Demain sera nécessairement une réaction soutenable
à la mondialité
Avançons d’emblée la suite d’assertions principales sur lesquelles nous ne saurions transiger. Le débat qui peut s’ensuivre n’en sera que plus clair.
La réponse à la question qui fait notre titre est, sans ambages : oui.
Oui, il existe une discipline scientifique des cultures humaines, et celle-ci peut prévoir certains enchaînements de causalités bien repérables, bien distincts, quand bien même elle ne pourrait, par exemple, prédire la temporalité exacte de ces événements. Elle peut aussi affirmer légitimement que ceux-ci peuvent être interrompus par un « emballement » ou un déchaînement catastrophiques, même si elle ne peut préciser leur survenue au-delà d’une certaine précision.
S’il existe une science du climat terrestre qui tolère des écarts à ses modèles, il ne vient plus à l’esprit des personnes raisonnables que cette science n’existe pas. Il doit en venir de même des sciences humaines.
Voici donc la prédiction que nous sommes en mesure de soutenir, et en position de défendre face à des objections de bon aloi :
Si tant est que la mondialité devient une réalité humaine consistante et approfondie, alors elle ne pourra pas échapper à la crise découlant exclusivement d’un caractère essentiel des cultures humaines : celles-ci se situent à l’intérieur du phénomène spécifiquement humain de la parole, et la parole n’existe que dans un écart entre le réel et l’imaginaire. Si donc un imaginaire (celui de la mondialisation) devient réel en tant que mondialité, alors cet écart disparaît pour la parole concernant toute l’humanité, menaçant directement la possibilité de parler.
Il a existé dans l’histoire des situations comparables mais jamais à une extension similaire, ni une telle proximité à un effet «d’absolu » : celui-ci n’est qu’une conséquence logique du fait qu’il n’existe pas d’extériorité à la société-monde (sauf dans certains fantasmes d’échappées inter-sidérales, qui ne sont d’ailleurs pas à négliger complètement), et que, de ce strict point de vue, il n’est pas possible de former un imaginaire de l’extension ou du dépassement de cette situation acquise. Désormais tout problème personnel, familier, local ou régional est susceptible d’avoir un impact concernant toute l’humanité. Toute discussion intime ou de comptoir est considérée comme potentiellement chargée d’une capacité virale, dynamisée par l’interconnectivité.
La parole dont il s’agit est le phénomène « parolier » dans toute sa complexité : elle est toujours sociale, bien qu’elle institue l’individu comme son unique sujet (les masses ne parlent que par l’opération de débat des « libres » adhérents individuels). Elle tend toujours à former des discours intéressant tous les membres du plus grand groupe culturel possible : ce qu’on appelle des « grands récits » ou encore des « métaphores orchestrales »., car la parole est toujours échangée à propos de comparaisons, notamment entre ce qui est tenu pour un réel existant et un imaginaire à réaliser.
Le partage (et donc la validité collective) de cette métaphore orchestrale existant dans toute société tend à se constituer en conversation opposant des positions, lesquelles reflètent la plupart du temps des interprétations contradictoires -éventuellement collectives- de la métaphore orchestrale en vigueur, c’est-à-dire sur la façon de tenter de rapprocher un réel d’un idéal concernant tout un peuple.
Notons que la position « déconstructioniste » revenant à soutenir « la fin des grands récits » est purement paradoxale et inconsistante, puisqu’elle est elle-même un grand récit.
Sur ce point comme sur les précédents, nous ne saurions transiger : la seule position consistante pour les sciences humaines revient à accepter que nous autres Humains, y compris sujets scientifiques, ne cessons de produire des grands récits, à savoir des métaphores orchestrales cherchant -et parvenant le plus souvent- à dominer une époque. Notre propre discours est un exemple d’une telle tentative, située dans le registre plus ou moins respecté d’une science objective sur la culture de l’intersubjectivité.
Les métaphores orchestrales effectives sont si décisives que leur discussion (correspondant à ce que Michel Foucault appelait l’ère d’une Epistémé) résulte pratiquement en l’explosion d’inventions dans « tous les sens » que nous appelons le progrès.
L’approche de la mondialité comme fait réalisé (et donc comme fusion entre l’idéal imaginaire et le réel) correspond à une clôture de l’ère dite moderne (en y incluant le post-moderne qui lui et rattaché sous la modalité du paradoxe précédent), à savoir la clôture d’un procès de parole orchestrale. Cette clôture a ceci de spécifique qu’elle vient actualiser une situation d’autoréférence absolue, le Monde devenant… le Monde, sans autre exemplaire de lui-même (1) .
Comme dans tous les cas de clôture d’une controverse, « il n’y a plus rien à dire », pour la bonne raison que toutes les objections ont été absorbées dans un « mot de la fin », qui est censé, par consensus, représenter le réel le plus incontestable pour tous.
Ainsi, tous les discours qui idéalisaient l’universalité, la prévoyaient, envisageaient des conditions, des démarches, des chemins pour y parvenir, n’ont-ils subitement plus cours, puisque nous croyons implicitement que… nous y sommes !
Bien entendu, il demeure de multiples conflits, des problèmes lourds de périls, mais ceux-ci ne peuvent plus trouver dans le discours d’un traitement enfin universel, le sens qui les ordonnerait : la gestion mondiale les précède plutôt qu’elle n’en découle. Ce sont pour beaucoup des secousses résiduelles, des « questions techniques », même si des erreurs très graves peuvent encore être commises ainsi que des « crimes contre l’humanité ».
La théorie scientifique des faits culturels (Cultural Theory, en reprenant le terme de l’anthropologue britannique géniale Mary Douglas) prédit que, dans un tel cas, la parole demeurant le moteur de toute culture humaine, un état de crise s’installe et s’amplifie à mesure que s’étend l’acceptation d’une incontestabilité définitive de la « réalisation effective» de la métaphore sous forme d’autoréférence.
Si désormais, « le monde est le monde », comme naguère Dieu fut « celui qui suis », nous sommes en approche d’un moment où nous sortons de la parole.
La même théorie établit que les Humains voulant demeurer humains et donc parlants, ils tendent à « résister » à cette évolution fatale pour leur humanité, les formes multiples de résistances produisant ce qu’on peut appeler la sphère ou le champ « cri-tique » accompagnant l’approche d’une situation intolérable « pour tous ».
Ce champ de résistances devenant d’autant plus énergétique à mesure que s’impose la disparition de la métaphore dans le constat du Réel, son analyse devient plus difficile, mais pas impossible. Il existe des disciplines des phénomènes catastrophiques tels que l’implosion ou l’explosion, et il n’existe aucune raison acceptable pour qu’une telle science soit impossible à propos des phénomènes humains, donc culturels.
En ce qui concerne ce qui nous pré-occupe ici, à savoir la totalisation mondiale de la culture humaine et son effet inéluctable d’autoréférenciation, la méthode la plus raisonnable consiste à établir tout d’abord quels sont les aspects ou les éléments qui sont successivement éliminés d’une comparaison, d’une métaphore -et donc d’une discussion possible-, et à observer les formes de réactivités qu’induit cette élimination hors du domaine de la parole.
Ensuite, nous pouvons, en suivant le « dogme » d’une impossibilité pour les Humains d’arrêter la parole et de ne plus produire de « métaphores orchestrales » (ou « grands récits »), tenter de découvrir la métaphore qui a le plus de chances de s’instaurer afin de sortir du champ de crise de la parole, à partir des divers types de réactivités en cours.
Après la mondialité, la pluralité : une fonction logique
Voici nos conclusions temporaires sur ces points, avant de revenir plus en détail sur leurs justifications :
-La mondialité comme « réel » actuel ne peut plus induire d’autre écart à de l’imaginaire qu’en se distinguant de son opposé interne : la pluralité. Le couple mondialité/pluralité est donc appelé à se substituer comme métaphore orchestrale de l’avenir proche à la métaphore en cours de disparition, celle d’un « leadership » impérial, d’une sorte de recouvrement entre empire et mondialité : une mondialité d’empire (2). Cette métaphore a, en gros, duré depuis la Renaissance - qui fut surtout celle de l’idéal impérial… et esclavagiste- , jusqu’à la dissolution de l’empire américain (après la victoire acquise sur ses concurrents), dans la planétisation post guerre-froide De cette dissolution et de ce rétrécissement de plus e plus patents, la « réaction Trump » ne fait que signer l’effectivité.
Certes, il est fort possible que la logique d’empire -qui dispose d’une accumulation d’expériences de plusieurs millénaires- oppose une inertie considérable à son ultime métamorphose (en mondialité post-impériale), mais il est aussi probable que sa force de réaction se combine avec certains traits de cette dernière, ne serait-ce que parce que la mondialité acquise est une exceptionnelle plate-forme de pouvoir sur autrui.
Le « retournement » de la logique de conquête extérieure en logique d’oppression intérieure risque donc d’être aggravée et accélérée par l’habitus dominateur inscrit depuis longtemps dans la plupart des mécanismes et des institutions.
Inversement, en visant délibérément ses propres sujets comme cibles de l’action impériale, la nouvelle orientation globaliste ne peut que les rencontrer également comme principes d’opposition et de résistance de plus en plus larges et fermes. Tout simplement parce que la liberté de participer au groupe est une condition sine qua non pour que la parole persiste comme pratique spécifique de l’Humain. Il est donc loisible d’affirmer que l’arbitraire et l’autorité des institutions incarnant cette globalité « réalisée » ne sera pas seulement contestée par une « explosion » de réactivités représentant symptomatiquement le refus des Humains de devenir des agents soumis et robotisés de la Totalité culturelle planétaire, mais, en fin de compte, qu’elle sera remise en cause par une métaphore orchestrale alternative de plus en plus puissante et convaincante : celle de la pluralité en tant que son opposé logique le plus évident.
En effet, là ou la totalité implique unicité et unité, réduisant les autres entités à n’être que des parties, la pluralité devient la condition même de la liberté des sujets de la parole, ainsi que de l’autonomie qui en est l’élément nécessaire. Or, dans la mesure où les Nations sont des totalités préalables à l’émergence de l’empire unique et de sa totalisation en société-monde, elles ne peuvent absolument pas valoir pour bases d’une pluralité. D’autant que, d’exemplaires holographiques de l’idéal universaliste, elles sont devenues en fin de compte de simples arrondissements de la logique totaliste et de son Etat-Monde.
La période ouvrant la rencontre faciale entre totalité et pluralité correspondra donc tout aussi inévitablement à l’émergence de « peuples » et de territoires qui se différen-cieront à partir de traits nouvellement pris en compte, en particulier ceux qui distinguent entre eux des modes de vie collectifs et personnels. Tout le débat prochain portera dès lors sur les relations constitutives entre mondialité, pluralité et autonomie, les trois aspects devant être négociés pour parvenir au meilleur respect possible de la condition subjective coïncidente à la « nature parlante »de l’Humain.
Bien entendu, l’histoire humaine ne se s’arrêtant jamais -sauf si la parole disparaît par sa robotisation- la phase métaphorique où la mondialité se compare à la pluralité (et à son produit, l’autonomie des sujets (3) ) sera elle-même une transition vers quelque chose d’autre, encore fort difficile à prévoir(4) .
Ce constat -à discuter dans les détails, mais qui nous semble d’une évidence massive pour qui n’est pas encore incarcéré dans les grands récits datant de cette période largement dépassée - renvoie à la description des éléments successivement frappés de « mondialité » et à leur hiérarchisation en termes de force et de type de réactivité.
Les mots qui prédisent la métaphore qui vient… et sa crise
Si la théorie est juste, ce sont les constellations de mots qui désignent « l’être ensemble » qui doivent, les premiers, subir l’impact de la difficulté croissante à les métaphoriser -à les comparer à des références extérieures-.
Cette difficulté peut se traduire de plusieurs façons :
-soit les mots de plus en plus choisis pour dire cela et qui « passent devant » d’autres, de moins en moins employés, représentent un aspect conceptuel autodéfini (5) , et moins ou plus du tout une métaphore.
-soit ces mots font disparaître en eux-mêmes (par métonymie et catachrèse) les sens différents qu’ils contenaient auparavant.
Dans les deux cas, on approche un effet « Novlangue » (comme dans le roman d’Orwell, 1984), qui est comme un « trou d’air » langagier, lequel nous « ôte les mots de la bouche », mais aussi du cerveau. A ceci près que ce n’est pas un pouvoir bureaucratique incarné dans un méchant moustachu s’imposant aux gens (Staline) qui en serait la source et l’opérateur, mais « tout un chacun » dans une évolution d’autant plus autoréférente… qu’elle proviendrait de partout et de nulle part, de chacun… et de tous.
C’est donc au voisinage de ces « manques de mots » que se forment les premiers symptômes du champ de crise : les réactivités les plus manifestes à l’auto-référence mondialitaire.
Voyons ce que cela donne sur quelques mots importants (indépendamment de la langue) :
-Dans le registre du « rapport de forces » entre les mots déjà courants, on observe des mouvements de mise en place de notions « phare » dont la particularité est de rendre difficile, voire impossible l’expression de situations ou de statuts différents :
Le mot « démocratie », par exemple qui tend à s’imposer devant des expressions comme « république » ou « pays », ne contient plus la référence à un contraire plausible et présent. « Pays » renvoie par définition à l’un seulement des 250 pays du monde (voire à des domaines locaux, ou à des entités imaginaires de même type), tandis que « démocratie » confond cette acception (6) avec l’idée générale du régime politique.
«République » (l’affaire publique) s’oppose à « la chose privée », qui est normalement licite, bien que contestée, tandis que « démocratie » -le pouvoir d’un nombre décompté d’individus supposés égaux-, ne peut strictement s’opposer qu’à « autocratie » (7) mais en l’interdisant complètement. De sorte, d’ailleurs, que la « souveraineté » du monarque se transfert absolument au « peuple » comme bloc pris en totalité (8).
Ce caractère absolu rend littéralement impensable la légitimité de minorités face au poids de la majorité (comme dans le cas de la population de Nantes l’emportant numériquement massivement sur celle des habitants de Notre Dame des Landes). Paradoxalement, mas certainement, l’abus de cette référence autocentrée du plus grand groupe sur lui-même sert abondamment le pouvoir d’instances et de puissances qui se situent à son échelle afin d’écraser (sens strict du mot « cratos ») toute solidarité locale ou réputée particulière ( 9).
Le mot « tous », dédouané des acceptions qui le retenaient au « totalitarisme » de sinistre mémoire, connaît un succès incroyable, notamment dans le « pour tous ». Du « mariage pour tous » (10) à la « manif pour tous », une constante : l’effacement de la possibilité de symboliser des éléments séparant des individualités abstraites, préjugées « toutes » identiques du point de vue du droit. Que cette évolution soit parfaitement légitime n’empêche pas qu’elle exclue en même temps du domaine public des possibilités de parler, cela au nom de conformités nouvelles, plus « globales ».
Répété dans les formules de salut -à la façon du « citoyens » ou du « camarades » des périodes révolutionnaires … révolues-, le « tous » modifie donc considérablement, par soustraction, notre perception de la relation entre la personne et l’ensemble sociétal .
Ainsi dans le « bonjour à tous » de nos radios et de nos télévisions, on évite d’avoir à tenir compte des différences, des distinctions, des particularités et même des singularités (on pourrait dire « bonjour à chacun »). Il n’est plus question de dire « bonjour madame, bonjour monsieur », et encore moins « mademoiselle ». Là encore la légitimité de l’évolution de la norme sociale d’usage n’est pas ici en cause : en revanche, il ne faut pas que cela interdise à l’observateur objectif de constater que le rapport entre individu et groupe global se trouve ainsi déplacé et fixé, en dévaluant ou en abolissant toute médiation à reconnaître, qui ferait d’emblée obstacle à la souveraineté du groupe global…sur tous ses membres, sommés d’y participer pleinement et sans la moindre réticence avouable.
L’effet le plus patent d’une telle évolution (singulièrement violente en France), est de contraindre mentalement chacun à se vivre non comme sujet souverain de sa parole, mais comme « partie » d’un « tout » qui serait le seul sujet réel, c’est-à-dire libre. Cette catharsis culturelle est largement liée au rôle classique de l’Etat rousseauiste incarnant complètement le « peuple souverain », mais elle est encore plus flagrante -et déflagrante- dans la conception de l’universalité planétaire, laquelle sert de « mètre étalon » (et de maître étalon par la même occasion) à la réduction de chaque Un à un sept-milliardième du sujet global.
Encore une fois, il ne s’agit aucunement ici de « regretter » ou de « dénoncer », voire de proposer des retours en arrière (ce qui, en général, participe de réactivités accélérant le processus en cours), mais simplement de conserver le droit à la posture et à la méthode scientifiques, lesquelles, dans ces domaines, sont toujours menacées d’être prises à partie, et, par exemple, d’être immédiatement caractérisées comme des réactivités parmi d’autres.
-Dans le registre, maintenant, de l’absorption de mots dans d’autres ou par d’autres, nous retiendrons quelques cas tout aussi flagrants :
Le mot « masse », par exemple, tend à disparaître parce qu’il est révélateur d’une disparité désagréable entre les gens pris en grand groupe, comme un bloc, et les formes plus nuancées ou intimes de la communauté.
On ne dit plus « mass media », mais « média », comme s’il n’existait plus que la médiation de masse. On ne dit plus non plus « les masses » (comme du temps de Hegel ou de Marx), qui impliquaient la conjonction ou l’opposition de groupes différents, mais on évite « la masse », objet un peu immonde, qui dévoile ce que nous sommes devenus « à sept milliards ».
L’expression « le monde », qui, en français comme en grec ancien et moderne (O Cosmos) signifiait à la fois l’entourage matériel des Humains et le groupe de ceux-ci, tend à ne plus représenter que la totalité indifférenciée de ces deux composantes pourtant opposées.
Le mot « société », qui désignait sous Rome les socii, et donc les non-citoyens, renvoie maintenant à la totalité d’un ensemble d’Humains, encore que celui-ci ait pu être petit ou partiel (société savante, société anonyme, etc.) ou déclinable au pluriel (les sociétés traditionnelles, etc.) Mais aujourd’hui, notamment depuis l’extinction du soviétisme comme empire concurrent, la notion de société tend à devenir LA société, et donc synonyme d’humanité, tandis que ce dernier mot renvoie de moins en moins au sentiment humain, et toujours davantage à l’espèce humaine représentée par les contemporains vivants sur toute la planète (11) .
Nous assistons dès lors à trois opérations en cascade de métonymisation de métaphores orchestrales importantes : la société vaut pour l’humanité, celle-ci vaut comme masse pour le caractère humain de chacun, et enfin elle vaut comme collège des contemporains pour toute l’histoire de l’espèce ! Formidable réduction par emboîtement des possibilités de nos langues à différencier, à comparer et à penser des phénomènes très largement distincts !
Le mot « Je », le déictique qui semble désigner a priori un « soi-même » parfaitement distinct du nombre, commence de manière inattendue à représenter la totalité normalisante : ainsi quand un autobus vous « dit » : « je voyage, donc je valide », ce « je » désigne directement un individu obéissant comme un robot à la norme sociale en vigueur (12) . Ou mieux : il entre en chacun pour se mettre à la place, devenue impensable, d’un « je » qui pourrait ne pas s’y plier.
Par ailleurs la généralisation de ce « jejoiement », contribue à éliminer la relation duelle de la parole (plus de « tu » ou de « vous »), ce qui est une contribution tout-à-fait majeure à la tendance à l’autoréférence sans possibilité de distinguer les interlocuteurs, ni ceux-ci de leur groupe.
Un bel exemple de mouvement public vers la confusion, probablement en provenance des réseaux « sociaux » d’internet, en passant par les pratiques publicitaires.
On trouvera enfin quelques cas de mots dont le sens usuel -désignant plutôt des situations ou des objets quotidiens sans rapport avec la vie politique- a été remplacé (et pas seulement encrypté) par une valeur morale ou politique.
Ainsi de « transparence », état physique propre à des matériaux gazeux, cristallins ou liquides, et qui a été transférée au langage politique pour s’opposer aux pouvoirs indus ou à la corruption des élites. Mais, utilisée d’abord par les Soviétiques en fin de parcours (avec la « glasnost » chère à Gorbatchev) elle est devenue un concept clé de la gestion post-moderne des populations. Cette notion est loin d’être elle-même dénuée d’opacité : désignant en apparence la rigueur morale à laquelle chacun -et surtout dans les classes politiques- doit adhérer pour ne pas léser autrui,- elle finit par légitimer les gigantesques systèmes de surveillance des personnes que permet -et permettra toujours d’avantage- la numérisation des données.
Ou encore le mot « sécurité », désormais déclinable en « sécurisé », dont l’extension générale implique que nous vivions tout le temps dans l’urgence de trouver un refuge, un abri et surtout d’accepter que « les services de police », mais aussi n’importe quelle « entreprise citoyenne » se transforment en protecteurs permanents de victimes potentielles. La vie entière devient ainsi lieu de menace et de crainte, spécialement les lieux publics urbains brassant des multitudes, et constamment balayés de messages inquiétants nous appelant à la « vigilance » et à la délation, mais aussi à la passivité en tant que sujets de libres interactions avec autrui.
L’omniprésence de la puissance surveillante est affirmée à travers ces mots, et bien d’autres, par un bombardement de messages utilisant tous les supports disponibles -publics et intimes-, de sorte qu’il devient impossible à quiconque d’échapper plus de quelques heures à l’impression d’un encadrement complet.
Dans tous ces cas (et dans de très nombreux autres que nous ne pouvons étudier ici), on distingue très clairement le mouvement qui élimine -assez rapidement et de plus en plus vite- les disparités de sens qui permettaient des comparaisons métaphoriques, et donc des choix possibles : lorsqu’on remplace « liberté, égalité, fraternité », par « sécurité, transparence, vigilance », on sent bien que la diversité des interprétations s’est considérablement amenuisée. Que la contribution de « terrorisme » à ce rétrécissement de la parole possible soit considérable ne change rien à l’évolution ainsi précipitée, même au nom du maintien de la liberté.
Le sociologue Michalis Lianos a lié cette évolution vers des sociétés « de contrôle » à l’extension des libertés se dégageant du carcan des communautés du familier, jadis si prégnantes sur chacun. Ce n’est sans doute pas faux, mais on peut soutenir exactement l’inverse avec plus de vraisemblance : à mesure que les individus sont dépouillés par l’action commune des pouvoirs civils, de la puissance financière et de la force techno-logique universalisée de leurs solidarités spontanées, ils deviennent toujours plus dépendants d’une totalité qui pense et parle à leur place, tout en vérifiant constamment l’effet de cette « gouvernance » (encore un mot significatif autorisant bien des dérives) sur ce qui devient leurs assujettis.
Il est donc peu contestable que la métaphore orchestrale d’une « société-monde » est en train de s’extraire comme une donnée en soi des adhérences à l’empire-monde dont elle est pourtant issue. Et qu’avec ce progrès dans une justification de plus en plus autoréférente, c’est en rapport à cette représentation (et non plus aux habituelles désignations de la puissance nationale abusive, orgueilleuse ou dangereuse) que nous devrons la plupart des événements significatifs de l’avenir envisageable. De ce point de vue, il ne faudrait pas que le vieil arbuste Trump cache la forêt en marche du libéralisme sans frontières et de ses plateformes numériques agglutinantes.
Notes
1. Ce n’est plus une terre promise, ni une étape d’évolution à franchir, ce n’est plus un idéal universaliste -comme en parle encore le professeur en Sorbonne Etienne Balibar-, ce n’est pas davantage une étape transitoire. C’est un « achievement », un accomplissement. Quelque chose de "fait" et qui n'est plus "à faire".
2. Ou sous forme métaphorique stricte : « la mondialité est un empire ». (métaphore encore utilisée par Toni Negri et Michael Hard, au fond nostalgiques de l’empire romain).
3.Cette formule peut rencontrer l’hostilité bien fondée de professionnels de la « psy » ayant à traiter tous les jours des dégâts de l’idéologie du « libre arbitre »et de son instrument, le « moi ». Nous reviendrons plus loin sur le quiproquo possible sur cette question. Disons ici qu’il ne s’agit pas d’une autonomie d’un individu abstrait, mais de celle de son collectif de référence, condition pour que le sujet lui-même puisse exercer la parole sans que celle-ci soit immédiatement rabattue sur une contrainte d’asservissement, le réduisant à un sujet de l’avilissement, de la haine et de la trahison permanente.
4. Bien que l’on puisse déjà avancer que la pluralité va être, comme le système indien des castes, menacée par deux tendances : son appauvrissement en catégories officielles figées, et sa subversion par la commensurabilité, source d’inégalisations potentiellement insupportables.
5.Holistique, diraient les philosophes.
6. Dans l‘expression « notre démocratie », par exemple, utilisée par des Américains.
7. Même si l’autocrate est Dieu, dans la formule « théocratique ».
8. Le découpage formel entre démocratie (tous), aristocratie (quelques uns : les « Beaux et les Bons »), et autocratie (Un) n’est pas retenu ici. L’aristocratie est en effet une « intruse » logique puisque, contrairement aux deux autres termes, elle ne porte pas sur une absoluité (celle aussi bien du « tous » que du « un »). Elle ne peut donc être déterminée, ni donner lieu à des basculements complets en un sens ou un autre. Il est d’ailleurs patent, dans l’histoire antique et moderne que le « tous » démocratique et le tyran unique entretiennent souvent des relations de connivence. Le dernier utilise souvent le premier pour détruire l’aristocratie qui le menace par sa proximité. De Staline à Duvalier, en passant par Mao, cette « loi » ne se dément pas. Bien sûr cette remarque ne doit pas être interprétée comme une coupable sympathie envers l’aristocratie, en général de plus en plus exécrable avant d’être décapitée par l’alliance Tyran-Démos.
9 La classique distinction entre « Républicains » et « Démocrates », qui règle encore la vie institutionnelle nord-américaine utilise précisément cette distinction entre la désignation d’un espace privé possible, et son englobement par un principe d’égalité sans exception. Mais on voit bien que le capitalisme mondial s’accommode aussi bien de l’un et de l’autre, dans un cas pour réaffirmer ses privilèges au nom de la liberté économique, et dans l’autre pour discipliner les « masses laborieuses » et surtout les masses « prosuméristes ». La prévalence de « démocratie » dans les discours républicains indique simplement que la métaphore permettant la comparaison est en train de s’estomper, parce que tout peut se faire sous le même chapeau, le plus large de préférence.
10. Dans la conception allemande de l’union civile universelle -qui correspond à un contenu pratique identique- il existe moins de déconstruction sémantique que dans la transformation française du sens du mot « mariage » (prendre un mari).
11. De sorte que l’invention du concept juridique de « crime contre l’humanité » a complètement basculé entre sa référence aux « crimes de guerre inhumains » du premier conflit mondial, et l’idée actuelle implicite d’une insulte au genre humain comme nombre. Sans que personne ne semble avoir noté l’incongruité d’une telle catachrèse ! Car si l’humanité n’est plus qu’une masse vivante à la surface de la planète et non un sentiment réciproquement imputé par des sujets, en quoi peut-elle se porter en instance juridique et morale à l’encontre de certains de ses membres ? Et inversement, si elle est un sentiment, en quoi est-il concerné par le fait qu’il soit partagé ou non par le grand nombre ?
12. Phénomène du « jejoiement » étudié par Marilia Amorim.