Symétriquement, ce que les prosélytes du « sexe » ne comprennent pas, c’est que la culture symbolique humaine n’est pas dirigée vers la prise en compte de la nature, mais vers la réalisation d’un fantasme tout entier issu du fait de la parole : faire advenir une société unique et unitaire. L’effacement de toute différence entre individus est le point ultime de visée de la culture, la juste revendication d’égalité n’étant hélas qu’une étape ou un moyen d’un projet qui n’aura de cesse que d’être accompli.
Avant de revenir plus en détail sur ces deux assertions exactes, mais tellement prises dans la guerre des arguments qu’elles seront nécessairement férocement déniées, notons seulement que leur vérité même implique que le conflit nature-culture est celui de deux « folies », et qu’il ne peut rien en sortir de bon si n’est pas envisagée sérieusement l’inflexion de l’une et de l’autre.
La dénégation du fait de nature ayant été largement combattue par les idées « naturalistes » bien étayées par la science, nous ne nous y attarderons pas ici, sinon sur un point précis : la question de savoir comment ladite nature opère avec le risque de surpopulation d’une espèce. Nous ne ferons pas au lecteur l’impolitesse de lui raconter des histoires de lemmings ou de rats suicidants, car les Humains n’y sont pas réductibles. D’ailleurs, chez ces animaux, la surpopulation concerne seulement des populations locales et non pas l’espèce en tant que telle, comme c’est le cas pour nous aujourd’hui. Ensuite, comme « l’espèce » est une catégorie abstraite, qui n’existe qu’à partir d’un savoir historique indirect et d’une projection de tendances quantifiées par des études démographiques, il est juste d’affirmer que nous « pensons » la surpopulation longtemps avant de la vivre, ce qui renvoie son traitement à… la culture, et pas à des mécanismes naturels relevant par exemple de lois « malthusiennes » réglant les populations végétales ou animales.
Admettons que le problème soit à terme très concret et que le risque de surpopulation planétaire soit parfaitement réel, le fait que ce soit la culture qui ait la charge de son traitement (avant que ne se déclenchent des phénomènes de sélection brutale relevant de la nature vivante placée en conditions extrêmes) est-il garant de solutions raisonnables ?
C’est ici qu’intervient notre définition de la culture humaine comme portée, en général, vers le but d’une société unique et unitaire, définition dont nous devons nous justifier comme anthropologue, ne serait-ce que parce qu’elle est peu courante.
Il règne la plus grande confusion sur ce qu’on nomme culture humaine, et cette confusion s’est aggravée du seul fait que la définition de celle-ci est devenue un enjeu considérable au cours des dernières décennies. Le fond de cet enjeu -quelque soient les formes particulières prises par les débats recourant directement ou non au terme « culture »- est l’inquiétude grandissants sur la « gérabilité » des activités et des situations humaines à l’âge de la planétisation économique, technique et sociale. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les Humains -comme membres d’un collège universel ou cosmopolitique- peuvent contrôler par la raison tout ce qui leur arrive. La culture, qui résume face à la nature cette possibilité de contrôle raisonnable de notre destinée collective, recouvre cependant des acceptions opposées : on peut soit la définir par la pointe de son progrès, c’est-à-dire par le processus de la technoscience, soit, au contraire, par le sentiment personnel établi sur des mythes ancestraux.
Il est à noter que les deux grandes tendances qui se disputent ainsi la notion de culture comme capacité de contrôle sur les « maux », ont de quoi nourrir leur querelle : la religiosité va reprocher à la technoscience d’être coupable d’avoir tout déréglé et d’envisager des dérèglements encore pires en guise de soins, quand cette dernière va renvoyer la religiosité aux millénaires d’obscurantisme interdisant toute émancipation. Et chacun de camper fièrement sur ses positions, l’avantage étant aujourd’hui à la technoscience mieux appuyée sur le fonctionnement du capitalisme et l’automatisme des progrès technologiques.
En fait, on doit additionner les reproches des uns et des autres pour retrouver un semblant de réalisme, et se rendre compte que la vie actuelle ressemble fort à une combinaison d’obscurantisme et de forçage techniciste. Les fondamentalistes décidant de dater de 5000 ans la création de l’Homme et les scientistes réinventant Darwin en le faisant père d’une continuité absolue entre les primates vieux de trois millions d’années et les créateurs du Web ne sont pas aussi éloignés les uns des autres qu’on pourrait le croire au ton martial de leurs altercations. Le seul fait qu’ils s’opposent en miroir ne suffit pas à déterminer une différence essentielle. Leur seule vraie ligne d’opposition tient à ce que les uns veulent conduire les Humains à partir d’une culture du mythe intériorisé par chaque sujet, tandis que les autres préfèrent une culture qui commande par les démonstrations factuelles objectives et quantifiées. Mais les deux groupes entendent bien « conduire » l’humanité par la culture, et c’est bien là tout le problème.
La question se pose alors de savoir où cette connivence d’arrière-plan nous conduit-elle en tant que réalité de la culture humaine non idéalisée ?
Toute culture anthropique -religieuse, scientifique, politique, artistique, etc- est établie sur la pratique exclusivement humaine du « parlage », lui-même structuré et renforcé par le « langage symbolique». Ce dernier n’est que l’instrument de la pratique conversationnelle dont l’objet est toujours de rallier les interlocuteurs à l’adoption d’une métaphore commune. Les formes particulières de ladite conversation peuvent être infiniment variées, et impliquer même des variantes conflictuelles voire guerrières (comportant de la tromperie, de la condamnation, de la stratégie), elle a toujours en fin de compte pour but un ralliement, un discours commun, bientôt établi comme « normal » et cela « pour tous » (oui, comme le fameux mariage ). Toute culture humaine vise la « totalité », même dans des formes démocratiques (rien de plus « totalisant » que l’idéal démocratique des siècles classiques à Athènes), bien que toute culture humaine n’y parvienne que très rarement et précairement, la pluralité des positions se faisant immanquablement jour au cœur de la plus parfaite des unanimités.
Nous n’expliquerons pas ici cette tendance coextensive de la culture -essentiellement liée à tout acte de parole et à ses effets sur la formation coïncidente d’un « sujet de la participation »-, mais il est urgent qu’un peu de réflexion amène davantage de personnes à admettre cette fatalité culturelle, qui produit la base de notre condition humaine depuis que nous avons inventé le langage pour servir nos paroles (environ 60 000 ans sans doute).
C’est urgent parce que c’est le seul moyen d’envisager une inflexion de la folie culturelle en général, une sorte de ruse avec sa propre destinée.
Revenons maintenant à l’objet précis du propos : la guerre entre culture et nature à propos de la sexualité. Elle n’échappe évidemment pas au contexte général d’une tendance de la culture à viser la totalisation et l’homogénéité. Et tout comme n’importe quel autre domaine de débat, elle suit les linéaments d’une sorte de vaste procès, de gigantesque controverse historiale où les arguments contraires s’affrontent jusqu’à ce qu’une ligne de plus grande pente les entraîne tous vers la « fin » : l’affirmation autoritaire et sans réplique d’une normalité intégratrice.
Par exemple, la thématique de l’inégalité entre hommes et femmes a pu devenir prégnante à mesure que la société économique rendait inutiles les solidarités et les hiérarchies d’un cadre familial étroit. Cette évolution était inéluctable, bien qu’elle soit encore largement refusée par la culture musulmane ou d’autres présumées « traditionnelles » (concernant néanmoins quelques milliards d’Humains). A partir du moment où l’espace public (de travail, de circulation, d’enseignement, etc.) devient en quelque sorte l’espace intime de tous les individus appartenant à la même « famille sociétale », il était attendu que les hommes ne puissent y conserver des positions exclusives, voire dominantes.
Mais il faut bien voir que cet effet de « justice rendue » n’existe que pour autant que l’espace public et l’espace privé se confondent sur un plan supérieur : celui où les individus ne dépendent plus principalement de liens parentaux (définissant autrefois des «petites sociétés » alliées dans la grande), mais sont directement en lien avec l’entité plus vaste, nommée, par exemple « république ». Notons que la chose même tend à disparaître, puisque à la différence de ses inventeurs grecs et romains, il tend à ne plus exister de frontière entre les droits privés et publics, et que l’autorité en vient à régler indifféremment les affaires les plus intimes et les problèmes les plus collectifs, devenant ainsi un Léviathan encore plus réel que celui imaginé par Hobbes, le penseur à l’origine des idéaux modernes de totalisation mécanique de la vie sociale.
Il ne faut donc pas oublier que, pour être plus juste, l’égalité des hommes et des femmes n’existe désormais que dans un cadre où la différence sexuelle est tendanciellement abolie en termes de droit, puisque seul l’individu (quelque soit son sexe) est citoyen, justiciable,attributaire d’un numéro de sécurité sociale, acteur économique, etc.
Que cette disparition programmée de la différence des sexes dans l’espace commun soit une bonne chose n’est pas du tout mis en cause ici. Il est simplement recommandé de bien être conscients de sa condition fondamentale : la disparition préalable et définitive des communautés susceptibles de faire écran entre l’individu (quelles que soient ses caractéristiques) et sa seule « vraie famille » : la société.
Or, cette évolution en cours -même dans les cadres les plus multiculturels définis en Amérique du nord, par exemple- correspond à une étape de la « totalisation » dont nous avons dit qu’elle était le vecteur invisible de toute destinée culturelle, dès lors que les remous et conflits historiques lui laissent un peu de temps pour s’affirmer et se prolonger, et sans préjuger des « retours de pluralité » qui s’imposent également inéluctablement.
La suppression de la référence au sexe dans le mariage (dont le terme signifiait aux origines le fait pour une femme de prendre un « étalon » -mar-) correspond exactement à cet élargissement de l’espace public à « tous », avec en contrepartie, la disparition de la possibilité pour un groupe de personnes de s’identifier réciproquement pour un lien « matrimonial » officiel par le biais d’une symbolisation de la différence sexuelle. Il en vient de même pour le projet de remplacer la mention de père et de mère dans les livrets de « famille » par celle de « parent » (n°1 ; n°2) : la république imposant ces nouveaux termes de référence est celle qui remplace de fait l’espace privé et autodéfini d’une famille, par la « famille sociétale ». Pourquoi pas ? Mais autant le savoir, et, le sachant, se sentir libre de réfléchir sur le sens du mot « république ». Il semble en effet devenir inutile puisqu’il ne s’oppose plus au monde privé qui lui est désormais totalement ouvert et transparent.
Le mot « société » devient lui-même problématique dans ce cadre, puisqu’il fait référence à une alliance de citoyens, eux-mêmes nommés d’après l’union de leurs forces propres (« vis » dans « cum-vis », donnant « civis »). Cette définition, plus ou moins reprise par le philosophe politique John Rawls (après le sociologue Ferdinand Tönnies) et incluant la différence entre ce niveau d’intégration et les communautés qui la composent, ne semble plus adéquate puisque ces forces propres ou ces communautés sont simplement gommées comme sources de droit commun.
Mais si elle n’est plus ni une république ni une société, comment, dès lors, nommer, l’entité de légitimation globale d’une unité des individus libérés (ou dépouillés) de la symbolisation possible de leurs groupements « de proximité », dont celle du sexe opposé est tout de même une dimension importante ?
Notons à ce propos, qu’iI y a contradiction entre vouloir parler d’orientation sexuelle, d’hétéro ou d’homosexualité, de bisexualité, de transsexualité et d’a-sexualité , et prétendre que seul le « genre » fonde cette orientation : il faudrait logiquement plutôt réserver strictement le mot « sexualité » à la différence physiologique impliquant la copulation éventuellement féconde, et parler d’orientation « de genre » pour le seul penchant psychique incluant cette fois, toutes les variantes possibles de l’orientation « de genre ».
On ne sera donc guère convaincus par le tour de passe-passe qui consiste à nommer «genre » tout ce qui relève du « sexe » (et inversement), impliquant par là même que, puisqu’il s’agit de symbolisation », on peut inventer n’importe quoi, et par exemple remplacer cette vieille opposition tenace, par l’efflorescence des « orientations », l’individu pur et désormais libéré de son sexe, pouvant être aussi libre de coller à la place même de son absence n’importe quel fantasme de « genre », comme en témoignent immédiatement la surenchère pornographique sur Internet, et surtout l’avide mécénat caché derrière la gratuité de ses clips : l’industrie du sex toy.
On voit que dès qu’on la creuse, la question de la guerre culture-nature se corse quelque peu : car enfin, ce qu’il faut bien appeler une désexualisation de l’individu par la culture (celle du genre ou en arrière-plan, celle de sa résorption au rang de « libre imaginaire ») semble être la voie choisie de préférence pour augmenter la consistance et l’homogénéité de « l’instance globale », cette organisation de l’espèce qui s’annonce au-delà de toute légitimité républicaine ou sociétale. De là à penser que c’est de cette désexualisation (imaginairement compensée par la « liberté de fantasmer le genre ») qu’est attendue un mode de régulation démographique, il n’y a qu’un pas… que nous franchirons immédiatement, précisément parce que nous nous croyons avertis par toute l’histoire connue du lien toujours fort entre volonté de contrôle et entreprise d’unification.
Cette dernière portant désormais sur l’humanité comme espèce, on peut s’attendre à ce que celle-ci devienne comme telle l’objet d’une manipulation portant précisément sur sa reproduction en vue d’assurer une pérennité… de l’idéal unitaire.
Ici, nous sommes obligés de rappeler que la nature, considérée par les puissances organisatrices comme une logique qu’il faut brider et subordonner à la culture raisonnable, oppose effectivement à celle-ci une résistance qu’il faut bien également qualifier de « folle » : qui voudrait d’une planète recouverte d’un grouillement anthropique de dizaines de milliards d’individus, sinon le mécanisme même d’une reproduction sexuelle aveugle soutenue par la jouissance de moyens de survie constamment amplifiés ?
Or, force est de reconnaître que la prise en main (si l’on peut dire) de la sexualité humaine par la convergence de l’individualisation et de la technicisation de la reproduction et par la gestion des fantasmes de genre peut très bien, collatéralement, être utilisée pour ralentir la folie démographique ! Par exemple, l’idée (bien perçue par Daniel Dagenais) que chaque individu pourrait prétendre à se reproduire « seul » (selon le principe un adulte/un enfant) aussi bien par le clonage que par la procréation assistée, pourrait à la fois flatter l’idéal narcissique de l’individu comme seul répondant du sociétal, et… faire baisser l’excédent de naissances. Ce serait en tout cas plus acceptable que le recours à la pollution par les perturbateurs endocriniens, et l’on peut déjà s’interroger sur ce qui, de ceux-ci (présents dans l’eau, l’air et la bière !), ou des nouvelles habitudes sexuelles portées par la virtualisation, est le plus responsable de la baisse considérable de fertilité du sperme dans les métropoles.
De sorte que nous pourrions nous demander si, en fin de compte, et même si la ruse d’une culture bloquant la surpopulation au nom d’une intégration directe de l’individu désexualisé (et « polygénérisé ») dans la masse humaine à gérer semble l’effet d’un hubris unitaire, d’une hallucination totalisante de la société-monde, la folie culturelle n’est pas le remède ultime à l’emballement fou du processus sexuel naturel ?
La question est intéressante, mais il faut écarter la réponse : si vraiment le ralentissement de la croissance démographique doit passer par une telle emprise de la culture technicienne sur nos vies, nos pensées et nos désirs, alors le prix en bien est trop élevé. Se représente-t-on bien la déréliction, la détresse dans lesquelles seraient plongés des êtres isolés par un Tout sociétal panoptique, et dont l’unique possibilité pour ne pas être seuls serait d’être « éligible » à la fonction de moniteur d’un nouvel alter ego ?
Décidément, si nous ne voulons connaître ni l’inhumanité absolue que nous concocte notre propre tendance culturelle à l’idéal collectif (dont l’individualisme est la forme la plus achevée), ni la misère des promiscuités et des environnements détruits par l’économie de rapine, il nous faut à la fois infléchir le mouvement de la nature et celui de la culture.
Pour obtenir la première inflexion, il n’est pas d’autre moyen que de pousser un débat international sur la limite nécessaire du nombre d’enfants, et pour la seconde, rien ne peut remplacer la reconnaissance simultanée de la joie irremplaçable que nous donne seulement le processus sexuel naturel unissant les générations, et du caractère quasi-délirant des projets inconscients d’unification fusionnelle dans la totalité sociétale.