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Qu'est ce que la Géo-Anthropologie ? Qu'est-ce que l'anthropologie pluraliste ?


Le tueur de masse : loup solitaire ou sujet banal ?



Terroristes et tueurs de masse suicidants : symptômes d’une crise
du lien sujet/société




La revendication par Daech de meurtres de masse commandités auprès de suicidants « lo-caux » tend à occulter à la fois une origine et un futur développement de ces agressions :
-Elle occulte que la « paternité » de ce type d’actes revient historiquement non pas à des djihadistes mais à de bons Américains WASP de classe moyenne, en général des Jeunes se retournant contre leur propre milieu scolaire ou universitaire.
-Elle incite donc à ne plus penser ces actes comme des symptômes d’un malaise de société, mais comme les effets d’un militantisme « radical » (les radicaux-socialistes doivent être contents de ce détournement… de sens !), à la fois ethnique (arabe) et religieux (islamisme sunnite essentiellement).
Or que le conducteur du camion de Nice ait été « employé » par Daech ne change rien au fait que la situation chronique qui a été à l’origine de ce choix et de cet embrigadement soit celle -irritante et frustrante- d’une grande majorité de Jeunes gens pauvres ou même assez bien « intégrés » dans la société de masse française, américaine ou autre.
Notamment la montée d’un « précariat » général, par définition anxieux et « en colère », est évidemment un terreau privilégié pour le basculement dans la suicidance violente comme modèle.
Qu’il y ait en Occident, une « reprise islamiste » du modèle du « mass killer », à partir de la bombe des frères Tsernaev à Boston jusqu’à la tuerie perpétrée à Orlando par Omar Mateen, en passant par celle de San Bernardino par Syed Ryzwan Farook et Tashfeen Malik, est indubitable. Mais qu’il y ait visiblement un basculement dans l’origine de ce type de violence ne prouve rien d’autre qu’une sorte de transfert sanglant.
Occulter cette réalité revient non seulement à oublier le score sinistre d’Anton Breivik mais aussi la performance de ce jeune agriculteur bien Français ayant réussi à se procurer en Ukraine un stock d’armes de guerre qu’il a caché dans sa ferme en France.
Autrement dit, organisation du renseigne-ment ou pas, cela revient à refuser de penser les causes qui vont, à l’évidence, générer une augmentation de la violence guerrière dans la société civile occidentale (ou occidentalisée).
Car, malgré le nom anglo-saxon du renseignement (l’intelligence), la compréhension d’un phénomène potentiel par une société dépend beaucoup plus de son acceptation de réfléchir à ses propres défauts, mettent-ils en cause ou non son « essence » que de l’astuce de dénonciateurs de ragots. De celle-ci ne peut découler qu’une conception policière et militaire du contrôle, laquelle est, hélas, bien symbolisée par « les mains sur la tête » exigées des victimes elles-mêmes sur l’esplanade de Nice, et saisie par les photographes de Reuters. On peut être sûrs d’une chose : la réponse colérique de masse -trumpitoire ou lepenoïde- ne peut que mener à une autorépression du grand nombre, une sorte de punition généralisée, et pas à une résolution d’un problème ne cessant de s’aggraver.
On ne le répétera jamais assez : les meurtres en grand nombre perpétrés par des personnes suicidantes relèvent moins de la politique ou de l’engagement militaire ou religieux que d’une crise profonde de la subjectivité.
Voila des gens qui, après mûre réflexion, en viennent à la certitude qu’il vaut mieux pour eux mourir, tout en entraînant dans la mort le plus grand nombre possible de leurs congénères. Or cette idée est absurde d’un point de vue militaire : les kamikase représentant aussi les guerriers les plus farouches et les plus déterminés, une guerre par suicides finit nécessairement par creuser dans les rangs de l’armée en question un déficit considérable en quantité, et surtout en qualité.
Du point de vue d’une personne ayant à faire « passer un message » de révolte, il s’agit aussi d’un acte dépourvu de sens, puisqu’il sera systématiquement interprété comme le fait d’un déséquilibré mental.
Absolument aucun effet de « leçon » n’en sera tiré par les parents des victimes, par les institutions ou par les médias, même si parfois une discussion savante a lieu entre spécialistes « psy », ou encore entre intellectuels se penchant sur les « motivations » parfois explicites de jeunes meurtriers.
Lorsqu’au contraire, il est impossible de ne pas lier l’acte à une situation sociale (1) ou économique (comme l’attaque « spontanée » -au couteau ou à la voiture-bélier menée par un jeune palestinien contre l’armée israélienne), le trait psychologique disparaît sans ambigüité (à la recherche d’une « revendication » quelconque par une organisation) derrière l’évidence de la guerre. Or, dans ces cas, le « désespoir » du tueur suicidant est pourtant également présent.
Il faut donc bien se résoudre à trouver et analyser le lien qui existe entre le sujet et l’acte, bien qu’à l’évidence, il diffère d’une situation à l’autre, avec ou sans contexte « religieux », mystique ou militant. La question devient alors la suivante : qu’est-ce qui peut pousser un sujet humain à se sentir concerné par une situation collective au point de « donner sa vie » tout en emportant celle de nombreux autres ?
Darwin, dans la Descendance de l’Homme, affirmait qu’il préférait descendre d’un singe capable d’héroïsme et d’altruisme, plutôt que d’un Humain égoïste et pleutre. Le problème, avec une démonstration d’héroïsme meurtrier, c’est qu’on a affaire à une réalité plus complexe, encore une fois… paradoxale. Ou plutôt que la réalité du Sujet en général transparaît de façon dramatique au travers de ce cas particulier.
La recherche préventive de « loups solitaires » qui semble inspirée de la nouvelle de Philip K. Dick « Minority Report » (trans-posée au cinéma par Steven Speilberg en 2002), paraît, sous cette optique, une erreur complète : il ne faudrait, en effet, pas tenter de déceler à l’avance ce qui sépare une personne d’autres (par son comportement « déviant » ou « suspect », voire par son originalité), mais bien au contraire ce qui est le plus banal, le plus commun chez chacun et chez Tous.
On peut alors s’amuser (tristement) à entendre les appels à exploiter les « données informatiques » amassées sur tout un chacun, à savoir des montagnes de bits, réchauffant par ailleurs l’atmosphère à hauteur de 15% si l’on en croit les spécialistes du Big Data.
Car s’il s’agit de viser précisément ce qui rend tel individu semblable aux autres, nous sommes bientôt tous sous les verrous, la population carcérale étant déjà au bord de l’explosion (le double de ce qu’elle était il y a 25 ans), sous l’effet de l’abattage juridique implacable caractérisant une « démocratie » aux abois
Une folie collective entre donc sur ce problème en vibration directe avec les folies individuelles, et s’apprécie précisément en ce qu’elle n’en veut strictement rien savoir.
Construisons un exemple « canonique » : dans une population pauvre amassée dans un quartier « défavorisé », un jeune père de famille vient d’être mis au chômage, un mois après avoir été « largué » par son épouse. De filiation maghrébine lointaine -et tamisée par d’autres ascendances- il erre de café en café, buvant de la bière et se nourrissant de sandwiches au jambon. Il n’a jamais mis les pieds dans une mosquée et n’a jamais été approché par des militants islamistes que n’apprécient pas trop ses copains -facteurs ou employés au tri postal comme lui, il y a encore quinze jours.
En tant « qu’expert », on conseille dans ce cas une arrestation préventive, car, à l’évidence, cet homme va « pêter les plombs ». Cela ne suffit d’ailleurs pas, car à quelques rues de là, un jeune Lorrain pur jus et bon chrétien, dans la même situation économique et sentimentale, vient de décider, après trois whiskies on the rocks bus sur le comptoir d’un bar d’anciens paras avec ses amis policiers (ceux là même qui ferment les yeux quand il prend sa voiture bourré), d’aller chercher un stock d’armes à l’Est pour « casser du bicot ». Il faudrait donc aussi le faire coffrer d’urgence même si l’idée est en train de s’évaporer, avec la dilution de l’alcool dans son sang !
L’agitation politicienne tournant en rage publique n’a donc aucun sens, puisque ce qui détermine un passage à l’acte plus fréquent est ce qui rapproche les individus de la norme de la colère ambiante, et que le « déclic » permettant de basculer entre cette normalité et la monstruosité est de plus en plus ténu. Pour une raison pourtant bien visible : la vie en commun devient « folle » et d’autant plus qu’elle n’est plus perçue consciemment comme telle à force de petits ajustements médiatisés, cherchant à la faire accepter. Cette vie en commun, très proche d’un fonds concentrationnaire, ne paraît désormais séparée de l’inadmissible que par un voile très fin qu’une très faible levée de vent chaud suffit à crever. Pourtant, presque tout le monde s’acharne à convenir que « tout va plus ou moins bien », alors que cela fait longtemps que le sujet moyen, banal, enfoncé dans les épuisantes quotidiennetés, pense tout cela insupportable et rendant envisageable le suicide comme une délivrance.
Reste le meurtre collectif : les hurlements horrifiés des Tartuffe ne peuvent plus cacher que, lorsque c’est tout l’environnement social, intime ou public, familial ou social, qui semble concourir à rendre infernale la vie de chacun, ce n’est pas par « manque d’empathie » que la haine aveugle se construit contre le « Tous », et ses représentants -les « n’importe qui ».
Il ne reste plus, à ce moment-là, qu’à se donner bonne conscience en pointant une population d’ennemis plus flagrants (par exemple les « Riches des beaux quartiers ») pour se sentir moins ou pas coupable d’un crime contre « des innocents ». Et puis, se dit-on à ce stade, de toute manière « je vais mourir », ce qui est tout de même la façon la plus absolue de « payer » la dette de sang. De ce point de vue, le beauf (2) partisan du retour de la peine de mort (ou carrément du gazage des détenus, comme je l’ai entendu plusieurs fois devant des comptoirs) a-t-il songé qu’il partageait ce point de vue avec celui qui s’inflige d’avance la sanction capitale pour un acte encore imaginaire (et qui va le rester pour une majorité de gens excédés) ?
Ce qu’on peut, en tout cas, pronostiquer à coup sûr, c’est qu’au moment où les gouvernementaux prépareront une immense tapette à « suspects méditerranéens », ce sera un émule du Norvégien Breivik qui tuera cent ou deux cent fidèles en train de prier dans une mosquée de Lyon, de Marseille ou de Paris, ou un employé d’institution qui assassinera des vieux ou des handicapés, pour « faire place nette » (en hitlérien qui s’ignore).
Et plus le pouvoir écumera de ne pouvoir écumer la « lie des loups solitaires », et plus le beauf fascisant montera en grade dans les appareils politico-administratifs, jusqu’à ce que « je » (n’importe quel je ») constate qu’une botte tente d’empêcher la porte de se refermer.
Ce ne sera plus le pied d’un simple vrp, à moins que le sigle ait changé de sens : volkish republik polizei, par exemple. Et là, ceux qui auront gagné, ce seront non pas les loups suicidés, mais les organisations et les Etats qui rêvent de voir la liberté disparaître des sociétés où elle subsiste encore sans surveillance.
Le problème principal est que la masse humaine ne veut pas savoir qu’elle est folle, et que cette folie émulsionne et déborde davantage en des périodes où elle s’enfonce davantage dans cet état massif, éloigné au possible de l’état où les Humains sont humains.

post-scriptum du 17 Octobre 2016. Cet article ayant été repris sur Mediapart, je suis également réjoui qu'Antoine Garapon, magistrat de renom et de talent, ait exposé ce jour sur France culture une conception du défi du "terrorisme global" correspondant point par point à ma conception. Il est très agréable de ne plus se sentir seul, au moment où; par ailleurs, des autorités semblent tentées par la limitation de la liberté d'expression garantie par la déclaration des droits de l'homme. Une question se trouve néanmoins soulevée : le statut de professionnel de la justice serait-il désormais nécessaire pour se sentir encore libre d'énoncer des approches de la vérité qui ne se rabattent pas sur des formules préfabriquées de réaction frontale, ne permettant en rien de comprendre ce qui se passe, notamment dans l'esprit de Jeunes qui n'ont rien d'arabe, de musulman ou même d'anarchistes patentés ? J'espère que le propos, net et courageux de Garapon fera des émules dans divers milieux, car l'avenir de la démocratie est en effet ébranlé en ses tréfonds, non pas tant par le terrorisme que par ce dont il est le symptôme et l'effet.
Cela dit, - Garapon doit bien en avoir le sentiment- si le politique est en crise dans nos sociétés "libérales", ce n'est peut-être pas seulement parce que ce libéralisme choque et meurtrit de nombreuses sensibilités, mais aussi parce que le politique en soi, la pratique du "pan laos" (tout le peuple), celui,par exemple du fameux "bonjour à tous" devenu antienne de France Culture comme de la plupart des médias, est en crise ontologique.
Il n'a probablement pas échappé à notre sympathique et incisif magistrat intellectuel que ce qu'il faut bien appeler une tentative d'ordre mondial post-impérial au nom de ce qui serait une humanité-peuple rencontre un problème concernant sa propre légitimité comme forme ultime du politique. N'entre-t-on pas dans une réalité paradoxale, laquelle appelle la révolte ?
De mon point de vue, nous en sommes déjà à la recherche d'une fondation nouvelle du droit, et si les juges sont un aspect essentiel, basique, d'une pluralité de pouvoirs originée chez Montesquieu mais effectivement mieux comprise en monde anglo-américain, il ne serait pas bon qu'ils usassent de cette séparation nécessaire pour faire seulement valoir l'urgence d'un retour à l'autorité.Il vaudrait mieux qu'ils se rendent disponibles à l'idée que notre avenir est peut-être à un au delà du politique, à une visée beaucoup plus ouverte et encore bien davantage pluraliste,l'échelle du monde ne permettant sans doute pas l'extension trop grande du modèle civique.

Notes :
1. Bien étudiée par Sebastian Roché
2. Le fait que ce soit un djihadiste qui ait assassiné Cabu, le créateur critique du beauf, et non l'un de ces derniers semble étrangement confirmer le recouvrement des deux personnages.



Mercredi 20 Juillet 2016 - 10:52
Lundi 17 Octobre 2016 - 22:49
Denis Duclos
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