A ce point crucial, Michel Onfray, pur produit du catholicisme le plus ranci, n’a finalement pas réussi à conduire sa révolte anticléricale au-delà d’un classique renvoi de haine sur l’Autre : il attaque Freud, et donc, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non : le juif. Et cela malgré de véhémentes dénégations, de virulentes accusations ou des rages assassines affichées à l’encontre de tout ce qui pourrait s’avouer « fasciste », voire « antisioniste ». Hélas, on peut présumer qu’à l’instar de son ennemi intime Dieudonné, il s’y enferrera de plus en plus, parce que cette fascination relève d’un réflexe plus que vital pour lui : c’est qu’il ne suffit pas pour échapper à l’enfer de Giel, de fustiger la corruption morale du Chrétien. Car Chrétien, alors, on le reste au fond, en ce sens précis d’avoir à porter la culpabilité d’avoir abaissé le père pour promouvoir le fils. Encore faut-il, pour se débarrasser de cette culpabilité rentrée, la faire finalement porter à ceux dont on suppose qu’ils n’ont justement pas eu, comme lui-même, à travailler le fantasme de la mort du père éternel (puisque à la différence des Chrétiens, ils ne l’ont pas tué ni amoindri au profit du fils). Et à qui s’attaquer alors, sinon à celui qui, notamment dans L’homme Moïse et le Monothéisme, reconnaît au christianisme ce privilège entre toutes les religions, que de s’être attaqué au père du point de vue du fils ?
Tout en proclamant son rejet de la soutane, Onfray, néanmoins souvent tout habillé d’un noir qui n’évoque pas tant l’anarchie et la liberté que le froc, est donc irrémédiablement resté coincé dans cette ornière presque bi-millénaire, même si Nietzche en a réactivé il y a déjà longtemps la voie, d’ailleurs avec un talent autrement plus intense que notre séminariste anti-curé.
Non, la psychanalyse n’est pas hallucinogène : c’est plutôt le cas de celui qui, comme tout catholique rentré ou pas, conscient ou pas, volontaire ou pas, doit porter le fantasme de la reconnaissance de l’Homme dans la nature, c’est-à-dire celui de l’égalité Créateur-Créature, et donc la culpabilité imaginaire d’avoir castré le premier et d’en être castrée comme la seconde.
Hallucination proprement psychotisante de celui qui récuse si totalement cette responsabilité d’une possible démocratie dans la création, d’une présence d’un regard humain dans la nature elle-même, qu’il ne peut en attribuer la paternité qu’à la religion ayant inventé ce personnage, et à tout Père qui s’y profile, tel Freud.
Loin de moi l’idée de me faire l’avocat des monothéismes, porteurs de tant de furies fanatiques, de tant de guerres, de tant de stérilisations et de morts, de tant d’interdits et de chasses à l’Autre. Cependant, ne faut-il pas aussi admettre que dans la classe des grandes institutions toujours et partout monstrueuses que l’humanité sait si bien s’infliger sur de longues périodes, l’Occident, ou ce qu’on appelle tel, a choisi de représenter le divin comme personnel, tandis que l’Orient décidait plutôt de contempler le mouvement cosmique impersonnel ? Et dans ce cas, pourquoi le second positionnement serait-il automatiquement meilleur que le premier, ou encore que des conceptions animistes locales ?
Est-ce vraiment le monothéisme, construisant la fable simple d’une divinité comme presqu’humaine en tant qu’elle doit juger des autres hommes, qui est la cause de tous les maux ? N’est-il pas simplement la tentative –au fond méritoire à sa façon- d’instaurer une conception du monde dont l’arbitre de type humain ne soit pas exclu, ni soumis à des forces sentimentales et physiques pures, météorologiques, mais inaccessibles aux critères humains du jugement, Yin et Yang, par exemple ?
Et si l’on admet que la psychanalyse est bien aussi une affaire juive, alors ne faut-il pas considérer que c’est d’abord parce que les juifs ont été les boucs émissaires favoris des Chrétiens depuis quinze siècles, sur qui rejeter sa propre faute d’avoir humanisé les dieux, après avoir dans l’antiquité tenté vainement de diviniser les hommes ? N’est-il pas normal que, lorsqu’on entre dans la période la plus noire de l’industrie bouchère (au XXe siècle), et celle où la culpabilité d’avoir égalisé les hommes en les castrant devient d’autant plus irrépressible que c’est désormais à la machine équarrisseuse qu’on laisse le soin d’élaguer tout ce qui dépasse, tout ce qui diverge, que ce soit un juif, Freud, athée néanmoins et s’adressant à la science, qui indique une voie de dérivation de la haine ? Une voie de sublimation de la pulsion mortifère qui caractérise si fortement la chrétienté, et de plus belle depuis qu’elle est devenue athée ? Peut-être le juif Freud sait-il bien d’avance –sans vouloir le savoir et même en flattant l’agent britannique stipendié nommé Mussolini- sur qui la nouvelle rage mécanisée va tomber, une fois encore ? Peut-être n’invente-t-il la psychanalyse que pour indiquer comment fonctionne en général en monde chrétien la culpabilité, soit pour désigner, chez l’hystérique, le soit-disant père violeur, soit chez le paranoïaque, le père-tueur ? Peut-être ne « découvre »-t-il la psychanalyse que pour éviter que des millions de post-chrétiens naissant et vivant au moment propice pour la haine mécanisée, ne se déversent automatiquement, à l’âge de leur coming out, dans l’avenue de leur inconscient individuel autant que collectif ? A savoir : l’antisémitisme comme entonnoir des haines de soi projetées vers l’extérieur ?
Ce que ne sait pas, ou ne veut pas savoir Onfray, c’est que l’athéisme, son athéisme, n’est que le dernier avatar des monothéismes qu’il décrie. C’est la version finale, ultime, entièrement débarrassée des personnages humains (conceptuels ou non) derrière une égalité proprement mathématisée et informatisée. Je veux bien qu’on se révolte contre cette égalisation inégalitaire poussée à l’extrême jusque dans le non-humain, et qui rejoint d’ailleurs par là les philosophies orientales les plus cyniquement empiriques. Mais pourquoi, alors, se retourner en montrant les dents contre ceux qui ont précisément tenté de ralentir ce mouvement d’inhumanisation ? Pourquoi se retourner contre Freud lorsque –tout indubitable conservateur qu’il fut politiquement par ailleurs- il nous incite à débonder nos haines inconscientes, notre pulsion thanatophilique ? Lorsqu’il nous incite à reconnaître que la vie elle-même, dont la sexualité est un ressort essentiel, hésite entre la compétition enragée et l’amour, et alimente nos rêves les plus cruels mais aussi les plus terrifiés ? Il y a, dans la rage d’Onfray, quelque chose qui, parce qu’il ne veut pas s’analyser, récuse du même coup la psychanalyse comme tentative assez civilisée de supporter nos obligations démocratiques. Car, pour le dire simplement, ce n’est plus le monothéisme notre problème, c’est celui, réduit à l’os, qui a été depuis toujours la cause des monothéismes : le scandale psychique que constitue toujours le fait d’avoir à castrer la génération précédente pour faire la place de l’actuelle.
Et je crains que, dans le cas de Michel Onfray, l'analyse du "crépuscule de l'idole" ne soit qu'une mouture de plus de l'annonce jubilatoire par le fils de la mort du père, annonce d'autant plus tonitruante que le père en question avait précisément bien montré le danger d'y parvenir dans le réel, pour autant qu'au fond, nous sommes nous-mêmes guettés par nos enfants.
N'est-il pas plus sage d'admettre que, pour que l'enfer ne soit pas les autres (pères comme fils) nous devrions plutôt laisser une place à la tolérance mutuelle ?
Denis Duclos,
Anthropologue, directeur de recherche au CNRS
(lire aussi l'excellent article de Guy-Félix Duportail dans le monde du 7 mai 2010 : lien ci dessous)