De notre côté, de celui des sciences de la culture, nous sommes avertis par l'histoire. La généralisation d'une très puissante technologie n'a pas pour but principal le bonheur de l'humanité, une sorte de philanthropie angélique aussi blanche que la blouse des laborantins, des chercheurs et des médecins, mais un renforcement des mécanismes du pouvoir de quelques-uns sur beaucoup. La "démocratisation" du pouvoir de modifier la vie a un but idéologique simple et évident : se couvrir par avance d'une quelconque responsabilité dans l'origine d'une éventuelle guerre bactériologique. Rendre indécelable l'éventuelle source d'une attaque visant la "dépopulation" comme solution aux problèmes aigus de l'époque.
Nous sommes tout bonnement en train de réunir les conditions de réalisation de l'événement annoncé par Terry Gilliam dans son film génial "l'armée des douze singes". Au point qu'il n'y aura même plus besoin d'imaginer la démence d'un groupe terroriste ou l'arrogance d'une entreprise en "science de la vie". Et comme à l'ordinaire, nous produisons en même temps une "euphémisation" des dangers auxquels nous nous exposons en exposant autrui. Nous prétendons ignorer radicalement l'ambivalence de nos motifs de "recherche". Nous nous baignons dans notre propre duplicité et dans le non savoir absolu de notre besoin absolu de savoir : un instinct de mort massif. L'extraordinaire dose de haine déniée qui suinte de l'innocence du chercheur à cheveux longs et lunettes de myope (peut-être pour se venger de son faible succès auprès des filles) n'est pas reconnue pour ce qu'elle est : le miroir de notre propre frustration devant l'échec moderne et son rêve de surpuissance collective.
On rappellera en l'occasion cet entretien avec Jacques Lacan paru en 1974 dans la revue italienne Panorama. Maître Jacques s'y laissait délirer un peu, pour une fois parfaitement clair : "-De nos jours, quel rapport y a-t-il entre la science et la psychanalyse ?
-Pour moi, la seule science vraie, sérieuse, à suivre, c'est la science-fiction. L'autre, l'officielle, qui a ses autels dans les laboratoires, avance à tâtons, sans juste milieu. Et elle commence même à avoir peur de son ombre.
Il semble que vienne pour les savants le moment de l'angoisse. Dans leurs laboratoires aseptiques, roulés dans leurs blouses empesées, ces vieux bambins qui jouent avec des choses inconnues, en fabriquant des appareils toujours plus compliqués et en inventant des formules toujours plus obscures, commencent à se demander ce qui pourra advenir demain, ce que ces recherches toujours nouvelles finiront par amener. Enfin ! dis-je. Et s'il était trop tard? Les biologistes se le demandent maintenant, ou les physiciens, les chimistes. Pour moi, ils sont fous. Alors qu'ils sont déjà en train de changer la face de l'univers, il leur vient à l'esprit seulement à présent de se demander si par hasard ça ne peut pas être dangereux. Et si tout sautait? Si les bactéries élevées si amoureusement dans les blancs laboratoires se transformaient en ennemis mortels? Si le monde était balayé par une horde de ces bactéries avec toute la merde qui l'habite à commencer par ces savants des laboratoires?
Aux trois positions impossibles de Freud, gouvernement, éducation, psychanalyse, j'en ajouterai une quatrième, la science. A ceci près, que les savants ne savent pas que leur position est insoutenable.
-Voilà une vision assez pessimiste de ce qu'on appelle progrès.
-Non, c'est tout autre chose. Je ne suis pas pessimiste. Il n'arrivera rien. Pour la simple raison que l'homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire lui-même. Personnellement, je trouverais merveilleux un fléau total produit pour l'homme. Ce serait la preuve qu'il est arrivé à faire quelque chose avec ses mains, sa tête, sans interventions divine, naturelle ou autres.
Toutes ces belles bactéries suralimentées pour l'amusement, répandues à travers le monde comme les sauterelles de la Bible, signifieraient le triomphe de l'homme. Mais ça n'arrivera pas. La science traverse heureusement sa crise de responsabilité, tout rentrera dans l'ordre des choses, comme on dit. Je l'ai annoncé : le réel prendra l'avantage, comme toujours. Et nous serons, comme toujours foutus."
Nos ajouterons seulement ceci : Il n'est pas du tout sûr que "cela n'arrivera pas", justement parce que la "crise de responsabilité" de la science se traduit au plus fort de celle de la mondialité et de l'autoréférence universaliste, par une dilution du sujet scientifique dans le désir de masse bien pointé par Elias Canetti dans sa désignation du complexe du survivant.
Et cela, bien sûr, ne mérite plus du tout l'ironie presque joyeuse du psychanalyste-surréaliste. Foutus nous serons effectivement, mais dans un sens légèrement différent : celui d'une prise du pouvoir d'une élite encore plus folle sur les survivants !