Il faut aussi noter que cette tendance très "tendance" (organisée sur le modèle des "design" de l'interactivité internet) s'accorde très bien avec une autre : celle de la "toussitude". Cette dernière provient plutôt du socialisme bon teint et de la bonne conscience Bobo, ceux qui règnent par exemple dans les formules d'accueil du public sur nombre de chaînes de radio et de tv : le fameux "bonjour à tous". On observera que dans les deux cas, il y a disparition de tout indice d'engagement du locuteur dans une réciprocité ou un échange : comme le note Marilia Amorim, le "jejoiement" annihile le "tu" ou le "vous", et construit une sorte de solipsisme général. Or il en vient de même de la "toussitude". Elle permet d'éviter le madame, monsieur et éventuellement le fantôme de la "mademoiselle", en un temps où les sexes potentiels se multiplient, rattachés aux "orientations" identitaires plus qu'aux statuts matrimoniaux. Mais en évitant ainsi les problèmes, on en crée un autre, massif : l'individu auquel on s'adresse "en masse" est dépouillé d'absolument tout ce qui pourrait permettre l'évocation d'une relation particulière. A commencer par l'altérité concrète de son corps.
Donc, destruction de l'intimité reconnue d'autrui et saisie en bloc d'un "autrui" collectif et abstrait ne sont que deux faces de la même tendance, décidément trop "tendance" : l'inhumanisation par le rapport mécanisé, aligné sur l'idéal d'une redéfinition du sujet comme robot oeconomicus normalicus.
Bien sûr, çà ne marchera pas, tout comme n'ont pas marché d'autres variantes -plus ou moins massacrantes- de l'homo-totalitarius. Mais cela peut rajouter une couche de souffrance, et pour plus ou moins longtemps.
La question demeure : pourquoi s'engouffrer avec une telle facilité dans ces effets de novlangue destructeurs ? Est-ce seulement sous l'injonction de quelque oligarchie aux commandes ? Je ne crois pas (et ce "je" là parle bien en son "nom propre" et non comme une poupée animée par un pouvoir extérieur). Hélas, nous sommes tous tentés d'y participer, car il existe une jouissance ineffable dans la participation promise au "Tous", et une jouissance encore plus excitante à l'idée de nous faire parler par un grand Autre. Cela nous ramène au premier miroir de notre reconnaissance par l'énigmatique regard d'une mère elle-même aliénée, et dont nous rêvions qu'elle soit la Matrix.
C'est bien tout le problème !
La solution ? Il n'y en a pas, sauf à imaginer au moins une ligne de séparation et de dialogique plus nette entre le monde de l'intimité, du familier, de la "philia", et celui du politique. Ou encore à inventer (ou réinventer) un imaginaire de la prohibition de l'inceste avec le forces de l'ordre. Une symbolisation de cet imaginaire, par exemple sous la forme d'une obligation pour le politique (instance de l'ordre universel) de respecter comme son égale la loi régissant les relations entre prochains. Actualiser Antigone, quoi ! Mais pour cela, le Familier devrait être reconnu dans son droit à l'autonomie (au sens propre), et nous ne voulons évidemment pas d'un retour à la possibilité d'une vendetta ! (comme elle se manifeste à nouveau aux franges du Système). Nous sommes donc bel et bien confrontés à un problème d'invention culturelle. Que les petits génies se présentent donc à ce concours, les vieux sages se perdant en conjectures !!!