Par Denis Duclos (*)
“Il n'y a que deux grands objets possibles de la pensée : l'homme et la nature."
E.Durkheim, De l'éducation pédagogique en France, de la Renaissance à nous jours, F.Alcan, 1938 (p.192).
“Que pourra devenir l'art dans une civilisation qui, coupant l'individu de la nature, et le contraignant dans un milieu fabriqué, dissocie la consommation de la production et vide celle-ci du sentiment créateur ?“ C.Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale II.,Plon, 1958 (p.332).
INTRODUCTION.
LA QUESTION DE LA LIMITE NATURE-CULTURE EST RENOUVELEE PAR LA CRISE ECOLOGIQUE.
Nous sommes parvenus à une limite dans nos rapports avec la nature. L'horizon de nos actions se profile, rejoignant la courbe de notre monde local, la terre. Longtemps annoncée sur tous les tons, de l'ordalie à l'alerte sur des pollutions fatales, de l'avertissement sur l'épuisement des ressources à l'indignation esthétique sur le gâchis des paysages, la limite s'est installée devant nous, en nous, parlée par toutes les institutions, évoquée par tous les discours.
Mais curieusement, en même temps que l'évidence de la limite grandit avec la réverbération sociale des rumeurs et des affirmations, en même temps que la présence de la limite s'alourdit tous les jours de nouvelles assurances réassurant les propos déjà tenus pour sérieux, la limite elle-même semble devenir plus mystérieuse, poreuse, ambiguë, incertaine. Plus est grande l'amplitude des périls pour la planète, et plus est controversée à la fois leur réalité et les moyens de la mesurer.
Nous entrons dans un monde paradoxal où les menaces se renversent en peurs inconsidérées, où le risque du soin peut être encore plus grand que celui du mal, où le danger de mobilisation mystique et moraliste pour la conservation peut dépasser celui du délire industriel, voire se combiner avec lui en un même surmoi d'autant plus dur envers l'individu, qu'il serait laxiste pour les puissances et les organisations.
Je voudrais ici examiner ce qui me semble être le foyer de ces incertitudes, de ces apories et de ces renversements paradoxaux : il réside, selon moi, dans la grande difficulté à définir avec les catégories de nos cultures contemporaines la limite dans ce qu'elle a d'essentiel, à savoir la différence entre l'humain et le naturel, la césure entre la culture et la nature.
Cette difficulté est due au fait que nous n'avons pas accès, en tant que sujets d'une culture humaine, à des outils d'objectivation parfaite de nous-mêmes. Nous sommes “ontologiquement" piégés dans un statut humain qui nous oblige, pour rester des sujets, à ne percevoir notre nature que par le biais d'évocations indirectes, non seulement imprécises mais inépuisables, équivoques, polysémiques. Nous sommes conduits à ne percevoir notre condition qu'à travers les métaphores, dont la forme la plus puissante est sans doute le mythe (que même la mathématique ne peut réduire à sa propre axiomatique “dénotative"), et selon lequel les forces cosmiques auxquelles nous appartenons sont racontables, narrables, comme les principes eux-mêmes subjectifs et identitaires d’une dramaturgie. Ainsi de l'"agonistique" entre nature et culture, que l'on peut voir aussi comme une bataille entre puissance et loi, entre Etat et Famille, entre force et compassion, etc., mais qui demeure, dans toutes les cultures connues, une sorte de pivot des représentations, une condition de l'émergence du sens des actions humaines.
On peut certes hiérarchiser ces métaphores dans une visée linéaire de l'histoire, (selon laquelle, par exemple, le stade cosmologique, animiste, serait “primitif” par rapport au stade scientifique), mais je préfère, étant donné l'expérience fructueuse du relativisme (dans tous les domaines) assumer l'idée qu'au delà d'une certaine précision, tout comme dans le réglage de la focalisation, les métaphores redeviennent floues, et que, pour corser les choses par rapport à l'utilisation de photons pour mesurer la matière, l'utilisation des métaphores, elle, est extraordinairement plus labile et variable. Ainsi, c'est probablement parce que la métaphore scientifique a été poussée aussi loin pour objectiver l’humain que la ligne de partage entre nature et culture n'a jamais été si confuse, si floue, si discontinue et sujette à tant de paradoxes, alors qu’elle a pu atteindre un sommet dans la clarté avec la métaphore hégelienne de l’Esprit, c’est-à-dire de la culture se détachant comme proprement humaine de la Nature, par le double effet du Travail et du Symbolisme de la Négation (ce qu’on appelera plus tard la castration symbolique comme fondant le symbolisme lui-même, comme capacité d’accepter la mort et de renoncer aux fantasmes religieux.)
Je montrerai que l'aggravation actuelle de l'impuissance à déterminer la limite à mesure que celle-ci devient plus présente, plus urgente, plus forte d'orages menaçants, est peut-être davantage une chance qu'un inconvénient. Elle représente en effet une chance à saisir pour notre époque, de parvenir à donner un contenu culturel, plus collectif, plus universel, à ce qu'est en fait la limite : à savoir, quelque chose de purement symbolique. Elle est du même coup une occasion de régler plus finement nos métaphores, en les rappelant à leur propre enchâssement culturel, et spécialement celles qui rendent compte de notre rapport à la nature.
C'est la libération de Narcisse qui est à la portée de cette expérience d'une limite indéfinissable entre nous mêmes, nos actions, et le milieu : car, tant que Narcisse croit se voir en chair et en os dans le miroir, dans la limite même qui le sépare de cet autre monde, il se captive et se fascine, se noue dans les liens d'un regard si attentif (celui du scientifique), qu'il ne veut pas voir l'onde qui trouble la surface et la dédouble aussitôt, pour qui s'en libère, entre un fond et un reflet. Car c'est seulement du moment qu'il ne se verrait plus en voyant le fond, que son potentiel d'actions spontanées pourrait se manifester à nouveau : c'est seulement en abandonnant l'obsession de se décrire, de se reproduire par le logos, ce lien du regard, que l'humain retrouverait une liberté d'agir. L'homme de la modernité et de la technique, de cette technologie dont Heidegger disait que son essence était de révéler le monde par le moyen de l'encadrement (gestellt) ou de l'arraisonnement, ressemble à ce Narcisse qui cherche son unité dans le regard soutenant, encadrant, quadrillant sa propre image du regard si attentif de la science exacte. Et, tout comme Narcisse, ce qui le libérera de sa fascination mortelle est l'intuition que son image peut disparaître à regarder le fond, l'ensemble du contexte. C'est de cette disparition non du sujet, mais exactement au contraire, de la disparition du sujet fait objet et image, idole (eidolon) que l'humanisme peut espérer renaître et s'affirmer à l'occasion de la grande crise entre nature et homme qui s'actualise aujourd'hui dans le monde.
La limite, à prendre à la lettre, est donc cette surface d'où, soudain, notre image s'estompe comme inscription à maintenir passionnément, d'où notre volonté de marquage s'éteint ou s'assagit, et d'où, du même mouvement surgit l'humain à sa place qui est le retrait, ce qui est caché sous le regard, à son origine (le vrai sens du mot sujet) et jamais ne peut se réduire aux objets regardés.
J'ai cité Heidegger. Mais précisément : l'actualité de la limite, de sa perception hantée de peurs et d'appels à l'urgence, devrait nous aider à faire un pas supplémentaire par rapport à cette pensée et à ses ombres, par rapport à cette façon d'affirmer l'Etre contre la technologie, dans l'abandon à sa propre technologie “poétique". Car nous ne pouvons pas oublier, nous souvenant des horreurs qui ont accompagné le romantisme naturaliste en Allemagne et l'esthétique néo-kantienne, voire anti-utilitariste, de maints officiers nazis fort raffinés, que poiésis signifie d'abord production, et demeure de ce fait un marquage, même si s'y évoque, dans le poème, la “déréliction" humaine face à l'emprise utilitaire.
Quant à la nouvelle morale responsabilitaire qui voudrait (avec Hans Jonas) nous inciter à faire preuve de sollicitude envers les générations à venir comme avec nos propres enfants, je rappelerai qu'en Grec ancien et moderne, les enfants se disent “ta tekna", ce qui n'est pas sans rapports non plus avec les produits, voire avec le productivisme. Sans doute le père du Président Schreber, l'emblématique psychotique de toute la psychanalyse, devait-il d'ailleurs avoir conçu la chose en ce sens, puisqu'il affirmait qu'il fallait se substituer à la volonté de l'enfant dans la gymnastique rectrice (si prometteuse d'éthique hitlérienne) qu'il promouvait alors pour la jeunesse germanique, comme pour son propre fils.
Les psychiatres et les psychanalystes, accoutumés au côté sadique de toute pédagogie et de toute sollicitude, ne savent en effet que trop bien, que lorsque des institutions commencent à vouloir définir rationnellement votre bien...vous avez le plus grand intérêt à déguerpir si vous voulez sauver votre peau. A la place des générations futures, par conséquent, je me méfierais tout autant des moralistes pleins de sollicitude comme Jonas, que des infâmes industriels pollueurs, ou des parents irresponsables qui s'emploient activement à créer la surpopulation de demain. Car, comme le rappelle Clément Rosset , le paradoxe de la morale, c'est que “la vertu est exactement contraire à la joie; c'est une simple incapacité à affronter le tragique et à admettre la réalité".Certes, le tragique est déjà un déplacement qui rend acceptable la réalité (le sacrifice du Tragos, le bouc, prend la place de la catastrophe visant l'homme, puis c'est la théatralité qui remplace le sacrifice animal). Mais il n'a pas ce caractère de déni ratiocinateur, de détour compliqué et rampant de bien des philosophies moralistes, avouant du même coup leur lien maintenu à une jouissance qui, voulant à tout prix s'ignorer, en devient impitoyable. Or la limite (écologique) de nos actions repose avec force le problème de la jouissance : à quels plaisirs allons-nous renoncer en respectant la planète ? Ne s'agit-il pas, bien plutôt, de choisir d'autres plaisirs, plutôt que de faire mine de prendre une allure sobre et sévère, dont le calvinisme a suffisamment montré qu'elle pouvait s'associer avec des comportements de conquête capitaliste “externalisant" toute conscience de ses ravages ?
Voici donc une scène posée, qui nous conduit à proposer un schéma théorique du rapport historique en nature et culture, s’appuyant sur un retour à Hegel , mais en y prenant un nouvel élan pour y restituer toute la dimension du relativisme culturel (et de l’an-historicisme de moyenne durée qui caractérise la culture par rapport aux autres formes d’événementialité politico-économique). En voici l’expression condensée, compactée, que nous allons ensuite “déplier” au cours de cet article :
A la première forme de séparation symbolique avec la nature qu’a apportée la Parenté, correspond avec l’Etat universel et ses avatars discursifs amenant la Science actuelle, une crise. Celle-ci découle d’une sorte de retour à un stade “pré-prohibition de l’inceste”, où l’on ne voit plus clairement les principes de notre distinction avec la nature. Accomplie dans l’actuelle post-modernité, cette crise du fondement de la culture (qui est intrinséquement liée à cette prohibition, comme outil, comme signifiant de notre intersubjectivité) est amplifiée, manifestée par le contact de la culture de l’Etat (et de sa légitimation par la science) avec la culture de l’Intercommunauté (et de sa métaphore actuelle du Marché) : cette dernière, d’origine anglo-saxonne mais répandue aujourd’hui par le monde produit en effet une hésitation entre deux images de la règle humaine : image plus ancienne du “folkright” domptant individus et familles (toujours tentées par la voie de la vendetta) par un lien collectif autogéré (désormais, c’est le lien de l’échange économique) et image plus “récente” de la “maîtrise” étatique, bureaucratique de la vérité, prenant la place de la famille. Dans cette hésitation se prépare à mon avis l’accès possible à une accomplissement et à une stabilisation de la deuxième forme historique de la prohibition de l’inceste : celle-là même où la parenté ne suffit plus (à cause de ses limites privées, ethniques et locales), et où l’Etat (comme orthopédie inhumaine) est écarté. Ce deuxième stade culturel fondamental (dont toute l’histoire depuis l’instauration de l’Etat n’est qu’un long processus d’apparition et de cristallisation) n’est pas encore achevé . Seule la voie de sa réalisation se dessine, en contraste avec les trois voies déjà explorées de l’Etat, du contrôle intercommunautaire, et de la critique scientifique.
Ces trois voies, comme lignes d’essais-erreurs qu’expérimente l’humanité pour répondre à l’exigence pratique d’une éthique universelle, sont en effet progressivement apparues dans leurs limites spécifiques, mais aussi dans leur limite commune : celle d’être trois variantes d’un même projet imaginaire. Ce que nous allons appeler la logique de Thèmis (la justice et la justesse économiques comme contrôle autonome du particulier par un universel “automatique”), celle de Mètis (la logique de la domination et de la maîtrise utilisant toutes les ressources techniques de la ruse pour l’emporter sur l’adversaire en prestance), et enfin celle d’Epistémè (qui rapporte toujours le désir à la nécessaire discipline de l’observation du vrai), sont en effet toutes trois caractérisées par un même refus : celui de délaisser le registre de l’emprise.
Or c’est ce refus partagé qui désigne, a contrario la voie encore non explorée, et pourtant évidente, d’une véritable “nouvelle prohibition de l’inceste”, c’est-à-dire d’une nouvelle distinction radicale nature-culture, qui réglerait notamment le pathos de nos actions insensées sur la biosphère. Cette voie, c’est celle de la reconnaissance du désir, reconnaissance qui en elle-même en est séparation, mise en parole, et donc “sublimation”, qui en allège , en atténue le potentiel destructeur. Ce que la Parenté ou l’Etat, voire la Marché ne peuvent traiter que par le bridage, la répression, l’exploitation perverse de l’énergie d’un désir refoulé ou orienté, ce qui a pour effet d’en déchaîner à terme le potentiel de violence extrême, la voie de la reconnaissance du désir l’arrache à l’Institution, et le remet dans le circuit des paroles interpersonnelles. Elle restitue du même coup à la culture ce que l’Etat, le Marché ou la Parenté tentaient désespérément d’accaparer, avec pour seule conséquence le retour d’une violence “naturelle”, d’une extrême sauvagerie dans l’humain lui-même. Ce que P. Roqueplo appelait la “technonature” doit en effet ici être reconnue dans sa réalité la plus inhumaine : la techno-sauvagerie, qui résulte simplement de la croyance que le médium (l’objet technique et l’institution) va “régler” en force ou en ruse, le problême de la “maîrise de l’humain “sur” lui-même. L’aspect incohérent de cette réitération de l’incohérence (ce que voyait déjà Avérroès) a beau être pourtant évident (si c’est la pulsion d’emprise et de maîtrise qui rabat l’humain sur le sauvage, comment peut-on penser une seconde que c’est en maîtrisant la maîtrise qu’on pourra s’en sortir, ou même ne pas aggraver le problème ?), il reste “insu” de la passion de l’imaginaire. Pour cette croyance (cette foi, dont l’origine étymologique est la même que la furie), il est en effet insupportable, totalement paniquant, d’admettre que notre unité imaginaire n’a pas besoin de se fonder sur le volontarisme de l’emprise, et qu’au contraire c’est dans ce passage qu’est l’ex-roo (le flux de ce qui débouche sur l’aventure : Eros), que se réalise la personne.
Je tenterai de soutenir que c'est bien là le sens le plus fort que nous propose la crise des limites de notre action : va-t-on continuer dans la même lancée d'une fascination par les images, d'une crispation par la peur de soi faisant suite aux crispations pusillanimes sur la consommation, sur le rêve de richesse, sur l'action déchaînée des enchaînements technologiques ? Ou va-t-on faire -collectivement- ce saut symbolique que chaque sujet doit bien réaliser dans sa vie, à chaque deuil ou chaque renoncement, pour accéder à la joie, (forme explicitement sublimée de la jouissance), et qui consiste à .. ne plus désespérément chercher à retracer son image à la surface ondoyante de la réalité. Car l'humain, même s'il ne peut sans doute se passer du plaisir rassurant des images, est ailleurs que dans les reflets, et il ne peut y être saisi, dès lors que sa satisfaction fondamentale est bien de viser une destinée de sujet.
Si cela était redécouvert collectivement, si les institutions et les systèmes avaient moins tendance à plaquer les gens sur les pièges de l'imaginaire, il est possible, je le soutiendrai enfin, que la pression humaine sur l'environnement diminue du même coup par évaporation des énergies actuellement consacrées à la crispation pour le maintien de l'image, et que l'on s'aperçoive que le respect de notre monde n'est pas une affaire de nécessité, mais bien plutôt d'utilisation, enfin, des vastes marges de manoeuvre que nous permet l'ensemble de nos moyens et de nos raisons. Car même la société indienne idéalisée du film “l'Homme qui dansait avec les Loups", n'avait pas le centième des libertés dont nous disposons aujourd'hui pour modifier consciemment notre insertion écologique. Ce n'est pas l'éthique de la peur qui est nouvelle, ni celle de l'espérance, de l'anarchie ou de la responsabilité : ce qui est nouveau, tout aussi nouveau que l'est ce phénomène symbolique de la limite globale, c'est la possibilité pour une culture humaine de faire des choix, à partir de positions subjectives assumées comme telles. Or, c'est au coeur des incertitudes et des paradoxes les plus fous auxquels nous confronte la question de la Nature, que cette possibilité -réellement nouvelle en tant qu'étape historique pratique- peut s'épanouir.
I. LA CRISE DE LA MODERNITE EST LIEE A LA PERTE DE METAPHORES DISTINGUANT NATURE ET CULTURE.
Je tenterai de soutenir successivement les propositions suivantes :
1-L'opposition Nature-Culture est au coeur de la question de la limite des actions humaines sur l'environnement.
2-Cette opposition est hautement instable. C'est un “objet maudit" : elle passe son temps à se retourner en son contraire, et fuit dans une insondable dérive sémantique.
3-Trois déesses de la pensée nous ont prêté jusqu’à aujourd’hui leurs ressources pour cerner cet objet étrange : Epistémé, Thémis, Mètis. Aucune ne nous convainc tout-à-fait.
-Avec Thémis (la justesse publique, qu'elle soit droit ou économie), la contradiction nature-culture est absorbée dans l'histoire des enjeux de la démocratie et de l'ordre politiques.Mais le passage de la nature dans les camps successifs d'une “droite" et d'une “gauche", une défense et une accusation, semble inéluctable.La performance renvoie à la loi qu'il faut exécuter, et ignore l'"être" qui n'est pas exprimé par cette loi, même lorsque celle-ci (marché ou justice) produit à l'évidence plus d'externalités qu'elle ne pacifie le pathos des conflits.
-Avec Epistémé (le projet scientifique), la limite se confond avec les limites du savoir, et appelle la question du sujet de la science, caché derrière la compétence : ce classificateur ne dévoile en effet qu'avec réticence le motif profond qui le pousse à hiérarchiser le monde.Il se pourrait d'ailleurs, qu'après la mise au rancart de la dernière dynastie de maîtres à penser la science humaine (Marx, Engels, Lénine, Staline), nous ayons à nous méfier (en tout cas à nous interroger) sur l'émergence d'une nouvelle brochette de maîtres à penser le Cosmos, dont le doux regard prophétique (de Sagan à Reeves, de Serres à Morin) pourrait fort bien laisser place, le moment venu, à d'autres types de directeurs de comportement.
-Avec Mètis (l'intelligence compétitive rusée), la limite devient effet d'une lutte pour le pouvoir, et soulève le problème du “pourquoi la guerre pour la domination de la nature, si tout le genre humain doit s'y engloutir".
4-Pour penser la limite entre nous et la nature, il faut donc donner entendre Tychè (la fortune), évoquer le sujet du (ou mieux “au") destin.Car celui-ci ne se réalise pas dans la conquête (extérieure ou intérieure), mais dans la parole elle-même.C'est le point de vue selon lequel l'homme réside dans le symbolique : il reste à montrer que c'est aussi une solution aux problèmes de surchauffe industrielle et de protection de la nature.
1. L'OPPOSITION NATURE-CULTURE EST AU COEUR DE LA QUESTION DES LIMITES DE L’ACTION.
Au premier abord, celui du principe du “développement durable", l'humain se rapporte à la nature comme le bon maître à son exploitation. La limite est celle du rendement à court terme, et des techniques qui outrepassent les capacités de profit à long terme. Mais les problèmes de définition commencent dès que l'on cherche à entrer dans le détail. Très vite, ce n'est plus la valeur marchande qui est en jeu mais la qualité pure : on peut toujours transférer la valeur génétique des biotopes de l'Amazonie dans des banques, la question de la préservation des sites eux-mêmes continue à se poser pour des raisons esthétiques, morales etc. La dépendance d'un type de profit à une définition du droit (comme le disait R.Coase, n'ayant eu droit au prix Nobel que trente ans après ) devient évidente, et avec elle, la définition des styles sociaux de rapports à la nature : ainsi le profit peut-il être soutenable pour une société de type occidental, mais il est inacceptable pour les populations vivant d'équilibres différents entre économie et nature. C'est, par exemple, le refus cité par C.Lévi-Strauss , des Amérindiens Manomani de la région des Grands Lacs, de recourir aux techniques de riziculture de leurs voisins Iroquois, parce que cela “blesserait leur mère la Terre". Ce qui introduit à la discussion sur les diverses définitions de la nature par des cultures humaines, ainsi que leur propre place dans cette nature. Quand l'économie gagne les domaines du corps humain (greffes, cultures de cellules, modification du génôme, etc.), le problème devient tout simplement inévitable : où réside l'humain qui reste sujet et non objet de l'économie?, c'est toute la question que les éthiciens s'échinent à résoudre.Ce qui pose d'ailleurs d'autres problèmes, tel celui de savoir si des experts, des scientifiques, peuvent être “compétents" pour juger de choix moraux, qui reviennent en bonne logique à l'ensemble des membres d'une culture.
La limite de nos actions en termes d'affect sur les non-humains ou sur les générations futures revient encore plus évidemment à poser la question du rapport nature-culture. Que (dans le cas des générations futures) nous prélevions dans l'avenir sur la nature une quantité de matériau pour le transformer en “monde humain" (ce qui implique de considérer notre patrimoine naturel dans ses aptitudes futures à produire de l'humain dans des bonnes conditions), ou que (dans le cas des droits des non-humains) nous redéfinissions des catégories de reconnaissance intersubjective jusqu'ici réservées à nos congénères, la frontière homme-nature se trouve mise en cause, déplacée et modifiée.
D'une façon générale, dès que la limite apparaît, elle nous incite à nous demander : “que voulons-nous vraiment ?", ce qui entraîne le : “qui sommes-nous ?". A ces questions, des réponses scientifiques peuvent tendre à présenter l'humain comme obéissant à des contraintes écologiques ete économiques identiques à celles de l'ensemble du monde vivant, et ce faisant, à transformer en normes de références, des hypothèses descriptives. En sens contraire, la critique de la science normative réouvre de façon béante la question de la “wert rationalität", de la finalité de nos actes en tant qu'effets de choix fondamentaux, dont l'appartenance de l'humain à la nature ne peut pas résoudre les apories, car c'est supposer une nature fermée, où tout est décidé d'avance pour nous.
Par rapport à la modernité étudiée par Max Weber, qui pouvait se contenter d'un mouvement toujours accéléré de disjonction entre rationalité bureaucratique des moyens et insouciance des finalités, la Limite nous contraint à nous poser à nouveau le problème de ces dernières, et du même coup à clarifier à nouveau la “constante" anthropologique de la distinction nature-culture.
2. L'obscur objet de la limite.
De Hegel qui conçoit l’Esprit, comme humanité qui se révèle à soi-même en s’arrachant à la nature par la négativité, à S.Moscovici qui parle d’une “nature à inventer” par une société qui en est d’ores et déjà radicalement séparée , un cycle s’est accompli, sans que pourtant l’on sache clairement comment traiter la nature de cette coupure.
Dans ses travaux universellement connus, Lévi-Strauss faisait de la coupure Nature-Culture un fait réglé par le symbolisme de l'équivalence, de la réciprocité inter-humaine dessinant un monde d'appartenances, qui soit d'abord un ordre des circulations (matrimoniales et économiques). La prohibition de l'inceste est un acte de coupure qui rétablit un équilibre que ne peut pas assurer la parenté biologique . Pour Lévi-Strauss qui le rappelle à plusieurs reprises, l'homologie de structure entre langage, échange des femmes et échange monétaire est bien de l'ordre de la communication."On pourrait même ajouter que les règles de parenté et de mariage définissent un quatrème type de communication : celui des gènes entre les phénotypes." Curieuse phrase qui annonce à sa manière certaines thèses de la sociobiologie sans aller aux extrêmes du “gène égoïste" selon Dawkins, mais qui montre bien la fascination de Lévi-Strauss pour le grand paradigme cybernétique de la post-modernité “libérale". Car cet ordre distinct, même s'il fût toujours soutenu par les mythes, et notamment les mythes cosmologiques, a subi un changement de valeur avec la thermodynamique qui a fondé simultanément l'ordre économique et l'ordre technique dans la modernité . Et si, comme l'écrivait Max Weber: “Sans le calcul rationnel, fondement de l'économie, autrement dit sans un ensemble de circonstances concrètes relevant de l'histoire de l'économie, la technique rationnelle n'aurait jamais vu le jour ", l'économie ne se serait jamais instituée non plus scientifiquement sans la métaphore cosmologique du marché comme machine thermodynamique. A supposer que la circulation fondatrice de la culture comme opposée au chaos naturel ait été vraiment le symbolisme essentiel des sociétés primitives (ce qui est contesté par l'école du MAUSS), elle est devenue une véritable axiomatique pour les sociétés contemporaines, mais au prix d'un rapatriement du social dans le naturel, on pourrait même dire dans la physique.
Il est d'ailleurs significatif que lorsque C.Lévi-Strauss veut donner une illustration de ce qui circule de façon homologue dans le langage, dans la monnaie et dans le mariage, il fait appel aux métaphores de la molécule et de l'électron: “Envisagés sous le rapport des taux de communication pour une société donnée, les intermariages et l'échange de messages diffèrent entre eux quant à l'ordre de grandeur, à peu près comme les mouvements des grosses molécules de deux liquides visqueux, traversant la paroi difficilement perméable qui les sépare, et ceux d'électrons émis par des tubes cathodiques."
Ceci n'est pas pour nous étonner. En effet, la métaphore du système circulant (avec ou sans Keynes ou sans démon de Maxwell pour en assurer “les grands équilibres") fait de l'économie humaine une pure “nature". Elle l'immerge dans la nature plutôt que de l'en distinguer radicalement, comme si les dispositifs établis par l'homme pour s'entrevoir comme tel dans la nature pouvaient être lus directement comme des caractéristiques éthologiques, elles-mêmes conséquences d'une loi universelle de la conservation de l'énergie.
La question de l'économie avait pourtant été soulevée au siècle des lumières en un temps approximativement contemporain des recherches sur la constitution politique de la société, le consentement mutuel (Rousseau) ou le lien de raison (Hobbes) étant proposés alors comme des manières de se dégager de l'état de nature. Pour Rousseau, l'accès au langage ouvre la voie à la société politique, dans laquelle chacun, même s'il doit se spécialiser, devient d'abord un semblable en droits et devoirs.
Mais cette civilité distinguant l'humain de l'animal par l'aptitude partagée au contrat est tout de suite obscurcie quant à son origine réelle. Rousseau se demande par exemple : “ Lequel a été le plus nécessaire, de la société déjà liée à l'institution des langues, ou des langues déjà inventées, à l'établissement de la société ?"(Origine de l'inégalité.)
C'est cette énigme que la vision économiste de la société tentera précisément de réduire, en contruisant une coincidence entre langage et rationalité de l'échange, mais toujours au prix d'une immersion du social (et donc du politique) dans la nature : celle de l'économie ou de l'ergonomie de la biosociologie (E.O.Wilson), celle de la rationalité utilitaire du langage comme “organe" (Chomsky), etc.
Certains critiques de la “Post-modernité" (tel Michel Freitag) semblent penser qu'il s'agit là d'une dégradation de la modernité (comme volontarisme du politique autour d'un référentiel commun) en son contraire (la machine technocratique à répondre à l'infinie segmentation des “besoins"). Mais cela n'est valable que si l'on ne conserve que la source rousseauiste de la modernité (la constitution politique) et que l'on ignore la source économique et technologique de celle-ci (de Diderot à A.Smith et Ricardo, Bentham, etc.). Or ces deux sources sont inséparables, car, même s'ils sont en apparente contradiction, l'individualisme et le mécanisme sont non seulement compatibles, mais nécessaires l'un à l'autre : sans “unité d'action" quasi ponctuelle, atomique, on ne pourrait construire des flux d'offres et de demandes. Ainsi, comme l’avait déjà vu Hegel (dans sa phénoménologie du droit) c'est parce que le citoyen rousseauiste ou l'individu raisonnable et égoïste de Hobbes sont inventés comme unités de base, irréductibles, que la mécanique socio-cosmique du contrat et du marché peut être mise au point, qui va conduire ces citoyens élémentaires à l'ultraspécialisation organique, troquée contre la liberté. C'est la raison pour laquelle le résultat à venir d'une éthique du contrat est bien plutôt, comme le rappelle J.Kellerhals la généralisation de la morale de l'Agence, plutôt que la préservation du droit des Personnes . Et, avec l'agence, c'est bien un “superorganisme" qui établit une rigoureuse division du travail au plan mondial, et contribue à disposer en face de la biosphère (Géa), une sociosphère (Thémis), ressemblant davantage à une vaste animalité (Léviathan), qu'à une culture distincte de la nature. Mais cela ne signifie pas qu 'entre le droit des personnes et l'éthologie des agences, il n'y ait qu'une complémentarité ou qu'une contradiction : il y a aussi un lien paradoxal, qui est du même type que les liens paraissant unir toute définition de la culture à une sorte de retour du naturel.
En fait, il semble que ce paradoxe surgisse à la mesure de la volonté d'objectiver la culture, de la saisir dans “l'arraisonnement". Car, plus généralement,les retournements nature-culture sont la règle des tentatives d'assignation sémantique sur cette frontière, surtout lorsqu'il s'agit d'envisager nature et culture à l'aune de la valeur ou du bien. Dans “Topophilia" l'auteur montre ainsi que les formes imaginaires de l'espace (dans le chapitre “du cosmos au paysage") que l'on trouve dans l'histoire humaine opposent presque toujours des sauvageries (wilderness) au civilisé. Cependant, moins le civilisé est consacré à la production de formes sacrées, plus le quadrillage en devient fonctionnel, profane, et plus se produit un double renversement : d'une part le sauvage extérieur (non quadrillé) devient bon, s'identifie au paradis, et d'autre part le civilisé devient une nouvelle sauvagerie,mais affectée du signe négatif. On part donc d'une opposition où le paradis est associé à certains enclos civilisés (la racine gréco-latine de “sacré” réfère au sac, à ce qui est enclos, à l'enclos lui-même, puis à son contenu) contre le sauvage mauvais, pour voir émerger une nouvelle opposition où le paradis est associé à un sauvage bon, tandis que l'enclos de civilité devient soit un point insignifiant au sein d'un urbanisme laïc et monstrueux, soit un ermitage qui ne vaut que comme ponctuation, lieu de manifestation de la nature vécue (le sens de Walden Pond, pour W.Thoreau).
Mais un tel renversement de valeur peut également s'accompagner d'une hésitation pratique. On voit alors apparaître une disjonction entre valeurs affichées et valeurs effectives. Ainsi dans des conversations entre Français et Québecois à propos du froid, les gens parviennent souvent au constat que du côté européen, le contact avec la nature est plus grand, car le froid ou l'humidité “moyens" (des demi-saisons) ne sont pas considérés comme annonciateurs des températures extrèmes, et sont donc acceptés comme des ambiances ayant leur charme propre, sans réaction négative (promenades en campagne en vêtements légers, etc.). Tandis que du côté américain, la température baissante ou le crachin sont des annonces, des manifestations de variations très rapides et très amples, pouvant présenter des risques physiques pour ceux qui sont sortis sans précautions. De sorte que l'on évite de sortir ou de porter des vêtements légers, même lorsque les températures de demi-saison sont clémentes. De là peuvent se déduire des logiques de rapports corporels à la nature, à la fois plus dépendants et plus distants, dans le cas de la métaphore dominante “climat rigoureux" et au contraire plus insouciantes et plus intimes, dans la métaphore “climat doux".Ces logiques iraient assez loin puisqu'elles expliqueraient la faiblesse au Québec des activités liées en Europe à l'usage de loisir de la nature en demi-saison tardive (ramassage de champignons, pêche, récolte de fleurs ou de simples, usage alimentaire de plantes sauvages, etc.) La disjonction devient explicite quand on énonce qu'au Québec,les gens, plus écologistes, vivent pourtant assez éloignés, calfeutrés, séparés de leur “grande, belle nature", alors que les Européens, moins sensibles à l'environnementalisme, vivent néanmoins en osmose avec ce qui reste de leur nature “paysagée".
Au renversement de valeur et à la disjonction des valeurs attribuées théoriquement et pratiquement à la nature et à la culture, on peut ajouter d'autres figures, comme la modification interne des deux espaces sémantiques : ce qui était naturel naguère ne l'est plus aujourd'hui, même si les deux ensembles peuvent être stabilisés par nombre d'autres notions. On peut, de plus, assister à des échanges d'attributs. En suivant Joe Gusfield , on pourrait ainsi montrer que de tels échanges accompagnent le renversement de la sémantique de la nourriture depuis un siècle aux Etats-Unis : c'est le cas pour le médical et le scientifique qui étaient associés au versant naturel, viril, de l'aliment non raffiné ou fibreux chez les Grahamites, alors qu'ils sont progressivement rejetés du côté de l'artificiel à partir des années soixante, à moins de se mettre explicitement au service d'une conception “douce" et écologique de la santé, en rupture avec la technique hyperspécialisée.
La nature humaine elle-même connaît dess avatars analogues. Ainsi, pour l'idée de proximité à la nature, et à son lien présumé au sexe : la femme comme tirée vers le “naturel" par son occupation plus longue dans le temps aux activités liées à la reproduction, a longtemps été considérée comme représentante d'une nature maternante et compassionnelle. Certaines auteures du féminisme contemporain, après avoir nié la proximité particulière, la revendiquent à nouveau en y associant le signe inverse de la nature “rugissante", revendication forte contre les mâles et leur puissance arbitraire.
Les glissements sémantiques entre nature, bestialité, culture sont également des phénomènes caractéristiques sur cette frontière. H.P.Jeudy a ainsi senti que la société moderne de science et de communication jouait avec un fantasme où la bestialité se présente comme sa propre perspective, à l'horizon d'une extrème rationalisation. Selon lui , de nouvelles formes de psychose collective se manifestent dans le média comme propagation des figures actuelles de la bestialité enragée, de l'épizootie. Dans les inquiétudes orchestrées médiatiquement et qui enveloppent notre monde par vagues répétées, ce qui se répète est bien l'histoire du Loup-Garou “qui peut surgir dans la rue ou les chemins “ (p.139) Car le doute généralisé vis-à-vis de soi et des autres , c'est la bête. “La polyphonie symbolique de l'animal se croise avec l'aperception de soi du “sujet" parlant dans un schème qui n'a pas plus de référence au sujet comme à l'objet. “ (p.151) .
Or l'hésitation sur la nature humaine, pour être ultra-moderne, n'en n'est pas moins ancrée dans la quasi-permanence culturelle que crée l'adhésion à des mythes fondamentaux, des options civilitaires radicales qui ont beaucoup plus d'inertie historique que les formes idéologiques explicites qui les expriment dans “l'épochè". Le problème même de cette hésitation, de cette procrastination de la civilisation avec le “devoir de prohibition de l'inceste", n'est ainsi pas sans rapport avec le rôle rémanent du mythe du loup-garou -tout spécialement dans la culture anglo-saxonne- et avec l'affinité étroite que ce mythe millénaire entretient depuis deux siècles avec le vouloir scientifique (variantes Frankenstein et Dr Jekyll/M.Hyde du même thème). Car, avant d'être moderne et de pousser à la post-modernité, ce mythe remonte aux origines de notre civilisation occidentale et à sa partition interne.
Il se trouve en effet que, n'ayant pas alors connu la maturation des Cités-Etats, le monde nordique (en gros unifié autour des mythes odiniques) ne pouvait pas facilement opérer la métamorphose d'une dissolution des natures “dans" la civilité étatique, comme ce fut le cas pour la tradition latine (avec le mythe fondateur du rapt officiel des Sabines). La reformulation étatique de la prohibition de l'Inceste (qui émerge notamment avec la castration symbolique des clercs dans l'Eglise préparant le royaume des Cieux en lieu et place du royaume des filiations terrestres) ne s'établit donc pas dans ce monde nordique avec la puissance et la durée qu'elle connaît dans la civilisation gréco-latine christianisée à la première heure. Bien au contraire, s'y est renforcé, en fonction de la menace romaine devenue mondialisée, le fantasme d'une fragilité fondamentale de la civilité devant la violence du “grand guerrier" . Notons que cette violence n’est pas seulement quelque chose d’imaginaire : le crime commis par un individu dans une société gentilice aux rapports intertribaux peu structurés (ce qui était le cas dans le monde germanique et anglo-saxon jusqu’au XIIème siècle ), peut avoir des effets ravageurs, car il est attribué à la parenté, et amorce immédiatement la mécanique des Vendettas. Lorsque celle-ci possède un caractère explosif (par absence de régulateurs symboliques anciens), elle devient inadmissible et les modes de contrôle intercommunautaire deviennent nécessaires, à mois de subir le modèle étatique central de régulation, ce qui est refusé sur la base d’une résistance populaire au modèle Romain, puis au modèle monarchique. S'est ainsi établi le schéma fondateur de la société anglo-saxonne, encore profondément actif dans la culture de ces pays, selon lequel la transformation toujours possible du bon guerrier en bête sauvage monstrueuse (le loup garou) doit être conjurée par un contrat inter-tribal de surveillance de tous les individus .
Le rapt ne devient jamais violence transposée et légitimée dans ces sociétés, mais reste une prérogative effrayante de l'individu, notamment sous la forme de la prise de pouvoir sur autrui. La multiplication des meurtres en série et des assassinats de masse sur le continent Nord-Américain, qui fait contraste avec l'alerte obsessionnelle sur les déviances les plus “bénignes" (harcèlement sexuel, prise de boisson en public, etc.) signalent dans cette culture la permanence du syndrôme du “guerrier fou", qui n'existe qu'en contrepoint d'un réseau de contrôle mutuel panoptique censé éliminer toute prétention au pouvoir surplombant (guerrier dominant, féodal, machiste).
L'effet de symétrie entre le mode “Rapt légal/Pouvoir", et le mode “Guerrier dangereux/Démocratie" n'est en rien un hasard, et se rapporte à une pure logique de culture. Il n'existe, en effet, pas trente-six solutions à l'énigme nature-culture, dès lors que celle-ci prend la forme d'un choix entre affrontement de prestance entre “libres tribus" (posture de défi à mort du maître envers un autre maître) et logique du rachat, de l'affranchissement et de l'adoption par un patronat, une élite patricienne qui doit se faire nomenclature disciplinée pour continuer à diriger un Etat, bientôt supranational . Que l'hystérisation chrétienne du maître romain ait d'abord et surtout eu lieu dans le monde romanisé, sous la forme extrême de la négation des parentés n'est donc pas fortuit, et vient couronner un long processus de légalisation du rapt symbolique, inauguré avec le mythe d'Hélène (Rome situant sa fondation dans la filiation troyenne, c'est-à-dire celle des rapteurs). Avec le baptème, la transposition de la famille en Etat paternel et patrimonial ne fait que s'achever : les trois noms (personnel, de gens et de tribu) du citoyen romain sont alors gommés pour laisser place au seul prénom chrétien, les pères et mères de l'Eglise remplaçant la parenté (culturelle) réelle, tout comme la parenté civile romaine avait remplacé et annexé celle des époux et parents Sabins.
N'est pas non plus fortuit le fait que la révolte contre la papauté (symbole ultime du rapt de la paternité) soit venue d'un monde mal christianisé du Nord, et sur la base de la résistance des peuples à la métaphore du rapt légal, fût-il théologiquement confirmé. La nature (représentée dans la figure protestante de l'indifférence du créateur à sa création) vient y faire obstacle à la culture octroyée,(celle des indulgences papales finançant la Sainte Chapelle) définie comme une globalité quadrillée, comme par hasard coïncidente avec les marches de l'empire ou de sa version religieuse.
Si elle ne se contente pas de la substitution du pouvoir au père de la solution cléricale, cette nouvelle nature laissée à son destin d'oeuvre n'est pas pour autant un retour à la famille: elle représente au contraire, nous le rappelle le protestant Max Weber, le deuil de l'orphelin. Le père nous a abandonnés, ce qui nous laisse encore davantage aux prises avec le problème du contrôle des violences : si Dieu est mort, rien n'est désormais permis, sans d'effroyables risques d'auto-destruction de la vie. La culture barbare (extra-muros) retrouve ainsi avec le protestantisme naturaliste des raisons accrues d'adhérer à son mythe ancestral de l'ordre civil interdisant les manifestations du “werewolf". La science protestante sera dès l'origine toute entière passionnée par le problème du contrôle collectif des comportements, et tellement pressée de saisir chez l'animal la trace de cette déviance fondamentale, qu'elle hallucinera l'égoïsme jusque dans le gène (Dawkins).
Dans le même temps, la version Etatique-patriarcale de la catholicité survit par exemple dans la forme encore religieuse de la pastorale québecoise, où les prêtres (fils cadets contraints au célibat) dirigeaient paradoxalement la politique démographique nataliste des familles (pour “occuper le territoire" face aux Anglais), avec le danger de voir les générations suivantes, laïcisées, continuer l'autocastration de nombreux hommes, tout en substituant le matriarcat à des pères de l'Eglise désormais absents. La stérilisation masculine, qui y est aujourd'hui une pratique hors de proportion avec ce qu'elle est ailleurs dans le monde peut ainsi reproduire mécaniquement (et avec le prétexte d'un fort instinct de mort pour une civilisation minoritaire, et la forme d'une protestation contre le forçage volontariste de la démographie) la structure catholique de prohibition de l'inceste (sociétal et non plus seulement gentilice) selon lequel l'accès au pouvoir responsable exige, en échange, le célibat des clercs. L’alliance entre passion du pouvoir et ascèse sexuelle atteint son paroxisme avec l’ordre des Jésuites mais c’est un modèle Etatique-patriarcal analogue qui se survit dans la variante française de l'Etat des Lumières, dont les technocrates sont choisis pour leur aptitude à maîtriser la science des sciences : la mathématique, castration disciplinaire par la discipline de l'abstraction pure. L'austérité polytechnicienne, acquise grâce au rapt de sa propre jeunesse dans l'investissement purement mental est en effet un bon équivalent (et toujours actif dans la compétition mondiale par ses Ariane, TGV, et autres Airbus), du voeu de chasteté chez les clercs impériaux d'entan, et chez les moines guerriers du Temple.
Que l'animal vienne au centre de ce qui met en cause le sujet de la science et de la technique dans la société anglo-saxonne surtout, n'est, dès-lors, guère mystérieux, puisqu'il vient y représenter ce qui est non-castré, et toujours dangereux. C'est là en effet une conséquence normale de la perte de repères qu'implique la définition de la culture, comme cage, réseau de conduits, de conduites qui empêchent ou canalisent la manifestation des passions animales supposées, a priori, violentes. Car si la fourmi ou le gène sont décrétés par la sociobiologie, dans un sublime anthropomorphisme digne des procès médiévaux faits aux animaux, “individualistes méthodologiques" agissant dans le cadre de systèmes écologiques et économiques, ils deviennent du même coup de pures puissances d'interaction, des machines à efficacité que seule peut canaliser la grande machine cybernétique des utilités réciproques.
Ce faisant, ils perdent “officiellement" leur naturalité ouverte, leur indétermination essentielle, qui est au coeur de leur participation à la vie . Mais, du même coup, en ne retenant de la nature que “ce qui marche" dans une pure efficience de réciprocités, dans un calcul parfait (exercé par la sélection au lieu de la monnaie), tout ce qui échappe à cette fonctionnalité apparaît comme étrange, “épeurant" (comme disent les Québécois). La vie elle-même dans sa profusion incroyable, son hésitation, son bricolage non pas même aléatoire (ce qui suppose la linéarité du jeu de dés), mais indéterminé, dans sa gratuité et son inutilité devient source d'effroi, de désarroi. C'est bien ce que reflète la culture de la peur américaine, et notamment la version la plus élaborée du mythe du loup-garou : celui du mélange homme-mouche, par l'intermédiaire de l'ordinateur (traité dans le film “La mouche").
Notons aussi que l'animal transporte en lui-même, pour toutes les cultures contemporaines, et pas seulement celle qui s'en inquiète le plus dans sa tradition millénaire (et tente désespérément de l'exorciser par les “toons", ces animalités favorables et douces des dessins animés), la question de la limite homme-nature. Ceci s'observe dans l'extraordinaire imbroglio logique qui se développe pour ainsi dire, “naturellement", autour de l'expérimentation animale." Le rat de laboratoire, nous disait un chercheur de Pasteur, est un animal dénaturé, parce qu'il est entièrement produit, depuis des générations, en vue d'une utilisation précise en expérimentation. On peut donc se sentir non coupable de manipulations, car on n'a pas à faire à la vie sauvage."
Mais Bruno Latour et Steve Woolgar vont plus loin : ils rappellent que les rats de laboratoire sont totalement incestueux. C'est en ce sens qu'ils sont dénaturés. Or la prohibition de l'inceste est considérée par les anthropologues comme l'une des grandes limites symboliques permettant à l'humain de poser sa loi face à la nature. Donc les rats de laboratoires, se situant hors de la prohibition de l'inceste se situent hors de la culture. Celle-ci les force à retrouver un état de nature innommable, même si celui-ci est artificiel, ou en tout cas forcé, par rapport aux taux naturels d'inceste. Ils sont donc plus naturels et plus dénaturés à la fois. Contradiction.
Cependant, si en étant plongés par l'homme dans le stupre de l'inceste systématique, cet état de nature contre nature, les rats deviennent de moins en moins sauvages, et de plus en plus liés à leur destinée de laboratoire, ils s'éloignent de plus en plus de la nature. Ils sont de plus en plus du côté de la culture ou de ses effets sur la vie. Cette culture qui manipule la sauvagerie en la dénaturant produit ainsi des rats “humanisés", cultivés : transposé à l'humain, cela voudrait dire que plus on est incestueux, plus on est cultivé, alors qu'on s'oppose radicalement à la loi de culture considérée la plus primordiale. Donc, plus on est cultivé, et moins on l'est: plus on est artificiel, et plus on est bestial. Le comble de la non-humanité pour un homme serait d'être entièrement produit par la culture humaine, tout comme le comble de la dénaturation chez l'animal est d'être contrôlé par la culture humaine. Dénaturation et bestialisation sont donc synonymes. Ils sont pourtant en partie antonymes, dans le cas de l'enfant-loup d'autant plus bestial qu'il est naturel, et d'autant plus humain qu'il se “dénature"!
Le problème n'est pas ici qu'on joue avec les mots : il est qu'on ne peut pas faire autrement.Il suffit de vouloir être rigoureux pour tomber au bout de la ligne du raisonnement, sur son opposé. L'opposition Nature-Culture affiche insolemment son aspect proprement infernal, dès que l'on s'acharne à vouloir la traiter dans une grille unique.
3.Les catastrophes de la fusion nature-culture.
Ceci nous introduit à un phénomène plus général : les renversements de sens attribués à la nature et à la culture paraissent d'autant plus fortement chargés de “puissance paradoxale", et notamment, de retournement à l'opposé, que celles-ci ont été plus rigoureusement définies dans un cadre conceptuel précis et général. Par exemple, c'est quand on affirme avec le plus de fermeté, que la culture se définit par le devoir, alors que la nature réfère au plaisir, que l'on risque le plus de les confondre dans une répression dans laquelle, bien entendu, le plaisir ne manque pas à l'exercice sadique du devoir.
Pourtant les bonnes intentions et la volonté d'exprimer une expérience humaine ne manquent pas dans de tels projets : ainsi, la psychanalyse s'est-elle construite largement, de Freud aux psychiatres experts en justice, autour de la sublimation du tragique, et notamment du constat de séparation radicale, ontologique, entre l'humain et l'animal, par le biais de la symbolisation. Cette variante moderne du mythe de l'expulsion du paradis terrestre est ainsi reprise par Erich Fromm : “L'évolution de l'homme est basée sur le fait qu'il a perdu sa maison originelle, la nature, et qu'il ne peut jamais y retourner. Il ne deviendra jamais à nouveau un animal, et il ne peut prendre qu'une seule voie : émerger pléinement hors de sa maison naturelle pour trouver une nouvelle maison qu'il crée en faisnat du monde un monde humain, et en devenant vraiment humain lui-même."
Sur un plan littéraire, ce constat ne présente pas trop d'inconvénients. Mais notons que l'institution contraint les psychanalystes à rationaliser la sublimation de façon à justifier leur rôle dans l'interpellation par la justice. Voici, par exemple, comment un psychiatre écrivant un manuel sur la “dangerosité" réénonce à sa manière les tables de la loi freudienne : “le principe de plaisir est un principe économique qui vise à la diminution de la tension par la satisfaction imméfiate d'une pulsion; à l'inverse, le principe de réalité consiste à différer la réalisation d'une satisfaction en la rendant compatible avec les exigences du monde extérieur, de la société et de la morale. (..) le passage du primaire au secondaire, ou plutôt du principe de plaisir au principe de réalité résulte dela phase oedipienne. L'interdit de l'inceste va jouer économiquement comme prototype de la première loi morale, et le surmoi qui provient du complexe d'Oedipe se constituera par l'intégration des exigences morales et des interdits parentaux . Le surmoi est donc un juge, il assure notre auto-censure. Il est l'ambryon d'une conscience morale qui intègre la Loi. Ainsi après la phase oedipienne, le sujet est-il capable de se maîtriser. Il fonctionne dans la secondarité du principe de réalité et a intégré l'interdit. Les pulsions seront donc filtrées, régulées, ou refoulées. Cette explication psychodynamique va nous permettre de mieux cerner ce qu'est la dangerosité".
Certes, mais la dangerosité propre de cette psychiatrie nous restera obscure en utilisant cette grille, qui fait de la peur, de la terreur face à l'ordre, le principe même d'un ordre humain. Observons qu'elle est en tout cas fondée sur un contresens radical de la pensée de Freud . En effet pour cette psychiatrie prête à jouer un rôle normatif, la nature est associée au libre plaisir et la culture au surmoi de l'auto-censure, alors que Freud, notamment dans Malaise dans la civilisation, est formel : le surmoi, féroce retournement contre soi-même, est associé à la pulsion de mort, contre Eros qui assure la vie et le lien de civilisation. Le désir est pour Freud ce qui dé-sidère, ce qui, par la demande, et non par la peur, permet de trouver un passage hors de soi-même : Eros est frère de Poros, et tous deux ne sont que des emblèmes (comme tous les personnages grecs mythiques) de pratiques très simples : ex-ro, ou por-ro, où il ne s'agit que d'aller dehors et à travers, c'est à dire de vivre l'expérience d'une aventure.
Ramener la psychiatrie à l'appui des forces d'interdit, c'est, paradoxalement, la faire ressembler à ces forces, lesquelles sont justement au coeur de la folie elle-même dans son aspect le moins humain, le plus furieux. Car, ce que savent bien d'autres psychiatres moins obsédés de dangerosité (dont H.Searle), dès que la naturalité a été entièrement refoulée ou maîtrisée par le fou sous prétexte d'ordre culturel, on assiste à un basculement radical qui transforme cet ordre supposé en une sauvagerie bien pire que celle qu'on refuse. On sait par exemple que beaucoup de désordres psychotiques se signalent par une disparition de l'opposition symbolique entre nature et loi humaine, soit que le symptôme d'une extrême répression de ses propres pulsions conduise la personne à se vivre «comme une bête», soit que, symétriquement, la perte du sens de l'engagement dans la loi se traduise par un enfermement de la personne dans des séries de mots .L'aspect grotesque de l'appel à la vertu chez le paranoïaque réside à l'évidence en ce qu'il met cet appel au service d'une passion déchaînée de l'agression de soi. Or ces phénomènes de retournement d'une culture “épurée" en nature violente paraissent également concerner les instances sociales de l'identité. Quand l'humain cherche à se situer entièrement dans ce qui serait une maîtrise sur la nature, il arrive un moment où la question de la pulsion d'emprise se pose, sans trouver d'autre réponse que celle d'une nature de l'homme. Ainsi Jean-Loup Chrétien, le cosmonaute Français si bien nommé, interrogé sur les raisons de la conquête spatiale , les rapporte au fait que l'homme a toujours cherché à maîtriser par la technique son univers. Et, ajoute-t-il : “on ne sait pas pourquoi." C'est que la science, la technique et la production industrielle , lorsqu'elle s'approprient toute la nature (ou la cantonnent à des réserves, la rationnalisent comme des ressources économiques ou patrimoniales), deviennent elles-mêmes des natures inexplorées, inconnues, imprévisibles. Elles sont moins des éléments de culture humaine, avec tout ce que cela implique de débat sur les choix, mais apparaissent à leur tour comme des processus inexorables et sauvages. En monopolisant l'accès à la reproduction (des semences végétales, animales, et bientôt humaines) ces organisations deviennent des substituts de Dieu. Toute la nature -celle-là même du droit naturel-se retrouve stockée derrière leurs guichets, tandis que l'âme des guichetiers, quant à elle, reste aussi insondable que le sens de l'univers. Certes, ces vastes entreprises d'emprise sont elles-mêmes l'objet de tentatives d'auto-contrôle, mais celles-ci étant produites par les mêmes buts et les mêmes méthodes, elles engendrent plutôt un syndrôme de la puissance totalisante, qui résume, nombre d'ouvrages de science fiction le montrent bien, la nature brutale et inhumaine de tout léviathan technobureaucratique.
Les instances les plus visibles d'une humanité détachée de la nature deviennent donc les symboles de la menace. Le fait que cette sauvagerie surgisse de l'intérieur de l'anthropique lui-même (terrorisme, science malveillante, industrie polluante et accaparante) constitue même un caractère aggravant. Combien angoissante est en effet la perspective d'une technoscience qu'on ne pourrait jamais stopper, sorte de progression cognitive tellurique infinie, parce qu'elle ne serait que l'expression de nous-mêmes, notre propre image dans le miroir des choses en acte.
II. LES QUATRE METAPHORES PRINCIPALES DE
LA DIFFERENCE NATURE-CULTURE.
Parler de la question de la limite de nos actions sans tomber dans les apories et les cercles vicieux de l'opposition ou de la fusion nature-culture semble donc impliquer de prendre les choses d'une autre façon. Et d'abord en admettant qu'il n'existe justement pas seulement une seule façon, one best way, mais peut-être plusieurs rationalités différentes qui doivent être prises en compte, en passant de l'une à l'autre en un jeu aussi libéré que possible des a-priori de communication entre elles, des volontés d'articulation ou de subordination dans un métalangage. Une fois envisagée, cette proposition tombe d'ailleurs sous le sens : puisque le problème est celui de la crispation sur les méthodes de maîtrise, la solution est probablement à trouver dans ce qui s'écarte de la problématique de la maîtrise. En effet, si c'est “la maîtrise de la nature" qui représente aujourd'hui un danger, règler cela par “la maîtrise" a quelque chose de paradoxal : les maîtres de la maîtrise ne seront-ils pas encore plus dangereux, du fait d'un pouvoir accru, plus complet, plus panoptique ?
Quatre rationalités distinctes s'offrent -en fait- à ceux qui veulent tenter le jeu de trouver d'autres issues : Epistémè (la science), Mètis (l'intelligence compétitive), Thémis (la raison commune de justesse et de justice), Tychè (la fortune qui fait les destinées, telles qu'elles sont.. et non telles qu'on les idéalise.)
Pour apprécier la profondeur et la consistance socio-historique de ces quatre métaphores , et cela spécialement en rapport avec le problème de la confusion nature-culture, nous essayerons d'abord d'en décrire les attributs dans leurs grandes lignes, puis, nous tenterons d'observer quels types de formations sociales chacune d'elle tend à construire lorsqu'elle est en position de “signifiant-maître".
En effet, la fixation dominante de l'image de la dualité Nature-Culture dans chaque société donne une “physionomie" culturelle particulière, mais reconnaissable au choix qu'elle opère dans l'agencement des quatre pôles évoqués ci-dessus
Il n'est pas illégitime de considérer que dans l'histoire se dégagent des physionomies culturelles relativement globales, plus ou moins coextensives à des aires culturelles de vaste amplitude. Nous pouvons ainsi recenser quatre idéaux-types de cultures ayant opté pour l'une des configurations logiques jouant sur les trois opérations essentielles du rapport nature-culture : dominance, fusion, tension.
1. EPISTEME ou la culture “causalisée", dominée par une idée du vrai de la nature.
-La science (Epistémè) est certes une rationalité permettant de tracer une limite culture/nature, mais elle est sans doute à mieux considérer dans sa spécificité et ses limites, notamment quand elle se place elle-même dans un état d'invisibilité au dessus de ses objets. Dans la science, on se pose en effet en “transcripteurs" et représentants aussi transparents que possible de la nature, tandis qu'avec Thémis, la nature parle toute seule à travers la systématique de nos interactions.
Avec Epistémé,il faut , pour obtenir une réponse, “couper" dans le réel, le quadriller de nos catégories, pour en extraire le sens. Avec la science de l'homme, le quadrillage est retourné vers le sujet de la science, et nous avons une cosmologie Etatique, dans la mesure où l'Etat est l'incarnation de la force qui discipline la culture, à partir d'un pur effet des lois de Nature saisis par les experts, comme le montrait Morelly, ce logicien du communisme, et ce théoricien de l'origine des grandes écoles, et des “corporations publiques".
Mais ce remplacement, cette prise des places culturelles par ceux qui parlent au nom de la nature est une ancienne histoire: la maîtrise de soi (“l’utilitarisme religieux” disait Hegel) était déjà présente dans la cité de l'Inspiration augustinienne, avant de devenir cité kantienne, avec cette seule pure liberté qui n'est liberté que de se restreindre toujours plus drastiquement dans la recherche de son essence transcendantale.Dans les deux cas, l'opération essentielle est un remplacement, une substitution d'un ordre relatif (culturel) par un autre ordre supposé naturel (ou divin : la différence est ici sans importance puisqu'il ne s'agit que de quitter la relativité sociale).De ce fait le sujet du discours devient opaque, puisqu'il se fait représentant d'autre chose qu'il ne ferait que mettre à jour sans la trahir: la vérité. Encore plus opaque dans la science que dans la tradition chrétienne, ce sujet est cependant proche du “maître" défini dans la société gentilice, et ce n'est pas un hasard si comme nous l'avons vu à propos de la religion chrétienne et de ses transpositions laïques, la parenté céleste prend la place de la parenté culturelle. De même, dans la science moderne, la parenté des corporations spécialisées prend la place de la famille, la médecine prend la place du père, puis de la mère dans l'obstétrique et la “procréation assistée". Le mythe de la nature reconnue, cache la réalité du fantasme d'une parenté usurpée, déplacée sur la compétence. La volonté de savoir est volonté de puissance parentale, réorganisée à partir de la vérité incontestable de la matérialité des faits, et non assujettie à l'arbitraire des accords sur les limites de la parenté culturelle. Dans cette technoscience comme vérité de la culture, la société française représente probablement -comme l'a bien montré M. Foucault- l'un des pôles les plus cohérents,les plus héritiers d'une tradition impériale ancienne, prenant le relais du vieil idéal thomiste d'un monde compartimenté, y faisant tenir le rôle des anges sustentateurs aux polytechniciens. Car, bien entendu, comme dans la tradition catholique, romaine et apostolique, la stérilité individuelle des clercs est la meilleure garantie de leur fécondité collective comme pouvoir. Cette stérilité consentie et revendiquée comme condition d'une transposition dans les filiations administratives et politiques fait contrepoint à une sorte de tolérance envers l'inceste familiale rendue à son innocence supposée première. Très significatif est, de ce point de vue, le statut idéal de l'inceste selon Morelly : “on ignorait les termes infâmes d'inceste, d'adultère et de prostitution : ces nations n'avaient point d'idées de ces crimes, la soeur recevait les tendres embrassements du frère sans en concevoir d'horreur." (Introduction au Code de la Nature, p. 53.). Il n'est pas inutile de rappeler ainsi que l'idée d'Etat panoptique au nom d'une pure “réciprocité de secours", veut aussi libérer l'innocence confusionnelle idéale , en prenant à sa charge les contraintes de distinction. La division du travail rationnel, instaurée à partir d'un centralisme éclairé, est en effet la scène où, dans toute sa rigueur de sélection, est compensée la douceur de l'innocence du bon sauvage.
D'une part , donc, cette société-horloge, que décrit si clairement Diderot (qu'on a un moment soupçonné d'être auteur de certains ouvrages de Morelly) : “Il en est de la société comme d'une montre (..)Si quelque particulier occupe une place qui n'est pas faite pour lui, le bien général en souffrira ou même s'anéantira; et la société ne sera plus que l'image d'une montre détraquée." . D'autre part, cette confusion rêvée entre nature et culture où s'épanche le rousseauisme, et plus généralement où se console la science de sa propre rigueur.
La science peut donc être considérée comme une tentative d'exprimer la relation entre homme et nature en plaçant la coupure symbolique non pas dans le contenu de son discours, mais entre d'une part le continuum “incestueux" (ici entendu comme perception de l'unité du “réel" derrière l'arbitraire des classements culturels) de la réalité objective commune à laquelle l'homme appartient, et d'autre part la discipline de la recherche, codée comme ascèse, discipline de la rétention du désir. Ainsi l'organisation d'un continuum nature-culture engendre la position invisible, insaisissable d'où le scientifique se sépare du monde par un acte de regard scrutateur ou dominateur.
Continuum des Natures, et retrait de l'Etre dans la connaissance étant construits simultanément, il n'est guère étonnant que la manifestation de la castration symbolique dans la nature elle-même (notamment la nature de la culture) fasse problème au scientifique. L'apparition d'une césure, d'une coupure dans le donné lui-même, représente en effet une énigme où le discours scientifique commence à hésiter, parce qu'il contrarie radicalement son axiome de base, et donc lui fait douter, par contrecoup, de sa propre légitimité ascétique. Je prendrai ici l'exemple d'un chercheur en sociobiologie, faisant le recensement des travaux sur le comportement social des primates et qui, concluait qu'on n'était pas parvenus à prouver que les singes faisaient réciproquement preuve de compassion et d'empathie. Peut-être, ajoutait-il que c'est là vraiment ce qui sépare l'homme de l'animal. Or son article de synthèse rappelle que sur quarante ans de recherches sur les primates, la plupart convergent pour dire que les singes, des minuscules marmousets aux grands babouins cynocéphales, réagissent aux crise de détresse de leurs congénères par une excitation forte, s’émeuvent et lient à leur émotion des pratiques de sauvetage de leurs parents en danger. La contradiction entre les deux propos est évidente. Tout se passe comme s'il se produisait une sorte de “flou" à l'approche d'articulations distinctives entre humain et animal. La question de la distinction est même tellement troublante qu'elle enraye les habituelles tendances à suggérer des explications à démontrer. Ainsi le chercheur n'évoque pas l'hypothèse (qui tombe sous le sens) que si les singes semblent être indifférents à un jeune malade et non à un blessé, c'est parce que l'empathie n'est pas soutenue ici par le savoir de la destinée d'un être malade mais calme et languide, alors que le cri de détresse manifeste une émotion immédiatement reconnaissable . En supposant que l'animal réagirait s'il “connaissait" le destin fatal de son parent, il n'y aurait alors pas de différence assignable avec les réactions humaines si l'on s'en tient aux manifestations visibles, analysables en termes béhavioristes. Or cette continuité dérange le sociobiologiste, parce qu'elle implique une présence de caractères (sympathie et empathie) qui brouille son schéma directeur en termes d'intérêts individuels ou de groupe : en effet, l'empathie ne semble pas avoir de fonction en termes de calculs individuels, et brouille plutôt la distinction entre l'individuel et le collectif.
En fait, ce qui trouble ici le savant, ce n'est pas la continuité animal-humain (qu'il ne cesse de rechercher) mais bien plutôt la présence de ce qui, dans l'humain (et pourquoi pas sous des formes protoculturelles chez l'animal) renvoie à une continuité non systémique et non fonctionnelle, c'est-à-dire à une “gratuité" qui fait un “trou" dans la systématicité de ses raisonnements sur les logiques de la nature. Reconnaître la gratuité, le non attribuable à une causalité et une finalité, la non nécessité, est un véritable scandale pour la position épistémique : elle contredit en effet la pertinence du projet de regard scientifique.
Au contraire, on peut analyser le projet scientifique, dans toutes ses contorsions à l'approche de la limite, comme une volonté farouche de construire une représentation unitaire, entièrement bouclée, de pure réciprocité. Tel Sade qui présentait la vraie démocratie comme le loisir “naturel" d'exploiter autrui comme ressource de plaisir, à condition que ce droit soit réciproque, le sociobiologiste ne peut imaginer une rupture dans les flux d'utilisation croisée des “choses vivantes". Car , s'il admettait des ruptures, des trous, des zones de non rapport ou d'inutilité, il devrait du même coup admettre que le projet scientifique lui-même est plein de trous, plein de vides, tout en étant construit sur une passion étrange de la continuité.
Comme la menace d'hétérogénéité et de non communication surgit partout dans le réel, l'épistémologie moderne et post-moderne n'a de cesse que de restaurer, de ravauder la possibilité même d'une science oecuménique, englobante, qui engloberait tout, même les métaphores non scientifiques. Par exemple Edgar Morin, constatant que l'indéterminé fait irruption dans la science et menace la possibilité même de son autorité, a recours à ce qu'il nomme “la boucle tétralogique", qui reconnaît la diversité des instances : l'ordre, le désordre, l'organisation et “les rencontres", et suggère un mode de relation entre elles. Superbe programme si on l'entend comme reconnaissance de l'hétérogénéité radicale du réel où se trouve pris le sujet de la description du monde. Car alors nous y trouverions ce que nous avons placé dans le carré des rationalités : Epistémé (science du désordre), Thémis (science de l'ordre), Métis (science de l'organisation efficace), et Tychè (science, ou plutôt expérience subjective des rencontres). Mais Pour Morin, il y a là une “chose" à prendre au pied de la lettre, comme une structure matérielle : “La boucle tétralogique signifie qu'on ne saurait isoler ou hypostasier aucun de ses termes. Chacun prend son sens dans sa relation avec les autres. Il faut les concevoir ensemble, c'est-à-dire comme termes à la fois complémentaires, concurrents et antagonistes. (..) Cette relation tétralogique que j'ai cru pouvoir dégager de la cosmogénèse, doit être placée au coeur problématique de la Physis." (Nature de la Nature, page 56.) La bonne nouvelle que Morin nous fait ainsi parvenir en provenance des “sciences du chaos" (De la probabilité boltzmanienne aux tourbillons de Bénard, de la catastrophe Thomienne à la thermodynamique Prigoginienne, etc.) ce n'est donc pas tant que la cosmologie moderne utilise de nouvelles métaphores, en puisant dans le vieux sac à symboles de la culture humaine, mais que la nature a réellement changé : qu'elle est désormais, moins mécaniste, et surtout ...plus complexe, plus nouée.
Cette volonté de continuer à tenir un discours naturaliste lui interdit donc de mettre le doigt sur la “vraie nature du tétralogue", et qui est de ne pas être naturel, mais tout entier symbolique, et toujours lourdement lesté des impuretés et des mirages de toute métaphore, ou de tout assemblage hétéroclite de métaphores. Or, en ne voyant pas que le tétralogue est un pure effet de langage, en le plongeant dans le réel comme s'il en décrivait les formes véritables, Morin en défait du même coup la nécessaire quaternité : il n'en reste plus que le binaire de la relation elle-même, tout comme d'ailleurs, dans la quasi-totalité des théories du chaos, la question se ramène généralement à l'application d'une itération de l'identique (fractale, bifurcation, etc.), dans un monde où la diversité n'est plus qu'un effet d'échelle et d'aptitude à la vision floue. Le chaos est aujourd'hui, ne l'oublions pas, un prétexte à l'ardente recherche d'un “nouvel ordre météorologique mondial" à travers une modélisation ultraprécise des masses océaniques et atmosphériques. Là encore, en “enrichissant" la volonté de savoir d'un projet de cerner la complexité, voire l'hypercomplexité, on ne fait que revenir à l'idée initiale de l'emprise par le regard, de ce visage de Narcisse, qui semble de plus en plus ressembler à la boule planétaire...
Mais, qu'il soit implicitement ou explicitement globalisant, un tel projet ouvre à des risques de circularité avec le religieux, comme source renouvelée de normativité et de contrôle social au nom de la détention du “vrai". Le thème de la globalité n'est pas récent, et de ce point de vue la globalisation de la thématique écosystémique (que nous n'étudions pas ici, mais qu'on peut lire dans plusieurs ouvrages récents d'histoire de l'Ecologie) a toujours été enchâssée dans les références à la géographie (ou en rapport avec elle).De ce point de vue la fameuse “hypothèse Gaïa" est en germe dans la géographie (qui en comprend déjà le nom : Géa). Ainsi, les liens entre l'approche globale et la condamnation des destructions humaines étaient déjà établis dans les années cinquante par un maître de la géographie, Max Sorre, qui évoquait la “Raubwirtschaft", l'économie destructrice. Cette notion filtrait encore peu dans les autres sciences humaines, y compris l’économie (en dehors de Georgescu-Roegen , dûment ostracisé). Mais les années soixante-dix furent sûrement celles où les thèmes du global, du planétaire, et de la smplification des partitions du monde (notamment le dualisme sud-nord substitué aux topologies plus complexes qui l’ont précédé ) ont pris pied dans le monde académique et ont fait “laboratoire d’idées” en attendant l’explosion des années quatre-vingt-dix. Ainsi du “Sustainable Yield" (le profit soutenable, continuable, vrai coeur du “Sustainable Development" ) , ou de la “Global Ecology” qui préfaça le concept politiquement opératoire de “global change” . En revanche, ces thèmes subirent une division interne (plutôt qu’une disjonction) entre l’aspect pratique, surtout centré sur la question des ressources limitées, et l’aspect éthique, s’interrogeant sur l’ascèse des modes de vie. Parmi les inventeurs de l'écologie contemporaine H.T. Odum cherchait ainsi explicitement une “energetic basis for religion"., et une “partnership with nature" .Une sorte d'alliance conflictuelle se développa sur ces thèmes entre religion contre économie dans plusieurs courants de courants de “l'éthique environnementale". La plus extrême des positions sur le droit des non-humains est résumée dans le propos de Stephen Clark sur le statut des animaux . Cette orientation prend comme tête de turc John Passmore qui fondait la responsabilité humaine pour la nature sur la science et l'économie, et non sur du “mystical rubbish". Elle s'en prend également aux tenants du “sustainable yield" (profit soutenable), dont les premiers écrits cités remontent également au milieu des années soixante-dix .C'est de cette discussion ancienne de plus de dix ans, (mais peu connue en France) que M. Serres déduit son principe de “contrat naturel" .
L'hypothèse Gaïa elle-même, énoncée sous sa forme restreinte par Lovelock, puis publicisée par le consortium anglo-saxon de la vulgarisation cosmologique (dirigé par Carl Sagan), constitue, quant à elle, une trajectoire exemplaire entre le mode scientifique et le mode religieux de pensée “du contrôle”, qui est déjà à l’oeuvre chez Roger Bacon, lorsqu’il prônait, les le milieu du 13ème siècle, de “se soumettre la nature en lui obéissant”.
Rappelons que E.J.Lovelock, biochimiste étudiant pour le compte de la NASA les interactions nécessaires au démarrage de la vie sur Mars, partit d'une idée relativement simple et modeste : Les organismes vivants savent s'adapter aux changements climatiques. Ainsi les lichens prennent une teinte plus foncée quand il fait plus froid, pour retenir plus de chaleur de la lumière qu'ils captent. Une autre étape fut franchie, quand Lovelock développa l'idée que certaines interactions intérieures à la biosphère sont probablement nécéssaires pour entretenir un effet de serre propice à la vie.Il passa un autre cap quand il affirma que : “La seule explication possible que l'on puissse donner à l'existence hautement improbable de l'atmosphère entourant la terre résidait dans le fait que cette atmosphère était quotidiennement produite à la surface de la terre et que l'agent producteur était la vie elle-même". Ce qui revenait à passer d'une hypothèse de régulation a postériori, à celle d'une “création" par la vie, de ses propres conditions, telle la synthèse de l'ammoniac ("ce fut le premier “besoin de Gaïa"). A posteriori, tout devenait clair :
"L'Histoire du climat de la terre constitue l'un des arguments les plus irréfutables en faveur de l'existence de Gaïa. Nous savons, grâce à l'enregistrement des roches sédimentaires, que jamais au cours des trois derniers éons et demi, le climat n'a été -fût-ce pour une brêve période, totalement défavorable à la vie.”(p.39)
Enfin Lovelock fut promu grand prêtre de l'hypothèse Gaïa, qui fait de la terre un être vivant, un superorganisme, avec l'appui de Sagan, le pape de la cosmologie vulgarisée, qui le propulsa sur le devant de la scène, notamment en le publiant dans la revue Icarus, et en le poussant à tirer les conséquences les plus “dramaturgiques" de son idée, celles qui entraient en résonance avec une tradition de “global thinking", en particulier.Ainsi, après Carl Ritter, qui postulait une force galvanique faisant communiquer les êtres entre eux, après Clements qui considérait la forêt comme un superorganisme, Lovelock affirmait que l'évolution des espèces et des organismes vivants était si étroitement couplée avec l'évolution de leur environnement physique et chimique, qu'ils constituaient ensemble un seul et indivisible processus d'évolution.”
Une fois en position du gourou, Lovelock en appela naturellement à la mobilisation universelle autour de sa vision, en insistant sur son caractère de “bonne nouvelle" :
“Il s'agit d'une alternative à cette vision pessimiste qui voit dans la nature une force à dominer et à conquérir" écrivait-il (p.32), en insistant sur le fait que ce n'était pas tant la technique qui était dangereuse pour la vie, mais : “l'homme lui-même". En regard de ce danger, la planète devenait un être manifestant une intention, voire une menace envers l'homme trop avide. En tout cas, la réponse de Gaïa est caractérisée comme celle d'un alter ego, par son ambivalence et son imprévisibilité : elle peut aussi bien supporter l'hiver nucléaire et mourir d'une simple recombinaison génétique exportée dans une algue dévoratrice d'oxygène, soutenir un réchauffement relatif, et exterminer l'humain en répondant à l'appauvrissement génétique induit, par un virus à la puissance décuplée par l'internationalisation des échanges.
Le débouché de ces images d'alter ego menaçant ou ambivalent sur le discours classique de l'expiation n'a pas tardé à se développer chez toute une école de l'éthique environnementale américaine, qui semble penser que la nature, définie comme ce qui n'est pas l'humain pourrait très bien se passer de cet avatar turbulent et inutile. La nature est ainsi, selon Botkin “ le monde naturel sur la terre comme il existe sans les êtres humains ou la civilisation . La sauvagerie est une aire “non troublée par l'influence humaine."
Peter Borelli écrit également que “Le genre humain n'est pas le centre de la vie de la planête", puis il ajoute cette petite phrase significative : “ l'Ecologie nous a dit que la terre entière est une part de notre corps.”, image où nous retrouvons une trace du fusionnisme “incestueux" que nous avons déjà rencontré, en contraste et en équilibre avec l'affirmation d'une ascèse de la science.Ce phénomène se développe avec une grande force à mesure que se déploie le potentiel “hystérique" de la globalisation : on assiste à un double mouvement de “castration éthique" et d'assimilation du monde animal et physique dans l'intersubjectivité. D'un côté, des auteurs approchant le délire, parlent de “suprarationalité", de “diaphanéité" de “l'éthique intégrale", en même temps que d'autres, (tels J. Baird Callicot, ou M. A. Warren) veulent réintroduire l'animal et la génération future comme interlocuteurs, de même que la vie extraterrestre (environmental philosophy).Les Routley parlent de “chauvinisme humain", O. Singer propose l'égalité morale entre les humains et tous les animaux capables de sensations, et Paul Taylor, bien avant que M. Serres ne s'en mèle, parle de “respect pour la nature". Double mouvement donc, d'ascèse (par l'éthique) et de confusion (par l'anthropisation du monde vivant), dont nous avons déjà rencontré la dynamique caractéristique.
Fait également significatif, l'hypothèse Gaïa fut critiquée par les ténors de la sociobiologie (R.Dawkins et W. Ford Doolittle) qui soutinrent que l'altruisme nécessaire à l'organisation d'une telle cybernétique planétaire était inacessible aux êtres vivants.Lovelock démontra assez facilement le contraire, ce qui nous indique que, dans certaines circonstances le paradigme scientifique dans sa visée globalisante, est beaucoup plus efficace que l'heuristique “économiste" (que nous verrons à l'oeuvre dans le chapitre consacré à Thémis) qui cherche à contrôler science et pouvoir dans la post-modernité . C'est bien ce qui nous fait dire qu'Epistémè, comme accomplissement de la religiosité universalisante, n'est certainement pas épuisée par sa variante technocratique et laïque .
L'actuelle “explosion de la globalité" depuis l'année mondiale de l'Environnement en 1989 (avec l'article du Times sur “la planète en Danger") manifeste en tout cas, parfois à plus d'une décennie des publications qui donnèrent un cadre à la thématique “New Age", un retour en force de la nature comme référent de plus en plus transcendant. Les étapes logiques de ce retour ont été effectuées par un certain nombre de figures mondialement connues de la science, ou de ce qui parle en son nom. Elles se présentent comme une articulation progressive de deux affirmations : 1) l'homme peut détruire la vie. 2) L'Univers a besoin de l'homme.
D'une part tout le débat sur le big-bang, l'origine et la fin du monde (etc.) converge vers une cosmologie nouvelle selon laquelle l'Univers, dans sa longue patience (H.Reeves), s'élève par des efforts et des dépenses inouïes vers la négentropie,le rare, le complexe, l'homme représentant ici un chaînon essentiel (nouvel anthropocentrisme) de cette direction.
D'autre part, l'homme peut déclencher par inadvertance, négligence ou malveillance des déséquilibres menaçant l'entité superorganique de Géa, la planète terre comme régulation vivante. L'hiver nucléaire ou la mort par intoxication biotique ne sont que des facettes de la même puissance de déséquilibre trop rapide pour être “récupéré" par les régulations traditionnelles.
Sans porter de jugement sur ces appels à ce que M.Serres appelle lui-même explicitement la “religio" (comme contraire de la négligence) , on doit être attentif à la tentation, toujours récurrente de fonder leur élan émotif, sur des justifications concernant “la nature de l'homme. “ Car des dangers apparaissent liés au retour de la culpabilisation, qui naît avec le projet scientifique et s'amplifie avec son épiphanie cosmologique et religieux. En particulier lorsque le traitement de cette culpabilité prétend continuer à user du langage neutre et innocent de la science appliquée à l'humain. Il faut rappeler à ce propos l'extrême prudence du père de la science sociale, Durkheim, lorsque, ayant affirmé que l'humain s'inscrit dans la nature observable, il insiste sur la variabilité infinie de la nature humaine . Il rappelle également (ce qui peut sembler surprenant pour un amateur de méthodes quantitatives en sociologie) que la science de l'homme est très insuffisante, et qu'il faut encore se confier à l' interprétation historique. “Le contenu de la conscience, conclut-il, ne peut être traduit que d'une manière approchée, par le langage, comme la continuité des grandeurs ne peut être exprimée qu'approximativement par le nombre"(p.203).
Parmi les difficultés d’Epistémé qui résultent de sa prétention à la vision globale, il existe enfin des limites pratiques. Ainsi l'extension de la métaphore scientifique au monde entier, humains inclus, conduit à une aporie inévitable : celle de l'impossibilité à continuer son propre discours dans un monde entièrement artificialisé -la nature à préserver pour la culture scientifique est en effet une nature-objet, dont la choséité tient à ce qu'elle est supposée obéir à des règles indépendantes de l'intervention et du vouloir de l'observateur. Or il est clair qu'un monde entièrement artificialisé rend cette science difficile parce qu'elle devrait, pour retrouver son objet, se tourner vers l'action humaine elle-même, celle-ci devenant d'autant plus opaque que l'on chercherait à en objectiver le côté culturel (impossibilité, paradoxes et dangers d'une soi-disant “science humaine"). Le monde sauvage est donc pour la science un réservoir, mais aussi une condition même du maintien de la posture savante. Un monde qui obligerait le scientifique à en passer par l'infestation de la marque de la règle humaine (par exemple dans la modification appropriative des descendances animales et humaines) serait un monde qui rendrait peu à peu la science impossible. Le scientifique n'aurait en effet plus jamais affaire à des choses, mais à des “quasi-objets" se changeant aussitôt sous ses yeux en signes humains.
2.METIS : ou : la culture veut dominer la nature.
L'une des définitions les plus significatives de ce que nous appelons Métis, dans son rapport avec la nature nous est donnée, un peu paradoxalement par des épistémologues qui se situent plutôt, en général, au niveau de la troisième rationalité, thémis. Bruno Latour et Steve Woolgar, écrivent ainsi que “La nature est un concept que l'on ne peut utiliser que comme sous-produit de l'activité agonistique." . L'agonistique, ou l'art du combat, du conflit, est constituée, étymologiquement, comme une “privation de parenté" (a-gonè), c'est-à-dire par l'envers de la compassion liée à la parentalité vécue du dedans. L'activité agonistique, c'est le recours à la peur, à la prestance, expédients auxquels on est contraint, après avoir épuisé les déclinaisons de l'appartenance commune possible. Comme le primitif de Lévi-Strauss est placé dans l'alternative entre reconnaître un parent dans le nouveau venu, ou le tuer comme étranger.
Cette évaluation de la situation de conflit à l'aune de la familiarité est fondamentale dans la définition même de Mètis. Car la bataille avec l'adversaire ne fonctionne réellement que si on fait au moins semblant de le traiter comme un parent, ne serait-ce que pour “se mettre à sa place", et prévoir certaines de ses réactions dans la lutte. D'une certaine façon, la ruse de Mètis ne peut s'exercer que sur la base d'une identité postulée entre Ego et son adversaire. Cette vérité essentielle de toute agonistique a été poussée aux extrêmes dans la culture martiale chinoise et japonaise, où la plus grande efficacité agressive est attendue de la plus grande identification à l'autre. Ce n'est pas un hasard.
L'intelligence rusée du rapport aux autres, dans une visée compétitive impliquant communion dans l'identité-même rivale , est donc une autre rationalité distincte de la science, mais tout aussi essentielle à l'expérience humaine. Lorsque, dans le mythe orphique présenté par Hésiode, Zeus avale son épouse Mètis, si habile et sage, si maîtresse du jeu des contraires, il ingère, dans l'autorité paternelle qu'il représente, l'intelligence conflictuelle des identités. En s'appropriant cette sagesse, il la subordonne à la sienne propre, celle de l'ordre patriarcal qui pacifie . Inversement, il déclare que cet ordre -qui transcende le désir de Mètis d'enfanter d'un concurrent à la divinité, par parthénogenèse, pour ainsi dire- est toujours sujet à ce même désir. L'autorité du plus haut des dieux fonctionne par accaparement et hiérarchisation des désirs, mais celui de se fondre à sa propre image, puis d'en échapper pour retrouver sa forme distincte, désir qu'incarne par excellence Mètis, comme principe de Méto-nymie, n'est pas supprimé par son avalement dans les entrailles du Dieu-Père. Il y est seulement tapi. Non pas qu'il puisse ressurgir au grand jour et transformer Zeus en bête, comme dans le mythe odinique dont nous avons “évoqué quelques effets dans les sociétés à dominante “thémistique", mais que l'autorité du chef lui-même, bien qu'incontestée et pacifiante, ne peut se proposer que comme affrontement à ce qui n'est que son contraire, son semblable exilé dans le camp adverse. Des sociologues ou des anthropologues (Mary Douglas) ont tenté de ramener cette fatalité de l'identité commune (qui n'existe que de s'opposer au reste du monde) au jeu de concepts sociaux élémentaires, comme la solidarité de groupe et l'absence de hiérarchie interne favorisant l'amour entre les membres. Ainsi, la secte ne défend-elle sa communauté que par le dénigrement apocalyptique du reste de la société. L'économie du groupe égalitaire fermé exige une idéologie de l'antagonisme radical.
Cette idée est intéressante : mais elle est insuffisante pour comprendre comment tous les mondes hiérarchisés et centralisés exigent également à leur sommet une identité fermée, “enclavée" qui s'oppose à d'autres. Car c'est depuis cette unité interne -vécue comme une famille- que se construit l'intelligence de la compétition : Mètis.
Les solutions de Mètis, mère de Tekhnè et de ses sophismes (de ses subtilités, de se ingéniosités), ne sont pas toujours orthodoxes, mais “ça marche", du moins tant que l'autre y croit. Au moins l'humain y est-il reconnu dans l'identité des adversaires et des alliés, dans le jeu de la séduction et de la menace.En d'autres termes, l'essentiel est ici dans l'effort de faire travailler la nature (ce qui échappe encore, ce qui n'est pas codé, ni codable) au service d'un désir, celui de devenir cette entité unique, réunifiée, que l'image du moi actif dans la lutte, nous promet, que ce soit notre propre image, ou celle de l'adversaire valeureux. La machine est cet être contrôlé, à la fois appelé au service du maître pour sa vertu magique, et pour l'univocité contrôlable de son effet, de l'effet choisi et sélectionné (le reste de ses effets devenant externalité ignorée).
Cette heuristique selon laquelle la culture (le cadre familial de référence) domine et exploite la nature est à la fois très ancienne et très moderne : c'est la cosmologie Gentilice, dans la mesure où le seul ordre culturel qui -en son principe- exclut radicalement la puissance de la relation intersubjective dans le groupe et se fonde sur le renoncement vécu à la fusion par exploitation mutuelle,c'est la famille, soit ce qui est défini culturellement comme étant fondé sur la restriction des modes de reproduction naturelle. Le désir ainsi accumulé (le complexe d'Oedipe, etc.) forme cependant l'énergie d'une agression de ceux qui ne font pas partie du milieu compassionnel, souffrant ensemble des effets de leur propre loi de castration symbolique, et qui sont donc, de ce fait, “inhumains" au moins en appartenance, car en performance, autrui demeure aussi plein de ressources. La cosmologie Gentilice, c'est donc bien Métis, dans l'astuce de sa compétition avec un autrui aussi intelligent que soi, sans avoir droit au mode compassionnel de relation. Cette recherche d'affirmation de sa propre aire culturelle dans la maîtrise d'autrui, sort du laboratoire des tortures sadiennes, pour devenir atelier taylorien des travaux légitimes aux utilités variées.Mais en fin de compte, elle se conforte surtout avec la société japonaise (et à un moindre degré allemande), pour qui le jeu du marché (tout comme le jeu de Go) n'est qu'un jeu au service d'une identité située ailleurs, “avant", dans une culture qui jamais ne se laisse réduire à n'être qu'un point sur une carte d'échanges, au grand dam des prêtres américains de la post-modernité et de sa confusion organique. Cette cosmologie gentilice est d'autant plus forte au Japon qu'elle s'est forgée dans l'affrontement (puis l'absorption) des deux grandes manifestations anciennes des cosmologies du Nirvana (le bouddhisme nipponisé) et le mandarinat Chinois, quintessence de la bureaucratie.
Le pragmatisme qui permet aux Japonais de jouer avec les carburateurs jusqu'à obtenir une efficacité bien plus grande que celle qui déduit le carburateur du principe scientifique de la carburation (modèle Français), pourrait aussi bien parvenir à créer des formes industrielles moins nocives pour l'environnement mondial, tout en affirmant la prééminence japonaise sur cette évolution. En effet, cette capacité d'instrumentaliser la puissance semble avoir des effets sur le rapport à la nature en général (dont la nature humaine n'est ici qu'un cas particulier) : l'esthétisation de la nature au Japon, la forte sensibilité écologique partagée en Allemagne, indiquent, par exemple, que les disciplines communautaires peuvent avoir une efficacité inégalée en matière de protection de l'environnement.
Plus généralement, Mètis peut être au principe de nouvelles identités se faisant gardiennes de la nature, de dynasties “vertes" se chargeant d'une justice ou d'une action de contrôle et de gestion. Des industries entières peuvent reconstruire leurs fiertés professionnelles autour de l'intervention écologique. Des Etats peuvent se mettre au service de l'idéal environnemental, sans attendre qu'on dispose de grilles d'évaluation des dégats et des risques qui évacue l'indéterminé. Tout cela est Mètis, si étroitement liée à l'action et à la pratique.
Mais cela, tout en étant profondément satisfaisant pour notre besoin d'action, notre plaisir à nous sentir en fonctionnement dans l'amitié avec nos coreligionnaires, et dans la sainte colère contre nos ennemis (pollueurs impénitents, etc), Mètis peut nous induire en erreur, et nous emporter avec enthousiasme vers d'autres catastrophes.
Et ici c'est Thémis qui adresse un avertissement à Mètis : comment une éthique, une morale de la limite des actions humaines, pourrait elle admettre d'être fondée sur la peur, la prestance agressive ou défensive ?
Comme aucune société n'a encore succombé à la Mètis écologique, on pourrait croire cette préoccupation très prématurée. Ce serait une erreur : nous avons déjà sous les yeux des discours articulés, qui pourraient fort bien servir de base à ces nouveaux engouements du “moi", et, qui en livrent très clairement les orientations fondamentales.
C'est le cas des principes déployés par Hans Jonas dans son livre “Le principe Responsabilité" .. Hans Jonas part d'un constat : “Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues, et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui."
L'auteur écrit également : “La technologie moderne a introduit des actions tellement nouvelles en termes d'échelle, d'objets et de conséquences, que le cadre des éthiques précédentes ne peut plus les contenir." Cette sentence pose en elle-même un problème, car ou bien l'éthique se détermine quant au bien des actes, et non à propos de leur échelle, ou de leur nouveauté, et dans ce cas, l'amplitude du mal, la menace qu'il représente de façon plus ou moins élargie, n'entre pas en ligne de compte, car il sagit d'une éthique universelle (de type kantien). Ou bien, l'éthique n'est qu'une réponse variable à la peur ou au danger, et dans ce cas, elle n'est plus une éthique, mais une réponse morale, ou simplement idéologique visant à amplifier les contraintes et à en assurer le respect par une criminalisation accrue. A moins de tenter de définir une éthique fondée sur la peur : ce que va tenter Jonas, avec méticulosité.
"Qu'est-ce qui peut servir de boussole ? demande H.Jonas. Et il répond :" L'anticipation de la peur." (p.13). Il se situe dans une perspective religieuse et de philosophe de la religion qui lui permet de renouer avec une éthique de la crainte sacrée (qui est selon moi plutôt une anti-éthique, puisqu'elle s'appuie sur la peur). Car “une heuristique de la peur" (p.13), n'est-ce pas contradictoire dans les termes ? Comment la peur pourrait-elle occasionner des “entraves librement consenties ?", qui soient autre chose qu'un scénario sadomasochique ? Jonas rappelle lui-même que Ernst Bloch disqualifie la peur, comme “incapacité à avoir des rêves dirigés en avant", ainsi que Sartre, parce qu'elle supprime l'homme.
Et comment ne pas voir que le retournement de la force pour le contrôle de la force est justement ce qui “déchaîne définitivement" Prométhée, et vise l'homme en tant que malédiction directe comme dans le stalinisme ou dans les sacrifices aztèques censés préserver le fonctionnement cosmique ?
L'humanité n'a pas le droit au suicide (p.61) ajoute Hans Jonas, pour opposer ce constat au droit individuel au suicide . D'accord : mais qui aura la légitimité éthique de s'opposer à un tel projet ? Jonas, conscient de la difficulté d'imposer un modèle de comportement collectif, semble partager la nostagie d'un idéal puritain, et souligne “l'avantage d'une morale ascétique des masses". Tout cela est fondé sur un conservatisme qui n'est pas éloigné de l'ambiguité politique d'Heidegger : “Si comme nous le pensons, seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l'avenir que nous avons indiquée, comment une telle élite est-elle produite, et comment est-elle dotée du pouvoir de l'exercer ?" La tentation autoritaire est donc évidente chez Jonas , et nous invite à considérer avec vigilance le groupe identitaire qui va, dans son esprit, utiliser Mètis.
Hans Jonas tente de soutenir que ce n'est pas la peur égoïste, mais la sollicitude, l'inquiétude pour autrui, qui légitime l'action de cette élite. Cette peur fondatrice d'une nouvelle morale planétaire, n'est pas le primum movens de la philosophie Hobbesienne, mais comme le souçi, la sollicitude qui fonde la responsabilité, une obligation de crainte en quelque sorte . “Une heuristique de la peur qui dépiste le danger devient nécessaire, qui non seulement lui dévoile et lui expose l'objet inédit comme tel, mais qui apprend même à l'intérêt éthique qui est interpellé par cet objet (alors qu'il ne l'avait jamais été auparavant) à se reconnaître lui-même." Ou plus loin : “Comme potentiel, la peur est déjà contenue dans la question originaire avec laquelle on peut s'imaginer que commence toute responsabilité active : que lui arrivera-t-il, si moi je ne m'occupe pas de lui?".(art. 391)
On pourrait retourner à H.Jonas sa question : et si autrui doit dépendre de ma définition de “son bien", son malheur et sa dépendance, sa déchéance comme être libre, n 'est-elle pas assurée ?
La peur, utilisée pour démoraliser l'adversaire, ou pour motiver ses propres réactions à l'intervention, n'est donc pas, selon moi, d'une utilité qualconque pour fonder une morale environnementale nouvelle. C'est une émotion animale, ressentie dans des situations précises. Chez l'humain, elle tend à se généraliser, à devenir un sentiment diffus, mais constant, développant en contrepartie un besoin permanent de sécurisation et ceci pour deux raisons combinées : la première est que le fait de culture a “embarqué" l'humain dans une aventure historique rapide et mouvementée, qui s'est mondialisée depuis déjà presque deux millénaires, et qui représente aux yeux des gens la principale cause des catastrophes possibles, y compris naturelles. La seconde est que les constructions imaginaires élaborées par les sociétés pour conjuger la peur, y ont, d'une certaine manière, participé, parce qu'elles n'ont jamais pu répondre -de par leur propre fixation- aux mouvement imprévus de la réalité, et parce qu'elles ont amplifié la terreur des vastes mobilisations de puissance qu'elles réalisaient elles-mêmes, sans offrir d'exutoire consistant au plan symbolique, le seul où les personnes peuvent entrer en compassion, c'est-à-dire s'aider mutuellement à supporter les perceptions effrayantes de la destinée humaine. De ce point de vue, les grands projets modernes du bonheur par l'électricité et la pommade miracle ont eu le même statut et le même effet que les promesses religieuses de salvation par le rite : ils ont augmenté les frustrations, aggravé les peurs, diminué les occasions de faire jouer l'intersubjectivité compassionnelle inhérente à la culture. Le déplacement des objets du désir sur l'envers de l'industrie, et notamment sur la nature comme pureté originelle et comme superorganisme vivant tendant à la production d'une gloire terminale dans l'univers, n'est, de ce point de vue,qu'une nouvelle figure du même formidable potentiel imaginaire, si terrorisant, que la fonction de l'Imago produit en nous, mais que la fonction subjective ne parvient guère à contrôler dans la dérive chaotique de l'histoire culturelle. Néanmoins, une vision plus claire de ce phénomène peut conduire à considérer une tout autre idée de la nature : à l'opposé d'une globalisation a-priori, qui ne peut tendre qu'à la condensation d'une menace généralisée, à une véritable mouture collective de la paranoïa, qui nous coince entre obligations de consommation, et devoir de pureté, il existe en effet une autre nature. Celle qui, imaginaire humain compris, laisse toujours aux êtres vivants la totale liberté d'infléchir la course du réel. C'est en Tychè que nous évoquerons cette possibilité.
3.THEMIS : L’ordre par la confusion nature-culture ?
L'ordre du contrat et du procès (Thémis) est une discipline exigeante, où science et sagesse des relations humaines s'interpénètrent.L'humain et la Nature sont ici séparés par des propositions légales et réglementaires qui, certes, rencontrent leurs limites philosophiques, mais au moins les fixent à des débats concrets (mères porteuses, droits des organismes recombinés, etc.) C'est, en quelque sorte, une mise en ordre endogène (par le marché et la jurisprudence) du “pathos" auquel le langage de la loi parvient, bien qu'il n'ait pas encore réussi à constituer un droit positif de l'environnement .
L'histoire de la séparation et de la réunion de la nature et de l'humain ressemble depuis environ deux mille ans au jeu de “fort et da" par lequel le petit Hans observé par Freud faisait successivement disparaître et réapparaître sa balle, travaillant ainsi à construire sa subjectivité comme une conjonction de présence et d'absence. Les deux mille ans de notre évolution occidentale sont ainsi peut-être au collectif occidental ce que deux ans sont à l'épanouissement déontique d'un enfant. On peut distinguer 4 étapes dans cette histoire en zig-zag : temps 1 : la nature est invoquée contre la transcendance imposée par le pouvoir impérial et religieux. Temps 2 : la nature tend à devenir à son tour une métaphysique transcendantale. Temps 3 : La culture est invoquée comme source distincte de lois humaines. Temps 4 : la nature est invoquée comme réalité agressée par la technologie.
Un Temps 5 est peut-être encore seulement à venir : le monde socio-politique est à nouveau réaffirmé comme référent de l'action humaine contre la religiosité “cosmique", mais doit trouver un partage avec la nature.
Temps 1
La référence ancienne à la nature s'est longtemps proposée, de Démocrite à Lucrèce, comme une insistance à la fois sur les arrangements autonomes et sur les évolutions irrésistibles, s'opposant aux volontarismes et surtout aux tentations de les fonder sur une cosmologie. Elle a pu servir explicitement comme un point d'appui pour résister aux définitions du droit par la puissance étatique et sa tentative de fondement transcendantal (Les Stoïciens, Ulpian). Ce qui était en nature ne pouvait être contesté que par des pouvoirs à la légitimité relative et locale. La théorie de la loi naturelle servit ensuite de support très important, constamment argumenté, à la lutte pour les libertés de pensée (Kant) et à leur extension générale aux droits politiques (Montesquieu, Rousseau, les fédéralistes Américains, etc.). La naturalité de la loi est toujours active dans le droit coutumier britannique qui affirme par exemple que “la possession est le 9-10ème de la loi", car occuper un lieu physique par sa présence physique est une manifestation du “naturel" dans la culture. Ceci accomplit le théorème de Hobbes : “chacun a par nature droit à toutes choses.”
Temps 2.
La composante “libertaire" de la référence au droit naturel a ensuite connu une inflexion vers l'affirmation de la puissance. On connaît l'usage nietszchéen du terme, et surtout les dérives de tous le courant raciste dans la science, dans l'anthropologie et dans l'économie.
Deux choses essentielles avaient en effet changé par rapport à l'ancienne situation où le pouvoir arbitraire et le privilège cherchaient à s'appuyer sur le droit divin : d'une part la culture humaine se dégageait -avec la pensée économique notamment- d'un fondement théologique; et d'autre part la nature devenait l'objet d'une vision de la sélection évolutionnaire où pouvaient se resourcer certains idéaux de domination et d'eugénisme.
Même en dehors des affirmations d'un darwinisme social assez grossier (Thuillier), ou de plus délicates attentions au problème de la dégénerescence , la nature a été utilisée dans cette phase comme référent pour l'affirmation de l'action industrielle et coloniale.
Il existe des témoignages de cette dérive : ainsi Oswald Spengler (L'homme et la technique), 1931 (réédité Gallimard, Paris, 1988) : “la pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines. Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la nature." (..) l'occultisme et le spiritualisme, la philosophie indienne, la curiosité métaphysique sous le manteau chrétien ou païen, qui tous étaient objet de mépris à l'époque de Darwin, voient aujourd'hui leur renouveau."
Selon P.Bourdieu, analysant le contexte socio-politique qui enveloppe l'émergence de la pensée d'Heidegger : “le lien qu'atteste la concomitance entre le thème écologique du retour à la nature et le thème hiérarchique du droit naturel, réside sans doute dans une sorte de jeu phantasmatique avec la notion de nature : l'exploitation idéologique de la nostalgie de la nature campagnarde et du malaise de de la civilisation urbaine repose sur l'utilisation subreptice du retour à la nature avec un retour au droit naturel qui peut s'opérer par différentes voies" (dont..) l'invocation des différences et des pulsions universellement présentes dans la nature, et en particulier la nature animale."(p. 265)
Temps 3.
En réaction contre cette tendance, une tradition se forge, qui triomphera après la seconde guerre mondiale de la catastrophe même où la référence naturelle raciste connaîtra la réprobation universelle.Observons que la critique interne du naturalisme a été menée assez tôt : Ainsi D.Hume et J.Bentham pensaient, à partir de points de vue différents, qu'il fallait séparer le droit humain (produit par la loi humaine) d'une loi naturelle imaginaire à laquelle on pouvait faire dire ce que l'on voulait, et notamment légitimer l'inégalité et l'oppression . Les références naturalistes des régimes racistes devaient confirmer l'aspect visionnaire de cette mise en garde et de cette affirmation de l'autonomie du culturel par rapport à la nature imaginée par la pseudo-science.
C'est cette préoccupation qui inspira très nettement la sagesse des Nations en 1945,lorsque la fondation des Nations Unies s'accompagna du remplacement de l'expression “droits naturels", par l'expression : “droits de l'Homme". L'abandon du “droit naturel" par l'ONU n'était pas ignorance de la nature, mais plutôt exigence d'une nette séparation entre le registre du savoir (lequel, comme le disait Hume est toujours implicitement accollé à une forme de croyance, ce qui ouvre toujours des possibilités de dérive irrationnelle de “l'évidence"), et celui du fondement conventionnel de la loi .
Le meilleur statut de la nature qui paraît ainsi affirmé , c'est d'être clairement distingué de l'humain comme effet de culture, et nous devrions considérer cette sagesse, à chaque fois que, poussés par la science, nous revient la tentation d'une continuité nature-culture, qui pourrait vite muter à nouveau en justification de la loi par la science : la justice contemporaine ne subit-elle d'ailleurs pas constamment l'injonction d'avoir à fonder ses arrêts sur l'expertise plutôt que sur l' “âme et conscience" des juges ?
Temps 4 .
Selon J. Pradès , l'écologie est la deuxième grande attaque du système capitaliste par un mouvement social. Le premier, le socialisme l'a attaqué de l'intérieur, par la question des inégalités créées, de la misère induite. Le second l'attaque par l'extérieur, le pourtour, la limite de son empreinte sur le cadre de vie. Pour Pradès, le capitalisme est capable d'absorber cette deuxième attaque comme la première. On pourrait en effet considérer que la juridicisation et l'économicisation du débat sur des questions sont des formes classiques des modes d'absorption, dans le système dominant, et que c'est bien ce qui arrive depuis une dizaine d'années, notamment à travers les débats intellectuels et académiques sur l'environnement. Se posant aisément en philosophes , un certain nombre d'universitaires américains, imprégnés de préoccupations de droit et d'économie, ont en effet discuté depuis la fin des années 70 sur deux “impossibilités", en général assez liées dans l'esprit des auteurs : le droit des non humains , et le droit des non-nés (générations à venir ). Cela dit, l'effort de rapatriement dans la logique de Thémis est ici fragile, jouxtant parfois le ridicule. Le fait de doter le non humain et l'animal de qualités humaines qui en feraient des êtres moraux, sources de droits et de devoirs, a quelque chose de naïf et de médiéval (quand l'on jugeait les porcs homicides), que l'intention politique du respect de la nature ne parvient pas à rendre plus moderne ni plus rationnel. De même le droit des générations futures fait-il apparaître la limite des rationalités possibles en matière de droit. Car, comme le rappelle Feinberg, dans le droit des animaux et des générations non nées, que selon Mme Warren, il est possible de “représenter", qui représentera -en fait-les intérêts de la population future ? Est-ce que toute “advocacy" est possible ?
Si l'on observe attentivement les effets de cette tentative de pacification du pathos dans le langage des biens et des utilités, qui est celui du droit moderne (comme le montre P. Lascoumes),on se rend compte que cela aboutit à un résultat paradoxal : une confusion encore plus complète entre nature et culture.
Par l'union des êtres sur le même plan du marché, nous obtenons en effet une Cosmologie analogue à celle du nirvana, puisque conscience et objet sont abolis simultanément dans leur équivalence en valeur. Cette fusion correspond approximativement à ce que nous avons appelé Thémis, car le marché des opinions et celui des marchandises fonctionnent en faisant disparaître le contenu des sujets, la valeur d'usage concrète des objets, tout en les maintenant à leur “place" dans la circulation générale.La relation élimine l'entité, et l'organicité du tout élimine l'humanité des membres, mais aussi et du même coup, leur sauvagerie. C'est “le rêve américain" d'une société systémique, qui échappe enfin au fantasme du “loup garou" oscillant entre nature et culture, en autorisant son “artificialisation" définitive. Mais c'est, plus largement, tout ce qui est porté par la société anglo-saxonne comme idéal d'auto-régulation du social sans contrôle étatique.
L'idéal est ici la cybernétique, un ordre auto-produit sans désir d'un maître, et par la pluralité des qualités et des effets de chaque composant. La métaphore dominante en est alors l'organicisme et non le mécanisme, puisque une fois l'organisme constitué comme une totalité, les externalités sont réduites à des flux , tandis que la plupart des produits se trouvent récupérés par la communication généralisée, dans une utilité réciproque.
En apparence, nous vivons une époque caractérisée par la domination de la cosmologie la plus propice aux confusions nature-culture, celle de Thémis, et de son Nirvana post-moderne : dans sa version actuelle (plus de deux mille ans après l'éclosion de la version indienne du bouddhisme, fondée sur la mécanique du karma), la fusion entre sujet et objet pourrait être réalisée par l'adéquation de la nature à des lois économiques qui permettent, comme le démon de Maxwell, de régler l'entropie sans maître, sans centralité.
Selon cet idéal -spécialement anglo-saxon- d'un marché planétaire parfait, la thermodynamique éternisée permettrait enfin aux constructeurs de la machine de réintégrer celle-ci, comme G.Bateson pensait que le Thérapeute ou l'Anthropologue pouvaient devenir partie intégrante des systèmes culturels qu'ils observaient. L'effondrement récent de la culture Etatique cartésienne épistémique (ou de sa partie la plus radicale, dans l'Eurasie communiste) donne encore plus de puissance à l'idéal du Nirvana, qui, éclos avec les fondateurs de l'Economie politique, est aujourd'hui souvent associé à la notion de post-modernité, selon laquelle le mouvement brownien des rencontres humaines suffit, sans plus aucun référent transcendant, à refermer les utilités réciproques sur la totalité de notre monde. La machine ayant exclu le maître, nature et culture peuvent enfin fusionner dans un ordre autorégulé.
Mais la fusion nature-culture est en soi porteuse de confusion : le robot est-il humain ? L'artificiel cybernétisé est-il encore du côté de l'humain ? la culture n'est-elle pas détruite de l'automaticité même des procédures de contrôle social sur la gestion, la politique, la pyschologie, etc.? De son côté la nature subsiste-t-elle à une mécanique économique et technique qui s'empare de toutes les ressources disponibles ? Les auteurs de science-fiction (S.Lem, I.Asimov, etc.) s'en sont donnés à coeur joie autour de cette thématique, qui reflète la disparition imaginaire des repères traditionnels de différenciation entre culture et nature.
La cybernétisation de la “socionature" s'accompagne en réalité d'un accroissement du pathos (de la souffrance) au lieu même où celle-ci devrait être éliminée. En effet, l'un des grands dangers de “la chicane" poussée à bout de sa logique est la domination des juges sur toute structure sociale prétendant échapper à la détermination du dol et du gain : dans une société dirigée par des juges (et non par des élus), même l'amour est suspect d'intérêt, l'enfant peut devenir otage entre les parents, le mal surgit, impardonnable parce que comptabilisable, et se trouve canalisé vers le procès, pour le grand bien des industries juridiques.Une société où tout se compte pour être imputé est l'idéal même d'un sado-masochisme généralisé. La culture américaine, dirigée largement par le consortium des juges et des économistes, est marquée profondément par cette volonté perverse de séparer tous les individus, de les réduire à des quantums de droits et devoirs chacun gérés par une filière juridico-économique (c'est, par exemple, le principe de la charte du droit des personnes, qui fonde l'identité du Canada moderne dans le contexte culturel des Etats-Unis, et non plus dans le cadre du parlementarisme à la britannique) . Ainsi de la nature qui, tout en étant détruite par les puissances hors d'atteinte des juges, est débitée au compte des consommateurs “inciviques" : fumeurs, gaspilleurs de déchets, énergivores, etc.
Une nouvelle épistémè, fondée sur le “socius" : la nature comme société d'acteurs.
Malgré ces dangers évidents, la conception “autopoiétique" de la socionature est de plus en plus solidement étayée par la science et l'épistémologie.C'est ainsi que nous pouvons interprêter le projet épistémologique de B. Latour, en dépit du fait qu'il se propose soovent comme une démonstration du contraire : à savoir, que la science n'est qu'une série de rencontres quasi-fortuites, entre certains aspects de la nature et les scientifiques. Bruno Latour se donne en effet pour maxime (4ème règle de méthode) de remplacer le mot nature par le mot société, puis de fusionner ensuite les deux ensemble." (p.143) Cette opération est cohérente avec la logique de sa pensée. Elle est la conséquence de la troisième maxime selon laquelle pour suivre les scientifiques et et les ingénieurs, il n'est guère besoin de savoir de quoi la société est faite et ce qu'est la nature. Pour lui la science est un modèle du social où s'effectue la traduction entre humain et non humain, puis d'où la technologie se diffuse vers le social (p.141-143).
Cette socionature réduite aux singularités de l'interaction paraît ainsi aux origines permanentes d'une création locale d'univers. Mais cette conception occamienne (et très post-moderniste)des pratiques de connaissance fonde, bien entendu une cosmologie plus ou moins implicite. Car tandis que l'on y fait mine de penser que les actes “de recherche" sont sans retour, sans arrière-fond global qui reviennent sur la production de ces actes, classes, pouvoirs, structures, fonctions, tendances bureaucratisantes de la science et de la technique, etc., on constate néanmois (c'est explicite dans “La Vie de Laboratoire, de Latour et Woolgar), que toute l'activité des scientifiques est tournée vers l'écriture de rapports et d'articles destinés à tout l'appareil des communications savantes.L'affichage d'une liberté interactive immédiate est donc soit naïf, soit doué d'un certain grain de duplicité. Ce “hasard des rencontres" du monde scientifique suppose en effet cet arrière monde de la bureaucratie normative, et plus encore, il a besoin de l'esprit de système et de cybernétique qui produit ces interacteurs libres et rusés, capables de réaliser leur jeu, que sont les savants selon Latour.
Cette sociologie “modeste", qui vient d'elle même se mettre dans un rayon du supermarché pour ne plus prétendre à la description globale du supermarché, n'est pas une négation, mais une intériorisation de la théorie du marché. Et les personnages qu'elle décrit, si spontanément échangistes, si parfaitement compétents comme membres de la socio-nature, sont encore plus près de la “déréliction originelle" d'individus entièrement dépendants de l'ordre global qui commande leur activité, que la théorie du marché qu'elle prétend renvoyer au “bruit de fond" de l'univers des interactions socionaturelles.
Car en réduisant les acteurs à la pure contingence de l'interaction, c'est qu'on a préalablement réduit l'interaction elle-même au vide d'une contingence, laquelle ne se produit que sous le contrôle d'un système général interdisant aux individus de former des “sociétés" constituant leur propre signification “autosyncrasique". Il ferait beau voir que dans les cités de la science ou dans les Technopoles chers à M.Callon, les gens parlent d'autre chose que de ce qu'on leur a prescrit : science et technique !
Les thélémites de la science ne sont donc pas seulement liés entre eux : ils doivent leur “épurement" de sujets à tout ce qui,venant des centres et des sommets, détruit de systèmes intermédiaires, ou de contre-sociétés pouvant gêner le fonctionnement “pur" d'une cité de la connaissance.
Cet effet d'isolation, de singularité forcée ressemble d'ailleurs de façon frappante à la déstabilisation générale découlant de la “molécularisation" de la vie individuelle dans la modernité avancée, avec le risque quotidien et universel que décrit Ulrich Beck, dans Risiko Gesellschaft (la Société du Risque), et qui, au contraire de la société assurantielle de F.Ewald, est un milieu où la précarité et l'incertitude du lendemain s'est généralisée, traquant tous les restes d'humanité et de confiance, y compris entre les conjoints, les partenaires sexuels, les parents et les enfants etc. En faisant de l'interaction socionaturelle un fait natif de la culture, Callon/Latour ne font de leur côté qu'imposer avec plus d'évidence (et malgré des assurances de modestie et de démocratie) la métaphore implicite de l'univers thermodynamique de l'économie physique classique (encore active) qui tend à l'entropie, et ne se nourrit que d'entropie.
Tout sens historique, moral ou politique s'y détruit, s'y concasse, comme les atomes d'un carburant stellaire. Mais, hors de l'image, cela donne de la détresse absolue pour les personnes, que la chaleur pseudo-conviviale du laboratoire ne fait qu'exacerber dans le fond. Dans ce darwinisme déchaîné, pas de place pour la compassion dont le but ne serait pas de produire plus (d'articles scientifiques, de brevets techniques, etc).
Tels sont, d'après moi, les effets du continuum nature-culture que recèle l'actuelle épistémologie “pour l'ingénieur", qui tente de sauver la classique “volonté de savoir", sous un dehors occamiste “non moderne”, et anti-autoritaire.
Cela dit, la tentative de cette école de pointer le lieu des “traductions" entre société et nature, ou entre interactions socionaturelles, comporte l'avantage de montrer (inintentionnellement?) le caractère non-humain des productions scientifiques. L'extraordinaire capacité de la nature à produire les machines les plus complexes en regard des complexes machineries du dévoilement scientifique, devrait en effet au moins instaurer quelques doutes quant à l'aspect humain et culturel des performances techniques. Celles-ci se détachent des questions scientifiques comme des “by products" inévitables, mais n'ayant rien à voir, quand on réfléchit un peu, avec les axiomes théoriques proprement dit et avec la discussion disciplinaire dans le cadre de paradigmes. Ce qui se produit de technique l'est toujours par un double effet de prédécoupage du champ, qui indique certaines limites au jeu de bricolage, et de pratique mécanique directe, indifférente aux préoccupations scientifiques. La créativité -celle de Mètis- s'exerce dans la capacité à “jouer" en dépit des règles données au départ. Mais cette créativité est alors l'utilisation du potentiel technonaturel de l'humain, une actualisation de son dynamisme polymorphe et de son intelligence rusée , à l'intérieur de cadres étroits. C'est la bureaucratisation de la science, qui, paradoxalement, en représente le côté le plus culturel, traçant les limites et dessinant les contextes où chaque laboratoire va pouvoir produire.
Mais la bureaucratie elle-même n'est qu'une intelligence rusée, une Mètis confrontée avec le problème de l'organisation de masses humaines, dans le but, purement “animal", de la métaphore productive et utilitaire. Cette pensée totémique (nous sommes tous du clan des abeilles ou des fourmis), n'est humaine que par l'aveu de ne pas pouvoir se définir soi-même en tant qu'humains.Et le problème n'est pas ici qu'il y ait “plus de contrôle des travailleurs scientifiques" sur la science (comme le disait Legay en 1981 ).
Ce n'est donc pas par l'esprit de procès public ( “forensic") qui rabat tout sur la rationalité petite et sophistique de la chicane, ce trait si désuet de la société américaine, que l'on réglera la question énorme du dépassement de la limite par les actions humaines. Et ce “juridisme" universel, qui s'est transformé chez Callon et Latour en “sociologisme" de la nature, ne peut finalement conduire qu'à la confusion mentale. Le droit a ses frontières, tout comme en ont la science et la raison des organisations.
Quatre limites de Thémis apparaissent ainsi clairement, que nous pouvons maintenant tenter de résumer : l'impossibilité de l'imputation universelle des responsabilités et des crimes en matière de nature, l'impossibilité de faire de la nature un sujet de droit, la difficulté à régler les problèmes de la nature dans les cadres de la seule gestion économique, et le retour implicite de Mètis et de ses pratiques de pouvoir, dans la juridiction, l'économie et la gestion de la nature.
-L'aporie de l'imputation (incrimination) généralisée :
L'intervention grandissante introduit un paradoxe pour l'action humaine que nous avons déjà évoqué à propos de la science : ce qu'elle élimine d'incertitudes naturelles, extérieures à l'homme, elle semble le retrouver dans les méthodes rationnelles elles-mêmes. Plus le monde devient humain, et plus s'amplifie le double phénomène d'un quadrillage qui bloque les actions, et d'une sauvagerie insondable provenant des intentions humaines elles-mêmes.
La nature du monde industriel (eaux et matériaux purs, ressources non renouvelables) est ainsi menacée par la production humaine elle-même, pas seulement par raréfaction des ma-tières premières adéquates, mais aussi parce que l'industrie apparaissant comme une entropisation croissante (comme l'avait vu en son temps N.Gorgescu-Roegen ) le sens même de l'utilité de l'activité peut se perdre. L'industrie risque de devenir synonyme de pur et simple gâchis généralisé, et au delà d'elle, l'activité humaine peut être, comme aux temps les plus obscurs de la religiosité, réaffectée d'un signe négatif.
La nature du monde social des identités, par exemple celui des parentés ne supporterait guère non plus une disparition du sauvage (ou supposé tel), car c'est sur ce matériau brut que se construit tout le jeu symbolique des filiations et des transmissions, à partir duquel les sujets humains se produisent comme effets de langage (nominations, patronymes, rôles parentaux, etc). Un greffage systématique d'attributs génétiques pourrait ainsi interférer avec l'idée de filiation et produire des brouillages symboliques non négligeables. Qui supporterait sans problème l'idée qu'il appartient en partie, dans son origine, à une compagnie qui fut jadis productrice de séquençages génétiques ?
Les initiatives faites pour accroître le contrôle et la sécurité deviennent aussi sources de peurs d'autant moins apaisables que l'on ne dispose plus de critères extérieurs pour “moraliser" leur sujet, celui de l'autorité, de la science et de la technique.
On observe alors, comme toujours lorsqu'on est en proie aux affres de l'indétermination, des dérapages de l'accusation vers l'hallucination du bouc émissaire : ainsi de la mise en scène de périls imputés à des figures de haine et de peur, comme le conducteur en état d'ivresse, le fumeur, l'adepte de pratiques sexuelles dangereuses, le savant fou, le terroriste ou le pollueur.
L'imputabilité des événements naturels à l'être humain tend même à dépasser la seule désignation de boucs émissaires, et devient un phénomène général. La technonature -chère à P.Roqueplo- ou la fusion artificialité-nature en une “transcendance noire" selon G.Hottois sont des façons de dire que l'humanité participe aujourd'hui à la relève de l'évolution, à travers ses catégories culturelles d'action. On peut ainsi commencer à imputer le changement climatique, le comportement d'un virus ou la violence historique à des acteurs humains (scientifiques, industriels, citoyens, militaires, etc) qui peuvent -ou pourront dans l'avenir- avoir à en répondre.
Bref, toute menace devient, avec les technologies actuelles, imputable à l'humain. Or, du même coup, rien ne l'est plus vraiment parce qu'on ne distingue plus guère de rapports entre des effets cognitifs et productifs en cascade, dont l'échelle s'amplifie sans cesse, et des formes culturelles -juridiques ou organisationnelles- traditionnellement associées à des pouvoirs moins grands.. Parce qu'elle est impossible, l'imputation généralisée risque de nous entraîner dans l'errance, car aucun sujet humain ne peut être tenu pour comptable de l'évolution naturelle, même «anthropisée» .
-Deuxième Difficulté de fond : la nature ne peut pas devenir un partenaire “de droit" :
A ce point, discutons l'idée de M.Serres selon laquelle il faudrait «oublier l'environnement» pour y substituer une symbiose avec la nature, en passant contrat avec elle. Outre le fait que le contrat s'établit avec des représentants humains de la nature (et qui peut se targuer d'être des représentants d'une nature, par excellence imaginaire ?), la visée de reconnaissance de la nature comme un être humain ne peut que dissoudre les fondements même de la notion de contrat. Car ce n'est que dans le dialogue social que le droit et le devoir apparaissent pour les sujets (les assujettis) que nous sommes, êtres obligatoirement plongés dans l'échange symbolique inter-subjectif. C'est donc encore et toujours à l'intérieur de la convention sociale et d'elle seule que peut surgir l'idée d'un respect de la nature «environnant» ces sujets. N'oublions donc surtout pas l'environnement ou le milieu (l'Umwelt des philosophes), car il est un repère de notre ordre social, et y apparaît comme l'une de ses composantes à travers la figure des écologistes (encore honnie -très significativement- de nombre de nos industriels!) .
En revanche, dans la modernité -mûrissante et inachevée qui est la nôtre- la menace vise donc en fin de compte surtout un droit à demeurer humains, qui devrait peut-être être précisé dans la déclaration universelle des Droits de l'Homme! Ce droit implique de se distinguer d'une nature, et donc de préserver celle-ci, de la conserver comme telle (intouchée) pour la tenir à la fois éloignée et parente (comme dans la familiarité que réglemente la prohibition de l'inceste), afin d'établir la différence avec ce qui est de l'ordre culturel, par lequel nous nous reconnaissons membres d'un pacte social. Il est facile de comprendre qu'un tel droit devra d'abord se fonder sur une maturation profonde de la culture elle-même, de ce réel où nous nous fondons comme sujets à travers des transpositions symboliques et que j'ai étiquetté ici de dimension de la “Tychè".
-Troisième difficulté essentielle de Thémis : Le retour de Mètis et d'Epistémé: les phénomènes de pouvoir dans la post-modernité .
Les acteurs individuels et collectifs ont aujourd'hui des moyens démultipliés de causer des nuisances, d'absorber la nature, alors que les institutions de régulation et de justice ont des moyens toujours aussi limités d'y faire face. Le système industrie-consommation a aujourd'hui une puissance de transformation du réel (destruction de l'état sauvage) telle que la justice classique ne peut pratiquement pas la maîtriser. Même, comme c'est le cas aux Etats-Unis (ce pays de droit formel, et moins de technostructure comme la France), lorsque la justice s'attelle aux questions techniques les plus ardues et influence de ce fait la conjoncture scientifique elle-même , mettant en discussion ses protocoles de recherche et ses résultats, l'échelle des questions et des urgences met la justice face à l'arbitraire des puissances. On ne peut donc faire comme si celles-ci s'estompaient, étaient en quelque sorte rendues à la modestie par les dangers planétaires. Comme le montre J.Kellerhals, la multiplication des “codes d'éthique" chez les industriels ne saurait cacher que l'évolution des représentations des principes de justice et de réciprocité conduisent aujourd'hui à la prééminence d'une morale de l'agence sur la morale de la personne, la première étant caractérisée par la croyance dans une causalité magique (le dieu pardonnant de l'Assurance..ou de l'Etat subventionnant la science universitaire) l'assymétrie (l'agence me doit, je ne lui dois rien), l'érosion des droits et leur prescribilité, la transaction non normée à priori, le passage du recteur au rhétorique. On n'a jamais tant parlé d'entreprise “dans la cité" et de culture d'entreprise, alors que l'emprise industrielle sur la nature n'a jamais été aussi forte, ni si étouffante pour l'accès des personnes aux génotypes non industrialisés.
Cette permanence de l'emprise est aggravée par la compétition qui demeure vivace entre le modèle dominant du nirvana (Thèmis), et les modèles, fort résistants, du gentilice (Mètis) et de l'Etatique (Epistémè). Le gentilice par exemple, est loin d'en être resté aux formes archaïques. Il a actualisé celles-ci et a su profiter de sa grande expérience de maîtrise des pouvoirs étatiques, pour l'adapter à la manipulation des puissances cybernétisées. Ainsi le Japon, et dans la moindre mesure l'Allemagne, sociétés largement fondées sur l'idéal ethnique, et par delà celui-ci, sur la préséance des communautés “de sang" sur tout “jeu de société", ont-ils su organiser la maîtrise des technologies organisationnelles modernes par leurs instances traditionnelles. Sur le plan mondial, la post-modernité dissolutrice de toutes les identités non-locales, se heurte ainsi à une puissance économique prodigieuse, et totalement ancrée dans une cosmologie qu'elle avait cru disparue derrière la grande parade de la modernité Etatique . D'une certaine manière, à la post-modernité qui suggère que le résultat final des interactions libres inclut nécessairement un auto-équilibre, et donc un respect de ce qui existe et se manifeste, la cosmologie gentilice modernisée répond que le problème est déjà réglé, pour peu que l'humain -comme nature- soit dompté par l'humain comme culture. Dialogue de sourds qui passe d'autant plus inaperçu que la cosmologie du Nirvana admet l'usage de l'autorité patrimoniale “tant que" le système fusionnant nature et culture ne fonctionne pas encore sans aide (l'Etat Américain est ainsi, malgré son libéralisme, le plus gros propriétaire de réserves naturelles du monde), et que la cosmologie gentilice admet l'utilisation des règles du jeu libéral pour emporter le contrôle final “sur" ce jeu.
Parallèlement, l'histoire n'en a pas fini avec la modernité étatique, dans laquelle -le modèle français est typique de cela- l'organicisme (du social) un ordre subjectif valant “pour" la nature est substitué à la parenté, avec ses formes propres de solidarité dans la division du travail (modèle durkheimien en tant qu'il est hexagonal).L'Etat patrimonial éclairé peut en effet intervenir habilement dans les aires où, contrairement à ce que disent Von Hajek ou Milton Friedman, les yeux bloqués sur la bureaucratie de type soviétique, le monde du Nirvana capitaliste ne peut absolument créer que davantage de désordre et d'injustice. Mais cette intégration de la vérité et de la bureaucratie, de la zweck -et de la wertrationalität (invisible pour le protestant Max Weber), dans la laïcité profanisée de l'Etat de type latin -poussé à la perfection dans l'honnête fonctionnaire républicain de notre pays-demeure fondée, nous devons avoir le courage de le voir, sur l'idéologie d'une élite divinatoire, capable de discerner le vrai. Pari dont on peut dire (avec Romain Laufer étudiant la crise de la légitimité rationelle dans l'Etat moderne) qu'il est voué d'autant plus à l'échec que les conceptions actuelles du vrai scientifique se trouvent de plus en plus inféodées à l'épistémologie post-moderne, que se partagent Kuhn, Feyerabend et G.Bateson : autrement dit, le relativisme de plus en plus intégral interdit de plus en plus drastiquement aux mandarins de se constituer et de tenir des discours normatifs de “bons pères de famille".
-4ème difficulté majeure . La rationalité économique comme limite de Thémis :
L'une des limites conceptuelles actuelles les plus évidentes de l'écologisme est sa dépendance (accrue par le consensus autour du thème du “sustainable yield") à l'économisme.
Rappelons d'abord, que, contrairement à un certain idéalisme en vogue (notamment avec le film américain “l'Homme qui dansait avec les Loups", qui décrit une société indienne en harmonie écologique avec les troupeaux de bisons), les économies n'ont jamais été en elles-mêmes des principes équilibrateurs . L'idée que c'est la nécessité qui entraîne de nouveaux comportements de respect est fausse. Des chercheurs comme Th.Monod ont bien montré que l'équilibre écologique entre des sociétés primitives et leur milieu relevait de la nécessité et se trouvait bouleversé dès que celle-ci était modifiée par la maîtrise de moyens plus importants. Tant il est vrai que dans nombre de cultures, il n'existe tout simplement pas de mécanisme culturel capable de percevoir et de contrôler l'émergence de techniques déstabilisatrices. Ainsi Monod constatait que tant que que les Némadi chassaient l'antilope Addax avec des lances et des chiens, ils demeuraient partie-prenante d'un cycle alimentaire écologique et pouvaient demeurer dans un système de représentation basé sur l'appartenance à une réalité cosmologique harmonieuse. Mais avec des fusils et des voitures tous-terrains, les Némadi opéraient plusieurs campagnes meurtières par an, (chacune tuant 400 Addax). L'homme, remarquait Th. Monod “saute hors du dispositif naturel auquel il appartenait hier encore", et ceci sans vergogne, sans aucune protection de dispositifs culturels supposés “conservateurs".
Pour revenir à la modernité, on remarquera que les premiers efforts dans le sens de la civilité industrielle (le modèle Winter, par exemple ) se sont d'abord justifiés en termes utilitaristes, en calculant les pertes dues à la pollution de l'air, des eaux, des sols, ou par le bruit (48 milliards de marks en Allemagne Fédérale). Mais on a vite abouti au constat que de très nombreux aspects ne pouvaient pas se chiffrer en argent, et devenaient incommensurables soit par leur amplitude , soit par leur caractère subjectif ou moral. L'idée de se rabattre sur un évaluation telle que : «4 à 6 % du produit social est consacré au coût des nuisances», perd alors une part de sa signification, et j'ai personnellement constaté combien l'intégration des coûts et des avantages du respect de l'environnement dans le calcul du profit des entreprises était un projet encore largement utopique. Il faut probablement sortir de l'espace purement utilitariste et de ses effets de distribution d'entités fixes , surtout à court terme et sans considération des échelles communautaires de l'intérêt. Même dans sa variante “de gauche" Je doute fort que l'écologisme soit, comme le dit A.Giddens, une “nouvelle utopie concrète", tant qu'il reste fondé sur des restes de pensée syndicale du partage équitable des résultats de l'économie. Si
elle se réduit au partage du travail comme justesse et équité, l'écologie, même subtile d'André Gorz, risque de se confronter également à l'insignifiance . Car le premier problème à régler avant de réaliser une comptabilité sociale du travail et du non-travail, est de définir un principe -non quantifiable sinon arbitrairement- de partage entre l'activité autonome et l'activité soutenue par la société. Ce principe ne peut être, et c'est ce que nous allons voir maintenant, que de l'ordre d'une métaphore ou d'un mythe constituant l'identité humaine dans sa “limite" face à la nature.
Nous avons donc affaire à une post-modernité qui se délite : le jeu de Thémis, Epistémé et Mètis est quasi-bloqué. En cette fin de siècle, le carrousel de nos logiques imaginaires vieillit, fatigue, grince. Thémis, Epistémè, Mètis, dans leur incessant débat de raisons, s'usent. Il devient de plus en plus évident à tout le monde qu'il ne suffit pas. La limite qu'exhibe la Nature en ne répondant pas à leurs exhortations ou leurs solutions, est la meilleure preuve de cette obsolescence. Un autre plan de l'action et de l'intelligence est-il possible ?
4. TYCHE : Le lien caché.
Une telle alternative est non seulement possible, mais elle se manifeste déjà comme symptôme. Les penseurs classiques de la modernité (et de son appendice “post"al) l'ont, bien entendu perçu. Ils lui ont même donné, comme A.Giddens, la “bonne" dénomination, celle de la “fortune". Mais ils ne le reconnaissent pas comme l'avenir. Ils tendent à ne l'envisager que comme un résidus irrationnel.
Citons par exemple ce texte-symptôme, d’A.Giddens : “ Le risque et le danger, en tant qu'éprouvés en relation avec la sécurité ontologique, se sont progressivement sécularisés, en même temps que nombre d'autres aspects de la vie sociale. Un monde surtout structuré par les risques créés par l'homme a peu de place pour les influences divines, ou à fortiori pour les évocations magiques des forces cosmiques ou des esprits. Il est essentiel à la modernité que le risque puisse en principe être évalué en termes de savoir généralisable à propos des dangers potentiels - une perspective dans la quelle les notions de fortune survivent surtout comme des formes marginales de superstition. Là où le risque est connu pour être le risque, il est éprouvé différemment des circonstances dans lesquelles c'est la notion de fortune qui prévaut . Reconnaître l'existence d'un risque ou d'un groupe de risques, veut dire qu'on n'accepte pas seulement la possibilité que les choses puissent tourner mal, mais que cette possibilité ne peut pas être éliminée. La phénoménologie d'une telle situation fait partie de l'expérience culturelle de la modernité en général (..) Même là où l'emprise de la religion traditionnelle a été relâchée, malgré tout, les conceptions de la destinée ne disparaissent pas complètement. Précisément où les risques sont les plus grands -autant en termes de probabilité perçue qu'un événement non désiré peut survenir, qu'n termes des conséquences dévastatrices qu'un événement donné tourne mal- Fortuna tend à revenir."
Or Fortuna, c'est le réel, et non pas l'irrationnel : c'est la limite raisonnable de la rationalité, la simple reconnaissance que nous ne pouvons pas tout prévoir, et devons donc baser nos actes sur une sagesse, et non seulement sur une science. Parmi les styles qui nous font vivre comme humains dans le monde, il existe ainsi une quatrième logique, plus cachée et pourtant plus immédiate qu'Epistémè, Thémis et Métis : celle de l'engagement comme sujets, lequel ne nous distingue de la nature ni par décret ni par raison, ou par jeu, mais par l'authenticité que dévoile non la performation, mais le parlêtre : quand dire, c'est “être" et non pas faire.).
Là où la destinée s'accomplit pratiquement, sans préalable, le sujet naît au monde en y opposant sa consistance propre qui est la vérité, sa tentative d'être un représentant de ce que jamais il ne sera, et de ce qu'il ignore. Même la topologie n'est pas absolument capable de refermer cette béance (dont elle s'approche cependant), dans laquelle se prononce le sujet. Mais on peut au moins essayer d'évoquer indirectement quelques unes de ses “traces", et de faire apparaître le style indubitable par lequel la logique du sujet soutient autant qu'elle tient en échec les logiques menées par l'emprise sur l'homme et la nature. S'il n'existe pas pour Tychè de science du sujet, (ni donc de science d'un objet appelé l'homme) l'évocation de sa logique peut amener à saisir comment les sciences de la nature, de la loi et de l'expérience sont trois manières de chosifier (et donc de dire indirectement, de signaler en tant que symptômes) l'inchosifiable de l'humain.
L'essence de la nature ne naît ici que du “scandale" constitué par l'auto-affirmation de la pratique symbolique, et réciproquement, celui-ci ne s'affirme que de la consistance de la nature contre laquelle il prend appui pour se démarquer. Ici nature ou culture ne sont plus en arrière plan l'une de l'autre ou confondues par un discours intermédiaire, mais elles forment un plan commun sur lequel, alors, elles s'opposent et se contrastent mutuellement.
Dans cette dernière configuration, la nature et la culture s'équilibrent en une tension dialectique (cosmologie topologique, dans la mesure où elle constate la coprésence de principes différents et irréductibles, séparés par le plan même de leur relation.) Je ne pense pas qu'aucune culture actuelle se réfère explicitement et durablement à un tel modèle qui échappe en partie à l'imaginaire, puisque c'est tour à tour que chaque pôle apparaît dans sa réalité en effaçant momentanément celle de l'autre. C'est peut être seulement dans les transitions, les changements, les ruptures, que cet imaginaire plus complexe se dévoile un moment à tel ou tel peuple, avant qu'il ne soit emporté à nouveau dans l'obnubilation d'une des figures simples de Mètis, épistémé et Thémis. Cependant, c'est bien notre avenir commun qui se situe là, comme exigé par la présence de la limite : celle que nos actions ne peuvent dépasser sans entraîner des catastrophes irréversibles. C'est pourquoi il nous faut tenter d'en decouvrir -pour ainsi dire à l'avance-, d'en deviner les traits nécessaires.
La culture comme principe séparateur.
Contrairement à la société, qui est la forme collective de notre nature, la culture est ce qui “s'oppose" à la nature par le biais de la pratique symbolique des personnes. Cette pratique est certes repérable aux mythes traitant explicitement de l'opposition Nature-Culture ; ainsi chez les Iatmul de Nouvelle Guinée, (cités par G.Bateson), le grand héros culturel kevembuangga, tue avec son javelot le crocodile troubleur de la terre et de l'eau (Kabwokmali), et permet enfin la séparation, l'ordre en terre et eaux. Dans la genèse chrétienne, le chaos est d'abord séparé de la lumière, puis la terre et les eaux en émergent. L'ordre séparatif entre objets est un spectacle auquel un sujet assiste. Mais plus genéralement, la séparation est inscrite dans les instruments syntagmatiques des langues même quand cela est presqu'invisible. C'est, par exemple ce principe qui fait distinguer au Mélanesien étudié par M. Leenhardt dans Do Kamo , ce qui est un moi-corps, de ce qui est un coeur “du" moi . Que cette distinction soit incompréhensible pour M. Leenhard (qui se perd en conjectures) est dû au fait qu'il a décrété une fois pour toutes en bon ethnologue colonial que le Mélanésien, étant primitivement enfermé dans la mentalite magique, il n'a pas accès à la subjectivité occidentale, et qu’il est resté en état de fusion avec la nature. Il ne voit pas que, disant cela, il fait de la subjectivite occidentale une nature, (et donc une non-subjectivite), une attitude liée à un système de places dans le monde, exactement comme le Japonais ou le Mélanésien sont dits inexistants comme sujets en dehors de leurs rôles réciproques. Il y a là une myopie confondante. La subjectivité ne peut être qu'universelle, et elle détermine la simple possibilité de se comprendre entre Mélanésiens, Français et Japonais. L'"être dans la parole" du Mélanésien est d'ailleurs beaucoup plus profond que la distinction entre sujets grammaticaux de l'énoncé et de l'énonciation, et a fortiori, que l'élaboration obsessionnelle de l'etre Heideggerien. Ces quelques rappels aident à comprendre que la métaphore et le mythe demeurent des “raisons ultimes" indépassables de la culture humaine, parce qu'ils manquent toujours à cerner complètement la fonction d'actualisation de Tychè, comme colophon, index d'une separation avec la nature, fonction que n'importe quel signifiant est bon à produire dans n'importe quelle langue. C'est pourquoi les théoriciens subtils des métaphores ont n'ont qu'à demi-raison de rappeler que : “les vieux mythes partagent un trait commun : ils considèrent l'homme comme séparé de son environnement. Dans le mythe de l'objectivisme, l'intérêt pour la vérité provient d'un souçi d'action éfficace. Celle-ci est conçue, puisque l'on considère l'homme comme séparé de son environnement, comme une maîtrise de l'environnement. D'où les métaphores objectivistes : la connaissance est un pouvoir et la science donne la maîtrise de la nature." .Ceci n'est en effet qu'à moitié vrai au sens où il est sous-entendu que des métaphores plus subtiles ("expérientielles", dans les catégories de ces auteurs) auraient, elles, accès au point de jointure nature-culture. Ce qui est faux : elles ne peuvent qu'évoquer en elles ce qui comme “énaction", implique un être pour les conduire. Ceci a une conséquence : puisque jamais la culture ne peut se saisir elle-même, il lui faut au moins une nature dont elle pourrait toujours prendre son envol. Pour que nous puissions entendre : “là, l'être , volez", il nous faut bien une lettre concrète, celle-là même qu'après Dupin, (héros de l’histoire de Poë sur la lettre volée ) J.Lacan s'est échiné à faire trouver aux participants à ses séminaires. en vain, semble-t-il...
La Nature, altérité irréductible., parce que réelle.
Sans nature pour formuler ce qui nous y oppose, plus de culture, plus de “personnes", en tant que sujets. Une société déshumanisante (comme celle d'un extrême utilitarisme où les rencontres ne pourraient avoir lieu que dans un but économique précis) est une société folle, morbide et mortelle pour ses membres. elle substitue à une dialectique nature-culture une logique féroce de “pure culture" (la rationalité des échanges). Ce faisant, elle détruit la culture du même coup.
La présence du sauvage dans l'homme, comme ce qui symbolise la condition de sa liberté, ce qui lui permet de marquer son humanité, implique la présence du sauvage hors de lui, tout autour, comme quelque chose qui n'est pas appropriable, ou arpentable, urbanisable. Encore faut-il le reconnaître et non chercher à le supprimer, le contraindre, l’exploiter ou le refouler. Le désir de nature et de paysage, pour le moment auto-destructeur, par le tourisme ou la villégiature, n'est pas reconnu pour ce qu'il est : même l'esthétique y cache autre chose, un désir d'absence.Mais ce désir peut aussi être lu de façon paranoïaque ("paragaïaque") comme pulsion de mort, de disparition de l'humain. Le désir en lui-même est fragile, difficile à reconnaître dans sa plénitude : désir de désir, désir de ne pas être des zombies, en pouvant renoncer volontairement et joyeusement à ce qui, en nous et autour de nous, à cette spontanéité des choses vivantes. Une fois reconnu plus puissant que toutes les économies, et tous les droits, ce désir ne vise plus tant la prévention ou la protection, la conservation ou la sanctuarisation, le respect : il vise le but même de l'action, et tente d'éliminer cette obsession et cette jouissance des productions, qui sont si encombrantes pour nos pratiques d'êtres humains. Ce n'est plus la voie de la peur, du catastrophisme, de la survie, de la revendication animale, etc. qui fait alors sens, mais la redéfinition des buts “civilitaires" de la société, buts définis comme ce qui permet au mieux la recherche (et certes pas l'accomplissement) de notre humanité.La nature, vue du sujet de culture n'est pas non plus le résidus d'une pensée libre de se penser elle-même, d'une philosophie kantienne des lumières, comme pédagogie universelle, c'est-à-dire cruauté restrictive. Elle est ce qui dans le réel excède les limites de notre fonctionnement imaginant, excède les pathologies perceptuelles de notre cerveau animal soumis au stress effrayant de la civilisation comme sauvagerie déchaînée,comme délire de puissance et de contrôle, d'unicité et de technicité. Elle est ce qui permet l'existence même du symbolisme, par lequel les humains peuvent symboliser ce qui leur arrive, le référer à une autre scène, où la frustration est acceptable du fait même qu'elle conforte ce qui dans la personne relève de l'être, et de l'universel. élle devient du même coup une réalité au delà des biais de notre perception, de notre appétence, de notre peur, de nos hallucinations. élle est ce qui autorise un comportement humain non entièrement fondé sur les tropismes, et de ce fait fonde la culture dans ce qu'elle a de spécifiquement humain . Non seulement, la nature n'est pas ce qui, au besoin élimine l'homme qui ne la respecte pas, mais elle est ce qui autorise la détermination des besoins en fonction de buts sublimés. Au delà du rêve et de l'espoir, la nature autorise surtout l'amour de ce que l'abondance ne peut pas nous donner, et de ce que la pénurie ne suffit pas à évacuer. L'avantage de la situation où l'abondance menace la survie par les surcapacités techniques qu'elle construit n'est donc pas de reproduire la nécessité sur une échelle élargie, mais de montrer (peut-être pour un bref moment dans l'histoire, avant qu'elle ne s'embourbe dans ses propres externalités), que la question fondamentale de la civilisation n'est pas le comblement du “creux" toujours assoiffé du désir, mais de créer les conditions pour que la compassion de nos désirs mutuels ne soit pas éliminée comme possibilité d'échange intersubjectif. Que la création de telles conditions passe par un respect de la nature, par le réfrénement de pulsions qui détruisent notre environnement et multiplient les occasions de souffrance, ce n'est pas un hasard, puisque on peu penser que le système langagier ouvrant les humains au symbolique n'a pu s'imposer que parce qu'il permettait justement aux sujets de faire leurs les problèmes de la communauté, le patrimoine en étant l'un des plus importants. Mais le langage a été construit dans le temps mythique de l'hominisation primitive. Il est aujourd'hui soumis à rudes épreuves, et tout concourt à en ébranler le sens. La civilité ne se retrouve aujourd'hui qu'au prix d'aider à retrouver les chemins de la symbolisation, et d'informer cette dernière sur les enjeux collectifs les plus complexes. La nécessité est ici dans la constitution même de la communauté humaine, mais cette nécessité se rapporte aux conditions actuelles de la continuation du culturel et de l'humain, et pas à une sorte de chantage au respect de la nature sous prétexte que Gaïa est notre mère à tous, et que nous sommes nés de la semence des étoiles.
La nature -non de tel ou tel monde de pratiques spéciales- mais de la culture humaine en général, n'est donc pas un objet froid dont on se garde (à travers les règles de l'objectivité scientifique, par exemple) pour mieux y revenir dans la pulsion technologique, mais une sauvagerie préservée pour toute une série de motifs combinés. élle renouvelle en fait la question philosophique multiséculaire sur la condition anthropologique, ses nécessités, ses paradoxes, et sa dialectique : question qui a occasionné tant de louvoiements, de retraits, de colères ou de résistances dans l'histoire de la pensée. Et en effet, comment penser sans vaciller tout à la fois le caractère imaginaire et l'absolue valeur pour l'humain d'un monde non agi par l'homme?
Il faut qu'il existe de l'inaltérablement sauvage, non pas pour des motifs économiques de bonne gestion des ressources, mais d'abord pour soutenir la différence avec ce qui est de l'ordre culturel, par lequel nous nous reconnaissons membres d'un pacte social. Notons d'ailleurs que tout notre effort cognitif a été marqué, consciemment où non par cette fonction : si la perception scientifique est la façon dont nous construisons l'ordre social qui échappe à nos heuristiques traditionnelles (néolithiques), la technique en elle-même n'en est pas nouvelle. Elle est ancrée dans un “truc" ( c'est-à-dire un sophisme au sens premier de subtilité convainquante) culturel immémorial : celui qui vise à parler de soi en parlant du monde environnant, parce que c'est seulement en instituant une nature, que nous percevons l'écho réconfortant de cette pure potentialité d'agencement par la parole qu'est pour nous l'humain comme distinct de ce qu'il décrit. Cette “nature des choses” qui, depuis l'antiquité, prépare et soutient de mieux en mieux l'assurance du discours de science et de technique, conduit en effet du même mouvement à entrevoir l'aspect fondamentalement logicien de toute règle de culture : autrement dit, plus nous voyons de l'ordre dans la nature, ou plus la nature nous apparaît comme un ordre en soi, et plus nous soupçonnons que c'est notre culture qui a besoin de cet ordre, car ce n'est qu'en tant que «choses» bien démarquées dans le chaos du réel, que nous pouvons nous assigner mutuellement à la reconnaissance intersubjective.
D'une façon qui peut paraître paradoxale, c'est en parlant des choses que sont également les humains, que nous nous confortons dans l'idée que.nous sommes irréductibles à la chose ! Ce qui signifie que la chosification du monde (à quoi correspond exactement sa naturalisation), n'est qu'un processus par lequel -loin de voir mieux le réel-, nous instaurons un ordre plus visible entre nous, dans le contexte de sociétés humaines démographiquement et techniquement explosives. Même le remplacement de la dialectique nature-culture par une exhibition de symptômes où loi et sauvagerie s'équivalent ne fait que signaler -de façon dramatique- la condition de tout être humain face à la nécessité matérielle d'entrer dans le monde de choses et de représentants que la culture lui impose. Mais nous pourrions dire la même chose avec d'autres méthodes, surtout lorsque celle-ci atteint ses limites propres.Par exemple, si cette pratique imaginante d'invention d'un monde des choses est désormais enrayée par la certitude que ces choses ne sont plus que des marqueurs de l'action humaine (certitude que l'industrialisation trop poussée du monde naturel ne peut que développer), et que nous risquons du même coup de détruire les conditions d'une telle action, rien n'interdit de chercher une autre façon de voir le monde. On peut d'ailleurs parier que de multiples paradigmes encore inexplorés peuvent être amenés au jour par ce simple changement de perspective : même la science ne risque rien à libérer un désir d'être plutôt que de continuer à supporter le fardeau des concupiscences de l'avoir : il est si visible que les éthologistes sont en train de devenir chèvre, à vouloir à tout prix plaquer l'égoisme des gènes sur la symphonie des phéromones ...
Le choix de l'être ?
Il nous reste encore une dernière étape à franchir : celle de nous libérer des dilemmes dans lequels l'Etre et la Puissance devraient se circulariser dans un renvoi perpétuel, l'écologiste contemplateur faisant couple régulateur avec l'ingénieur du global. La querelle entre Heidelberg et Francfort, (H.G. Gadamer , versus Habermas) actualise à ce propos l'oscillation fondamentale de la philosophie allemande. Mais que l'on soit habermasien, et que l'on pense que le langage se fait aussi instrument de pouvoir et de domination, ou que l'on soit gadamérien, et que l'on affirme à la suite de Heidegger, que le langage “est la maison de l'être", on ne saurait trouver de pure métaphore du politique ou du déontique, ni a fortiori de bonne métaphore du dialogue des deux options. Qu'on prenne, pour reprendre les termes de P.Ricoeur, la voie descendante ou la voie montante de l'herméneutique, les deux vérités de l'être et de la raison resteront à jamais incompatibles, puisque situées chacune sur “une autre scène".
Si Tychè peut se faire entendre à propos de la Nature autrement que par le symptôme des apories du Maître (en ses trois avatars de Mètis, Thémis et Epistémé), ce n'est donc pas seulement par leur confrontation, ou leur combinaison dans la Mimésis (qu'elle soit descriptive, narrative ou prescriptive, selon ce qu'en dit encore Ricoeur).Car le destin n'est pas réellement un choix d'être ou un choix d'existence dans l'être (comme l'écrit Michel Freitag ), parce qu'on ne choisit pas l'être à moins.de.. l'être déjà, et cela ni en pensée, ni en sensation, et surtout pas par la “totalisation de soi-même" , opération imaginaire par excellence. Je conviens en revanche avec M. Freitag que nous avons vis-à-vis de la technique une certaine liberté.(nous ne risquons pas vraiment d'être précipités tout de suite dans l'abyme avec le sphynx) et que l'intellectuel a un rôle dans cette période de transition où les prophètes abondent. Mais que signifie une intellectualité de synthèse qui ne soit pas obsessionnelle, et qui ne dénie pas en partie ce qu'elle suggère, ne serait-ce qu'en voulant le faire exister comme discours , fût-ce discours critique ? La critique est utile, mais elle n'est que critique, et donc élément interne du fonctionnement.
Tyché et la politique .
Peut-on reprendre les dix maximes des “comités de correspondance", réunis à Saint Paul dans le Minnesota, en Août 1984? : Valeurs “post-patriarcales", respect pour la diversité, responsabilité globale, économie communautaire, préoccupation pour les générations futures, démocratie à la base, foi écologique. Oui, mais cela ne suffit pas : il faut d'abord établir un principe culturel de fond, selon lequel nous vivons d'abord pour nous accomplir comme destinées subjectives, et que ce but qui implique deux choses : la première , c'est que la nature, c'est justement ce qui, n'étant pas “nous", est ce qui nous permet de “ne pas en être", et donc, sachant qui nous ne sommes pas, d'être des sujets. Cet appui et ce miroir où nous ne nous voyons pas, nous devons le conserver à portée. Cette autre moitié de nous-mêmes qu'est la nature, nous devrions pouvoir la saisir comme telle, comme ni toute ni nulle. Et donc, pourquoi pas comme moitié “réelle", comptant pour 5O% de nos actes, de notre temps, de nos valeurs, de nos espaces ?
La deuxième chose, c'est que la société, comme machine de groupement et de solidarité, ce n'est pas la culture , mais c'est aussi la nature, en ce qu'elle passe en nous et dans nos communications intraspécifiques. Cela veut dire que cette “moitié" du monde que devrait être la nature pour nous, inclut la société, et fait face à nos destinées de personnes : elle devrait donc, elle aussi, cette société, être tenue à distance, comptant seulement pour moitié, pour 50%, dans notre existence. Ainsi se dessinne une vie où, pour continuer, la culture se sépare symboliquement d'elle même dans une face à face avec la double nature de la société et du non humain, qui pourrait prendre, par exemple, la figure symbolique d'une sorte de mi-temps généralisé : pour soi, dans un rapport direct à la nature non humaine, puis pour soi encore, mais dans un rapport à la solidarité sociétale. De la sorte, se réglerait d'elle même la question du débordement des activités humaines sur leurs conditions naturelles d'existence et de reproduction : le côté socialisé et globalisé serait règlé par l'objectif d'autonomie ou d'indépendance que les personnes peuvent revendiquer pour forger leur destinée, sans être des esclaves, même enrichis, du productivisme. Je ne fais ici qu'esquisser un passage possible entre le symbolique et l'économique, pour montrer, simplement, que Tychè, peut parfaitement à son tour originer un style de société, articulant à sa façon Thémis, Epistémè et Mètis. En faisant du quatrième quadrant mystérieux de notre dynamique symbolique, le ressort de notre culture, en choisissant, dans l'arbitraire des buts possibles, d'affirmer la prééminence de la non dépendance à la nature, fût elle sociale, nous pouvons instaurer du même coup une forme assez sûre de son respect, de son exploitation, non pas optimale, mais minimale. C'est pourquoi en ne dépendant que pour la moitié de notre temps de vie et de notre force de travail des réseaux socialisés, (hors famille), nous pouvons également ramener l'autre moitié, celle d'une écologie et d'une économie de “vivance", à la conservation la plus attentive de notre écosystème. Du même coup, en effet, nous serions emportés dans un jeu sans fin où le social ne devient culturel que parce qu'il se restreint lui-même, et la nature non humaine soutient l'humain pour autant que ce dernier s'y consacre en personne. Mais toute la malice efficiente de ce dispositif résiderait dans le fait qu'en croyant chacun voir dans son opposé l'humain, le sociétal (Thémis et Mètis), ou la nature (Epistémè) assureraient à l'humain sa vraie destination (Tychè), qui n'est d'être ni l'un ni l'autre, mais dans la dualisation même, dans la transposition elle-même, ce signifiant sans signification.
Bien entendu, moitié ou 50% n'ont ici aucune autre consistance que symbolique et imaginaire : mais qui propose mieux pour tenter d'évoquer pratiquement cette idée qu'en nous, désormais, se rencontrent deux mondes aussi vastes et fiers, aussi exclusifs et indispensables l'un que l'autre : la sauvagerie (animale et humaine) et la civilité ?
CONCLUSION
Epistémè, Métis, Thèmis, ces figures de l’expérience humaine dans notre histoire, cherchent toutes désespérément ou avec humour à se séparer, se distinguer de la nature en cernant celle-ci d'une façon ou d'une autre, que cette enveloppe soit un tissage de chiffres, un miroitement d'illusions, une articulation de lois et d'obligations, de contraintes, une universalité de réciprocités. Pour dire cela en un jeu de mots : excitée par l’hystérie hégelienne de l’accomplissement culturel, et fixée par l’obsessionnalité anglo-saxonne du système de travail mondial, la post-modernité a remplacé la prohibition de l'inceste par la prohibition de la sieste. Ne s'est-on pas trompé légèrement d'objet ?
Au contraire, avec Tychè, cette destinée proprement symbolique, nous pouvons retrouver la joie dans le respect de la Limite. A commencer par l’idée que c’est aux personnes (et non aux institutions) de reconnaître leur propre désir, et de compatir avec l’expression de celui des autres, notamment quand la satisfaction en devient impossible ou doit en être transposée (de la bagnole au vélo, par exemple...). De cet échange intime -une fois devenue culture globale et habitus- surgira ce “dégonflement” espéré, cette “aphanisis” attendue des excitations hystériques ou des crispations d’emprise qui nous font aujourd’hui nous accoler à de vastes collectifs de fonctionnement, tout aussi obscènes que les spintries de l’imaginaire du despote antique, et plus encore, dans leur propension bornée à ignorer leurs propres effets de destruction de masse. C’est de Tychè, cet destin culturel accepté que peut naître une réelle “légèreté de l’Etre”. Nature y trouvera son compte, et Culture y gardera ses illusions fondatrices de l'Humain.
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