D’un bout à l’autre de la Terre vivent désormais une vaste majorité d’Humains appartenant à peu près à la même civilisation du béton armé, du transport mécanique, de la nourriture industrielle et de la communication instantanée. Nous pouvons à juste titre nommer cette réalité « société-monde », même si ses habitants parlent encore entre eux quelques sept mille langues différentes.
D’autres auteurs -que nous dirons « moralistes »- s’échinent à la critiquer comme capitaliste ou matérialiste, individualiste ou « de masse », perverse ou nivelante, avide et polluante, destructrice de la nature et des traditions. Ces discours ne sont pas faux, mais nous voudrions ici réfléchir sur ce qui rend cette société-monde différente de toutes les autres, et de toutes celles qui l’ont précédée, indépendamment de tout jugement sur son contenu : elle est unique et totale, sans extériorité.
Nous voudrions tenter d’isoler les conséquences de ces faits précis, de sorte que, s’il s’agit d’y porter remède, ce ne soit pas en les confondant avec d’autres aspects préoccupants. Pourquoi ? Parce que, justement, le plus préoccupant, dans l’espèce humaine, c’est sa propension toute spéciale à envahir son monde de telle façon que tout, absolument tout, lui soit inféodé.
En un sens, l’humanité a toujours été seule. Bien sûr, elle a été primate parmi les primates, puis nation parmi les nations, communauté religieuse parmi et contre les autres. Désormais, et bien qu’elle soit encore organisée en territoires distincts, elle commence à se percevoir comme coextensive à elle-même comme espèce répandue sur la planète.
Or dès les commencements de son langage, à savoir dès son entrée dans la course des actes de parole, des controverses et de leurs clôtures, des langues et de leurs dérives, elle n’a eu de cesse de vaincre ou d’absorber l’autre, de le considérer en tout cas comme altérité temporaire. L’hostilité, si elle n’était pas celle d’animaux à chasser, devenait inéluctablement une différence à gommer, quel que fût le temps que cela devait prendre, aussi bien par le mariage que par la guerre, par la fusion sexuelle que par le massacre.
Dans un monde encore faïencé par les empires, les patries, les religions, les philosophies, les classes sociales, etc…, nous avons du mal à nous souvenir de cette évidence plus profonde : l’humanité cherche, depuis qu’elle est telle en parlant, à n’être qu’une comme société, et cette fois donc parfaitement seule sur un monde qui, enfin lui appartiendrait sans partage.
Mais tant que la solitude idéale de l’Humain a été retardée, compensée, déniée ou combattue par la rencontre avec d’autres –étrangers, ennemis ou non alliés, affiliés ou non, proches ou lointains cousins, migrants, colporteurs, hôtes libres ou otages, etc. – il a pu attribuer la plupart de ses difficultés les plus intimes, de ses propres contradictions, à ces « agents de l’extérieur » . Il ne les a ainsi reconnues qu’indirectement, comme si elles ne lui appartenaient pas, comme si elles n’avaient rien à voir avec son but le plus constant : devenir soi-même et rien que soi-même.
Maintenant que ces interférences ont été toutes pratiquement absorbées dans le même « ventre du Bouddha » que représente assez bien la civilisation planétaire, l’humanité ne peut plus se dérober : il lui faut bien admettre que son unicité désormais atteinte –et garante de son unité intérieure- est en même temps ce qui déclenche en permanence des occasions de conflits internes, des émergences de disparités imprévues, des départs de failles arborescentes, des réactivités d’une violence rare, des effondrements endogènes, des formations culturelles cycloniques dont la puissance chaotique n’est pas moindre que celle de leurs homologues climatiques.
De là à en inférer que toute notre histoire –voire notre préhistoire- ne doit pas seulement être interprétée rétroactivement en termes de chocs avec des présences extérieures, mais aussi et déjà pour une bonne part, comme une suite de convulsions frappant un seul peuple… il n’y a qu’un pas, que nous n’hésiterons pas ici à franchir.
Ce choix délibéré n’implique pas pour autant que nous nierons l’extériorité (ce qui vient « des autres ») dans le processus humain. Bien au contraire, il nous faudra sans doute reconnaître que sans elle –dans des formes remontant à toutes les concurrences immédiates rencontrées par le primate parlant, et dont Darwin pronostiquait que nous les éliminerions sans pitié- il n’y aurait jamais eu de polarisation de la culture humaine par le seul but de devenir… unique.
Toutefois, considérée sous cet angle, la pression culturelle constante pour obtenir l’appartenance de chacun au Tout sociétal ne peut plus simplement être lue comme un mécanisme automatique, qui va de soi. La trouvaille du langage symbolique implique ses sujets d’une façon laborieuse, voire douloureuse. Freud parlait de « malaise dans la culture », mais l’on pourrait mieux dire en désignant la culture –ou la civilisation- comme malaise, difficulté, souffrance. Ce que, de son côté, Jacques Lacan s’appuyant sur l’expérience mystique orientale, soulignait, en rappelant que, loin d’être une projection métaphysique, chez les hommes, « l’enfer, c’est la vie quotidienne. »
Ce qu’il nous faut donc décrire, au travers du tableau de la construction d’une humanité mondiale, c’est le double mouvement de recouvrement mutuel et d’interpénétration entre « la cause unitaire » et les réactions à cette cause, qu’elles partent de situations « objectives » de groupes, classes, corps, etc., ou qu’elles proviennent de résistances individuelles, nommées « subjectives » pour autant qu’elles surviennent précisément au point où c’est aux individus qu’est demandé un engagement de leur « être » dans l’adhésion à la totalité humaine.
Il faut aussi se souvenir que le projet même de « faire humanité » (cette « famille humaine » comme le disait René Cassin dans son élaboration de la déclaration des droits de l’Homme) ne se sépare pas -dans sa source vive- d’une comparaison avec un modèle à petite échelle (dans ce cas, avec la famille « réelle »). Autrement dit, s’il y a pluralité, ce n’est jamais seulement comme réactivité à la massification, mais aussi comme origine même de la tendance unitaire, bien que cela puisse sembler paradoxal.
Comme en climatologie, il nous faudra simplifier et modéliser, c’est-à-dire séparer des phénomènes qui, dans la réalité se confondent jusque dans les molécules les plus petites, faisant émerger de nouveaux phénomènes microscopiques, dont la fréquence même rétroagit sur le macroscopique. Seulement ensuite pourrons-nous tenter de rejoindre –poétiquement plus que scientifiquement- ces niveaux de complexité et d’intrication plus fines.
Pour emprunter un langage moins objectiviste, nous pourrons peut-être constater que, si la subjectivité et ses avatars prennent une place toujours plus importante à mesure qu’on « descend » des grandes catégories de « traitement des populations » vers l’innombrable variété des sentiments individuels, alors les gens de pouvoir, ceux qui cherchent à concevoir un ordre mondial coextensif avec notre espèce, seraient bien inspirés d’y prêter la plus grande attention. Et si l’on suppose que leur intention –consciente ou non- est de parfaire la forme du genre humain enfin réuni, alors il leur faudra peut-être admettre –à leur corps défendant- que la résistance moléculaire des sujets à cette très ancienne et tenace utopie pourrait bien conduire, par réaction en chaîne- à une déflagration aussi gigantesque qu’insoupçon-nable par avance.
Mais pourquoi, après tout¸ une telle perspective ? Parce que, comme nous allons maintenant le constater, plus est approchée l’unité absolue, et plus fortes sont aussi les tendances subjectives à la pluralité.
Est-ce vraiment étonnant ? Imaginez seulement une société-planète nécessairement pacifiée, rangée, optimisée, dans laquelle vous auriez exactement les mêmes droits et devoirs que les 10 milliards d’autres individus, comme vous encagés, et aux données personnelles actualisées en temps réel ? Ne croyez-vous pas que l’analogie avec un monde-prison vous viendrait à l’esprit, et cela d’autant plus que la gestion en serait plus juste, régulière et prévisible, décidant démocratiquement du destin de chacun -pris un par un- de la naissance (voire avant) à la mort, et au-delà, tout en contrôlant la « sécurité environnementale pour tous» ?
Un monde où vos affections, vos amours, vos haines, vos pensées seraient toujours déjà transcrites, interprétées et évaluées par le jugement collectif spontané naissant en permanence de la communication mondiale ? Un monde sans « Big Brother » ni « Matrix » à incriminer, parce qu’il serait simplement… vous-mêmes, réduits à la transparence parfaite d’une intériorité… sans extériorité ?
Le « parlage » comme tension collective permanente vers l’unité humaine
Langage, langue, parole : les intellectuels intéressés à ces questions les ont soigneusement distinguées, tout comme la pratique populaire le fait. Mais ils ont souvent tenté de formaliser ces distinctions sans ressentir leurs liens dynamiques, historiques, dramaturgiques, subjectifs. Ils n’ont pas, sauf exceptions, reconnu qu’étant engagés dans la parole au point que notre raison en vacille et que notre vie en tremble, nous ne pouvions « raisonnablement » en traiter comme s’il s’agissait d’une factualité matérielle et instrumentale ou d’une idéalité.
Que la parole vienne en premier dans notre expérience actuelle, ce que rappelle la fameuse phrase de l’écriture sacrée – au commencement était le verbe- ne signifie pas qu’elle ait été tout-à-fait première dans l’aventure humaine. A moins de considérer dans la parole son trait élémentaire, inscrit dans son terme même : »para-vole », à savoir : rapprocher. Oui, vraisemblablement, l’acte distinctif de l’Humain depuis qu’il l’est devenu, c’est sa tendance à évoquer une proximité entre deux « signifiés », quel que soit le moyen (physique ou verbal) dont il se sert pour réussir ce geste.
Pour ce qui concerne les langues, nous comprenons –en reconnaissant plus tard que d’autres ne parlent pas la nôtre- que ce sont des phénomènes collectifs enveloppant les paroles, mais qu’elles sont aussi traductibles : les enfants d’une cour de récréation cosmopolite en témoignent en quelques heures. Quant au langage, nous l’atteignons par un effort d’abstraction et de généralisation de type universitaire, et l’on aura beau pointer pour nous ce que nous sommes en train de faire en parlant ou en traduisant, il s’agira toujours d’une idée extérieure, superfétatoire. Molière l’a bien croquée dans le personnage du maître de prose de m. Jourdain.
Avant de parler en langues, ou même de présenter à la dissection académique un organe nommé « capacité de langage », je crois que nous avons tenté un énorme effort pour produire une métaphore crédible de notre humanité –opposée à d’autres-. Autrement dit : la première métaphore –et il y en a nécessairement existé une, nous allons voir pourquoi- n’est pas une « parole » au sens ordinaire du terme. Ce n’est pas une simple « figure de style », ou « trope » à l’intérieur d’une phrase. C’est bien un « rapprochement » suggéré à autrui, (ou évoqué avec autrui) mais il prend plutôt la forme d’une poussée collective, d’un chant dansé, martelé, colorié –aurait dit Rousseau-, probablement aussi accompagné de projections quasi-scripturaires.
C’est encore –du même tenant- un rituel, une répétition, une relance, un réemploi, tout cela dans le seul but de faire tenir durablement l’hallucination de « l’être ensemble ».
La forme première de la métaphore, son prodrome nécessaire comme jouissance d’être en collectif, est l’hallucination voulue du Tout social, peut-être expérimentée comme addiction grâce aux drogues, et finalement maintenue par le rituel partagé par chacun (ce qu’on retrouve renouvelé dans certaines sectes « new age »). Notons qu’à ce stade, nous ne sommes encore ni dans le langage – plutôt dans une création collective multiforme peu structurée- ni complètement dans la parole –puisque celle-ci ne peut encore proposer sa place comme réaction, et pas seulement comme participation, acquiescement automatique.
Toutefois, il s’agit bien déjà d’un phénomène qui nous sépare des autres grands singes, y compris de ceux qui nous étaient identiques anatomiquement, et aussi d’un type d’actes que nous continuons à réaliser aujourd’hui à milliards d’interlocuteurs : quelque chose qui a radicalement changé en nous il y a quelques dizaines de millénaires, entre Es Skhul et Cro Magnon, et s’est poursuivi sans changement de fond jusqu’à aujourd’hui, près de cent mille ans après.
Ce quelque chose qui permet aussi de créer des parures, de changer de support d’outil, de tailler des hameçons, de dessiner un plan d’habitat, de fixer une sépulture, c’est, très probablement cette « culture » plus profonde que son seul alignement langagier, linguistique et « parabolique » (mot dont vient la « parole »), et qui est encore en nous, presque inchangée. Son essence n’est pas le recours au larynx phonatoire (bien que celui-ci s’avérera bien utile), mais plus largement elle est l’acte physique de comparaison entre deux objets… absents. Pensons au muet Harpo Marx quand il essaie de « faire dire » une suite de sons à un interlocuteur !
Les objets à comparer en premier lieu ne sont pas n’importe lesquels : ils ne sont probablement pas des choses, au sens trivial du terme. Ils ne portent pas telle ou telle utilité ou fonction matérielle immédiates, et en tout cas jamais indépendamment de la valeur qu’elles prennent -ou qu’elles donnent- à des personnes. Les objets « qui comptent » sont surtout les témoins des forces que les Humains constituent avec vous -ou contre vous-.
L’objet le plus important n’est pas présent, et son absence même le rend plus crucial encore. Pourquoi ? Parce qu’il est… à construire ensemble, et parce que son existence même -encore imaginaire- dépend de la réussite de l’acte de suggestion de ce « tous ensemble » -désormais si essentiel pour la survie de chaque petite famille- mais jusque là trop vaste pour tenir bon par la seule opération des systèmes affectifs organisant la forte solidarité du petit groupe d’apparentés génétiquement. Nous appellerons ce grand objet crucial idéalisé, à faire, à conserver, à réparer, le « référé » de la métaphore.
Quant à l’objet qui permet la construction de ce « tous ensemble », (ce qu’on nommera le « référent »), il est absent aussi, mais en un autre sens : il désigne justement le petit groupe affectif, généralement utérin (enfants de la même mère) et réellement existant, mais qui, jusque là, n’était pas désigné, et manquait donc de mots pour se dire. Sa présence concrète indéniable n’était pas ressentie comme telle, alors que, devenant élément d’une métaphore (« le grand groupe est ta vraie famille », par exemple), il est pour ainsi dire expatrié, déplacé de force dans la région du « raisonnement » (disait encore Rousseau). Il est abstrait de sa propre réalité, toute chargée de sentiment immédiat et sans aucun besoin de paroles, pour devenir un terme, un mot, même si ce mot se connote facilement avec des contenus évoquant toute la gamme des sentiments forts et directs.
Ce double acte d’imaginer un référé –comme désignant un « super-objet » supposé doté de bien plus de qualités que son référent réel (mais idéalisé)- et de déplacer ce référent dans la sphère même d’une comparaison, peut à juste titre être appelé « métaphore ». Vraisemblablement, il s’agit même de la première et principale métaphore, pour autant que, sans elle, l’humanité ne peut commencer à grandir comme groupe, ni donc à garantir son avenir dans une compétition terrible : sans elle, en effet, rien ne peut être capable d’amener les sentiments les plus puissants, liant et défendant le petit groupe, jusqu’au niveau d’une plus vaste entité de reconnaissance réciproque.
Etre capable de mourir pour les siens est très accessible au primate. En revanche, lorsque « les siens » sont devenus une vaste nation, le primate a été remplacé par l’humain, un primate « métaphorisant » cette nation comme cause suffisante pour mourir, comme on le fait pour ses enfants.
La nécessité de cette métaphore pré-langagière et pré-parolière entre petit et grand groupe devient évidente, du moment que nous acceptons la perspective darwinienne d’un avantage adaptatif crucial accordé au groupe qui, d’une façon ou d’une autre, peut s’allier fermement à d’autres, dans le but de former à plusieurs une « société plus nombreuse ». Darwin examine bien –dans La descendance de l’Homme - l’avantage de la vertu, de l’héroïsme, de l’altruisme, dans les chances de survie de la bande de primates. Il ébauche aussi quelques propositions sur le langage humain. Mais il ne va pas jusqu’à construire une explication sur un fait absolument décisif concernant notre humanité, mais qui n’était pas encore avéré à son époque : qu’elle s’est dégagée d’une terrible conflictualité chronicisée dans la corne de l’Afrique vers – 60 000 ans, grâce –et seulement grâce- à une capacité de constituer des groupes beaucoup plus nombreux que les tribus concurrentes et avoisinantes.
Nous n’irons guère plus loin dans cette expérience en pensée, relativement inédite bien qu’assez simple, et nous n’avons pas l’intention d’entrer dans la série des ergotages sur sa vraisemblance ou son aspect « mythique ». Notons seulement qu’elle ne remplace pas le « mythe freudien » du meurtre du chef de horde tout puissant sexuellement, par ses fils, ces derniers s’interdisant du même coup mutuellement de le remplacer dans son pouvoir exorbitant. Elle se situe plutôt dans un passé plus lointain, celui de la formation de l’idée de « groupe » en tant que métaphore, et qu’elle implique, dans sa réalisation, que des formes d’échanges bien ritualisées soient trouvées entre les familles appartenantes pour stabiliser le grand groupe « commun ».
L’échange « de femmes » -cher aussi bien à Freud qu’à Lévi-Strauss- induisant la prohibition de l’inceste reste, dans ce cadre, une hypothèse forte, mais notre schéma de départ de la culture permet d’en relativiser le statut, et de le décaler dans le temps. Car la « loi » est d’abord celle d’une participation de chaque individu à l’hallucination désirée du « Tout », et c’est de cette obligation d’adhésion intime que proviennent une variété de « devoirs » pour chacun et chacune. Le pacte entre les mâles est bien évidemment l’un des devoirs les plus fondamentaux, mais il ne s’impose comme tel que parce que l’idée de loi est déjà là, dans sa fonction immédiate de « production de la société ».
N’oublions pas à ce propos que, si l’on lit Shirley Carol Strum dans ses grandes études des babouins du Kenya, il apparaît que d’autres solutions ont pu être choisies par des primates pour passer de la horde à la troupe de centaines d’individus : ainsi de la « hiérarchie des harems », qui établit un compromis entre la « possession de toutes les femelles » (qui n’existe d’ailleurs chez aucune espèce de grands singes) et le principe de domination masculine.
D’autres techniques sociales comme celle de « l’amitié » entre femelles et mâles de troupes étrangères peuvent aussi limiter la conflictualité et produire une intermédiation entre appartenance et hostilité. Les recherches de Jane Goodall ou de Frans De Waal montrent d’ailleurs que chez les chimpanzés aussi, c’est le compromis qui est de mise : les mâles supposés « dominants » ne peuvent régner qu’en partageant nombre de leurs prérogatives avec des proches ou des anciens, voire avec leurs mères et leurs compagnes !.
Nous incitons donc le lecteur à se plonger dans de passionnantes études éthologiques, mais nous en resterons ici à l’essentiel : la voie humaine a bien été celle du rapprochement, de la comparaison, de la métaphore entre deux réalités évoquées, déplacées dans le raisonnement : celle « existante » mais faible du groupe affectif immédiat, et celle « prospective » du grand groupe, ce dernier pouvant être auto-produit et perennisé par l’acte de métaphorisation lui-même.
Car c’est bien cela qui constitue le cœur de la trouvaille culturelle d’homo sapiens : il n’a pas besoin de fabriquer une forteresse, de tisser un système d’échange fixe liant de très nombreux individus entre eux (comme les babouins). Il suffit qu’il se réunisse entre membres se reconnaissant mutuellement « appartenants » pour manifester leur adhésion et leur constante réaffiliation. La gestuelle métaphorisante, pour autant qu’elle est réciproquement reconnue, est l’acte réalisant et répétant le groupe lui-même !
C’est assez génial, et en même temps, nous voyons d’emblée comment l’espèce qui se lie à cette procédure engageant tout un chacun dans la répétition se contraint à des pratiques lourdes, mobilisantes et fragiles. Faut-il, pour se savoir ensemble, danser tous les jours, sans interruption ? Faut-il revenir souvent dans des lieux sacrés, marqués et toujours davantage réimprégnés de notre présence en tant que membres (par exemple en peignant le contour de nos mains jusqu’à ce que toute une vaste paroi rocheuse soit couverte de nos empreintes ?). Faut-il que nous répétions inlassablement tel sacrifice, tel chant, telle processus initiatique pour être enfin rassurés sur la force de la solidarité acquise et maintenue dans un grand groupe dont les membres sont loin de se voir à chaque moment, et parfois même ne se connaissent « ni des lèvres ni des dents » ?
Nous ne remarquons pas, en constatant cela, que c’est précisément cette lourdeur et cette fragilité qui vont nous pousser constamment à « techniciser la métaphore », à choisir des dispositifs plus légers, plus efficaces, plus solides, de telle manière qu’au bout d’une évolution spécifiquement culturelle (vers la vocalisation, notamment), cette métaphore essentielle s’opérera de façon aisée, comme coulant de source, sans trop d’effort physique ou mental, sans participation continue, sans dispositif trop envahissant.
L’étape qui vient est donc de comprendre comment la métaphore, en se répétant constamment au cours de manifestations collectives, finit par construire des structures de société telles que retourner à la dissociation primitive est devenu pratiquement impossible.
Nous entrons dans la description conjecturale d’un processus analogue au développement d’un embryon, à la différence près, entre autres, que l’embryon peut involuer et mourir, se décomposer, alors que, dans la compétition même pour renforcer la totalité culturelle se forme quelque chose de cumulatif qui apparaît –jusqu’à aujourd’hui- comme proprement indes-tructible.
Le stade le plus nettement marqué, véritable assise d’une culture humaine irréversible, c’est -en apparence- le langage parlé. Son principal avantage n’est pas du tout, comme le croient encore la plupart des linguistes, de permettre la métaphore, mais il va la soutenir en la formalisant par une grammaire qui lui est adaptée, et surtout en l’entreposant dans un registre fermé, réservé, qui est celui de la linéarité vocalique, puis, par extension, celui du dépôt des suites articulées de sons dans une écriture.
L’existence de ce registre permet, comme dans la boîte de rails d’un train pour enfants (ou pour adultes), d’autoriser les branchements à loisir, de déployer et de réduire des arborescences sémantiques, de créer des sous-registres isolables, etc.
Nous connaissons tout cela, souvent ressassé. Ce qui est moins considéré, c’est le mouvement même de la métaphore principale, celle qui fait « conversation sociétale » et l’emporte de loin par sa puissance sur toutes les occurrences des « figures de style » dans les innombrables occasions de parler et d’écrire. Ce qui est donc oublié, c’est la cause même de toute la dynamique qui, sans interruption, passe de la horde inventive par nécessité… au genre humain planétisé…par passion.
Or, retrouver le fil de cette mouvance géante, c’est découvrir comment, sous les mises en ordre techniques de la métaphore, et donc dans le système du langage, des langues et des paroles échangées, se poursuit sa visée la plus constante, même dans les conditions où celle-ci peut devenir sans objet ou même absurde : la poussée collective vers l’unicité.
Une source autonome de la poussée vers l’Un : l’énergie du ressentiment
Ce qu’il faut expliquer, ce n’est pas tant l’origine de la pulsion « unicitaire », si spécifique de l’Humain : nous avons vu qu’on peut proposer un modèle –évidemment indémontrable- mais simple et crédible du passage subi, très localisé préhistoriquement, du petit groupe au grand groupe en maintenant un niveau similaire de solidarité spontanée, accordant du même coup à nos quelques milliers d’ancêtres génétiquement certains un avantage adaptatif extraordinaire sur leurs contemporains moins inventifs. –humains ou non-.
Il faut et il suffit en effet, sur le plan de cette expérience en pensée, de supposer présente une forte intentionalité inconsciente de « faire nombre » au-delà des limites ordinaires –intentionalité liée immédiatement à l’expérience multipliée d’une forte mortalité par agression de la part des voisins dans le même couloir géographique- et de concevoir que cette intentionalité peut se traduire par une capacité de reproduire une unité sociétale hallucinée.
Ici commence, sans qu’on parle encore, le règne de la métaphore (l’imaginaire du grand groupe grâce à l’évocation du petit), c’est-à-dire celui d’un enrichissement de l’hallucination du grand groupe par sa propre contestation, par l’objection qu’elle se porte à elle-même, par la querelle, le dissensus qu’elle contient inévitablement : toujours, désormais, se présenteront des individus qui ne rentrent pas parfaitement dans le modèle « utile » de transe collective.
Qu’ils soient porteurs d’intérêts catégoriels (les femmes, les autres hommes, les enfants, un sous-groupe d’alliés, une classe exploitée, etc.) ou qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes comme singularités, qu’ils manifestent leur « malaise » de façon « politique » (au sens où de Waal parle même de « politique du chimpanzé »), ou de façon seulement symptomatique, ces individus inventent sans le savoir leur propre position subjective.
Ce faisant, ils apportent ce qui tient lieu d’argument à-contre, et nourrissent la métaphore principale d’une culture en un sens de plus en plus proche de ce qu’on entend par là aujourd’hui : ils la contestent… en apportant des éléments de comparaison supplémentaires. Ils disent par exemple : « non, c’est la famille qui est la vraie société ». Ou encore : « le familier et la société, c’est plus ou moins semblable. Çà oscille à peu près en parallèle. Quand l’un et l’autre sont « injustes », ils vont mal, quand ils sont « justes », ils vont bien, etc. »
Et, reprenant les uns aux autres sur des générations les mêmes « mythèmes », les individus en question sont bien capables de parvenir à énoncer les « formules canoniques » du mythe selon Lévi-Strauss, qui sont simplement des métaphores élaborées. Ainsi, se souvient-on de celle résultant de la floraison des mythes oedipiens : « le désordre dans la parenté et la croyance excessive en l’origine locale des hommes vont de pair. »
Non, vraiment, il n’est pas trop difficile d’admettre qu’une métaphore, une comparaison « première », portée par tous les membres d’une société puisse se « reconduire » d’un âge à l’autre par l’entremise d’un débat intérieur.
Cependant, l’énigme qui reste vraiment à expliquer, c’est pourquoi l’énergie du commencement –la volonté de survivre en passant du petit groupe au grand- se conserve identique à elle-même -voire grandit- une fois que le grand groupe a déjà imposé sa variante de la métaphore, soit en la métonymisant – en faisant tolérer par exemple que les mots « père » ou « mère » soient surtout valables pour « la patrie », « heimat », ou « oumma »- soit carrément en la changeant en catachrèse (lorsqu’il n’y a plus aucun mot pour dire aucun autre groupe que le Sociétal lui-même).
Là encore, nous préférerons l’expérience en pensée la plus simple et la plus fidèle au rasoir d’Occam. Il s’agira ici de l’énergie du ressentiment.
Le lecteur aura bien lu : nous lui proposons, dans ce livre, de considérer que c’est précisément le sentiment négatif issu du dissensus, et jamais complètement pacifié par la volonté commune, qui va, tout au long de notre histoire, répercuter et propager l’énergie culturelle, présumée au départ seulement « positive » (tout au moins quant à la solidarité du groupe à construire face à une adversité angoissante.)
Pourquoi ? Comment ? N’oublions pas que tout le système, au-delà de l’hallucination « de groupe » et de la volonté de sa répétition, ne tient que par la conquête permanente de l’adhésion de chacun (de chaque petit Un en vis-à-vis du grand). L’invention du sujet, c’est donc aussi l’invention de la capacité de ce dernier de trahir la cause, de quitter le navire, de se « désaffilier » (dirait R.Castel), de se « dé-subjectiviser ».
Dans toutes les sociétés, y compris les plus soumises à une sacralité totalisante, l’individu existe comme point d’infraction possible : c’est pourquoi, d’ailleurs, il peut encourir de se tuer lui-même si la sacralité a été blessée. Même sans l’avoir voulu, le jeune Wakelbure dont Marcel Mauss rappelle qu’il a mangé de la femelle opossum interdite, meurt en trois semaines. Il s’agit bien de « lui » comme coupable, mais aussi de « lui » comme sujet suicidant, même pour se conformer à la loi. Le sujet n’a donc pas attendu la culpabilité chrétienne pour se pointer comme source unique… de la résistance à l’Un, même si cette résistance, névrotique ou folle, va finalement l’écraser en retour.
Ne croyons pas alors que l’énergie négative soit éteinte : les parents du « coupable » sont atteints, mortifiés ou éclaboussés. Il est même possible qu’une propagation du fait mortel ait lieu, rendant l’énergie du ressentiment ainsi diffusé bien plus importante qu’au moment de la première infraction.
Nous ne tenterons pas ici –comme on le ferait dans une étude ethnologique spécifique- de comptabiliser les grandeurs respectives et comparées du crime et du châtiment, ni même celles de la loi et de la souffrance à lui obéir. Il est très possible, d’ailleurs, comme le disait Lévi-Strauss, qu’il n’y ait pas d’économie des affects qui soit commensurable. En quoi un père cédant ses filles contre celles d’un autre est-il particulièrement « frustré » ? Rien ne permet de l’établir de façon sûre. En quoi une mère est-elle toujours diminuée dans la jouissance de ses enfants par le culte d’une « Grande mère » qui peut éventuellement lui arracher ses enfants pour le bien commun, tout en la gratifiant d’un mérite exceptionnel ? En quoi est plus ou moins tolérable la manifestation dans son propre corps d’un esprit maternel errant et hostile, si cette femme utilise aussi ce fantôme comme ambassadeur de sa propre cause auprès d’hommes qu’il terrifie ? On ne le saura jamais, même s’il faut toujours préparer des dispositifs pour parer l’urgence d’une irruption fatale.
Ce que nous pouvons, en revanche, affirmer sans crainte de trop nous tromper, c’est que, tant que l’adhésion de l’individu est exigée du Tout social, et cela par la simple répétition des rituels pratiqués « ensemble » -qu’ils soient massivement physiques ou réduits à la parole verbale-, tant que se reproduit la pratique de la « métaphore pour tous »…. alors du ressentiment est induit partout. Qu’il soit ici aigu, et là atténué au point de devenir plaisir, ce ressentiment général ressemble à une douleur diffuse signalant une surface de contact. Il est clair que rien ne permet de la faire disparaître puisque, d’un certain point de vue, c’est cette surface qui signale réciproquement les sujets de l’adhésion, et le Tout auquel ils doivent faire allégeance.
Imaginons que le Sociétal ait absolument gagné la bataille de la conviction et que tous ses membres fonctionnent désormais parfaitement –un peu comme dans ce qui est aujourd’hui attendu par l’idéologie de la cyborgisation des Humains, parcourant le cinéma hollywoodien. Aucune souffrance : dès qu’une blessure –physique ou morale- est introduite, est injecté un produit analgésique à effet total et immédiat (comme dans les jeux vidéo.) On voit bien alors que le « fait humain » disparaît, et avec lui l’énergie même de la volonté de totalisation. Que faire avec une armée de robots, une fois que tout est robotisé, s’il n’existe pas au moins deux survivants humains capables de souffrir en se combattant ?
Pour le dire autrement : l’énergie apportée de l’extérieur au démarrage du système culturel par la crainte partagée d’ennemis et par la conviction également partagée de l’importance de former un groupe unifié beaucoup plus grand, tend, à partir de certaines échelles de réalisation de ce vaste groupe, à être remplacée par une énergie intérieure. Celle-ci peut être simplement identifiée à la somme des souffrances que fait naître et grandir l’agrandissement du groupe à chaque étape et pour chacun de ses membres, dans chacun de ses aspects personnels.
C’est en effet ce « discomfort » qui nous force désormais à découvrir de nouvelles solutions, lesquelles, à leur tour, dérangeront des sujets, pris sous tel ou tel aspect de leurs intérêts, parfois de façon isolée, et parfois de façon massive.
Il ne s’agit d’ailleurs pas de considérer ici un progrès possible dans le « choix » de formes de malaises plutôt isolés ou bénins : on ne sait en effet jamais si, dans l’avenir plus ou moins proche, ce ne sont pas ces formes bénignes et minoritaires qui vont devenir envahissantes. Inversement, des solutions satisfaisantes pour de très grandes masses peuvent comporter des dangers liés à la massification (et bien envisagés par Elias Canetti), ne serait-ce qu’en cas de retournement de conjoncture, en obligeant l’hostilité à se déclarer à cette échelle, entraînant par exemple des centaines de millions de morts. Elles peuvent aussi « manger » le monde qui les soutient : nous voyons aujourd’hui apparaître ces problèmes.
Que peut-on dire, dès-lors, sur une possible histoire de l’« énergétique » de la culture humaine, sinon qu’elle est probablement un processus quasi-interminable, assignable à la relance et à la propagation incessantes du ressentiment ?
Nous proposons de travailler cette question par une méthode inductive, en partant d’un état imaginaire de complétude collective, puisque c’est bien cet état qui est visé au terme de tous les conflits possibles issus du ressentiment. Bien sûr, pour ne pas nous contredire, nous devons supposer l’état le plus proche de la complétude sans l’atteindre, puisque une fois atteinte, elle ferait disparaître toute énergie possible, éventuellement dans une explosion terminale.
Comment donc définir l’état de complétude sociétale le plus avancé possible, mais néanmoins « supportable »? Et puis, comment, depuis ce point imaginaire mais plausible, remonter le cours des principales arborescences qui auraient pu y conduire ?
On peut admettre que la situation la plus proche de la complétude sans y atteindre peut être représentée par un état qui ne permette plus la guerre entre entités politico-militaires. C’est en effet la manière la plus radicale d’en finir avec la causalité « extérieure » de la poussée vers l’Un, mais c’est encore la condition pour réduire les conflits internes à des « affaires de police », puis peut-être à de simples différences réglables par la négociation sociale.
On supposera aussi que cette situation est pratiquement celle que nous connaissons en début de deuxième décennie du troisième millénaire de l’ère chrétienne. Il est en effet clair que la guerre mondiale devient difficile à déclencher, bien que puissent se multiplier les « conflits de basse intensité ». Certes, rien n’est jamais sûr, mais le pire moins qu’il y a un demi-siècle, ou qu’au plus glacial de la guerre froide entre communisme et capitalisme.
Un autre aspect d’une situation de quasi-complétude est l’homogénéité des systèmes de communication et d’échange, ainsi que des systèmes de consultation politique et d’administration.
Là encore, nous y sommes «presque » : d’une part l’ensemble du monde est aujourd’hui relié au rythme de la lumière pour la communication immatérielle et l’information, appuyée par le recours généralisé à une unique langue : l’anglais international. D’autre part, la quasi-totalité des Etats ont adopté des règles proches et des formes de légitimation plus ou moins compatibles. Ils n’arrêtent pas de se consulter, de s’aménager les uns par rapport aux autres, de translater leurs lois, de copier leurs constitutions et leurs réglementations. Le plus souvent soumis à des traités ou des institutions quasi-universels, ils sont en train de devenir les arrondissements d’un Etat-monde virtuel, dont les catégories fondatrices sont celles construites par l’Organisation des Nations Unies à partir, notamment de la déclaration des droits de l’Homme de 1948.
Il existe certainement des disparités profondes entre pays et à l’intérieur de chacun d’entre eux. Des déséquilibres extrêmement importants subsistent ou se développent, notamment entre régions d’emploi et de sous-emploi, entre économie financière et réalités de l’activité actuelle et future, entre ressources et démographies, entre humanité et nature, etc.
Mais nous pouvons néanmoins partir de la situation présente comme approximative d’un modèle d’unification mondiale, de mondialité réalisée plus que de « mondialisation » ou de « globalisation », expressions devenues en vingt ans presque surannées.
Il est patent que cet état actuel de « quasi-mondialité » n’est pas poussé tout-à-fait au point de représenter l’idéal « ultime mais encore supportable » dont nous avons fait le point-clef de tout notre raisonnement.
Toutefois, certains linéaments en sont déjà bien lisibles, dont nous pouvons encore déduire des orientations vraisemblables, avant de tenter notre exercice de remontée aux sources. Ainsi, nous voyons bien que le « libéralisme » qui a réussi à l’échelle planétaire à susciter d’énormes flux financiers et économiques, a produit aussi –contrairement à la « joie de vivre » que Nicholas Georgescu-Roegen- assignait comme but à l’économie- une énorme quantité de ressentiment. Celui-ci s’établit sous trois espèces liées :
-l’impression d’avoir été massivement « grugés » par une élite mondiale de l’argent, qui recourt aussi bien aux dominations politiques les plus dictatoriales qu’aux dispositifs les plus libéraux, et le sentiment d’esclavage induit par l’endettement à vie et sur plusieurs générations.
-l’angoisse de devenir « inutiles » par l’accès de plus en plus faible aux emplois.
Il y a tout à parier que les décennies à venir seront marquées par les tentatives de « libérer » l’humanité comme telle de ces souffrances, d’ailleurs intriquées, la réélaboration de formes de résolution remontant à des millénaires : pour ne citer que l’antiquité occidentale, on se souviendra que la limitation de l’esclavage pour dettes remonte à Solon, mais se répercute dans la problématique romaine tardive des Gracques. On la retrouvera, entre autres, dans les Amériques des XIXe et XXe siècle.
Cet exemple n’est pas donné ici pour faire apparaître comme probable ou plausible une « révolution sociale mondiale » finissant par incarner presque malgré eux les idéaux marxistes, pourtant fourvoyés maintes fois dans des impasses et des illusions douloureuses à l’échelle de centaines de millions de personne (s’agissant par exemple des dérives staliniennes ou maoïstes).
Il n’est cité que pour indiquer certaines pistes concernant la pluralisation future à partir de l’actuel.
On peut, par exemple, penser qu’une certaine « justice sociale » et économique peut et doit être instaurée à l’échelle mondiale, passant en partie par l’affinement de mécanismes du marché, et en partie par la technobureaucratie –honnie par Von Hayek et toute l’école du mont-Pélerin-.
Mais que faire du non-emploi, chronicisé par le recours de plus en plus structurel à l’automation et la télématique ? Voila, probablement, une ligne de faille irréductible, tout comme celle, moins lisible, des limites de l’action humaine sur la nature. Nous y reviendrons, mais pour l’instant, reprenons, pour ainsi dire à l’envers, le fil de l’histoire ayant abouti à cette situation, et posons la question suivante : comment en est-on arrivés là ?
Ou, plus exactement : comment le maintien de l’énergie « désirante » du ressentiment (on veut ce dont on pense avoir été privé par l’adhésion obligatoire, « castratrice », du sujet au Sociétal-Monde, comme forme ultime de « l’être ensemble ») est-il directement cause du nouage des lignes historiques ayant abouti à la situation actuelle ?
Comment ce maintien peut-il expliquer que l’histoire se dirige vers une Unité du genre humain lestée d’au moins deux grands problèmes chroniques : d’une part, la concentration de la richesse et l’extension de la pauvreté chronicisée, et de l’autre l’élimination de l’humain hors la production, c’est-à-dire dans une perspective combinée, très précisément prévue par Hegel à propos de la société civile, celle d’une immense catastrophe sociétale ?
Retraduisons ces questions dans les termes de notre « théorie culturelle des passions » : le ressentiment le plus énergétique semble bien s’être porté, au fil des siècles, sur les deux faces d’un même antagonisme concernant la liberté d’agir.
Si le ressentiment consiste à surtout à récuser l’appartenance illimitée, écrasante, le désir qu’il porte vise à maintenir une part de liberté. Or cette part, lorsqu’on est situé dans une société massive, consiste essentiellement en quelque chose qui est soustrait au contrôle collectif. Le sujet se manifeste comme auteur de cette soustraction, de ce retrait. Il le peut essentiellement par deux voies complémentaires :
-il enlève à autrui la pleine capacité de produire ses propres moyens de vie ; il accapare le rôle de « producteur ».
-il prétend en même temps limiter la part des biens qui doivent aller simplement au maintien de la survie de cet autre confiné dans le parasitisme. Il borne le revenu d’autrui en deçà de ce que celui-ci obtiendrait avec le statut de producteur. Il le rend improductif et pauvre.
Le ressentiment porté par le sujet récusant le Sociétal par la liberté d’agir, se transfère alors en partie à l’improductif pauvre, qui exige, désormais d’être reconnu comme sujet, cette fois au contraire sous couvert du Sociétal. Ce dernier n’est donc plus –pour le grand nombre des Pauvres placés en dépendance improductive durable- synonyme de Totalité aliénante, mais de système protecteur. Surgit l’apparence d’un conflit social pur entre « l’entrepreneur » et l’actif improductif. Ce conflit oscille entre une situation « libérale » où l’entrepreneur impose sa propre version du ressentiment (contre la limitation de la liberté d’agir), et une situation « socialiste » où c’est à l’inverse l’actif improductif qui tente de promouvoir la sienne, à commencer par l’exigence de faire reconnaître son activité comme production, ce qu’elle n’est pas, puisqu’elle est souvent pur prétexte à un entretien minimal de sa simple existence (de sa « vie nue » dirait Agamben) par l’Etat.
Dans une conjoncture évoluant principalement dans l’oscillation entre ces deux pôles, il est possible que l’Etat-Nation, expansif ou non, impérial ou non, devienne une structure indispensable d’arbitrage, de conciliation et d’ordre. Cet Etat-Nation réalise en effet le cadre pour une masse humaine importante, à une échelle telle que l’inégalité (des revenus) ou l’expulsion (des emplois productifs) peuvent être traités avec une rigueur et une souplesse suffisantes.
Mais, toujours en remontant dans le temps, nous voyons les entités « nationales » se dissoudre ou se réduire à des groupements plus petits, parfois englobés dans de vastes ensembles multinationaux.
Est-ce que cela correspond à des formes de l’énergie du ressentiment qui s’éloigneraient du modèle plus récent ? Apparemment non, puisque la « populace » à la fois très pauvre et désoeuvrée est une constante dans des sociétés de structures différentes. Au moins doivent-elles toutes être très nombreuses, ce qu’elles ont déjà en commun avec des cultures beaucoup plus tardives, mais qui ont « retrouvé » le nombre ou multiplié celui-ci.
Un trait se révélerait donc ici : pour qu’une totalité sociétale fonctionne surtout, dans sa visée énergétique fondée sur le ressentiment, grâce à l’opposition centrale richesse-liberté d’action/pauvreté-exclusion de l’action, il faudrait –et il suffirait peut-être- qu’elle soit très nombreuse. Nous pourrions alors en déduire, cette fois dans le sens du passé vers l’avenir, que la magnification de ce trait dans la société mondiale ne tiendrait pas tant à son unicité « terminale » qu’au nombre gigantesque d’individus qu’elle contient (bientôt 9 milliards de personnes).
Dans des cultures plus anciennes encore, dont le nombre, la densité, tombaient au dessous des chiffres nécessaires à « une masse », il n’en allait pas de même parce que le producteur-auteur ne pouvait pas déposséder de grands nombres de gens de l’utilité incontestable de leur activité, et ne pouvait pas non plus les démunir d’un revenu lié à cette activité, sauf à les changer en esclaves.
Cependant, comme Hegel l’a bien montré, le rapport maître-esclave stricto sensu n’avait pas le même sens que le rapport producteur-improductif puisqu’il réunissait au contraire activité utile et non-liberté, ou à l’inverse pure liberté et oisiveté (studieuse ou non). Là encore, repasser à l’envers le « film » des modes de production et d’existence a un effet révélateur : cela dévoile que, dans le sens du temps, l’énergie du ressentiment préfèrera finalement regrouper ensemble tous les avantages (agir, être libre) et d’un autre côté tous les inconvénients (être contraint, ne rien faire), plutôt que de les croiser : le système du maître oisif ne marche donc qu’un moment avant de laisser la place à une tendance encore plus aliénante pour les uns, plus satisfaisante pour les autres. On pourrait presque anticiper, en suivant la même pente, que le système « pénultième », s’inspirant des films sur les zombies, fera des maîtres du futur les seuls humains à la fois libres et utiles !
Dans l’autre direction, en se rapprochant encore davantage des commencements, c’était bien la liberté de ne pas participer, fut-ce en produisant pour sa famille, qui apparaissait comme marque « première » d’un sujet : le héros, par exemple, défiant les lois humaine et naturelle. Bien entendu toutes sortes de ruses pouvaient contribuer à cette résistance, comme ce cas de « criminel » sacrilège, cité par Lévi-Strauss, et qui s’en tire en devenant lui-même… chamane, occupant ainsi la seule position licite pour pouvoir continuer à défier l’ordre symbolique !
Utilisons maintenant notre petite machine à triturer la temporalité pour obtenir un « accéléré ». Nous pourrions articuler un ensemble de temps composites, et hasarder que le sujet actuel, sujet pour ainsi dire évacué, vidé, ne rechercherait pas tant la liberté (de chômer ?) ou l’activité casernée, mais plutôt à forger un « monde à lui » et différent des autres, à la surface du système totalisant qui ne le fait exister que dans l’inexistence numérotée, ou dans l’isolement d’une élite mondiale extrêmement minoritaire.
Autrement dit, en tentant maintenant l’exercice certes trop audacieux de tracer la ligne la plus directe entre le sujet des commencements et le sujet post-moderne, nous pourrions dire que l’on passe, par remaniements successifs du ressentiment comme moteur principal et formateur du phénomène subjectif lui-même, d’un désir de liberté dans la totalité, à un désir d’exister hors d’elle, au prix de s’attacher à d’autres contraintes. C’est ce qui rendrait compte du changement de la poussée libidinale essentielle (encore « motorisée » par le ressentiment) en direction d’une quête de pluralité. D’une pluralité de mondes de vie représentant la possibilité de modes d’existence différents, et par tant, substantiels.
Alors surgirait peut-être un nouveau problème : est-ce que le passage du désir d’être libre (caractérisant une partie de notre histoire après le premier âge métaphorique) à celui, plus récent, d’exister hors de la totalité, ne s’accompagne pas d’un deuxième changement radical dans la nature même de tout désir ? Après la métamorphose d’une poussée vers la grandeur en ressentiment de ne pas être reconnu dans cette grandeur, ne s’agirait-il pas, désormais, de délaisser carrément la grandeur pour trouver un monde parmi d’autres (la planète devenant un « multimonde »), à la dimension du sujet, quitte à s’y lier par de nouveaux efforts et obligations ?
Ne sort-on pas d’une libido du ressentiment, avec la problématique de la pluralisation de la totalité,? Et dans ce cas, quelle histoire nouvelle s’inaugure-t-elle ? L’énergie de toute notre aventure culturelle (à la fois cruelle, tragique, et parfois rédemptrice) s’y trouve-t-elle préservée, bien que sous une nouvelle forme ?
Voici quelques unes des questions que nous allons maintenant soulever.
La quête de pluralité comme sens actuel d’une histoire de la subjectivité
Il doit être bien clair pour le lecteur que le propos de ce livre n’est pas de disserter sur « l’histoire universelle » entre Arnold Toynbee, Samuel Huntington ou Jared Diamond, entre Merritt Ruhlen pour l’origine des langues, Peter Brown pour l’antiquité tardive, Fernand Braudel pour la civilisation méditerranéenne, ou Eric Hobsbawm pour l’ère des empires européens, etc. Il s’agit exclusivement de l’histoire subjective, c’est-à-dire de l’histoire de l’énergie désirante suscitée, puis transformée par le fait culturel humain.
Bien sûr, dira-t-on, c’est presque aussi vaste, et tellement entremêlé qu’on se demande où commence une simple histoire factuelle de l’espèce et ou finit celle de la subjectivité. Ce qui les départage, c’est le but du chercheur : l’évolution technologique, par exemple, ne nous intéresse pas directement pour ce qu’elle permet à l’humanité de réaliser un bond démographique –peut-être d’ailleurs fatal- mais parce qu’elle « technicise » le fait culturel, parce qu’elle change la façon de métaphoriser, de comparer, et parce qu’elle donne à tous de nouveaux objets symboliques alimentant leur hâte de participer à la poussée vers l’Un, et soutenant les formes de « haine » et « d’amour » (son revers) qui a donné pendant un grand nombre de millénaires –et donne encore- son énergie à cette impulsion.
Cette histoire subjective, à la différence de l’histoire tout court, et généralement au grand dam des historiens, possède bien « un sens ». Braudel, ici, pousserait les hauts cris et il aurait raison… de son point de vue d’historien. Mais pour un théoricien de la culture humaine, et partant de ses traits constants aussi bien que de ses changements internes, il est strictement impossible d’évacuer « le sens ».
Celui-ci –comme l’a bien établi l’anthropologue Claude lévi-Strauss, mais dans un registre finalement formaliste, qui n’est pas sans faire penser au « cérébralisme » d’un Chomsky- se constitue, et se maintient ensuite dans l’opération « rapprochant » au moins (et souvent au plus) deux idéalités. Ce rapprochement (ce que, rappelons-le encore une fois, veut dire « parabole », fait de parler) est chargé d’un sens important, voire vital pour les Humains, parce qu’en le réalisant, ils permettent d’imaginer, de créer et d’établir des formes sociétales moins vulnérables. Nous avons entrevu comment. Ce sens originel se continue ensuite sous l’effet d’une transformation de l’énergie « constituante » (désir d’être plus nombreux) en énergie « résistante » (désir d’être reconnus dans la totalité humaine). Le premier sens d’une histoire subjective longue devient alors celui du passage entre deux formes d’énergie désirante (l’une « positive » ou mieux : consensuelle), l’autre « négative » ou mieux : passionnelle). Il se trouve que, dans une perspective qui se découvre dans la mondialité contemporaine, le sens se modifie encore : à l’approche d’une totalité rêvée de tous temps, ce qui se présente est plutôt la métamorphose d’une énergie « du ressentiment » en énergie « conversationnelle ».
La métaphore conversationnelle n’est pas à prendre au premier degré, dans une espèce de facilité bienveillante, comme si, brusquement, l’Humain était appelé à « devenir bon », à entrer dans une sorte de paradis du débat civilisé et de la douceur intersubjective. Loin de nous cette conception suave.
Mais nous ne pouvons nous interdire de constater que si le désir, désormais, se tourne vers une séparation des objets, seule capable de rendre supportable une société-monde réalisée, alors il faut bien que soit limité l’agonisme potentiel entre les groupes s’affiliant autour de chacun de ces objets. Il faut bien que çà pactise un minimum pour que chacun puisse exister dans sa spécificité reconnue. Il faut que des frontières soient relativement respectées.
La théorie conversationnelle –qui n’est pas, on va le voir, la théorie de l’agir communicationnel selon Habermas- a besoin de la reconnaissance de la différence substantielle entre des façons collectives de vivre, bien que cette différence donne toujours lieu à un conflit au fond irréductible. C’est d’ailleurs précisément parce que les positions en jeu sont inconciliables, impossibles à « métisser » (en désaccord avec les illusions d’un Edouard Glissant), et même éventuellement incapables au fond de s’admettre réciproquement, qu’un pacte de conversation doit être établi et protégé, dont le contenu est évidemment distinct du jeu « spontané » des dimensions elles-mêmes.
Il ne s’agit pas, entendons-nous bien, de gommer le contenu des différences pour se concentrer sur la procédure du débat –formalisée et entretenue par des maximes de bienséance- mais de comprendre les contenus différents dans leur ouverture à l’impossible réduction, de telle façon que les règles de communication et d’échange interdisent la destruction mutuelle. C’est même parce qu’on aura considéré « en soi-même » éventuellement le caractère parfaitement intraduisible d’une positionalité que l’on se rendra capable de poser les règles négociables les plus efficaces pour empêcher l’implosion finale, projetant la barbarie sur le monde.
Pour qui veut se familiariser avec l’approche anthropologique la plus universalisante, celle qui, d’une certaine manière, accompagne et commente savamment depuis le XXe siècle la montée de l’Humanité vers son stade unicitaire, il est impossible d’ignorer un fait manifeste : la plupart des grands noms de la discipline n’ont pu éviter de former des modèles de pluralité.
Chose plus étonnante encore, ces modèles sont presque toujours des modèles tétralogiques, des matrices à deux dimensions croisées.
Nous ne pouvons éviter d’en explorer ici le trésor, sans quitter de vue notre objectif : comprendre comment la pluralité et l’universalité s’appellent pour ainsi dire réciproquement, notamment en perspective de notre « planétitude » en formation.
Pour ce faire, posons bien en évidence sur notre plan de travail le cadre d’interprétation des modèles de pluralité « positionnels » qui ont fasciné les grands anthropologues et ont souvent accaparé une bonne partie de leur vie. Ce cadre, c’est celui-ci :
-Les matrices à deux dimensions croisées sont privilégiées par les anthropologues de l’universalité, parce qu’elles renvoient simplement à la tendance humaine à produire des « métaphores principales », qui sont des comparaisons frontales, des dualismes.
-La tendance à la « tétralogie » résulte simplement du fait que lorsque vous opposez deux principes, ils peuvent toujours s’affronter préférentiellement dans un sens ou dans l’autre. Si l’on prend en compte le «style » de l’affrontement, ce qu’on pourrait appeler sa « modération» par l’autre, il y en a donc toujours au moins deux, ce qui, symbolisé par un tableau, donne au moins quatre polarités, quatre « positionalités » de référence majeure.
Ce que nous nous proposons ici de montrer, c’est que les grands schémas matriciels utilisés comme outils principaux de compréhension de l’Homme par les anthropologues universalistes (ceux qui ne se sont pas laissés réduire par l’académisme à des « terrains » ethnologiques microscopiques), sont tous des tentatives d’approcher le « mystère des mystères » humains ; à savoir : le secret d’une déformation systématique du jeu anthropique tendu vers l’Un, de telle façon que cet Un ne survienne… jamais !
Bien comprendre ce mécanisme est évidemment essentiel pour notre propos : doit-on attendre qu’il se manifeste à nouveau en « régime mondialitaire » et comment ?
Pour répondre à cette question, nous allons tenter cette fois une expérience « photographique » consistant à superposer un certain nombre de modèles tétralogiques, un peu comme, pour imaginer à quoi ressemble le visage humain « en général », certains artistes ont pu superposer en transparence celui de milliers de personnes photographiées dans le métro.
Qu’on se rassure, nous n’irons pas jusqu’à ces grands nombres. Comparer les structures d’une dizaine de schémas « essentiels » peut déjà donner des indications intéressantes, en particulier sur les opérations à pratiquer pour que les quadripodes puissent se superposer logiquement.
Nous partons en effet d’une hypothèse cohérente avec notre cadre de référence : tous les schémas anthropologiques ayant ambition de représenter la pluralité des grandes dimensions humaines sont traductibles les uns dans les autres, car ils ne font que refléter, plus ou moins consciemment, la « métaphore essentielle » dont nous avons établi à tout le moins la plausibilité comme constante culturelle à travers notre histoire.
Le lecteur attentif aura, en cette occasion, reconnu l’ambition propre du présent travail : prétendre atteindre enfin les signifiants « définitifs » de cette métaphore ; ou au moins ceux qui sont le plus substantiels et les plus fondamentaux. Assumons cette ambition, qui, après tout, est celle de tout anthropologue qui se respecte encore une fois sorti de sa tribu favorite.
Traduire les modèles de pluralité les uns dans les autres ne signifie pas pour autant que l’on va finalement tous les figer dans la même figure : ce serait nier nous-même le principe de pluralité ! Nous pourrons, au contraire, constater qu’ils viennent préférentiellement se loger dans un mode d’interprétation de la pluralité : il existe une pluralité de visions de la pluralité !
Néanmoins celle-ci est aussi structurée et limitée que… la pluralité fondamentale. En ce sens, les anthropologues n’échappent pas à la divergence de leurs opinions, pas plus en tout cas que les gens qu’ils étudient. Ils sont acteurs, témoins et symptômes de la pluralité dans leurs efforts mêmes de la fixer objectivement, et bien sûr, l’auteur de ces lignes ne s’évade pas non plus de cette contrainte, bien que se plaçant à un tour différent du même circuit.
Il existe, en gros, quatre façons « passionnées » pour les anthropologues d’appréhender la métaphore culturelle centrale de toute culture, et en même temps de juger de sa « pluralisation » au cours des conversations ou des évolutions mythologiques.
On peut ainsi préférer que tout se passe en un même lieu soit psychique(1), soit matériel(2). Ou bien au contraire, se laisser séduire par la séparation, qu’elle soit plutôt mentale (3) ou plutôt « affective » (4).
Il n’est pas injuste de situer Marcel Mauss et surtout son admirateur Alain Caillé au pôle (1) où l’on considère indispensable l’intervention du sujet du don, c’est-à-dire la présence d’une totalité « intérieure », nécessaire intermédiaire quasi-métaphysique dans les circuits de l’activité sociale. Car qui dit « don », dit obligatoirement, sujet suffisamment indépendant pour faire barrage aux échanges automatiques, ou à tout le moins, frein à tout fonctionnement sociétal machinal.
A partir de cette conviction de la nécessité d’un sujet-maître au cœur de tout dispositif, il y a, pour ces auteurs (et bien d’autres), une reconnaissance de la pluralité. Mais celle-ci tend à n’être que la projection de l’intériorité du sujet. Ce n’est pas un hasard si Alain Caillé, dans sa présentation des catégories de Mauss, se réfère aux quatre buts de la vie (purusharthas) pour l’hindouisme et le bouddhisme : Le Kama : le plaisir (ou l'amour). L'Arthà : la possession matérielle. Le Dharma : la loi , et la Moksha : la libération dans la mort. Caillé les réintègre ensuite dans les formes sociales prises en compte par Mauss : la possession comme individuation et rivalité, source de guerre et de mort ; l’amour et la loi protégeant l’alliance et la paix.
Pour les partisans de ce point de vue, il existe certes un « enchevêtrement » de pulsions premières, mais au fond, c’est bien un « sujet souverain » -celui de l’Humain symbolisant- qui les assemble en lui-même, avant d’en partager l’expérience, fut-ce par un échange très réglé. C’est bien le « sujet du Don », que Mauss attribue notamment à la circulation des biens symboliques dans le système étudié par Malinowski chez les « Argonautes du Pacifique ».
Or, il suffit de revenir au texte légendaire de ce dernier pour constater que son choix épistémologique n’est pas du tout celui que lui attribue Mauss. Malinowski relève plutôt d’un empirisme « particulariste », affiché comme tel, et dont le meilleur éloge revient peut-être à Clifford Geertz, au travers de ses idées « d’épaisseur » ou de « flou » d’une société, ou encore « d’ anthropologie pluraliste », c’est-à-dire non structuralisée. Voila donc notre deuxième pôle (noté 2), après celui du Sujet-souverain du Don : celui « de l’objet particulier. »
Observons néanmoins que l’objet particulier fait fond sur une totalité naturelle tissée d’innombrables occurrences particulières quand ce n’est pas de singularités indéchiffrables. Autrement dit, l’option « sujet » et l’option « objet » ne s’opposent pas dans le registre d’une universalité « homogène », qui est bien soit celle de « l’esprit », soit celle du « réel ».
Mais quand est-il des deux autres polarités annoncées ?
Nous pouvons en esquisser les positions à partir des deux premières : elles leur seraient intermédiaires. Qu’en est-il donc de médiations entre sujet (souverain) et objet (particulier) ? Au plus simple, il s’agira d’une « ambassade » de l’objet vers le sujet (3), et inversement, d’une autre, orientée du sujet vers l’objet (4).
Si nous considérons plutôt la façon dont une volonté s’objective, passe dans le fait social, et finit par être incarnée par lui, nous rencontrons immédiatement toute la filiation de la pensée durkheimienne. Trois auteurs s’imposent ici, dont les conceptions de la pluralité sont assez parentes pour que la traduction ne les trahisse pas trop : il s’agit, après Durkheim, de Mary Douglas et de Philippe Descola. Pour avoir fondé l’école où enseigne ce dernier, Claude Lévi-Strauss occupe une place légèrement décalée dans ce « phylum », parce que ce qui l’intéresse essentiel-lement n’est pas la constance d’une pluralité, mais la façon, au contraire, dont une entité sociétale se maintient semblable à elle-même -et à un cristal-, en usant de toutes les transformations possibles entre ses traits culturels.
Ici, Lévi-Strauss sort paradoxalement de sa propre intention, puisqu’à réfléchir sur la manière dont le synchronique perdure au travers du diachronique… il produit une théorie de ce dernier. C’est d’ailleurs une théorie qui est assez proche (bien que plus complexe) dans sa méthode de celle que nous avons explorée ici à propos de la reconduction de l’énergie du désir au travers de motifs alternants (amour de l’unité, haine de l’altérité).
Pour ce qui est de Durkheim, Douglas et Descola, (les trois D) un petit décryptage est nécessaire pour un lecteur pas nécessairement familier : le premier ouvre la voie avec quatre types de suicides (anomique, altruiste, égoïste et fataliste) qui sont pour lui symptômes de quatre grandes façons d’être dans la vie sociale. Les suicides anomique et fataliste sont essentiellement respectivement les effets d’un manque et d’un excès de société (Mary Douglas dira : de « groupe»). Quant à l’opposition « égoïsme », « altruisme », elle dépend d’une variation dans le positionnement à l’intérieur d’une société donnée (Mary Douglas dira : « grille», « structure », ou « hiérarchie »).
Dans les conceptions de cette lignée, notons que l’on s’intéresse surtout à la façon dons l’institution « se » pense et produit du même coup des sujets, qui ne sont donc plus centraux pour le fonctionnement de la métaphore principale, mais qui la reflètent –pris collectivement- dans leurs choix positionnels. Il y a là, du point de vue de ces auteurs, un attachement à la question de la « norme », de la règle dont le paramétrage va littéralement créer le type de société, et aussi le type de sujet. Pour eux, la pluralité est essentiellement l’effet d’un paramétrage entre totalité et particularité.
C’est à partir de ces derniers concepts que la position de Philippe Descola peut s’expliciter : en étudiant toutes les possibilités de relations intellectuelles à la nature, cet anthropologue finit par nous proposer quatre façons… de définir les oiseaux. Ces façons sont extraites de contextes concrets extrêmement différents, et ne se croisent pas dans une « vraie » conversation, mais elles sont comme des pointes émergées de l’histoire et de la diversité culturelles : il ne tiendrait qu’à nous de les faire se rencontrer dans un débat conscient et politique, surtout au stade mondialitaire.
Or les quatre grandes positions que Descola dégage en leur assignant des emblèmes aviaires se rassemblent d’elles mêmes en deux couples, l’un fasciné par la totalité, le second par la particularité.
Ainsi, les naturalistes (des modernes rassemblés derrière le perroquet-machine de Descartes) ont-ils en commun avec les « animistes » (intéressés à la maîtrise spirituelle à distance d’un faucon) de croire dans une totalité : celle du monde naturel, ou celle de l’esprit. A l’inverse les « analogistes » (anciens australiens observant la division des oiseaux en classes agressives ou pacifiques) et les « totémistes » (intéressés à grouper ensemble certains toucans et certains hommes) sont-ils passionnés par le mode de division, de séparation, bref l’opérateur de comparaison). Bien entendu, Descola lui-même n’échappe pas à son modèle : bien que moderne, il nous présente un système divisé, au fond assez proche dans l’implicite de celui de Mary Douglas. Tout comme elle, il appelle à un « respect » des modes d’existence sachant reconnaître l’altérité en eux-mêmes (comme celui des Australiens ou des Jivaros), tout en indiquant qu’il nous faudrait modérer nos tendances « totalisantes », qu’elles soient naturalistes ou animistes.
Comme notre propos se situe précisément dans l’interrogation sur la pluralité « nécessaire » en régime d’humanité planétaire, nous sommes évidemment convoqués par cette position plus que par d’autres. Disons d’emblée, avant d’y revenir au terme de notre exploration des quatre positionalités, que celle-ci prend le risque d’un moralisme, et aussi d’une mortification dans l’ennui d’une recherche d’équilibre et des critères de sa mesure et de son « respect ».
Nous sommes aussi fixés dans une orientation fascinée par la compilation, la vérification, l’érudition, bref, dans ce qu’un fameux étranger à l’anthropologie, Jacques Lacan, appela « le discours de l’universitaire », censé proposer indéfiniment le comblement impossible d’un manque par un savoir.
Non que le discours maussien du Don n’y soit pas aussi… sujet, mais néanmoins, on le remarque, il demeure dans un quartier un peu plus éloigné des dispositifs les plus légitimes et les plus mobilisateurs. L’affirmation du sujet-maître, plus proche de la politique (telle qu’elle intéresse d’ailleurs aussi bien Marcel Mauss que son émule Alain Caillé), connaît quelques frictions avec le pur académisme qui se noie avec délice dans la multiplication des spécialités pulvérulentes.
Pour en finir, donc, citons au pôle restant, des auteurs qui présentent des comportements de « fuite » ou d’évitement par rapport aux trois secteurs évoqués précédemment. Ils sont justement caractérisés par une envie de métissage avec d’autres approches, quand ils ne proposent pas leur propre interprétation de l’anthropologie, par exemple à partir de la psychanalyse. On sait que Lacan, sur ce point, ne fut pas moins intéressé que Freud à « mordre le trait » qui sépare les champs disciplinaires, même si, à tout prendre, le fondateur de la psychanalyse fut plus audacieux, et par tant, plus contestable.
On ne peut éviter, non plus, de citer Jung, précisément parce qu’il fut celui qui, abandonnant carrément la route du scientisme de bon ton, opéra une jonction avec la mystique et des formes artistiques associées. Certains chercheurs comme Michel Boccara ou Bertrand Méheust suivent aujourd’hui ce fil fragile où est mise en cause la limite de la scientificité. La « mauvaise réputation », (dispensée par le consortium des trois autres positionalités) les suit comme une ombre, parfois aggravée par tel ou tel scandale sorbonnard.
Dans ce secteur « flirtant avec l’irrationnel » diront certains, y rejetant aussi bien la psychanalyse que « les autres charlatanismes », la pluralité apparaît aussi à sa façon : c’est le règne du symptôme, c’est-à-dire quelque chose d’incertain et de significatif à la fois, de « chargé de sens » sans qu’on sache très bien de quoi il s’agit. On est évidemment proches, ici, des difficultés du totémisme, dont Philippe Descola rappelle qu’il ne sait jamais très bien si tel ou tel phénomène relève d’un homme, d’un esprit parent ou d’une animalité étrangère. Bien entendu, c’est cette difficulté même qui fait tout le plaisir de cette position « suspecte », et justifie probablement un attachement tout aussi acharné des auteurs qui s’y vouent.
Chaque grand auteur montre donc –qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non- une appétence particulière pour l’un de ces quatre types de position, et, en contrepartie, témoigne d’un certain rejet envers d’autres. Ce faisant, il fait exactement ce que chaque personne pratique dans la vie quotidienne, à partir d’une orientation plus ou moins soutenue de son engagement subjectif. La seule différence est que, faisant le choix d’une position à l’intérieur d’un registre sophistiqué de savoir, il s’oblige lui-même à reconnaître les autres suffisamment « objectivement » pour qu’on admette, dans la communauté universitaire, qu’il a produit œuvre utile pour tout le monde.
Encore que ceci n’exclue pas la polémique ou le jugement péremptoire . Clifford Geertz, par exemple, évalue très sévèrement « l’universalisme abstrait », ou la « machine infernale à faire de la culture » de Lévi-Strauss, lequel, après avoir admiré la psychanalyse, lui adresse des critiques impitoyables. J’ai personnellement entendu Mary Douglas (pourtant d’une exquise urbanité) lancer d’acerbes et ironiques remarques à propos de collègues fort savants, et marquer fortement son désaccord sur d’autres découpages culturels (comme ceux que proposait Louis Dumont pour différencier sociétés hiérarchiques et égalitaires). La défiance d’Alain Caillé à propos des déterminismes économiques (qu’il voyait impliqués par telle « sociologie des intérêts ») est manifeste. La méfiance de tous les auteurs positionnés hors du quadrant « jungien » pour tout ce qui inspire une proximité d’âme avec « l’irrationnel » est absolument patente, et pas seulement de la part de psychanalystes voulant rassurer sur leur participation au « projet scientifique » freudien.
Mais au fond, qu’est-ce que tout cela prouve, sinon que les « preneurs de positions » sont logiques avec eux-mêmes ?
Cela démontre aussi autre chose : que nous ne faisons pas ce que nous voulons quand nous soutenons des énoncés de pensée. Dès que nous entrons dans un certain canal propositionnel, nous sommes entraînés à concevoir le monde sous un certain angle, dans certaines dispositions aussi bien intellectuelles qu’affectives. Nous sommes « saisis » entièrement comme sujets de nos propos, et donc sujets à leurs effets sur nous. La pluralité que nous reconnaissons, au mieux par politesse, n’est jamais que notre conception de la pluralité et de la conversation idéale qui nous semblerait possible à partir de notre point de vue sur elle. Or cela ne se passe pas ainsi, ni dans la vie quotidienne, « cet enfer » induit par la pluralité réelle –celle évoquée par Hannah Arendt et simplement constituée du fait que les hommes sont nombreux et se renouvellent constamment- que dans le vie intellectuelle, en apparence pacifiée par les règles de bonne conduite académique.
Ce qui se passe ressemble plutôt à ceci : chaque position, lorsqu’elle rencontre l’autre se sent niée par elle. Il y a aussitôt malaise, puis raidissement, alternance de tentatives de conviction, de séduction, de refus, de récusations, de manifestations de colère, d’actes de guerre plus ou moins ouverte, avant que les protagonistes ne reviennent à de la négociation contrainte. Nous sommes dans un procès sans autre clôture possible que du fait d’une réalité extérieure, d’un arbitrage étranger. Et moins le jugement extérieur devient possible, plus la bataille intérieure devient infernale. Du même coup, nous voyons apparaître la vérité subjective du débat avec encore plus de force incontournable : chaque positionalité laisse transparaître son aspect étrange ou fou, à tout le moins travaillé dans son côté psychique.
Prenons d’abord la positionalité que nous avons étiquetée celle du « sujet souverain ». Projetée sur le seul terrain d’une anthropologie de bon ton, elle peut très bien donner lieu à des échanges riches, fructueux, amicaux. Mais si on la ramène à la conviction sans appel qu’il « faut » du sujet dans tout système d’échanges, sans quoi nous risquons de sombrer dans une mécanicité affreuse, nous sommes proches d’une rupture. Il suffit alors que notre conviction intérieure l’emporte pour métamorphoser notre relativisme poli en stratégie défensive et agressive, alimentée par ce qu’il faut bien nommer, en nous appuyant sur la clinique psychiatrique, une tendance « paranoïaque ».
Celle-ci en effet, n’est rien d’autre, dans toutes ses variantes, qu’une certitude à propos de la présence, quelque part, d’un pur sujet, auteur d’une intention efficace à propos d’autrui. Ce pur sujet, c’est bien sûr « moi-même », mais, son intention étant supposée agressive, je vais secréter une culpabilité et tenter de me débarrasser de celle-ci en l’attribuant à l’autre : « ce n’est pas moi, c’est lui ». C’est ainsi que le personnage persécuteur se concrétise peu à peu, par exemple en prenant la figure du père ou du médecin.
Mais Freud ne réduit jamais cette posture à la seule clinique des « fous ». Il en parle ouvertement à propos de la position prise par un peuple entier à l’égard d’un autre, dans des circonstances pouvant aboutir à des guerres. Pour revenir à la position tenue dans l’anthropologie par ceux qui se réclament du « sujet du don », il est clair qu’il n’apparaît pas là de trace sensible d’orientation « paranoïaque ». Il s’agit en effet d’un milieu très civilisé, hautement cultivé, où la reconnaissance du sujet « pur » est médiatisée par des considérations diverses et variées quant à ses déterminations sociales, politiques, religieuses, etc. Nous demeurons bien dans le cadre anthropologique. Reste cependant un soupçon : c’est le seul groupe qui admet que « l’agonisme » (la rivalité) possède un certain degré de légitimité. De petits indices convergent dans le même sens, ne serait-ce que dans la personnalité des intellectuels attirés dans son orbe, de sorte que doivent être dépensés des trésors de diplomatie pour démontrer qu’il ne s’agit pas d’une anthropologie « de droite », qu’il n’existe aucun lien entre le Don et le Club de l’Horloge, etc. Ultimement, lorsque ce milieu s’engage autour d’un « manifeste de la convivialité », la référence à l’agonisme est littéralement verrouillée pour qu’aucun signe ne transparaisse de « valeurs machistes ».
Nous insistons sur ce point non pour ajouter à la suspicion, mais, bien au contraire pour montrer qu’une positionalité comme celle-là ne gagne sa place dans la conversation qu’au prix d’un vigoureux gommage de tout symptôme apparent. On peut se demander, après coup, si ce qui reste dans la discussion licite n’est pas à la fois une « guérison » et une « castration ».
Il est aussi possible de rapporter à une catégorie psychique l’alternative frontalement opposée à cette position : ce que nous avons appelé « l’objet particulier » et qui fascine tant un chercheur comme Clifford Geertz correspond en effet, dans le registre pathologique singulier, à ce que porte la psychose souvent encore dite « schizophrénique ». Cela nous est suggéré par la remarque de Freud sur un fait qu’il avait constaté : à savoir que les psychotiques lui semblaient traiter des idées « comme des choses ». Encore faut-il comprendre que la « choséité » de l’idée ne prend un caractère pathologique que parce qu’elle est ici négation –véhémente, incoercible- du fait que la chose a aussi droit au statut d’idée ! Car ce que le psychotique semble ne pas pouvoir supporter, c’est justement d’oser contrarier le tenant de la « vérité totale » en lui renvoyant que son propre petit monde, tout matériel, naturel et animal qu’il soit, vaut bien le grand système de représentation où le pouvoir prétend le situer. En ce sens, une symbolisation écrasante (celle du sujet souverain) fait couple avec ce qui reste d’un signifié «écrasé » : une « chose ».
Bien entendu, nous n’avons aucune intention de traiter Geertz de psychotique, ce qui serait absurde et déplacé. Mais, comme pour la position ultra-subjective, une position ultra-objective dans le champ anthropologique possède bien son répondant chez la personne prise isolément, hors d’un contexte de professionnalisation du discours. Et pour cette personne, tenter de percevoir le monde comme s’il était sans lois régulatrices, et surtout sans sujet doué d’intention, cela revient à construire –voire à se construire elle-même- comme un objet obéissant à sa propre élaboration, subissant sa propre genèse à partir d’une singularité purement locale. Il s’agit bien d’une idée, mais dont le contenu serait qu’elle émergerait du réel lui-même (comme dirait Clément Rosset qui en a raconté l’expérience vécue).
Il est enfin possible, et presque plus aisé, de trouver les concepts cliniques fondant les positions médiatrices, « ambassadrices » que nous avons retrouvées dans le champ anthropologique du côté de la « règle » d’une part, et du « sens » de l’autre.
Là encore, pas question de « pathologiser » la série des anthropologues « durkheimiens » (Douglas et Descola), mais il est clair que ces chercheurs privilégiant au fond une norme de partage du monde social nous rappellent sur le mode savant ce que pratique le névrosé obsessionnel dans le registre clinique. A savoir : un rangement.
De même, comment nommer le registre clinique qui rappelle le théâtre des dévoilements et des voilements du sens animé pour nous par des anthropologues un peu gourous, et qui mettent souvent en scène des narrations chamaniques dont le paradigme le plus magnifique est certainement le « livre rouge » rédigé, calligraphié et peint par un Karl Jung en état de transe ? Comment, sinon par le beau titre « d’hystérie », que Charcot lui-même –dans l’intimité la plus discrète et loin de ses tableaux officiels- disait ne pouvoir guérir que par des passes chamaniques ?
Nous n’irons pas plus loin dans cette distribution de valeurs psychopathologiques à chacune de nos positions anthropologiques, mais il nous faut néanmoins insister : une histoire subjective ne peut se passer de considérer l’effet de la métaphore –de l’acte de culture- sur chaque individu, et jusqu’ici et dans notre construction culturelle occidentale, cet effet n’est reconnu que dans son excès pathologique. C’est seulement dans la clinique du sujet que l’on peut dès lors trouver reconnaissance de cet effet, même s’il n’est ni admis comme tel (lui préférant généralement une causalité mentale), ni observé dans le retour qu’il implique dans les formes sociales de subjectivité.
Précisons tout de même qu’il ne s’agit pas pour nous de fonder l’anthropologie sur la psychologie. Il n’y a pas de catégorisation de la pluralité qui se situe entièrement dans ce domaine ni d’ailleurs dans un autre : il s’agit plutôt d’une « ronde » de modèles matriciels qui s’impliquent les uns les autres sans qu’il soit intéressant de marquer un paradigme premier ou encore un métalangage.
Pour ce qui concerne la quadrature entre paranoïa (sujet pur), schize (objet pur), obsession (règle de rangement) et hystérie (théâtre des changements du sens), nous pouvons l’appuyer, comme en transparence, sur un modèle plus social des positions essentielles, sans le déformer de façon notable, sauf qu’il n’apparaîtra plus nécessairement « pathologique » (Jared Diamond cite beaucoup d’exemples de « paranoïa constructive » qui permettent la survie de groupes traditionnels). Ce qui est d’ailleurs problématique en soi, car on peut se demander si le « pathos » est seulement apporté par la prise en charge individuelle d’une positionalité, ou s’il n’est pas déjà en partie présent dans le seul fait de la division des signifiants possibles.
Notre modèle sous-jacent (mais sûrement pas « de base ») serait ici d’abord l’opposition entre la totalité sociétale et la totalité du familier. Elle serait ensuite médiatisée par une remontée du Familier vers le Sociétal, que nous pourrions nommer « registre du culturel » (où la conviction d’un sens est préférée comme méthode à l’obligation d’une loi), et par une descente du Sociétal vers le Familier que nous nommerions « domaine de la Règle » (où c’est la norme qui s’impose par la loi et son calcul).
Notons que, dans cette variante de pluralité élémentaire (Sociétal, Familier, Culturel, Règle), la totalité sociétale, littéralement panoptique, est proche de son effet sur l’individu comme « sujet de la paranoïa ». Quant à la totalité du Familier, elle fonctionne très différemment, non pas comme un « regard de contrôle », mais plutôt comme un « çà » freudien, un état composite où le « Moi » ne se distingue pas clairement, mais qui est bien une localisation dans le monde, littéralement tissée d’affects. Symboliser cet aspect est difficile, probablement encore plus que lorsque la « Métaphore primitive » a dû se charger de désigner l’entité maternelle comme « référent » de la totalité sociétale à construire (référé). C’est sans doute cette difficulté qui produit le recours au délire comme processus de « guérison ». Nous y retrouvons peut-être aussi quelque chose de l’hallucination première, nécessaire pour engager le mécanisme de métaphorisation régulière entre le petit et le grand groupe.
Et pour traiter du « choix du Culturel » et de son opposé sur la ligne des médiations, le « Choix de la Norme », en tenant compte du fait qu’ils s’interpénètrent évidemment la plupart du temps, nous ne pouvons pas ne pas constater que le premier rappelle par sa mise en scène la théatralisation (et son « trop en faire ») caractérisant l’hystérie, tandis que le second fonde partout cette « banalisation du mal » comme celle du bien caractérisant les immenses technobureaucraties salariées du monde contemporain.
Faut-il à notre tour choisir entre la facette psychopathologique individuelle de la positionalité, et son aspect plus « fonctionnel » dans la société ? Non, probablement : c’est inutile et appauvrissant, puisqu’au contraire, c’est bien en discernant les caractéristiques d’un « calque » (un « menu » cohérent de concepts de pluralité) au travers d’un autre, qu’on peut saisir davantage de traits et les faire vivre avec plus de réalisme, à condition de ne pas oublier quel est leur registre de validité propre.
Ayant admis cela, il nous est désormais loisible de circuler transversalement à plusieurs « calques » représentant chacun une interprétation de la pluralité et du même coup l’un des domaines de validation possibles de celle-ci.
Nous pourrions alors poser une question comme celle-ci : quelle pourrait être la signification d’un ensemble de positions réunies à partir d’une extraction visant des points similaires en termes de coordonnées sur plusieurs « calques » ?
Donnons des exemples : soit un point nommé « obsession » sur la calque de la pluralité psychopathologique, un point nommé « règle » sur le calque de la pluralité sociale générale, quels autres points peuvent être rassemblés aux mêmes coordonnées, sur un calque « pluralité des rapports à la nature », ou encore sur un calque « pluralité des relations groupe/structure, ou enfin sur un calque « pluralité des buts de la vie »… ?
Et bien, il semble que l’opération de « traversée » de l’épaisseur des différents calques, donne quelque chose d’intéressant : l’obsession ou la règle peuvent en effet très bien être étroitement associés avec le suicide « égoïste » (selon Durkheim) avec l’analogisme (selon Descola), avec la hiérarchie (selon Douglas), avec l’obligation (dans la théorie du don de Mauss) ou encore avec le Dharma (la loi universelle) dans la théorie brahmanique des buts de l’Homme, etc.
Le lecteur pointilleux pourrait, à juste titre, critiquer un bric-à-brac confus, sans possibilité de nommer la dimension ainsi unifiée en traversant les autres. Mais il n’est pas difficile de le détromper : par exemple l’analogisme prévaut en Inde brahmanique et utilise le Dharma pour conceptualiser la chaîne hiérarchique des êtres. Ce rangement favorise la mise à distance réciproque et peut être retrouvé directement dans le comportement obsessionnel de non engagement et de rangement. « L’altruisme» est également une façon de situer l’individu « comme tous les autres » dans un grand Tout, ce qu’on retrouve dans le hiérarchisme selon Mary Douglas, en tant que système d’ordre.
Nous pourrions tenter le même exercice pour les autres dimensions : le Culturel coïncidant, ou étant fort affine avec l’Hystérie, montre un lien avec l’animisme (comme identité animale/humaine d’un individu) avec l’Artha (possession individuante), mais aussi avec l’engagement « libre » de l’artiste ou du mystique individualistes. En un sens proche, on y retrouve peut-être aussi le suicide anomique de Durkheim, que l’on voit bien comme gesticulation individuelle dans un monde justement sans normes admises comme telles (selon Douglas)
Ce qui ne marche pas si mal pour ces dimensions « médiatrices » semble fonctionner a fortiori pour les principes les plus opposés : le Sociétal comme position de surplomb absolu, dont nous avons vu qu’il se laissait associer en mode pathologique individuel à la paranoïa, s’accorde facilement avec « l’enclavisme » de Douglas (Structure sans groupe pour y résister), avec le suicide fataliste de Durkheim (celui de Roméo et Juliette, écrasé par la structure sociale), avec le naturalisme descolien comme science panoptique recouvrant le monde de son regard savant, et peut être avec la Moksha comme seule délivrance possible.
Quant au Familier, on y loge facilement l’amour (Kama), et, pourquoi pas le totémisme selon Descola, pour lequel la nature se partage pour nous -mi-animaux/mi/humains- entre amitiés intimes et hostilités. L’objet particulier de Geertz y est bien représenté, mais comme mini-totalité composite, et pas comme affichage d’une posture « personnalisante ». Le suicide « égoïste » selon Durkheim, qui désigne celui d’une personne qui « n’a pas de famille » (le célibataire) va également bien dans le tableau sur cette positionalité.
Un problème, cependant : si nous souhaitons utiliser le calque des « pathologies psychiques » pour lui connoter le quadrant « Familier », nous sommes bien obligés de considérer une « schize » non plus idéologique (comme dans les séparations de type universitaire ou religieux), mais vécue comme effet du conflit direct avec le pôle « Sociétal ». En effet, ce monde de l’amour, du prochain, du local, etc. est aussi le monde qui est vidé de sa substance propre par sa dispersion au sein de la totalité sociétale s’imposant cette fois comme référent. Pour tout sujet qui s’y trouve pris, il existe donc simultanément deux acceptions de cette réalité, qui rejoignent d’ailleurs très probablement les modes hallucinatoires que nous avons imaginés pour les commencements de la culture : il la vit en même temps comme jouissance pleine de son « propre monde » et comme réduction de celui-ci à un élément insignifiant, sans position subjective assignable. C’est pourquoi la fusion « animiste » et la schize s’y mèlent et s’y renversent l’une dans l’autre.
Pour résumer, la pluralité dans l’ordre culturel semble faire l’unanimité des anthropologues –eux-mêmes différemment positionnés- au moins sur quelques points : -elle se manifeste comme une conversation conflictuelle plus ou moins fondée dans la différence réelle des situations, mais toujours retraduite en systèmes symboliques.
-Ces systèmes peuvent être simplifiés et ramenés à des tétralogues (des quadripoles) qui sont comparables entre eux. Toujours affines malgré leurs « styles » particuliers et leurs grandes ambiguités, ils nous disent tous quelque chose de très proche, même si on ne peut trouver le métalangage qui en donnerait la formule générale, valide pour tous.
-Ce « quelque chose », nous ne pouvons que l’évoquer quasi-poétiquement, en sachant que d’autres la diront différemment. Dans nos propres termes, et en fonction de la problématique de ce livre, cela tourne autour d’un rejet plus ou moins dur de la « totalité ». Ainsi sommes-nous avertis par les oracles que sont un peu nos grands anthropologues que lorsque la totalisation apparaît, à n’importe quelle étape historique et dans n’importe quelle configuration culturelle, il va se manifester une séparation, une distinction, d’abord dans le sens le plus brutal d’une « particularité » (qui refuse d’ailleurs de n’être qu’une partie du tout et s’apparente plutôt au « monde de vie » cher aux philosophes allemands). Ensuite apparaîtront au moins deux grands styles de médiations, l’un préférant la séduction artistique, voire religieuse, entre personnes, l’autre se posant comme table de la loi du savoir pour tous.
Il nous reste désormais à montrer comment, d’une part, l’histoire réelle des cultures humaines s’arrange de cette « destinée de la métaphore », et d’autre part, comment on pourrait pressentir la forme de pluralité qui va émerger au stade d’une mondialité avancée.
La pluralité dans l’histoire humaine
La pluralité exige que se présente d’abord une perspective unitaire, avons-nous suggéré : elle est réactive à l’idée de l’Un, en résistance ou, à tout le moins, en « quérulence » d’un aménagement de celui-ci. L’inverse est également plausible : lorsque la division est grande et néfaste, les gens aspirent à construire des formes synthétiques, ne sachant sans doute pas à l’avance qu’elles feront à leur tour appel à la pluralité pour les rendre supportables au long cours.
Cette dialectique rappelle la phénoménologie hégelienne de l’Esprit, mais nous ne cherchons pas à saisir ici le cheminement de la rationalité dans l’Histoire, à aboutir à l’expression finale d’une intuition quant à la fin de cette Histoire. La totalisation d’une société planétaire n’est certes pas la finalité ni la fin: elle n’est qu’un phénomène assez précis de construction/ déconstruction des relations entre les Humains, ni plus ni moins rationnel que celui qui a prévalu aux origines du processus d’unification.
Il nous faut donc rester dans ce registre assez étroit de la problématique de l’Un et du Pluriel, de façon à n’extraire des formes étudiées que ce qui concerne celle-ci, sans préjuger des modifications supposées par ailleurs essentielles, comme par exemple la technologisation de l’espèce (au sens de Jacques Ellul).
En un sens, nous appliquons à l’Histoire ce que Lévi-Strauss postulait pour les sociétés primitives : à savoir que c’est exactement le même esprit humain qui est à l’œuvre, s’appliquant simplement à des questions différentes ; et sans « progrès » concernant l’essentiel du phénomène culturel, sinon une sophistication de l’acte de métaphore dans les langues.
Nous ne donnons évidemment ici que quelques exemples concernant de grandes formations historiques, au risque d’un discours généraliste, mais en supposant disponible une vaste documentation permettant à quiconque de juger d’une certaine solidité des modélisations proposées.
Concernant deux formes importantes dans l’histoire –la religion et la nation-, nous esquisserons deux cadres de réflexion, tout en nous donnant la liberté d’évoquer des pistes sur d’autres phénomènes à rapporter éventuellement à des méthodes compatibles avec la même approche :
-la pluralisation du monothéisme ;
-la construction européenne depuis le XIXe siècle.
Quant au monothéisme occidental, on reconnaît usuellement sa tripartition en judaïsme, christianisme et islam. Ce qui pose immédiatement une question sur la validité de notre approche, qui stipule la « nécessité » d’un carré dans toute forme élémentaire de pluralité se déployant à partir d’une double division entre principes et médiations.
On dira que c’est une question formelle. Non : c’est un problème essentiel, pour autant que nous considérions le monothéisme comme une grande conversation produisant une pluralité civilisation-nelle, et non pas comme une simple juxtaposition de différences produites au hasard de l’histoire et de la géographie.
Le monothéisme, en réalité, produit sa quatrième positionalité : l’athéisme, sans laquelle on ne peut pas comprendre le groupe ainsi formé (ce que Bataille appelait « l’athéologie »).
Le judaïsme instruit les commencements du processus à partir d’une pluralité peu supportable, celle de la dispersion de gens de culture proche et aspirant à former « un » peuple. La critique généralement formulée par les Goyim à l’égard de l’idée de « peuple élu », n’est ici pas pertinente : il y a plutôt élection réciproque entre l’idée d’un Dieu unique et l’idée d’un peuple unifié. Dieu, en ce sens, est aussi élu par quelque chose qui, aux moments difficiles de la construction de l’alliance, se veut « Un ».
On pourrait même soutenir que, dans le contexte des grands empires du Moyen Orient, la solution juive à la question de la formation d’un peuple répond à la solution grecque : la première se consacre à résoudre le problème de l’unité difficile ; la seconde pose d’emblée celui de l’égalité entre membres libres d’une même cité. Déjà, se trouve indiquée en pointillés dans la simple différence de ces termes ce qui fera le premier clivage intérieur au monothéisme : le judaïsme sera toujours marqué (au temps du temple comme à celui des rabbins) par le thème central de l’unité à préserver, tandis que le christianisme, effet d’une fusion de sectes juives dans l’ensemble hellénistique romanisé, insistera sur le thème de l’égalité « ontologique ». Comme Freud l’a bien esquissé dans son « Moïse », le christianisme est la religion de l’égalisation entre le Père et le Fils. Certes, ceci passe par la reconnaissance mutuelle nommée « amour ». Néanmoins cela pousse aussi au calcul des inégalités et à l’avancée d’une « justice sociale » à l’échelle d’une immense totalité sociétale.
Pour ce qui concerne l’Islam, l’unité fait retour comme problème, puisqu’il est inventé, convoqué pour ordonner le mouvement brownien des tribus nomades aux périphéries du christianisme. Mais il ne s’agit pas seulement d’un retour aux prémisses du judaïsme (lequel, selon la légende mosaïque, se conçoit toujours déjà uni dans l’exode, bien que menacé par la diaspora forcée). Il n’est pas tant question de résister à la dispersion que de fomenter un pouvoir hiérarchique assez puissant pour décourager toutes les tentatives volontaires d’écart ou de départ. Nous obtenons donc un modèle vertical (assez bien symbolisé par le voyage de Mahomet à Jérusalem et sa montée au ciel) qui serait à la fois patriarcal, économique, culturel et géographique. Cette verticalité appelant « soumission » (sens du mot Islam) n’est pas contradictoire avec la vie conviviale «horizontale » de l’Oumma (la communauté des croyants), mais la lutte pour le pouvoir absolu –bien observée dans sa répétition par le grand historien et sociologue Ibn Khaldoun- est partie intégrante de la vision monothéiste musulmane, parce qu’elle appuie la volonté d’unité « par le haut ».
Quant à l’athéisme, qui se déboîte essentiellement du christianisme, il provient d’une conséquence logique inhérente à cette religion –et que Hegel avait noté à sa façon en y voyant l’origine du processus de rationalisation- : dès lors que l’on place entre deux personnages humanisés (Père et Fils) un personnage non humanisable (le st Esprit) reflétant l’aspect formel, mécanisable, de la sagesse (c’est-à-dire l’héritage philosophique grec), on court le risque d’une évolution donnant l’avantage à ce terme.
Progressivement, le caractère anthropomorphe des protagonistes divins se révèle inutile, puisque le calcul de l’égalité entre les membres peut être effectué d’abord par la « partie intelligente de notre âme » dirait Platon, puis par une machine automatique. L’athéisme n’est donc que la déposition tranquille et inéluctable de la personnification du juge, de l’arbitre des injustices dans un grand système sociétal organique.
Nous pouvons en conclure que la pluralisation du monothéisme occidental a bien été tétralogique, exactement comme le prévoit la théorie culturelle soutenue par notre aréopage d’anthropologues favoris.
Non seulement, elle s’est bien divisée en quatre positionalités, mais celles-ci ont obéi à une loi de partition logique. Ainsi, à commencer par une préoccupation juive pour l’unité « par le bas » (à savoir par des règles qui n’ont de vie que pratiquées par les familles, y compris dans la dispersion la plus grande) –ce qui correspondrait à notre signifiant « Familier »-, on pourrait opposer une unité « par le haut » incarnée par l’Islam sous le regard d’un sujet absolu et de sa hiérarchie. Transversalement, les dimensions médiatrices seraient incarnées par le christianisme –dont la tendance égalisatrice passe encore par le sens, celui de l’amour- et par l’athéisme, qui se change en pur calcul régulatoire, appuyé pour ce faire par la technologie.
Historiquement, le schéma ne se produirait pas de manière « orthodoxe » (pour la théorie culturelle prévoyant plutôt que les médiations surviennent après le conflit principal), mais des explications relativement simples peuvent être données pour ce « détour ». Il suffit en effet de considérer que l’Islam n’est pas seulement une religion « nouvelle » au moment de son surgissement arabe, mais qu’il reprend aussi très vite la tradition étatique iranienne, elle-même écho modifié par la conquête alexandrine des anciennes puissances impériales du croissant fertile. Alors le judaïsme n’est plus seulement émergence d’un principe d’unité, mais résistance locale et plurielle (maintes fois affirmée dans la saga biblique des « tribus d’Israël») contre la massive organisation orientale (symbolisée par Babylone, par exemple).
Admettons que cette interprétation soit discutable : cela ne porte pas en soi invalidation de l’idée générale, ne serait-ce que parce qu’il serait de toutes façons absurde de prétendre fixer les formes historiques réelles comme si elles devaient se conformer exactement aux idéologies. Malgré tout, le résultat de l’application d’une visée anthropologique à l’histoire, pour osée soit-elle, nous semble donner des résultats d’autant plus impressionnants qu’ils font apparaître des aspects très puissants, et pourtant si simples qu’on se demande comment ils n’ont pas été perçus directement auparavant. La réponse à l’énigme est tout aussi simple : ils ne l’ont pas été parce que la visée structurale suppose une extériorité (comme on l’a remarqué à propos de la position « analogiste ») dont la froideur répugne aux acteurs historiques. Encore aujourd’hui, il peut être difficile à un Croyant d’observer comment sa propre religion engendre nécessairement l’athéisme, ou comment Judaïsme et Christianisme conversent sans le savoir sur la prééminence à accorder à l’unité du peuple (« group » selon Douglas) ou son égalité interne (« Grid »).
Citons un dernier élément important de l’histoire subjective du monothéisme : la récurrence de l’antisémitisme comme « fonction » du christianisme. Ce phénomène attristant, répété sur 15 siècles, indique surtout qu’une métaphore n’est pas sans incidence parfois dramatique sur l’histoire longue.
Dans ce cas, il s’agit de l’effet attendu en retour de l’énoncé égalisateur du christianisme : la personne qui affirme que le Père est égalé en divinité par le Fils commet en effet un meurtre symbolique –celui là même qui fascine Freud et cause au fond son propre mythe du meurtre de la série des pères, du chef de horde à Moïse-. C’est le Chrétien qui commet ce « meurtre » mais comme il partage avec le Juif la même Bible, la même référence au Père, la tentation est trop grande de lui rendre la paternité… du « crime ». Un mécanisme paranoïaque se met donc en place chez le rêveur chrétien, qui consiste simplement à accuser le Juif du « crime » que lui-même commet dans toute sa liturgie. « Ce n’est pas moi qui tue Dieu en le rabaissant au niveau de son Fils, c’est lui qui tue Dieu en livrant le Fils à la mort ». L’antijudaïsme comme simple ressentiment des Juifs-chrétiens des premiers siècles envers leurs frères se transforme donc à partir d’un certain moment (peut-être la première croisade) en accusation systématique des Juifs comme « déicides ».
Ce trait est connu, mais n’est pas compris dans son incroyable résistance au cours des âges : au-delà de l’appel à la persécution d’un peuple réel, il est pourtant important de saisir qu’il s’agit d’un « dégât collatéral » pratiquement inséparable du monothéisme chrétien en tant qu’appel à l’égalité. Pour le dire dans nos termes : on ne passe pas impunément d’une métaphore centrale étayant l’unité hiérarchique, à une autre mettant l’accent sur l’égalité entre les membres. En ce sens, l’antisémitisme est une résistance (pathologique) à la pluralisation interne de l’empire proposée sous le discours chrétien. Celui-ci, en effet, remplace la question de l’unité du Tout sociétal par la « question sociale », et donc par le problème des relations « analogiques » entre riches et pauvres. Il y a un prix à payer pour cette réorientation de tout le symbolisme, et ce sont les Juifs qui devront le supporter. D’où, par un retour relevant de la même paranoïa, le discours que Shakespeare met dans la bouche de Shylock sur la « livre de chair » qu’Antonio, le débiteur chrétien, lui doit.
Ainsi, un « petit » changement de direction de l’énergie désirante du ressentiment peut-il avoir une résonance considérable pendant un ou plusieurs millénaires et s’accompagner de tragédies répétées toujours sur le même modèle. Encore ne semble-t-il pas inutile de réfléchir sur ce qu’un tel symptôme collectif tente de signifier : à savoir que la tension vers l’Un est tellement puissante, tellement insistante dans la subjectivité de tous, que le seul détour vers la « pluralité » représentée ici par le thème idéalement égalitaire prend valeur de scandale, et ce dans les profondeurs de l’inconscient.
Nous devrons sans doute nous en souvenir quand il s’agira d’aborder notre propre tâche contemporaine de pluralisation : n’aurons-nous pas affaire, en même temps qu’à un besoin intense de pluralité brisant cette monstrueuse « Globalia » (selon l’excellente expression de Jean Christophe. Rufin), à un désir accru de la renforcer encore, au risque d’une inhumanité toujours plus grande ?
Deuxième exemple : la formation des Etats-Nations européens aux XIXe et XXe siècles.
Ici encore, nous partirons, à l’envers, d’un état supposé accompli : celui de l’Europe contemporaine, marquée à la fois par une fixation « définitive » des frontières nationales, et par des élaborations communautaires, même si le stade d’une constitution n’a pu encore être atteint, et si des poussées régionalistes se font sentir avec insistance.
Ce qui frappe l’anthropologue s’attaquant à la longue durée comme s’il s’agissait d’un plan de déploiement de la culture, c’est le côté hétérogène, disparate, contradictoire, du double mouvement vers la nation et vers l’union des composantes de l’Europe.
Ce n’est pas un constat très original. Guère plus que celui qui met l’accent sur le douloureux « accouchement de l’histoire » dans la violence la plus épouvantable.
Là encore, semble-t-il, la « froideur » de l’examen structural peut répugner à l’observateur qui se sent encore partie prenante, ne serait-ce que parce que sa proche parenté a vécu les affrontements les plus terribles, et cela de l’intérieur d’une des positions en conflit.
Pourtant, ces positions ne sont pas arbitraires ; Elles relèvent malgré tout d’une « conversation » quand bien même des épisodes de celle-ci seraient sanglants, tragiques, et même, n’hésitons pas à le dire- déments, et cela sur des échelles démesurées.
Les grands historiens de l’histoire européenne des deux derniers siècles éprouvent beaucoup de difficultés à rendre compte de façon explicite et compréhensible –au-delà d’une description fine des enchaînements événementiels- de ce qui se joue au cœur de la violence civilisationnelle. Car cela semble déjouer définitivement toutes les tentatives des philosophes pour en déterminer le sens (même en tenant compte des « ruses » de la raison dans l’histoire).
Une des hésitations –notable chez E. Hobsbawm, par exemple- concerne les catégories rendant compte des phases pertinentes : doit-on regrouper les deux guerres mondiales en une ? Les lier ou non aux crises économiques de la fin du XIXe et des années Vingts ?
Nous proposons ici un critère proprement anthropologique d’assemblage et de séparation. Le lecteur le connaît bien maintenant : il s’agit simplement de la poussée vers l’Un, et des réactions « pluralisantes » qui lui répondent.
Appliqué à l’Europe de l’époque en question, ce critère donne l’image d’un recouvrement de poussées dont l’objet était différent. On peut en distinguer deux, d’une grande importance : le premier est le passage rapide et massif depuis la guerre de sécession américaine à une industrie moderne (Toynbee appelle déjà cette période « post-moderne ») caractérisée par l’énergie de haut rendement, l’électrification, la mobilisation salariale massive, la division du travail élaborée et sa mise en discipline militaire (taylorisation), etc. Il s’agit d’une totalisation à l’échelle planétaire, mais fondée sur une division géographique entre centres de production (dans l’hémisphère nord) et réservoirs de ressources (au sud). Cette division est intégrée et gérée dans le cadre des puissances impériales qui sont les formes développées des Etats-Nations assez puissants.
Cela dit, ce que Hobsbawm nomme « l’ère des empires » nous apparaît surtout comme étant celle du déferlement de la puissance technologique sur le monde (l’expression, dont la paternité revient à Michel Tibon Cornillot, nous semble d’ailleurs plus adéquate pour évoquer cette période que pour parler de la « virtualisation » actuelle).
L’essence de cette totalisation par la puissance technique se prolongera jusqu’à son « acmé » : l’invention des armes nucléaires et de leurs vecteurs transcontinentaux peu après la fin de la deuxième guerre mondiale. Toutefois, nous pouvons soutenir que la guerre de 1914-1918 a représenté la première expérimentation en grandeur nature de la confrontation des Humains à leur puissance technique, isolée de leurs capacités propres. Ainsi, qu’il s’agisse de la mitrailleuse lourde ou du canon à longue portée, des bombardiers ou des destroyers, la « grande guerre » est essentiellement la démonstration que l’homme (le soldat, le civil) n’est plus que de la viande de boucherie face à des dispositifs techniques. La suite ne fera que confirmer ce constat.
Or de notre point de vue, ce qui est atteint ici, c’est déjà l’idéal dont parlera le film « Matrix » : la chair et l’esprit humains ne sont que des ingrédients dans un ensemble intriqué de machineries, dont le mouvement, de plus en plus organique et autonome, peut être attribué à une volonté unique : celle du « système » en tant que tel.
Mais il a existé une deuxième acception de la totalisation : celle de la Nation, évoluant en Société.
La différence entre Nation et Société ne réside pas dans leurs tentatives de former des entités « entières », soit pour évoquer la légitimité de leur corps politique (Nation, seule source de la loi), soit pour insister sur la solidarité de leurs parties actives segmentés (Société). Leur différence tient surtout à ce que la Nation n’est pas extensible à l’infini, alors que la Société peut très bien passer du salon littéraire au marché mondial sans changer de nom !
C’est bien cette capacité illimitée d’englobement qui est déjà visée par la construction nationale elle-même comme société, ceci en utilisant les prolongements mondiaux de la Nation sous forme impériale.
Ici, contrairement au déferlement technique d’emblée mondial, le passage à l’universel s’effectue à tâtons, comme les pieuvres allongent leurs tentacules et les retirent devant un obstacle. Cependant, il s’agit bien d’une autre façon de travailler le problème de la totalité, cette fois, de l’intérieur, en expérimentant l’humanité globale dans les limites du cadre national.
Cette confrontation à la totalité donne d’ailleurs lieu à la fascination par le terme lui-même, le « totalitarisme » devenant l’objet d’une discussion intense entre les années vingt et la fin du stalinisme. Ce débat engage évidemment aussi bien des « partisans » que des « opposants », mais il est à constater que tout le monde en est pétri : ainsi, de Marcel Mauss qui, lorsqu’il invente le « fait social total » dans son Essai sur le Don, voire « l’homme total », ne songe pas un instant que, militant socialiste par ailleurs et antistalinien, il tombe néanmoins sous la coupe d’un signifiant exceptionnel, et absolument pas « innocent ».
Mauss fait alors allusion à la mise en branle, dit-il de « la totalité de la société et de ses institutions ». Que ne conçoit-il pas que, quatre-vingts dix ans après la première occurrence de cet énoncé, la société dont-il s’agit pourrait bien être… la planète entière ? Et même si l’on se reporte au groupe limité dont il est convenu que parlent les ethnologues, Mauss avait-il conscience d’employer un vocable qui l’unifiait de l’extérieur, depuis une position de savoir, comme s’il était évident qu’une société est… une société ? Comme s’il était évident que les « Argonautes du Pacifique » et les « Français » pouvaient être d’emblée comparés, sans aucune hésitation, à partir du même mot : « société » ? Laissons la question en suspens, mais retenons néanmoins qu’un mot comme celui-là, articulé à l’idée de sa propre « totalité » se rapportait clairement à la constellation de signifiants étiquetée plus tard « totalitarisme ».
L’attraction de la critique de ce signifiant par le fascisme, le nazisme ou le communisme a, en quelque sorte, permis de dédouaner la simple « sociologie » de sulfureuses affinités, d’autant que les chercheurs se réclamant de cette discipline alors nouvelle ont eu bien souvent à souffrir dans leur chair des dérives totalisantes les plus monstrueuses.
Il semble que, dans la logique de nos critères, la deuxième guerre mondiale (déclenchée à partir de la prétention nazie à réaliser un empire national tardif, arraché à d’autres constructions déjà en place) est une tragédie découlant en grande partie d’un décalage temporel dans la généralisation d’une métaphore.
Qu’est-ce à dire ? La métaphore en question est celle de la « Nation ». Le décalage est celui qui distingue la construction assez précoce des nationalismes britannique et français, et celle de l’Allemagne et de l’Italie. Ce constat –banal en soi- devient crucial quand on considère que, pour aligner l’Allemagne sur la « grande Nation » (thème ironique et amer repris encore par les Allemands pour évoquer la France napoléonienne), il fallait venir à bout de résistances communautaires localistes dotées d’une force qu’on a peine à imaginer. La militarisation bismarkienne de l’ensemble germanique sous la houlette prussienne est un aspect de cet effort, dans la logique de la création d’un empire national et de son « espace ». Mais il est à remarquer que cet effort encadre aussi une modernisation technique et sociétale impliquant la visée mondialiste, et que, comme le montre bien Musil dans son étrange roman, c’est largement aux entrepreneurs juifs que revient l’énergie la plus enthousiaste de ce passage.
Aussi bien le « yiddish land », loin d’être signe d’une fossilisation, apparaît plutôt comme précurseur d’un régime très actif de communications culturelles et économiques… auquel s’oppose une réaction communautaire honnissant Berlin (et bien traduite par Tönnies). De là à supposer que ce sont les Juifs entreprenants qui ont « inventé » l’Allemagne contre les Allemands rétrogrades, il n’y a qu’un pas. Pour le franchir, il faut évidemment prendre bien des précautions, mais cela permet de saisir le caractère proprement paranoïaque du nazisme et de son chef charismatique Hitler : car si c’étaient bien les Juifs qui avaient fait l’Allemagne bismarkienne « moderne » (ce qui est à peine outré), alors devenir allemands au sens moderne impliquait de prendre leur place : on voulait se voir soi-même dans le miroir et non pas « l’autre », ce dernier devenant du même coup l’objet d’une haine d’autant plus impitoyable que son motif en était inavouable.
Nous n’insisterons pas sur ce thème éminemment délicat et sensible. Mais, là encore, notons qu’une approche structurale comme la nôtre est contrainte d’apporter un peu de « froideur » sur les questions les plus douloureuses, cela dans le seul but d’indiquer que les résistances à la totalisation peuvent prendre des formes paradoxales, dramatiques jusqu’au crime de masse, cela sans que soit mis en question le fond du processus métaphorique en cours.
En l’occurrence, nous voulons dire que le nazisme incarne moins une modernisation qu’une résistance paradoxale à la totalisation, résistance impliquant la destruction réelle d’un groupe incarnant celle-ci comme objet d’une jalousie, d’un désir empli de ressentiment. En un sens, le nazisme incarne une réponse « stupide » à la réalisation de l’Allemagne comme nation, puisqu’en détruisant la part de son peuple qui en portait le plus l’idéal, elle a détourné son mouvement vers une pure destructivité, contribuant par là même à un « suicide » européen.
L’histoire ne s’y est certes pas terminée, mais on peut se demander, entre autres, si le mouvement vers l’universalité que portait en elle la maturation « nationale » des peuples n’a pas été enrayé dans sa variante européenne, et cela jusqu’à aujourd’hui.
Certes, les totalitarismes ont été défaits, critiqués et mémorisés comme des pathologies sociétales. La folie antisémite a été stoppée (bien que jamais complètement éliminée, nous avons vu pourquoi).
Mais les totalités nationales, tout en s’ouvrant grâce à la machinerie de transposition des lois européennes, semblent marquer le pas dans le mouvement d’intégration. Là encore, la question de la pluralité se trouve reposée, et cela d’une manière ambivalente.
S’agit-il d’adhérences du passé ? De « vieux démons » refaisant surface ? Ou encore, de façon peu claire mais insistante, d’un genre de « cristallisation » des différences , telle que la pluralité n’est pas tant une réponse à la totalisation, qu’une anticipation des objections qu’on peut lui faire, plus ou moins légitimement ?
Nous partirons, une fois encore, d’un état prospectif considéré proche d’un « stade terminal » de l’unification. Nous poserons alors la question : quelles objections fortes pourrions-nous faire à une telle « totalisation » du peuple européen ?
D’une façon surprenante, la première réponse qui nous vient, dans le cadre de cette problématique, ce n’est pas du tout : « il faut protéger la diversité des langues, des traditions nationales », etc. C’est bien plutôt : si les Nations sont des positions dans une conversation, laquelle est en cours en Europe, qui justifierait de suspendre la fusion des points de vue ?
On remarquera que cette question n’est strictement jamais posée, tout simplement parce qu’on ne considère pas que des Nations puissent être des Positions, et on ne le fait pas, parce qu’un point de vue anthropologique sur la transformation des sociétés européennes n’est pratiquement jamais utilisé.
Or, ce que démontrent plusieurs études dont certaines enquêtes par entretiens réalisés par nous-même au début des années 2000 dans plusieurs pays d’Europe occidentale, c’est précisément que les Nations sont des positions ! Au moins certaines d’entre elles, dans certaines circonstances ou pour une certaine durée.
Ainsi, dans un travail portant sur la perception respective de la loi et de la coutume (à propos des façons de conduire) dans plusieurs grands pays européens fondateurs de la CEE, nous avons pu établir –au travers de centaines d’entretiens non directifs- qu’il existe au moins quatre types d’univers sémiotiques nationaux entrant dans ce qu’il faut bien appeler une « conversation inconsciente » de positions logiques.
Cette conversation est « inconsciente » parce qu’elle se déroule sans que les locuteurs aient l’intention et le sentiment de participer à un échange d’arguments : ils s’expriment comme s’ils produisaient de purs monologues, face à un enquêteur « neutre ». Et pourtant, chaque ensemble « national » de personnes a tendance, au-delà des différences purement individuelles des opinions, voire des différences catégorielles habituellement repérées pour découper des échantillons « significatifs », à construire un type de discours dont la structure est la même. Cette structure discursive se présente alors, très clairement, comme un argumentaire opposé logiquement à celui des autres cultures nationales.
Par exemple, ce qui importe pour un Napolitain, c’est la différence entre l’art de conduire (et de régler la circulation entre citoyens) dans sa ville et le «droit de tuer » qu’il impute à un conducteur Milanais.
Cette comparaison entre « civilités » urbaines n’existe tout simplement pas pour un Britannique, qui parlera plutôt de l’utilité de la loi pour tous et de son amélioration permanente, afin de permettre à l’individualisme le plus poussé d’exister sans risques pour autrui, la « société » étant la résultante de cette articulation individu-loi. La loi détermine ainsi non pas ce qu’est le bon conducteur, mais « the safe driver ».
Pour un Allemand, la problématique est encore différente : ce qui compte vraiment est la coïncidence entre la subjectivité découlant d’une culture construite en commun (une « gemeinschaft » en réciprocité d’attentes.) et la loi officielle. Si la coïncidence n’a pas lieu, alors le danger menace : la voiture peut être « rayée » par un jeune étranger non acculturé, la vitesse illimitée sur l’autoroute devient un grand risque, la sanction ou l’arbitrage auxquels concourt le policier comme « ami » peuvent être mal compris et entraîner de l’agressivité inutile, la « priorité » devient une cause majeure d’accident ; etc. En revanche, si la règle est considérée parfaitement intégrée par le sujet-citoyen, alors nous sommes dans une « situation de félicité » où communauté et société fusionnent littéralement.
En France, où les communautarismes ont été largement estompés, la loi n’est cependant pas considérée comme un instrument au service des personnes ni comme un « double » de la société. Toujours quelque chose demeure du sujet souverain, même si celui-ci est censé être le peuple. De sorte que, derrière et au dessus du Code, persiste un personnage de pouvoir arbitraire, qui commence avec le gendarme (dont on a encore peur, alors qu’on le méprise en Italie, qu’on le côtoie en Allemagne, et qu’on le « respecte » en Grande Bretagne). Le discours français sera toujours surdéterminé par la plainte –vaguement hystérique et surjouée- contre l’arbitraire de la loi elle-même, ou son inadéquation, contre l’inégalité sociale en général. Ce discours spécifique ne se retrouve jamais dans aucun des trois autres pays, le ressentiment se portant, quand il se manifeste, sur les habitants d’autres villes en Italie, en Allemagne, sur les étrangers et en Grande Bretagne, sur le monde extérieur non réglé rationnellement (et dont le «Continent » est le signifiant général).
Quelle structure se dévoile-t-elle dans cette conversation ? Elle est très simple : elle oppose comme d’ordinaire pour tous les systèmes anthropologiques précédemment évoqués deux principes et deux médiations : les principes opposés sont représentés par l’Allemagne (société+, communauté +) et par la France (société-, communauté-) ; les médiations par la Grande Bretagne (Loi+ , Communauté-) et par l’Italie (Loi-, Communauté +).
Cela dit, quand nous sommes tentés d’aller chercher notre calque passe-partout de la psychopathologie individuelle, et de le plaquer en transparence sur ce carré des rapports Loi/Coutume, il apparaît autre chose : le « manque » de tout référent possible en France donne l’impression d’un travail hystérique, lequel, dans une négation permanente des grands symboles (ce n’est pas çà, non ce n’est pas encore çà) propose en revanche une présence corporelle individuelle concrète, dans un théâtre où l’acteur s’engage. C’est cette présence qui se retire dans le modèle britannique (qui deviendra la source de la civilité américaine et canadienne) pour laisser place à un agent « rationnel », littéralement agi par la règle mécanique valant pour le système. Il y a là évocation d’une obsessionalité telle que Freud la reproche à Léonard de Vinci lorsque, selon lui, il perd son temps à fabriquer de petites machines au lieu de se consacrer à son art. L’aboutissement de cette tendance est bien illustré par ce comportement apparemment énigmatique des Américains : se laisser dévorer par la machine systémique, le corps gonflé et transformé par des substances chimiques combattues par d’autres substances chimiques, le tout retravaillé, « augmenté » par l’élaboration et la mise au point de membres robots.
Enfin, à la place de la passion germanique pour unir dans un même sujet complet la loi pour tous et l’interaction singulière, ne pouvons-nous pas aisément retrouver ce « sujet souverain » dont nous avons fait plus haut le signe de la « paranoïa », et celui, hélas, de sa tendance à expulser la culpabilité sur celui qui ne partage pas absolument cette culture de complétude ?
Cette question peut sembler terriblement déplacée au stade de l’unification européenne, et en un sens, elle l’est : l’anthropologue n’est pas obligatoirement poli, ni inféodé aux politiques –éminemment souhaitables- d’atténuation des rivalités et des « agonismes » latents. Il faut néanmoins préciser que, tout comme nous ne traitons pas Mauss et Caillé de « paranos » parce qu’ils cultivent l’idéal d’un sujet transcendant du Don (même lié par « l’obligation »), et que nous ne considérons pas Geertz comme « schizo » parce qu’il pointe des objets séparés, un peu pulvérulents et flous comme ceux d’une anthropologie « pluraliste », nous n’en sommes pas non plus réduits à insulter les peuples comme s’ils ne consistaient qu’en folies ou en névroses.
Ce sur quoi il faut cependant tenir bon, c’est que, lorsqu’un peuple forgé dans sa culture nationale manifeste des excès ou des défauts, ce sera presque toujours dans la pente que lui prescrit la structure culturelle globale : la « demande » française au pouvoir, si exaspérante et stérile par moments, la « sévérité » allemande parfois très sensible vis-à—vis de « l’autre culture », le cantonnement urbain et régional de beaucoup d’Italiens du XXIe siècle, la « froideur » calculatrice du monde anglo-saxon, tel qu’observé depuis Max Weber au travers de l’éthique puritaine, tout cela existe bel et bien, si stéréotypé que cela paraisse, et justement parce que la culture humaine procède essentiellement par stéréotypisation.
Il faut alors bien reconnaître ce que les acteurs auront du mal à faire : que ce qu’ils croient être leur essence singulière n’est que l’effet d’une distribution de positions, d’ores et déjà prescrite par la logique. Ainsi, lorsqu’une vaste aire culturelle comme l’Europe occidentale est mobilisée par la métaphore centrale d’un progrès vers l’unité par « la loi » (au point que la plupart des grands immeubles de l’administration européenne à Bruxelles sont précisément regroupés le long de la rue de la Loi !), il est attendu par l’anthropologue qu’elle va se diviser en positions la concernant. Alors, existe-t-il division plus logique que celle qui oppose loi et communauté de coutumes « non écrites » ? Et comment faire, en acceptant cette comparaison, sinon en privilégiant soit l’une soit l’autre, soit toutes, soit aucune ?
Le lecteur, que nous espérons tout esbaubi, peut aussi hausser les épaules et critiquer un pur effet de construction. Nous lui conseillerons alors de passer le plus de temps possible au contact direct des gens dans les pays étudiés, de respecter un protocole d’enquête objectif, de n’oser aucun questionnement inductif, d’opposer un silence quasi-psychanalytique aux demandes de soutien des opinions, bref de recourir à une méthodologie sérieuse. Ensuite, il pourra revenir à nous, fort de ses résultats. Nous parions que ceux-ci seront toujours aussi dépendants des « sphères sémiotiques nationales », et que chacune d’elles se disposera exactement comme si elle s’opposait aux autres dans un carré logique. Nous attendons de pied ferme et avec grand intérêt une contre-démonstration !
Ce que l’histoire enseigne au fond à l’anthropologue, c’est que la métaphore (la mise en comparaison et donc en débat) de n’importe quel état d’unification s’établit dans les termes de la question posée à un moment et un endroit précis. Par exemple, comme nous l’avons vu, entre quatre possibilités de positionnements du monothéisme, ou encore entre quatre acceptions du rapport Loi/Communauté en Europe occidentale. De nombreuses autres structures métaphoriques de grande amplitude peuvent être découvertes : elles seront toujours « étiquetables » par les signifiants qui gouvernent leur conversation particulière.
Il serait abusif de prétendre résumer en quelques formules ici d’immenses aires civilisationnelles, mais nous devons admettre (avec François Jullien ou de nombreux autres spécialistes du dialogue Orient-Occident), que la conversation organisée depuis des siècles par la culture chinoise ne peut adéquatement se saisir dans le signifiant « Loi » qui obsède les Occidentaux depuis la cité grecque. Cette culture rayonnant sur une large partie du monde à partir du « sinogramme » paraît plutôt centrée par un « vide » parfait représentant le « Soi », et que l’on atteint par la répétition, tout comme il faut répéter des milliers de fois le geste du calligraphe pour maîtriser l’expression d’un idéogramme. La question de l’identité parait donc solidement ancrée au cœur des trois sagesses (Taoïsme, Confucianisme, Bouddhisme), qui traitent chacune de la position assurant le sujet –unifié comme corps et esprit- face à la nature, la société et la mort. Observons seulement que cette question se décline elle-aussi dans quatre directions logiques possibles, dont chacune va être –curieusement- plutôt assumée par l’une ou l’autre des « sphères nationales » associées dans le même débat.
On peut, par exemple, soit être soi, soit être l’autre, mais on peut aussi, de manière moins abrupte, plus progressive soit apprendre de l’autre, soit absorber l’autre. Toutes ces possibilités qui sont explorées dans l’ensemble des arts martiaux orientaux se retrouvent indexées de préférences affirmées dans tel ou tel pays. Par exemple, pendant longtemps une position fermée envers l’autre –pour être Soi- a été maintenue en Birmanie. La position consistant à devenir l’autre est explorée largement en Corée, soit au Nord (devenir plus staliniens que Staline), soit au Sud (devenir plus chrétiens que les Occidentaux). Les positions intermédiaires se retrouvent par exemple en Chine et au Japon, l’absorption de « l’inquiétante altérité » étant privilégiée par la Chine par le simple mécanisme fascinant de sa culture écrite, tandis que « l’apprendre de l’autre » a été très rapidement mis au point par la résilience japonaise à l’Occident, et cela dès le XVIIIe siècle.
On pourrait dire que, tout comme en Occident, la tendance vers l’Un est irrésistible en Orient, mais que le moyen pour y parvenir est plutôt dans un cas le mécanisme que permet la loi (la règle), tandis que dans l’autre c’est la condensation entre la lettre et l’être, inscrivant le sens dans le corps de chacun.
A noter, avec un brin d’ironie, que le but unificateur… est déjà raté dans l’un et l’autre cas, puisque il existe justement des Occidentaux (centrés par la Règle) et des Orientaux (plus ou moins sinisés) centrés par « le sens » ! Sur ce point, d’ailleurs, nous n’imposerons pas au lecteur de conjecturer sur le caractère structural de l’ensemble des cultures déposées en Eurasie, entre Est, Ouest, Nord et Sud.
On pourrait, par exemple, oser l’hypothèse que la stratégie chinoise « à l’identité » ayant été déployée la première sur une vaste échelle, et peut-être associée aux propagations du modèle dit du « despotisme oriental », il ne restait plus aux petites sociétés occidentales présumées barbares que l’alternative logique de la « loi » pour accomplir leur propre intégration civilisatrice. Ceci, pour autant, bien sûr, que l’on accepte qu’il n’existe que deux médiations principales possibles à l
Mais sans trop solliciter « l’imagination anthropologique » du lecteur, nous lui demanderons seulement de conserver par devers lui suffisamment de curiosité pour en considérer l’énigme : est-ce que le fait que les Chinois soient chinois et les Occidentaux occidentaux pourrait être l’effet d’une mystérieuse correspondance plutôt que d’un pur hasard ? Est-ce que la formation des grandes métaphores et de leurs oppositions pourrait fonctionner aussi sur des espaces continentaux gigantesques ? Est-ce que le tourbillon turco-mongol et la route de la soie auraient transporté et dispersé aux quatre coins du monde bien autre chose que des marchandises ? Bref, est-ce que la pluralité encore actuelle du monde humain ne tient pas justement à la capacité métaphorique de changer en pôles opposés tout ce qui s’oriente vers l’unité et l’unicité ?
Nous terminerons ce chapitre par un exemple inverse, celui d’un retour à l’unicité par la voie de la hiérarchisation d’une pluralité construite pour supporter l’accroissement du nombre : le régime des castes. Citons à ce propos Claude Lévi-Strauss :
« Ce problème du nombre, écrit-il, l’Inde s’y était attaquée il y a quelques trois mille ans en cherchant, avec le système des castes, un moyen de transformer la quantité en qualité, c’est-à-dire de différencier les groupements humains pour leur permettre de vivre côte à côte. Elle avait même conçu le problème en termes plus vastes : l’élargissant au-delà de l’homme à toutes les formes de la vie. La règle végétarienne s’inspire du même souci que le régime des castes, à savoir d’empêcher les groupements sociaux et les espèces animales d’empiéter les uns sur les autres, de réserver à chacun une liberté qui lui soit propre grâce au renoncement par les autres à l’exercice d’une liberté antagoniste. Il est tragique pour l’homme que cette grande expérience ait échoué, je veux dire qu’au cours de l’Histoire les castes n’aient pas réussi à atteindre un état où elles seraient demeurées égales parce que différentes –égales en ce sens qu’elles eussent été incommensurables- et que ce soit introduite parmi elles cette dose perfide d’homogénéité qui permettait la comparaison, et donc la création d’une hiérarchie. Car si les hommes peuvent parvenir à coexister à condition de se reconnaître tout autant hommes, mais autrement, ils le peuvent aussi en se refusant les uns aux autres un degré comparable d’humanité, et donc en se subordonnant. »
Nous n’irons pas jusqu’à imaginer que si les Indiens avaient trouvé une solution « pluraliste » au maintien des castes comme positions « égales » dans une « politéia », ils seraient sans doute tombés sur une tétralogie et sur son étoilement. Mais au fond, aurait-il existé une autre alternative ?
Champ et structure de la pluralité culturelle à l’âge planétaire
Il existe des exemples de groupes pour qui l’extérieur n’a jamais existé ou n’existe plus. Pour eux, tout se passe comme s’ils occupaient déjà des îles éloignées de tout ou bien des planètes isolées.
Pour autant, leurs cultures, comme en témoignent les ethnologues, peuvent être très différentes les unes des autres, ceci dépendant entre autres –mais pas uniquement- de la taille de l’isolat. Certains, comme fut l’immense île-forêt de la Papouasie-Nouvelle Guinée, (visitée en profondeur par les Occidentaux depuis seulement 1870, voire 1930), ont été des mondes en eux-mêmes, et habités par des sociétés diverses ou carrément « opposées ». Si l’on réexamine par exemple avec Margaret Mead (lavée de tout soupçon d’avoir manipulé ses informateurs) le cas des Mundugumor (tous arrogants guerriers), des Arapesh (tous doux pacifiques) et des Tchambuli (rôles masculins et féminins inversés), tous natifs de la région de la rivière Sepik, on peut même se demander si l’on n’a pas affaire à une structure de transformations rappelant notre « conversation » européenne », ou celle, encore bien plus complexe, des Indiens de Vancouver, étudiés par Franz Boas, et théorisés par Mauss et Lévi-Strauss.
Mais des cultures îliennes beaucoup plus petites montrent aussi des différences considérables : il est vrai qu’aucune d’entre elles n’a jamais été totalement confinée, et que les îliens sont souvent aussi de grands navigateurs et des commerçants avisés.
Au fond, les véritables îles fermées sont plutôt des institutions, et tout particulièrement celles qui –prisons, bagnes, centres de réclusion des handicapés mentaux, etc.- ont pour mission de gérer des populations séparées des autres par la loi et la force.
Dans ces cas là, nous sommes avertis qu’une tendance à la férocité se déclare et se propage plus ou moins lentement à l’encontre des pensionnaires, mais toujours plus vite quand les personnels qui les régentent peuvent s’émanciper d’un contrôle par la société « extérieure ».
Alors, dans tel « centre d’accueil », lui-même relégué dans un désert social, les soignants finissent-ils par enfermer les handicapés dans les toilettes pendant qu’ils prennent le café. Il n’est pas rare de les voir bousculer les gens comme si c’était des objets. Ils ne leur disent pas bonjour et d’ailleurs, ne leur parlent que par gestes, plutôt brutaux. Pris à part, ces personnels sont parfaitement « normaux », sociables, aimables, mères ou pères de familles. Interrogés sur leurs pratiques, ils ne savent pas répondre parce qu’ils n’ont aucune conscience de la dérive qu’ils opèrent. Que leur système devienne sadique par la simple application de l’idée qu’ils font un « métier comme un autre » leur échappe absolument. Nous sommes loin, notons le, des expériences de Milgram dans lesquelles un « naïf » devait accepter de torturer sur ordre d’un « spécialiste ». C’est tout l’environnement social qui dérive en même temps de telle sorte que le tortionnaire n’a aucun point de vue pour fonder quelque éthique que ce soit, même s’il ne va pas jusqu’à frapper ou blesser.
De même, nous savons que les univers carcéraux soviétiques, chinois ou même américains, mais aussi bien la longue lignée des bagnes officiels ou non dans bien des pays, sont d’autant plus terrifiants que leurs règles internes sont déconnectées -tacitement ou légalement- des lois officielles. Or ces lois elles-mêmes dépendent du degré d’attention ou d’indifférence, de bienveillance ou de ressentiment que les peuples manifestent sur la question de la délinquance et de sa répression. On peut, certes, se dire que des lois haineuses poussent à la persécution. Mais on sous-estime alors le grand potentiel d’inhumanité que recèle la simple indifférence. En réalité, on sait que le comble de l’atrocité est atteint lorsque les gardiens considèrent les détenus comme un « facteur de risque », comme un matériau normalisable de leur fonction. Alors tout signe d’existence (appel à l’aide, réaction hystérique, manifestation de mécontentement, demande d’aménagement pratique, etc.) devient un « dérangement » qui doit être traité par le « reformatage » du prisonnier en vue de sa conformité passive, de son innocuité garantie, de sa « tranquillité ». Ici la torture automatique, comme simple méthode de rangement, est bien pire qu’un tabassage en vue d’obtenir des avantages.
La corruption faisant chantage à la violence est affreuse, mais certainement moins que la machine à changer les Humains en série d’êtres sans relief. Or c’est précisément à cela que tendent spontanément les personnels en place localement –comme les adeptes de nombreuses sectes-, et cela d’autant plus facilement que personne, à l’extérieur, ne s’y intéresse. Comme si, précisément, la prison devenait à son tour un monde en soi, seul, parfaitement assourdi des bruits de l’univers réel
Ces cas –vécus et observés de nombreuses fois à de petites échelles- nous aident à envisager ce qui se passera à l’échelle la plus grande d’une humanité instituée comme telle et sans extériorité. Le « Divin Marché », comme pouvait dire Lacan en raillant ainsi notre société sur le modèle du « divin marquis » (Sade) peut en effet devenir aussi monstrueux que n’importe quelle institution fermée, et cela d’autant plus qu’il sera considéré comme la seule institution universelle souhaitable, parce que spontanément possible.
En réalité, le « Divin Marché » (jeu de mot sur le « divin Marquis », et organisation sadique selon Jacques Lacan puis Dany-Robert Dufour) est déjà, et sera toujours plus monstrueux, non parce qu’il est immoral, mais surtout parce qu’il ne laisse aucune place à la comparaison avec un autre monde, recouvrant entièrement celui-ci. Coextensif à la fois à l’espèce humaine, et bientôt à l’humanité comme corps politique, il risque de disparaître comme symbole ou terme d’une pensée (même unique), par exemple celle du « commerce pacifique » opposé à la guerre, tout simplement parce qu’il ne sera plus, technobureaucratie aidant, qu’un simple « fonctionnement ».
Pour le moment, la monstruosité « terminale » du capitalisme-monde est loin d’être parachevée. La plus grande souffrance qu’il génère relève encore –et peut-être pour longtemps- de la multiplication d’une toujours plus vaste humanité à la fois misérable et dépendante. Il faut évidemment mettre un terme à cette forme d’horreur, mais en ayant très clairement à l’esprit ce que générera son éradication.
Nous pouvons sans trop d’erreurs affirmer que la masse gigantesque de consommateurs ne sera pas mise en cause en tant que telle par une machine productive qui a été haussée à son échelle. Si cette masse se réduisait, il faudrait réduire en effet l’amplitude même des mouvements de capitaux qui ont été créés pour lui faire face et la « nourrir » et démanteler les systèmes matériels et virtuels correspondants. On a, dans le passé, recouru systématiquement à la guerre pour effectuer cette réduction de taille du système , mais nous assumons ici que ce recours est désormais pratiquement interdit, puisqu’il équivaudrait à un suicide physique de l’espèce et à une destruction de la nature.
Il faut donc en conclure, dans le cadre d’une logique suffisamment rigoureuse, que si l’on ne touche pas à l’échelle de la consommation, quand, dans le même temps, le nombre de producteurs (agents actifs de la production, qu’ils soient capitalistes, industriels ou travailleurs) se réduit du seul fait de la productivité toujours accrue, alors la souffrance infligée par le capitalisme à l’humanité sera essentiellement caractérisée par l’inactivité et l’inutilité. Le salaire deviendra une exception, remplacé par une subvention de survie, ponctionnée directement ou non sur les revenus de la production. Que l’on appelle cette subvention « revenu universel » ou autrement ne change rien à ce qu’elle sera : une contrepartie de la consommation nécessaire gérée par une combinaison bien articulée de technocraties publique et privée.
Une conjecture « optimiste » mais plausible peut alors être avancée : il est loin d’être certain que la meilleure manière –et surtout la plus rentable- de gérer l’ensemble des revenus nécessaires à maintenir la consommation soit d’en contenir le plus possible le niveau pour une large majorité tandis qu’on lâcherait la bride à certains groupes privilégiés. La logique n’étant plus celle du travail, mais celle de la gestion d’ensemble des Humains (et non pas de l’administration des choses, comme dans l’utopie communiste), il est clair que des pressions de plus en plus fortes se feront sentir pour répartir « optimalement » les capacités de consommation, de façon, d’une part, à obtenir une standardisation unifiée des produits, et d’autre part à faire d’énormes économies dans la « gestion sociale » des consommateurs. S’est-on demandé combien coûtait par exemple, dans les pays émergents, le maintien en vie de centaines de millions de Pauvres improductifs confinés dans les favellas, les « quartiers », et autres bidonvilles ? Face à ce poids énorme sur la société dans son ensemble, deux stratégies seulement sont possibles : ou bien on refoule et on tue les pauvres –ce qu’on s’emploie encore à faire dans de vastes pays pourtant civilisés comme le Brésil, le Venezuela, le Mexique, etc, y compris sous couvert de démagogie populiste.
Ou bien on répartit autrement le revenu global, quitte à diminuer la part des grands privilégiés, et à faire au moins cesser la pression d’endettement sur les Pauvres. Tant que des politiques audacieuses n’auront pas été tentées dans cette direction –les classes au pouvoir étant particulièrement aveugles sur ce qui les attend-, le sous-emploi impossible à maîtriser donnera lieu mécaniquement à un creusement des inégalités sociales et conduira presque nécessairement à une implosion générale du système , à échéance relativement brève (comme l’ont prévu plus d’un « prix Nobel » américain).
Mais –et c’est là que notre propos se situe- quand bien même la technochrématistique finirait par réguler son propre pouvoir en construisant un système suffisamment équilibré entre revenus et consom-mation, un autre risque majeur prendrait immédiatement le relais : celui de produire un monde uniforme, où l’humanité entière serait plongée dans un état de dépendance passive.
Nous prétendons ici que les problèmes actuels d’inégalité sociale et ceux, plutôt encore à venir, de gestion globalitaire, ne sont pas séparables, ni même peut-être distincts. Par exemple, une fois réalisée une régulation suffisamment « juste » des différences de revenus ayant accès à la consommation, celle-ci peut très bien être confrontée –notamment dans la perspective de pénuries d’énergie induites par la crise écologique- à un effet de « rationnement » général. Et plus tôt aura été pris le virage vers davantage d’égalité, plus efficacement se mettra en place une telle logique de rationnement.
Dans le cas inverse où serait visé une sorte d’hédonisme sociétal, à supposer qu’il soit possible matériellement, il est évident qu’il sera à nouveau confronté à la « pénalisation par le nombre ». Plus nous serons nombreux à partager la manne, et moins notre part sera grande. Or si les bureaucraties policières nationales soutenant des élites consuméristes peuvent être stigmatisées moralement lorsqu’elles tuent vraiment les pauvres par centaines de milliers chaque année, on peut très bien imaginer qu’un pouvoir mondial « rationalisé » sera tenté par des formes discrètes de génocide dans le but de ce que l’on appelle déjà une « réduction populationnelle ».
Peut-être est-ce là prévoir le pire, mais cette perspective atroce a surtout le mérite de mettre en évidence une seule chose : si un pouvoir mondial devenait criminel, il serait infiniment plus difficile de le mettre en accusation que les puissances nationales actuelles, fussent-elles exorbitantes.
Un exemple : si les Etats-Unis peuvent être mis au ban par un seul de leurs informaticiens, c’est parce que celui-ci peut devenir un enjeu pour leurs adversaires. Imaginons qu’un jour ce soit la «communauté mondiale » de gestion des réseaux d’information qui gère elle-même ses critères éthiques d’utilisation et de vente des données personnelles, croyons-nous vraiment que nous pourrons leur accorder une confiance illimitée, et cela dans le temps ? Qu’elles sont innocentes par principe et incapables de dérives en direction de Big Brother ?
Comment, au contraire, ne pas reconnaître que le danger de ne pas pouvoir réagir sera multiplié dès lors que l’institution deviendra absolument globale et sans comptes à rendre à des Etats devenus pratiquement obsolescents ?
Point n’est besoin d’insister davantage : il nous paraît désormais suffisamment établi que l’énergie de « grande unification » étant toujours à l’œuvre à l’échelle de la société-monde, les puissances qui sont encore à la manœuvre et peuvent encore effectuer quelque « bouger » le feront dès qu’elles le pourront, et toujours dans le sens de magnifier le pouvoir et de le rendre le plus absolu, le plus totalisant possible, cela dans tous les domaines.
Bien sûr, ces ultimes tensions et convulsions pour produire de l’Un terminal s’accompagneront nécessairement, nous en sommes avertis par toute l’expérience historique, de mouvements inverses, de résistances, d’effondrements (dirait Jared Diamond) qui ne sont que l’envers de la même tendance.
Nous avons repéré qu’au cours du temps la forme générale des résistances à l’Un se présentait comme le retour d’une métaphore, d’une comparaison entre le but final, l’hallucination de la totalité (le Sociétal) et ce dont elle s’inspire pour se rendre désirable (le Familier). Ce retour inhérent, irrésistible de ce qu’on pense devoir transférer entièrement dans l’entité nouvelle s’accompagne de luttes, de batailles conduites plutôt par l’un ou l’autre camp, et dont le style diffère : « Culturel » pour la montée des résiliences provenant du Familier et tentant d’amadouer le Sociétal par la séduction sentimentale, par exemple artistique. « Règle », pour la descente d’ordres venant du Sociétal pour remettre le Familier « au pas» tout en tenant compte de certaines de ses aspirations.
Apparaît donc inéluctablement une pluralité minimale à quatre polarités (deux principes, deux médiations), ce qui n’est que l’amorce d’un étoilement de positions plus subtiles et plus variées.
La question que nous devons soulever pour finir se présente donc ainsi : quels sont les termes de la métaphore qui émerge de la mondialité contemporaine ? Quels sont les signifiants qui vont s’imposer à nous pour cette situation spécifique, jamais encore vécue par l’espèce humaine ?
La réponse semble beaucoup plus aisée qu’on pourrait le croire : n’est-ce pas justement celle que formule la recherche anthropologique elle-même du simple fait qu’elle s’interroge sur la culture en général, et sur l’histoire culturelle dans sa durée ?
Nous avons proposé, au terme d’une longue exploration, de privilégier l’opposition « Sociétal »-« Familier » comme relevant d’une anthropologie fondamentale, aussi valable pour nos ancêtres primates au stade de leur première métaphorisation (pour passer du petit au grand groupe), que pour les sujets de la société-monde technochrématistique. Nous avons aussi proposé de considérer les formes médiatrices principales de cette opposition : « le Culturel » contre « la Règle ».
Bien entendu, ces signifiants peuvent être objectés, contestés, affinés, modifiés, déplacés, mais nous avertissons le lecteur qu’à ce jeu nous avons déjà usé beaucoup de temps et d’énergie, de sorte que les inadéquations résiduelles, les expressions peu euphoniques (Sociétal, par exemple n’est pas très beau) sont probablement un prix à payer pour une cohérence minimale. Ainsi, les ennemis du mot « Sociétal » -qui voudraient revenir au simple « social »- ne comprennent pas qu’il faut un concept pour exprimer la tendance à la totalité, ce que la « différence sociale » ne peut pas rendre. Le mot « Familier » inquiète ceux qui se retrouveraient volontiers derrière la bannière du « familles, je vous hais ! ». Pourtant aucun autre vocable ne rend aussi bien compte aujourd’hui de ce quelque chose de sensible mais de peu définissable que nous connaissons tous : « çà » freudien, « convivialité », « intimité », « parenté », « amitié », etc. « Lebenswelt » ou « monde de vie » est juste, mais un peu complexe dans ses références philosophiques.
Il y a plus de difficulté avec « Règle » qui dérive sur « Loi », ou bien d’autres termes d’ordre (Code, etc..). Certains insistent sur le « modèle », d’autres sur « l’idée ». Là encore, allons au plus simple et à ce que la plupart des gens saisissent immédiatement.
Pour le « Culturel », il s’agit d’abord de distinguer ce style de la « culture » en général, qui désigne toute pratique humaine « parabolisée ». Nous aurions bien échangé « culturel » (qui est franchement déformant et restrictif) avec « sens » (suivant Hegel), et nous l’avons fait quelquefois subrepticement, mais on entre alors dans un vaste domaine encombré de discussions philosophiques.
Bref, le schéma proposé et couronné de ses quatre signifiants (Familier, Sociétal, Culturel, Règle) supposés « anthropologiques » nous semble, au-delà de toute critique ponctuelle, bien rendre compte des tentatives les plus actuelles pour échapper, une fois de plus, à la tentation unitaire, unicitaire, et finalement unaire (quand on passe à un régime où la comparaison n’est même plus possible, parce que tout autre terme que l’Un a disparu).
Comment ?
Notre propos n’est pas ici d’envisager une utopie, mais seulement d’apercevoir les lignes de fracture qui –un peu comme dans « L’âge de glace » -si apprécié par nos têtes blondes ou brunes- se dessinent d’abord imperceptiblement à la surface du monde, avant de se mettre à le sillonner avec fracas, entraînant une débâcle majestueuse.
Le dispositif actuel, fortement déséquilibré, privilégie une polarité proche de notre « Nord » absolu, (celui du pouvoir totalisant) mais légèrement décalée vers « l’Est » du schéma, à savoir vers la « Règle ». En d’autres termes, le pouvoir fonctionne aujourd’hui plus à la Règle qu’au « sens », comme c’était le cas dans des périodes plus séduites par la religiosité. Nous appelons cette polarité intermédiaire entre puissance sociétale et règle, la « technochrématistique » parce qu’elle organise sa délégation de pouvoir par un mélange de technicité et de circulation d’argent. Peut-être ce que Lacan aurait appelé le « discours capitaliste ». Tous les autres pôles se trouvent ainsi dépossédés, amoindris ou mis en dépendance.
On sait ainsi combien l’Art est aujourd’hui aliéné profondément à la fois par le marché de la cotation, par la muséification et par la subvention sociale des artistes démunis. Il est en réalité, devenu un appendice de la technochrématistique.
Dans La carte et le territoire, Michel Houellebecq résume le problème à sa façon lorsqu’il imagine que la seule façon de gagner sa vie pour un grand peintre serait désormais de peindre des milliardaires, de viser directement leur narcissisme. L’envers de cette visée serait, de la part du milliardaire sadique, de découper l’artiste en morceaux.
La question posée à ce propos est à la fois cruciale et très difficile (un peu comme il est parfois difficile à un chirurgien de séparer un cancer d’un organe sain) :
Est-il possible de définir un monde propre au « Culturel » tel qu’il soit à l’origine de ses propres activités, sans être entraîné aussi massivement dans des problématiques qui ne sont pas les siennes ? Peut-il « vivre du sien » sans tomber dans une marginalité éprouvante ?
Par ailleurs, cette dimension est elle-même composite : entre l’artiste, l’intellectuel, le « chamane », et entre toutes les variantes de leurs expressions publiques et privées, de leurs types de solidarité, il existe de grandes différences. Plus on s’approche de la religion (comme organisation sociétale du « sens ») et plus les problèmes de pouvoir relaient l’expression spontanée, personnelle et familière. Plus on s’éloigne du stylite cher à Buñuel, ou de la petite communauté d’ermites aux miracles incontrôlables (et bientôt réprimés). Et pourtant, il y a bien, entre ces composantes, une sorte d’alliance implicite (parfois conflictuelle) face au monde de la rationalité, de la division réglée.
Chacun conçoit qu’il n’est pas sans danger de « libérer » ces forces –lesquelles ont été à l’origine de bien des violences dans le passé-, mais qu’il est aussi important d’affaiblir la dictature mécaniste généralisés sur les groupes humains. Il est donc peut-être question de réfléchir sur une meilleure « fractalisation » des dimensions humaines.
On entendra par cette expression barbare que chaque dimension (ici le « Culturel ») reconnaisse en son sein une certaine dose de l’autre dimension. Un réglage interne du « Culturel » pourrait ainsi favoriser une plus grande autonomie, notamment en rendant difficile une dérive vers une verticalité (du genre des castes), et en équilibrant en soi-même les relations entre composantes (artistes, intellectuels, mystiques, par exemple). Il s’agirait aussi probablement de permettre à ce monde de disposer d’une véritable « portion congrue » des revenus sociaux, et aussi de récupérer une place dans la production de leur propre mode d’existence.
Notons qu’une telle perspective n’aurait de « sens » qu’au plan mondial, car c’est seulement là que la vaste communauté des gens de culture pourraient penser échapper –au moins dans la pensée dans un premier temps- aux solides systèmes d’inféodation aux Etats et aux marchés.
Pour ce qui concerne le « Familier », il a de tout temps été l’objet d’un écrasement de la part du Sociétal, au nom des solidarités globales. Il s’est souvent « vengé », en allant lui-même occuper les sommets du pouvoir et en infléchissant son action dans un sens encore plus cruel ou injuste. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas, parce que les dynasties ou les cliques népotiques ne sont pas à l’aise dans la gestion technobureaucratique du monde, à laquelle elles préfèrent généralement les juntes militaires.
Par ailleurs toutes les institutions traditionnelles du Familier, les définitions de la parenté, la reconnaissance des intimités légitimes, les droits et devoirs des genres, etc. sont l’objet de remaniements constants de la part des autorités sociétales, et cela partout dans le monde. La métaphore si puissante identifiant le Sociétal à la Famille est, depuis Big Brother, très suspecte, et cela d’autant plus que le Familier « réel » ne représente plus un idéal suffisamment rassurant. Cela n’empêche pas de fonctionner comme « résistance », mais bien souvent dans une course-poursuite avec la police mondialisée qui la considère comme un obstacle majeur à la planification de l’ordre. Je citerai à ce propos un policier chargé du grand banditisme et qui m’affirmait que la seule chose qui pouvait faire vraiment « craquer » les gangsters était…de s’en prendre à leur famille.
On voit donc comment le Familier devrait être l’objet d’un « respect » (ce terme essentiel du vocabulaire des Pauvres), mais l’objection classique refait à chaque moment surface : n’est-il pas la dimension de la rivalité, de l’opposition au grand groupe, de l’individuation indifférente aux intérêts collectifs ? N’est-il pas ce contre quoi toute l’histoire de la culture humaine s’est érigée pour obtenir une plus grande sécurité ?
Nous ne répondrons pas à cette objection majeure, mais là encore, ne peut-on pas imaginer une « fractalité » plus efficace, et une autonomie mieux reconnue ?
Fractalité : le Familier ne devient « dangereux pour la Société » que s’il se conçoit comme isolat. Reconnu aussi comme « fonction sociale », il peut prendre une place bien plus importante notamment dans la formation et le contrôle de corps d’éducateurs ou de médiateurs, leçon qui est déjà bien comprise dans nombre de « quartiers ». Un « Familier » qui ne se voit pas seulement soi-même comme cellule (dans les deux sens du terme) mais comme agent de retrouvaille et de soutien des individus « perdus », peut avoir un effet absolument considérable sur l’atténuation de la délinquance. Il faut et il suffit pour cela que l’idéologie défensive, jouant médiatiquement sur la rivalité entre familles (riches et pauvres, par exemple) pour récuser l’altérité, soit dépassée par un idéal de « prise en charge » des isolés.
Attention évidemment à l’extension générale d’un modèle de « bienfaisance », démagogique et qui ne règle rien.
Cette « sociétalisation » du Familier ne serait pas contradictoire avec son autonomie à promouvoir. C’est ici que l’effet de la mise en dépendance économique est le plus terrible, et c’est sans doute là qu’il faudrait imposer avec le plus de force de dégager des moyens d’autoproduction de toutes sortes. Il est vital, nous l’avons déjà suggéré, de sortir d’une dialectique argent/non emploi, et l’on n’y parviendra pas seulement par un revenu d’existence. La productivité excessive doit être contrebalancée par la possibilité concrète ouverte aux mondes familiers de subvenir à leurs besoins, tout comme on en reconnaît le droit à des régions ou des pays.
Les propositions –très générales- avancées ici ne le sont pas dans une optique programmatique, mais seulement pour indiquer ce que serait à l’âge planétaire une orientation vers la pluralité : elle commencerait nécessairement par reconnaître le droit à l’existence suffisamment autonome des grandes dimensions anthropologiques, le Familier et le Culturel en étant deux des plus mises en souffrance aujourd’hui.
Symétriquement, les deux autres –Sociétal et Règle- semblent au contraire jouir ensemble d’une position de pouvoirs combinés exploitant, écrasant et excluant leurs vis-à-vis. Ce n’est pas à dire qu’il faudrait, dans une pluralité restaurée, les réduire à peu de chose.
D’abord parce qu’il serait, au stade planétaire, parfaitement impossible de se passer des vastes systèmes qui le permettent. On ne peut imaginer que ces dimensions s’estompent, à moins de revenir à des moments plus anciens, à plonger dans ce qu’on a nommé « la barbarie ». Un film magnifique du cinéaste irlandais John Boorman, avait bien indiqué dès 1974 ce que pourrait être une telle barbarie, maintenue en place par un tout petit groupe de privilégiés s’accordant l’éternité génétique à l’abri d’un mur électronique, tandis qu’ils distribuent des armes à une population de déshérités afin qu’ils s’entretuent.
Ensuite, ces systèmes ne sont pas « mauvais » en eux-mêmes, mais plutôt parce qu’étroitement combinés, intriqués profondément, ils ne permettent plus de distinguer politique et technique, conversation sociétale (à propos des questions concernant tous les Humains ensemble) et aménagement matériel. La direction à prendre est, là encore, celle d’une pluralité, pas d’une répression ou d’une « castration ».
Qu’est-ce à dire ?
Il s’agirait d’abord d’éviter l’aggravation des confusions. Ainsi se manifeste-t-il aujourd’hui une tendance à fonder l’institution mondiale sur une référence à « l’espèce humaine ». Le motif en est honorable : ne plus cautionner les racismes. Mais le danger moins pris en compte, est que nous risquons un jour de fonder nos droits sur une définition de l’espèce, c’est-à-dire sur un naturalisme scientifique. Le risque est qu’un jour ce soit la science qui puisse déterminer les principes éthiques concernant une foule de questions vitales. Ce péril est aujourd’hui de plus en plus évident, bien qu’il soit mal compris : le problème n’est pas que la science soit mal placée pour évaluer et chiffrer les maux et les biens, mais que l’on confonde cette évaluation avec le jugement définissant bien et mal. Or, nous savons, depuis bien avant Kant, que cette confusion est néfaste. Elle fait passer en contrebande pour une vérité, ce qui n’est qu’une absence de jugement. Nous sommes entraînés alors malgré nous vers une identification des possibles techniques (pour une « bienfaisance » immédiate) et des buts humains.
Mais soulever la question donne immédiatement à remarquer combien l’Humanité comme collège politique est aujourd’hui « absente » des débats hautement techniques qui la concernent, et sont menés exclusivement dans des institutions fonctionnant hors de tout débat démocratique, même si elles prétendent se soumettre à des principes universels, à des déclarations et des traités internationaux.
L’autonomie de la dimension sociétale est donc un vrai problème, qui demeure pour ainsi dire voilé par son caractère panoptique même : parce qu’elle concerne « tout le monde », elle devrait aussi, croit-on, concerner chacun ! Parce qu’elle traite des intérêts les plus collectifs de l’espèce, elle devrait aussi régler les questions les plus intimes.
Nous demeurons ici dans les limites d’un quiproquo, dont il faut bien dire qu’il doit beaucoup, en Occident à Rousseau (Gavroche avait raison sur ce point !), c’est-à-dire à la conception « surplombante » (nous avons même dit « paranoïaque ») du pouvoir du « peuple » comme volonté globale incarnée par la loi.
Un combat doit donc probablement avoir lieu dans le registre du cosmopolitisme pour battre cette conception fausse de la « souveraineté » transposée au plan mondial d’un « peuple universel » littéralement divinisé au dessus des « gens réels ». Ce qui est en jeu, c’est non seulement la protection et le respect des citoyens du monde et de leurs groupes familiers, de leurs cultures, de leurs sociétés, mais c’est aussi le respect de l’autonomie du Sociétal comme dimension spécifique.
Ceci est d’ailleurs aussi intéressant en termes économiques : car si le Familier et le Culturel sont appelés dans un modèle pluraliste à « vivre du leur », au moins pour une proportion des ressources et des capacités de production, il n’y a aucune raison pour que le Sociétal –comme « classe politique et administrative » mondiale- continue à vivre seulement comme appendice des administrations nationales. Pourquoi ne franchirait-elle pas le pas –qui ne serait pas seulement celui d’un suffrage universel « mondialisé »-, mais surtout l’existence concrète de domaines directement mondiaux, et consacrés à soutenir la « self-sufficiency » de ce secteur.
D’aucuns peuvent ironiser sur une suggestion qui rappelle le mode d’existence des rois féodaux européens, mais l’ironie ne permet pas de se souvenir que c’est précisément en disposant de biens propres que ces monarques pouvaient être considérés comme des égaux dans la « démocratie » des élites, et d’autre part pouvaient parfois se dispenser d’écraser complètement leurs sujets sous la fiscalité en argent et en nature. Ils se sont bien rattrapés par la suite, et de toute façon leur propre capacité d’autarcie était largement une fiction. Ce n’est pas une raison pour bannir de toute réflexion sur l’avenir l’idée d’une autonomie matérielle comme base de la pluralité « réelle ».
Le lecteur ayant reçu en plein visage suffisamment d’assertions de portée inassignable, refermons la fenêtre des prospections du futur. Retenons seulement que si nous prenons au sérieux le concept de pluralité anthropologique, alors l’histoire humaine peut encore se concevoir comme un vaste chantier propice aux imaginations, aux travaux, aux expériences. La réduction tétralogique qui nous sert ici de guide n’est que l’amorce, avons-nous dit, d’un rayonnement en étoile de nombreuses possibilités intermédiaires entre les quatre pôles principaux, et a fortiori entre les deux principes les plus antagoniques, et cela plus que jamais, –le Familier et le Sociétal-, la foule immense du second, hiérarchisée, numérotée et casernée, ayant pratiquement réussi à réduire le premier à la déréliction d’individus promis à la solitude de l’auto-entreprise monoparentale.
Pourrait-on commencer autrement ? Pourrait-on même tarder à commencer ?
C’est bien le lieu, enfin, pour un peu d’autocritique. Je ne me prends certainement pas pour Léonard de Vinci, mais j’entends bien Freud lorsqu’il lui reproche sa manie de griffonner de petits mécanismes : n’est-ce pas exactement ce que je propose ici, au lieu de me consacrer au roman, mon autre « hobby » ?
Pour ma défense, j’arguerai que je suis loin d’être seul à pratiquer cette manie, puisque, comme on l’a vu, tous les anthropologues « généralistes » ont fabriqué des versions de la machine métaphorique élémentaire. Ce qu’ils ont tenté de dire, souvent sans en avoir conscience, c’est que l’Humain est engagé, chez tous les membres de l’espèce une fois parlante (et peut-être dès avant le langage), dans la même opération visant à se porter, par échelons successifs, par comparaisons successives, vers une totalité enfin parfaitement englobante et parfaitement coïncidente avec sa propre multitude physique.
Ce qui était aux commencements une fonction de survie s’est ensuite entretenu par la seule énergie des difficultés propagées à l’intérieur de la société, et cherchant à s’en échapper par le passage à une échelle supérieure, tout en trouvant des lignes de partage et de régulation à l’intérieur
Le côté machinal de notre propos n’est donc en un sens que la copie –dans le registre musical et conceptuel de l’anthropologie- de ce que Clifford Geertz appelait la « machine culturelle infernale », mais dont il attribuait à tort l’entière responsabilité à Claude Lévi-Strauss. Car en réalité, ce n’est pas ce dernier qui a inventé cette machine culturelle infernale, mais bien… l’espèce humaine produisant l’histoire.
Si quelque chose doit échapper à cette mécanicité inhérente à notre culture, à son implacable tendance à la « commensurabilité », c’est la capacité –également humaine- à suggérer sans compter, à évoquer en engageant son corps, sa face, son âme en gage.
C’est cette variante, connotée « hystérique » pour laquelle l’équilibre du monde à constituer n’a pas besoin de recenser, de classer, d’enregistrer, de répartir, de vérifier, de comptabiliser. C’est ce quadrant « culturel » pour lequel sentiment et séduction sont la seule règle, et plus efficace encore que l’autre, car elle s’impose dans une demande immédiate, maintenant ou jamais. Parce qu’elle « interpelle » l’interlocuteur sans qu’il puisse se dérober, et le renvoie sans appel s’il montre une faiblesse à lui répondre, le regard défiant le regard.
C’est sûrement là que se situera le foyer d’un appel pluraliste efficace et vivant, probablement bien plus sûrement que du côté de la description de nos machines métaphoriques.
Pour autant, cette description n’est pas inutile, car même le théâtre de l’engagement a besoin, de temps en temps, de se gorger de savoirs, de s’imprégner de « vérités », ne serait-ce que pour mieux ensuite s’écrier face au public, allongeant une mine tragi-comique :
« Non, ce n’est pas encore çà ! »