(cet article reproduit l'introduction au débat du séminaire "anthropologie des commencements", session 2004)
Il n’est pas question, dans une anthropologie sérieuse, de nier l’importance de la violence, mais il faut la situer dans une théorie pertinente et réaliste des passages entre socialité des primates non parlants, et primates parlants (humains). Par exemple, les violences les plus extrèmes concernent, chez les primates non parlants, la chasse faite au gibier « proche » (d’autres primates), et la guerre faite aux « étrangers » de la même espèce. En revanche, sauf circonstance exceptionnelle (une inimitié entre deux individus, surtout dans la course au poste de « mâle alpha »), il n’existe pas de violence mimétique, pas de propagation de la haine, pas de poursuite d’un individu par tous. Au contraire, les « meurtres » (vols d’enfants par des femelles ou des mâles), n’entraînent aucune solidarité contre le meurtrier, mais aussi aucune solidarité victimante. Il n’existe tout simplement pas de phénomène de mobilisation ou d’acharnement collectif contre une victime, sauf,encore une fois, dans la chasse et la guerre (où l’étranger devient simplement un gibier).
Il faut donc considérer le désir mimétique et la victimation collective du bouc émissaire comme des phénomènes spécifiquement humains, et donc survenus après l’origine de la culture.
On peut certes, à la rigueur, considérer que le passage nature-culture (le moment du langage symbolique) coïncide avec l’émergence du désir mimétique et de la victimation. Mais comment le justifier ? Pourquoi faudrait-il que l’anthropisation coïncide avec ce changement radical dans la violence animale ?
René Girard pose la question du passage au collectif (qui n’existe pas avant le langage). Mais si le collectif possède indubitablement des aspects de démultiplication de la violence sociale (entre les individus du même groupe, du même peuple), il ne semble pas lié ontologiquement à cette démultiplication. Au contraire, si le collectif émerge simultanément avec le langage, une hypothèse bien plus simple que celle –obsédée de péché originel de Girard- consiste à poser que le langage constitue le collectif , qu’il désigne et nomme, comme solidarité –et amour- supérieurs à ceux que permettent les solidarités utérines ou agnatiques. Le langage commence par unifier un groupe autour des mêmes symboles visant les mêmes objets imaginaires. Certes, cette unification identitaire est d’autant plus urgente que la guerre menace, qu’elle est là, constante (comme c’était encore le cas il y a quelques décennies chez les peuples « primitifs » de Nouvelle Guinée ou d’Amazonie- avant leur christianisation forcée-). Mais il s’agit bien de créer plus d’amour entre plus de membres d’une société, déjà trop vaste pour que fonctionnent les liens génétiques anciens, ou les systèmes de pouvoirs hiérarchiques automatiques.
On pourrait dire que la place juste de la violence mortelle dans l’origine de la culture ne se situe pas à l’intérieur d’un groupe, mais à l’extérieur, comme stimulant de l’amour intérieur, et de son médium symbolique.
Bien sûr, parmi les effets ambivalents du langage (qui catégorise comme « semblables », par exemple, l’ensemble des membres d’une ethnie) on va retrouver un potentiel conflictuel. Mais ce potentiel conflictuel ne porte pas d’emblée sur la rivalité entre semblables. Cette rivalité n’est qu’une production seconde, qui survient après bien des avatars de la construction des identités.
Admettons que la théorie mimétique de René Girard (très proche de la thèse de Saint Augustin sur l’invidia de l’enfant à la mamelle vu par son frère), pose la question de l’identité, distinctement de celle de l’objet du plaisir et de l’objet du désir. Elle ne la résoud pas pour autant, car on ne comprend pas d’où cette identité surgit (la capacité de se mettre à la place d’autrui).
Au contraire, il est possible de montrer de façon rigoureuse et simple comment l’identité se forme sur la base de la métaphore (du langage symbolique) comparant le lien d’amour fraternel utérin, et l’ensemble collectif de solidarité effective ; puis comment cette comparaison entraîne des conflits entre frères « sociaux » et frères « réels » (tout n’est pas culturel dans la parenté, malgré les tentatives réitérées des anthropologues idéalistes, de Lévi-Strauss à Godelier, de l’affirmer en s’appuyant sur les idéologies de la parenté ), comment , en même temps, surgissent des conflits « psychologiques » entre chaque individu et ses identifications sociales. Comment, enfin, une « destinée de la métaphore », entraîne effectivement des recouvrements et des renversements entre imagos collectives, figures de l’ennemi et « ennemi»-fication des frères.
Alors, on va le voir, le sacrifice et la victime expiatoire se mettent en place assez logiquement, bien que parmi d’autres solutions. Ainsi, nous serons d’accord avec René Girard pour ne pas éviter le choc frontal avec des « aberrations » comme le sacrifice-massacre-cannibalisation chez les Mexicas (sans accepter sans grain de sel leur démonisation par les colons espagnols), mais nous en développerons une théorie qui la positionne parmi d’autres inflexions culturelles possibles, et surtout parmi diverses arborescences possibles de la destinée de la culture humaine.
On supposera, pour commencer, que le premier symbole de ralliement et d’amitié unifie le groupe autour de la fonction défensive. Comment fonctionne-t-il ? Il consiste à faire aimer à chacun des membres ce statut même de membre, d’appartenance, tel que, s’il n’existe pas, il y a plutôt de la haine à sa place. Donc, on commence par aimer les semblables (semblables en appartenance à un tout social valant symboliquement pour la chaude affection entre apparentés proches, et, en réalité pour la chaude présence imaginaire d’une mère-de-tous). Cet amour est normalement fait pour transcender les rivalités (qui existent déjà à l’état "naturel" chez les primates les plus voisins, entre enfants de même génération, ou entre adultes approchant de la même force et ayant des objets proches). Y parvient-il ? Certainement avec difficulté et dans une « conversation » sociale faite d’objections.
Mais est-il fondamentalement empêché par la rivalité ? Rien ne permet de le supposer puisque le premier objet d’amour inventé par le langage est précisément un objet collectif (l’absence partagée de la mère aimante pour le collectif ainsi symbolisé des frères), d’emblée possédable seulement en commun !
Nulle nécessité d’une théorie du bouc émissaire pour rassembler les gens dans l’amour, puisque l’amour précède la rivalité !
Bien sûr, ce n’est pas si simple, parce que, très vite, l’objet même de l’amour collectif va être sujet de controverses successives, qui font la trame même de la destinée de la métaphore centrale d’un groupe humain.
Parmi les carrefours conflictuels rencontrés par la métaphore unificatrice, on peut en retenir quelque-uns, en effet presque inévitables :
D’abord A. Des problèmes « internes », dans la mesure où le rapport interne-externe serait plus ou moins résolu (ce qui n’est jamais évident ni durable, voir C).
A1-Toute promotion d’un groupe identitaire revient à « frustrer » certains membres par rapport à d’autres, certains sous-groupes par rapport à d’autres, et exige une violence collective certes fondatrice, mais au sens où un ordre collectif arbitraire a besoin de violence pour se perpétuer, en s’imposant à d’autres en désaccord. Par exemple, pour continuer à représenter politiquement toute leur ethnie, les mâles Baruyas doivent terroriser ensemble toutes les femmes, leur faire croire qu’elles ne sont pour rien dans la procréation. L’institution des initiations, et même le cycle mythologique a pour but d’entériner ces croyances imposées par la moitié de la population à l’autre moitié.
Or la violence fondatrice de cet ordre n’est en rien une élaboration de la violence mimétique : elle est d’emblée collective et s’exerce contre la collectivité des femmes. Dans de nombreuses sociétés primitives (par exemple chamaniques), beaucoup d’énergie est consacrée à combattre le représentant de la mère réelle (ou micro-sociale) au nom de l’intérêt et de la « divinité » sociétale, souvent solaire et masculine. Il est absurde de considérer que ce conflit majeur et ancestral trouve son origine dans le « désir mimétique » des hommes envers leurs mères ! Soit, en effet, la mère est un objet de désir (et dans ce cas, elle n’entre pas en rivalité avec les hommes), soit elle est un sujet de désir (et dans ce cas elle soutient le désir homosexuel des guerriers les uns pour les autres), soit elle résiste aux tendances du lien de masse en tant que mère spécifique (et non mère du groupe), et dans ce cas elle devient l’ennemie potentielle de ce groupe, comme compétitrice avec la Déesse incarnant ce groupe, et certainement pas en rivalité avec chaque homme ou chaque autre mère.
Autrement dit, ce ne sont pas les individus qui entrent en rivalité sur la base de leur identité, mais au contraire des identités collectives (l’ensemble des guerriers croyants du culte de la super-mère) qui sont en rivalité haineuse (de pouvoir collectif) avec des identités individuelles (des mères individuelles ou des femmes, et ensuite de l'autre guerrier, du frère ennemi). Aucun mimétisme là dedans, bien que beaucoup de violence intra-sociale dans l’histoire des cultures.
A2. Lorsque l’amour dans l’entité de vie collective est tellement important pour la survie que la moindre dissension interne peut conduire à une explosion mortelle. Ce cas est extraordinairement illustré par l’étude fameuse de Pierre Clastres sur les Aché (Guayaki) . Pour ces petites bandes de nomades de la grande forêt amazonienne, la mort –même « naturelle »- d’un jeune chasseur est tellement grave dans l’immédiat pour le groupe, qu’une vengeance (jamais contre le meurtrier réel ou même imaginaire, tel un esprit de la forêt, un dieu ou un revenant) est appelée par celui qui s’en sent père spirituel. Il s’agit de rétablir un équilibre cosmique, de portée pratique immédiate. Si cette vengeance se tourne généralement contre une petite fille, c’est pour deux raisons : 1. Elle n’entraîne pas de vendetta en chaîne. 2. Elle est supposée tenir compagnie au mort. Cette petite fille n’est donc pas un bouc émissaire stricto-sensu : elle est choisie personnellement et arbitrairement par le tueur-vengeur, qui est respecté dans son choix par la tribu, et même purifié et réintroduit parmi les siens par l’entremise de la mère de l’enfant qu’il a tuée. Cette petite fille n’est pas « sacrifiée » au sens girardien d’un collectif qui élit en son sein une victime expiatoire, expiant par exemple pour une faute mettant en cause l’ensemble de cette société. Elle vaut seulement pour une autre personne tuée, une victime de la colère ou de l’accident. Elle est « déléguée » pour rejoindre ce mort « inadmissible », par un acte humain. Elle est même souvent la petite fille ou nièce chérie du garçon tué, qui l’emportera avec lui pour ne pas être seul dans la forêt, et ,comblé,ne cherchera plus à hanter les vivants.
On pourrait certes soupçonner que la violence envers le sexe féminin (le meurtre réel très rare ayant pour pendants quotidiens maintes brutalités symboliques, et parfois réelles) a également une fonction de type A 1 : le meurtrier ne serait, de son côté, que le délégué de l’assemblée implicite des hommes-chasseurs, pour prélever auprès de l’assemblée des femmes-mères le prix de la mort d’un des leurs, trop précieux. Les vraies victimes ne seraient pas les sacrifiées elles-mêmes (bien que dotées de fonction médiatrices avec l’au delà), mais le groupe des mères, et surtout de mères de filles, tenues indirectement pour responsables, et en tout cas comptables de toute affaiblissement de la puissance bien dirigée de la « force de frappe » masculine. La raison fondamentale en est évidente : seules les mères, centres d’amour familial en compétition avec l’amour tribal, peuvent être suspectées ensemble de lutter contre l’amour plus abstrait, moins immédiat, des chasseurs entre eux. On revient alors au cas précédemment vu. A ceci près que, chez les Guayaki observés par Clastres (de justesse avant qu’ils disparaissent), l’ordre collectif masculin est très peu visible et très peu conscient.
L’ amour du collectif n’est –en tout cas- pas du tout menacé par la haine ou l’envie mimétiques : la colère sacrée du tueur n’a rien à voir avec cela. Elle n’est en rien déguisement ou élaboration d’une envie personnelle mise en commun. Elle est construite comme altruiste, tout entière inspirée du désir de faire réparation au jeune guerrier-chasseur potentiel (bretete) dont la mort met en péril l’existence présente de sa corporation. Si cette colère ne trouvait pas un objet d’assouvissement (de vengeance rituelle), elle n’existerait tout simplement pas, puisque, en tant qu’individu ou que parent proche, le tueur (brupiare) n’a aucun sentiment haineux.
Notons que la question de l’amour (dans le groupe, entre chasseurs, etc.) prévaut ici de façon absurde sur la raison de long terme, puisque un grave déficit en femmes se creuse de leurs morts prématurées en miroir de celles des hommes. Cet amour n’est donc pas condition de la civilisation, mais, bien au contraire, obsession d’une paix immédiate qui devient contradictoire avec la vie dans l’avenir. Il est possible que la prise de conscience de ce paradoxe amène d’autres sociétés de type guayaki, dans des circonstances plus favorables, des conditions moins marginales, à remanier leur cosmologie de manière à ne plus exiger du groupe des mères un sacrifice d’enfant-fille pour chaque mort de guerrier, mais, par exemple, en tuant un enfant-fille étranger valant pour leur fille collective.
A3. On peut évidemment trouver des cas où l’alliance politique des « frères guerriers » imposant leur ordre collectif fait violence à certains groupes de frères : soit les frères utérins réels, soit un sous-groupe social qui a été vaincu, etc. Dans de tels cas, nous ne sommes toujours pas dans la configuration du désir mimétique, mais dans une sorte de guerre civile opposant des catégories à d’autres dans la prétention au pouvoir de représentation globale de la société. Le problème crucial de ce type de situation n’est pas de trouver le bon personnage victimaire, mais de découvrir le « lieu commun » , la bonne métaphore unificatrice où chaque sous-groupe peut enfin se trouver fusionné au grand Tout national sans se sentir frustré. Ceci se résoud classiquement, chez les sociétés dites primitives, par un positionnement spatial et temporel de tel groupe parental, ou de telle souche tribale, par exemple dans l’organisation du village et des terres. Chez les Grecs anciens, encore, par exemple, dans l’Athènes de Clisthène, chaque grande famille pouvait être littéralement réinstituée à la fois géographiquement, topologiquement et cosmologiquement par la loi, de façon à ne plus donner lieu à une paupérisation de certains citoyens. Dans de tels réagencements politiques, le sacrifice est une sorte d’a côté, de confirmation déjà ritualisée, « obsessionalisée », figée, fossilisée, un sceau, un paraphe rappelant l’ancienne centralité de la guerre, y compris entre familles d’une même cité. Mais ce n’est en rien un élément crucial, central, du dispositif de pacification ou de justice sociale ! Bien au contraire, c’est la décision politique et « rationnelle » (au double sens de raisonnable et de partage des lieux et des ressources matérielles et symboliques, comme dans foede ratio, le partage des tripes), qui sous-tend le rituel !
B. Problèmes de conflits entre l’individu et le collectif : tout le versant « passionnel » qu’on dirait aujourd’hui psychologique.
Sans développer un immense « continent », il est clair que l’obligation d’identification de chacun au Tout politiquement prescrit par certains (ceux qui ont intérêt au grand Tout, guerriers et chamanes ou prêtres, notamment, puis administrateurs), crée d’importants problèmes d’aliénation fondamentale à l’individu. Nous avons évoqué l’agression du social envers la femme comme mère, mais on peut aussi envisager toutes les oppressions possibles envers l’infans obligé à parler (fare, fans) «en tant que », envers la singularité (obligée à s’aligner, à se peinturlurer comme les autres, à s’uniformiser, à se taire et à parler, à chanter, à lire, compter écrire, à devenir un « citoyen », etc..). On peut imaginer avec Freud quelle quantité de libido est détournée par la haine de l’individu pour l’aliénation sociale, et quelle part elle prend dans le conflit social le plus sanglant, avant même que’une part de cette haine prenne la forme d’un désir mimétique, et donc d’un sentiment de manque de ce que l’on n’a pas en tant qu’autre.
Ne vient-il pas à l’esprit de Girard que déjà, devoir être un Autre comme les autres, est une source autonome de haine écrasante, avant même l’apparition de tout objet de désir ?
De toute façon, il reste à étudier calmemement la place de la passion créée par l’institution du langage dans l’ensemble des phénomènes d’amour et de haine. Il faut surtout demeurer capable de les distinguer, des les situer les uns par rapport aux autres. Ainsi, d’un côté le langage humain constituant l’imago maternelle transposée en objet de désir symbolique aliène chaque individu par rapport à ses amours propres , mais d’un autre côté –et sans cela il ne fonctionnerait pas-, il réactive cette imago sur un plan cosmique, universel, qui, littéralement « transporte » les humains dans un rêve d’assouvissement totalement inespéré dans le contexte des apparentements naturels. Autrement dit, ce n’est pas tant l’objet que je n’ai pas mais qu’autrui est crédité d’avoir, qui me transporte dans la passion (haineuse), que l’objet que je n’ai pas parce que tout le monde l’a ensemble qui me transporte dans un amour idéalisé pour la masse.
Dès lors, l’effet psychologique premier et central du langage comme origine culturelle n’est pas de susciter l’envie d’autrui, mais la haine de ce que ce petit autre pourrait m’empêcher d’accéder au bien commun. Je ne suis pas jaloux d’autrui parce qu’il a « trop d’argent » comme le suggère le beau film allemand « the Edukators », mais parce qu’il fait rempart , par sa consistance propre, à atteindre ou à constituer le trésor commun, le « royaume céleste ».
Ce n’est pas parce qu’autrui est mon modèle désirant que je le hais, mais exactement au contraire, parce que son « petit désir » fait écran, par sa médiocrité supposée, au « grand dessein collectif ».
C : Problèmes de frontières et de limites catégorielles :
C1-Il est difficile d’établir exactement (dans des contextes de grande variabilité et de grande porosité des entités ethniques, comme le montre l’étude de Godelier sur les Baruyas) la limite extérieure du groupe identitaire. Les histoires étant communes, les mythes étant brassés, les échanges étant fréquents à tous les niveaux, comment maintenir fermement l’entité, communautaire politique souveraine ? Le problème n’est pas ici de contenir la haine, d’empêcher l’explosion, mais bien plutôt de soutenir la distinction entre amour et haine, entre appartenance et étrangeté, entre intérieur et extérieur. En situation d’indistinction et de confusion, ce n’est pas tant le désir mimétique qui est dangereux que l’erreur : on ne sait pas qui aimer vraiment et qui haïr vraiment. On ne sait pas non plus évidemment quoi aimer et quoi haïr (puisque les objets ne sont que les transpositions des statuts sociaux).
C2 -La distinction entre gens à aimer et gens à tuer devient difficile dans un contexte d’intégration de l’étranger. Ainsi, dans le cas de sociétés guerrières devenues impériales depuis peu : cela seul explique que les « guerres fleuries » des Aztèques (sorte d’intermédiaire historique entre la guerre réelle et la guerre des potlatch transposée sur les objets) vise des guerriers étrangers mais aussi des esclaves semi-étrangers, voire plus exceptionnellement des citoyens de cités alliées, ou même de sa propre cité. Il n’est aucun besoin de recourir à la théorie psychologique de Girard supposant qu’on choisisse des personnes à la fois proches et lointaines, ou celle de Graulich supposant que le Mexica se défosse sur l’étranger d’un auto-sacrifice visant à l’ordre cosmologique. La chose est bien plus simple : quelques générations encore auparavant (le Mexique est une hégémonie récente quand Cortes arrive) le peuple est en guerre contre tous ses voisins, et les traite comme du gibier, selon la loi classique de la guerre primitive. Il n’y a pas de mimétisme ni de victime expiatoire, mais simplement guerre massacrante pour imposer son existence sur un territoire propre. Mais, dans un deuxième temps (celui où les Espagnols débarquent), une série de sociétés naguère étrangères deviennent des alliées, des affidés, ou au moins des adversaires neutralisés. On opte donc pour une euphémisation de la guerre, alors que toute la culture aztèque est encore centrée sur celle-ci. La guerre fleurie (le choix de guerrriers adverses saisis vivants pour être transformées en victimes sacrificielles au service du cycle agricole) est simplement le signe de cette évolution, de cette transformation progressive du massacre guerrier en terreur policière interne. On peut supposer que si les Espagnols n’étaient pas arrivés à ce moment mais deux ou trois cent ans plus tard, il y aurait eu adoucissement progressif, égalisation des statuts, et disparition finale du sacrifice humain. Certainement pas dans une logique autonome du bouc émissaire ou du pharmakon, mais exactement à l’envers, dans une sélection progressive de représentants de l’ennemi, de plus en plus symbolique. Le choix du héros pour se battre à la place d’une armée ne découle pas du fait que sans ce héros tout le monde se massacrerait indifféremment par rivalité, mais simplement du fait que, lorsque des ennemis deviennent partiellement alliés il est stupide de continuer à s’entre-détruire sur le champ de bataille ! Bref ce n’est pas le sacrifice qui entraîne la pacification, mais la pacification qui entraîne le passage du massacre au sacrifice ! Il est tout de même étrange qu’un raisonnement aussi évident n’atteigne pas les Girardiens, croyants s’il en fût ! Faut-il qu’ils aient besoin pour prosélyter du mythe du péché originel (de la violence fondatrice) ! Faut-il qu’ils aient besoin du mythe de la violence pour justifier une violence au fond policière (puisqu’il s’agit constamment de policer les gens) !