années. Imaginer qu’on puisse éteindre cette tendance, c’est comme supposer qu’on pourrait fabriquer et modifier les bébés en laboratoire. Même si elle devient latente, sporadique, interstitielle, ladite « barbarie », dénigrée par les sociétés techniques ou traditionnelles, et qu’il vaudrait mieux désigner par un terme plus ouvert et plus respectueux comme « société non sédentaire » renferme un aspect irremplaçable du genre humain, dont le « nomadisme bobo » n’est qu’une caricature symptomatique.
Il faudrait enfin revenir en profondeur sur ls préjugés concernant l’Afrique, le juste mémorial de la Traite –ou le drame actuel des guerres civiles et du SIDA- pouvant nous empêcher d’observer que ce continent n’est pas seulement une accumulation des malheurs et de destinées régressives et fatales, mais le monde même de la familiarité villageoise dont nous regrettons tant la disparition dans nos campagnes eurocratisées et nitratisées. Là encore une expérience essentielle de l’humanité est à l’œuvre, dont la faiblesse stratégique (la tendance à la dispersion plus grandes des ethnies, des langues, des royaumes, des villages) ne doit pas cacher l’absolue nécessité pour l’homme. Le mythe du « Blanc malin » qui l’emporte toujours devrait donc moins obséder les Africains, certes saisis dans la tourmente des rapports apparents entre pauvreté villageoise et richesse technologique.
En nous contentant de constituer une nouvelle alliance des interlocuteurs orientaux et occidentaux « au dessus » de ces deux autres grandes dimensions de l’humain qui sont la familiarité et le rapport à la nature, nous nous tromperions donc encore sur le débat en cours : qu’ils aient la parole ou pas, qu’ils disposent ou non d’institutions représentatives puissantes, les « rescapés » africains ou amérindiens de la civilisation eurasiatique portent symboliquement en eux le potentiel de pluralisation future nécessaire de la société-monde en cours de formation. Leur apparent archaïsme ne doit pas tromper : représentants d’une familiarité non vidée de sa substance par les institutions traditionnelles ou modernes, et d’un affrontement poétique à la nature, ils occupent simplement les deux cases manquantes de notre carré logico-culturel universel : à savoir ce qui origine toute notre vie affective (le familier), et ce qui soutient notre existence même (la nature). Culture orientale et Technique occidentale auront donc beau se mélanger comme Yin et Yang, elles ne pourront survivre qu’en reconnaissant à leur tour leur commune altérité…