En dehors même du fait qu’il existe des consentements “vrais” ou libres, et des consentements forcés (ou faux, rétractables comme des aveux forcés), il existe, parmi les consentements vrais, six types de consentements :
1.Le consentement mutuel performatif (où chacune des parties consent à la même chose pour chacune, et sont chacune garante pour l’autre dans leur acte même de leur engagement. Ego et le partenaire consentent tous les deux à A, et A les identifient, les “égalisent” vis-à-vis de lui.
2.Le consentement mutuel attesté, dans lequel l’acte de chacun est entériné par un tiers, un témoin, ou un symbolon. On a l’exemple du consentement au mariage, qui a longtemps rendu l’enlèvement religieusement légal, face au mariage forcé des familles. Ce libre consentement constaté et entériné , on pourrait dire, assisté, n’est pas retour au simple consentement mutuel performatif puisqu’il entérine la force de témoignage de l’Eglise (force sacramentelle).
3. Le consentement croisé, ou unilatéral conditionnel (quelqu’un consent à ce qu’un autre propose, sans faire intervenir la question de la réciprocité, sauf conditions qui valident le consentement, ce qui revient à dire que je consens à A si mon partenaire consent à B. C’est le cas des acceptions courantes du consentement, comme le contrat, la délégation d’autorité, ou l’acceptation tacite d’une contrainte , tant que celle-ci n’a pas dépassé des limites implicites ou explicites. Qui ne dit mot consent, c’est ici que s’applique le mieux le dicton.
4.De même que dans le cas du consentement mutuel, le consentement croisé peut être performatif ou attesté. Mais dans le cas de l’attestation des conditions, une fonction de vérification s’ajoute : en retournant à l’acte de consentement, on doit avoir accès aux termes du contrat pour vérifier sa validité. Il ne suffit plus de témoigner. Le témoignage, qui est lui même une fonction performative dans le cas du consentement mutuel, devient un acte notarial, associé à des documents. Qui ne dit mot et n’écrit rien est réputé n’avoir pas consenti.
5. Le consentement unilatéral inconditionnel : on consent à la proposition d’un autre sur un
plan qui ne saurait souffrir de condition en contrepartie. Ainsi, lorsque j’embrasse telle religion, quand je prononce des voeux, que j’épouse Dieu, que je signe un pacte avec le diable, il n’existe pas de condition suspensive exigée du partenaire, bien qu’il puisse exister des conditions dérivées quant à la manière dont la communauté des adhérents est bien fidèle à ses propres engagements. Dans ce dernier cas, je peux me libérer d’une adhésion au groupe, sans pour autant pouvoir me défaire de mon allégeance à Dieu. Bien entendu, je peux toujours ne plus consentir, mais apparaît alors la figure de la trahison, corrélative de l’absence de clause de rupture. En l’occurence, je me trahirai moi-même, pour autant que l’Ego de la rupture est supposé le même que celui qui s’est d’abord engagé sans retour.
6. Là encore, il y a deux types de consentements unilatéraux inconditionnels, les performatifs et les attestés. Dans le consentement attesté, qui forme ainsi une 6e catégorie, le témoin n’est plus seulement un tiers qui peut affirmer le fait de l’engagement, ni un notaire, responsable de la certification, de la conservation et de l’exhibition des documents décrivant les termes conditionnels d’un contrat. C’est nécessairement l’agent de la partie arbitraire visant à la toute puissance. Car seul cet agent peut reconnaître légitime cette dernière aspiration, autrement irrecevable. Il trahit donc, part définition, le lien social lui-même et du même coup les sujets qui y sont produits.
Je voudrais d’abord montrer que ces six formes, qui peuvent exister de façon simultanée dans une culture, se situent, plus profondément dans une dynamique par étapes qui va de la première (le consentement mutuel performatif) à la dernière (le consentement unilatéral inconditionnel attesté).
Cette dynamique compose ainsi deux mouvements entrelacés : celui qui va de la reconnaissance mutuelle des partenaires à l’anéantissement de l’un dans la toute puissance de l’autre, et celui qui va de l’autoaffirmation dans l’acte à la prise en charge de celui ci par le témoin.
C’est que les deux mouvements sont intimement liés dans une logique qui relève du détour de désir de pouvoir dans la névrose infantile, dont on se souvient que Freud faisait le forme sociale par excellence de la névrose, à savoir, la religion. Ce détour est explicable par le fait que seul le tiers non intervenant, le témoin est en position de rassembler la puissance entre ses mains sans encourir la guerre des rivaux.
Pour faire comprendre mon propos, je ferai remarquer qu’aujourd’hui l’on parle beaucoup du bourreau et de la victime, de leur réversibilité, de leurs infamies spécifiques, crime pour l’un, avilissement pour l’autre, bestialité pour l’un, trahison pour l’autre, mais qu’on ne parle pas du témoin, peut-être parce que c’est lui qui empoche tous les bénéfices de cette mise en scène. Ainsi, dans le consentement au soin, ce n’est pas le patient qui sera le véritable gagnant (car il continue à risquer sa vie et sa santé, et de plus est asservi à la reconnaissance constante de ce risque), ni le médecin (dont on pourra arrêter l’acte à tout moment pour un nouveau consentement, soit direct, soit représenté, si le patient est déjà chloroformé sur le billard), mais bien le témoin enregistreur des signatures, c’est-à-dire, en l’occurrence le gestionnaire techno-judiciaire des consentements. C’est lui qui encaisse le chèque en blanc, pour autant qu’il se présente parfaitement blanchi de toute volonté de pouvoir. Ou ce qui revient au même, il refuse de laisser se constituer des caisses noires, au nom de la santé de l’économie. Etre voué au bien, en remplacement du prêtre absenté, le gestionnaire ne connaît pas de désir impur, ou s’en guérit immédiatement grâce à la transparence de ses documents comptables, et à la nouvelle mutualité substituée à celle des consentements : celle des contrôles.
Aussi bien la dynamique entre le mutuel et l’unilatéral se déroule-t-elle en même temps que se déplacent fonctions et rôles dans le théâtre du consentement : dans le consentement mutuel performatif, c’est bien chaque sujet de l’acte supposé commun qui à la fois renonce à un possible et acquiert le renoncement de l’autre en échange. Dans le mutuel attesté, le témoin leur prend à chacun une part de subjectivité en rendant la lecture précise de l’acte indispensable à sa tenue, sous peine de nullité. Nous sommes dans la grande logique chrétienne de la trinité où l’Esprit saint prend sa part d’existence de la diminution du conflit entre père et fils, voire entre mari et femme. Les gestionnaires du témoignage, qui s’immiscent dans la performation pour l’invalider en partie, sont rendus impuissants à l’acte, mais en revanche ils castrent les acteurs de la puissance pleine de leur propre engagement.
Ceci s’amplifie à la faveur de la reconnaissance d’une validité conditionnelle de l’acte, laquelle est aussi un produit de la présence fonctionnelle du témoin, de sa capacité pressentie à enregistrer ce qui ne découle pas de la performation. Le témoin grandit donc en puissance , bien que cette puissance soit toujours proprement spirituelle et ne vaille que de sa non intervention dans l’acte charnel, ou matériel.
C’est l’amorce de la bureaucratie au sens propre, du règne du guichet et du bureau d’enregistrement.
Mais nous sommes alors encore dans le monde de la réciprocité, même croisée, même complexe, et donc de la limitation de la puissance. Or cette limitation est toujours intolérable à la culture, surtout lorsque la névrose infantile est aux commandes, puisque l’unique cause de son renoncement au sexe et à la souveraineté qui le sous-tend (en l’absence de viagra) est le troc d’une petite puissance en rivalité et en question permanente, contre une toute puissance collective unifiée. La névrose infantile n’est pas seulement une latence, c’est aussi la solution collective à l’Oedipe, le collectif comme solution, toujours potentiellement finale, puisque la fin de la puissance est de cesser de se poser des questions, de cesser de penser, et qu’on attend finalement du collectif qu’il bloque la circulation ininterrompue des questions entre alter egos.
Dans la logique de l’acquisition de la puissance collective totale par la castration totale de l’individu, sa transformation en gentil membre de l’humanité, l’humanité étant désormais seule à avoir le droit de porter du membre, dans cette logique là, il semble que seul le témoin peut être en position d’accueillir l’accroissement de puissance. Bien entendu, plus de puissance sera remise entre ses mains, et plus il devra attester de son propre témoignage comme tel, comme impartialité. Il devra certifier qu’il est bien un témoin et non pas un interprête. Mais qui témoignera pour le témoin ? La chaîne des témoins suffit-elle à convaincre, comme la réassurance ou la circulation des actions à la bourse ? Ce serait sans doute bien angoissant, bien que ce soit là l’ultime refuge du droit à braver la ruine laissée à la virilité contemporaine. Non, dès que le saint esprit connaît l’inflation par rapport à ses deux collègues vivants et charnels de la trinité -le père et le fils-, il doit trouver une matière en quoi s’attester de façon irréfutable, ou suffisamment irréfutable pour que l’angoisse de la névrose commune s’y endorme. Mais qu’est-ce qui peut attester du Saint Esprit puisque ni le Père ni le Fils, ni a fortiori les frères apôtres, saisis dans la guerre sainte de la Babel de leurs inspirations charismatiques diverses, n’y suffisent plus ? On le sait, c’est la science. Cela fait bien longtemps que la justice et la science rivalisent de rigueur, mais il est assez récent qu’elles cherchent à s’acoquiner dans un langage commun, celui de l’expertise, et même, grâce à l’informatique, de l’expertise comptable.
Non seulement, comme l’avait pointé Frank Chaumon dans un mémorable colloque de Pratique de la Folie -d’ailleurs hébergé par les Jésuites parisiens-, des scientifiques assez avides d’éthique pour en faire comité de salut public ont-ils pu déclarer que désormais nul ne saurait ignorer la science, mais très vite, surtout une fois liquidées fausses sciences nazie et prolétarienne, la justice pourra enfin se couronner sans remords du titre convoité de science du droit. Quant à la politique, comme il y a des lustres qu’elle est devenue servante d’une sociologie des sondages, elle est également mûre pour un mariage avec une justice scientificisée: à quand les conférences de citoyens pour diriger l’Europe, réunis comme des jurys d’assise sur une base statistique socio-économique, et dûment conseillers par d’anodins techniciens judiciaires ? Cela s’expérimente déjà, en tout cas.
C’est donc le témoin du consentement, qui, fatigué de passer le relais, ou même de délayer les "pacs", décide enfin de prendre le pouvoir, sans pour autant -à la différence du prolétaire devenu commissaire du peuple, autant dire bourgeois d’élite- changer de nature. Car c’est bien la nature qui est appelée à la rescousse pour témoigner directement de la validité inaltérable de son témoignage, et pas seulement tel ou tel savant supposé savoir tout de la nature. Car la nature la plus incontestable, on le sait depuis le structuralisme venant secourir la logique mathématique défaillante, c’est celle de la tautologie. C’est avec le signe que le signe se conjoint, le signifiant ne renvoie qu’au signifiant, et l’arbitraire se croit la meilleure preuve de lui-même, comme cela se voit à la preuve du QI par le QI ou de la sociologie par les enquêtes déjà construites en termes sociologiques . Rien de moins contestable que la marque d’une répétition, d’un bégaiement, dirait Dany Robert Dufour. Ainsi, de la signature imprimée sur un billet de banque. Entendons-nous : on peut truquer le billet, on peut truquer la signature, mais on ne peut pas nier l’évidence qu’une signature donnée soit associée à un certain nombre de zéros sur un certain billet. On ne peut absolument pas nier qu’un faux billet de banque de 500 f tente d’imiter un vrai billet de banque de 500 F. Un faux billet de 500 qui ressemblerait à un billet de 200 ne marcherait sans doute pas très bien .
La nature suffisante de la chose devient ainsi la même que la nature suffisante de l’acte puisque les deux, grâce au binaire, peuvent désormais se calculer extrêmement rapidement, et s’ajuster réciproquement, au travers du même langage changeant la chose comme l’acte en séquences d’algorithmes . Dès lors, la puissance peut augmenter indéfiniment, puisqu’elle est présumée définitivement contrôlable par la transparence des données opératoires. En profitant des vertus du témoin devenu archive immédiatement consultable par tous, l’acteur peut alors son tour aspirer à la toute puissance. Tiers et Autre peuvent se combiner, se confondre, et le consentement est accordé aussi bien à autrui parce qu’il serait semblable à un témoin impartial qu’au témoin réel, dont , en e retour, il ne serait plus exigé qu’il soit castré de la possibilité d’agir. La distinction entre juge et partie pourrait enfin se dissoudre puisque toute partie aurait en elle-même la structure d’un juge, comptable en elle-même de son action, pas seulement res-ponsable, mais rées-comptable, “accountable” dit l’anglais.
Une fois rendue éthique par le benthamisme informatique, l’entreprise la plus puissante, celle dont le chiffre d’affaire excède de plusieurs fois le budget d’une grande nation, se sent radicalement autorisée à viser une puissance encore plus exorbitante, vis à vis de ses subordonnés comme de ses clients. Et pourtant elle n’est plus un auteur, même collectif, au sens traditionnel de quelqu’un qui s’avance au devant du jugement sur le produit de ses actes, mais d’une machine incluant le jugement comme une de ses modalités automatiques. Elle le peut désormais, puisque les objets sont devenus des dispositifs de production-consommation, et que les actes peuvent être traités comme des objets marchands, dès lors qu’ils sont entièrement identifiables à des procédures exprimables en séquences d’oppositions binaires.
La nouvelle puissance autosuffisante ne fait pas, comme le dit le juriste Alain Supiot, que reprendre dans la panoplie des contrats nommés ou dirigés, les fonctions d’arbitraire souverain des Etats, garants des pactes, en dénaturant le consentement dans sa source mutuelle et performative. Elle reprend surtout à l’inverse, pour la confondre avec la fonction d’acteur souverain dans le jeu économique, celle du témoin passif de l’enregistrement. On ne sait donc plus, on ne peut plus savoir ce qui, dans cette puissance, relève de l’acte et ce qui relève du témoignage le concernant. Cette confusion peut effrayer, et effrayera sans doute davantage à mesure qu’elle s’affirmera, puisqu’elle défait dans une sorte d’inceste post-moderne les repères symboliques articulés par l’écart classique posé par la loi entre les corps des rivaux. Mais elle fascine et attire aussi, par sa promesse de plus grande jouissance des biens produits et distribués dans cet univers de justice consommatoire.
En un sens, je ne consens à abdiquer de mon strapontin de sujet que parce que la puissance me convainc qu’elle en abdique aussi pour devenir nature même de la circulation des biens, incarnation et démonstration matérielle irréfutable de la vérité de l’esprit, en tant que celui-ci serait finalement, en son essence, le témoin de la nature, c’est-à-dire de la disposition réelle des corps des rivaux, de ce qui les situe, les limite et les contrôle, tel un maître suprême.
Cette promesse de vérité parfaite, à la fois parole et acte, transférée dans le collectif et perfectionnée en lui, est aussi promesse de puissance complétée : la seule qui compte pour les questionneurs fatigués que sont les humains, à savoir la réponse définitive, le comblement de la question par la chose elle-même. L’extrême castration remplaçant l’érection par la commande sociale a pour contrepartie l’extrême puissance du collectif sur ses membres . Le viagra, c’est bien la substitution de la puissance collective à l’impuissance individuelle.
Et la trahison, dans tout cela, mis à part la défaillance de l’érection ? Il n’en est pas question. Je veux dire qu’il n’y a de trahison que du désir auquel serait substituée la participation à l’abolition des questions. La seule chose qu’on trahit vraiment, c’est le désir et ce qu’il suppose de position souveraine pour se manifester. L’agent de la puissance est toujours d’autant plus agent qu’il est lui-même castré, et c’est à cette même trahison de la puissance particulière et conflictuelle donc limitée qu’il appelle autrui , afin de consentir, comme lui à la participation à la puissance globale.
- Consens donc, dit-il, à devenir un membre pour ne plus te fatiguer à en avoir un, et à risquer de le perdre ou de ne pas l’acquérir.
C’est ici que j’introduirai le thème de la secte, à la fois origine et fin des religions. L’adhésion inconditionnelle unilatérale à la secte est en effet pour moi le paradigme même du consentement à sa propre abolition comme sujet de désir, pour devenir sujet de ronronnement. Mais il ne faut pas se tromper de secte. Il y a une petite différence, Il y a la petite secte et la grande, la très grande. Toute petite secte rêve de devenir grande, mais on ne voit pas que ce qui est déjà grand n’en n’est pas moins possiblement très sectaire. On oublie que la seule vraie secte, c’est la société qui est absolument seule, et qui n’existe que pour elle-même. Et il se pourrait bien que, de ce point de vue, la seule secte à être vraiment consistante dans son projet fou de résumer l’humanité, soit précisément l’humanité, ou très exactement l’énoncé qui parle à sa place, nécessairement inoccupable par ses titulaires réels.
Vous savez que les médias se demandent beaucoup si les adeptes ont consenti au gourou, ce qui les empêche de se demander si le gourou a consenti aux adeptes. Précisons : affirmer que le gourou a obligé les adeptes à consentir à s’abolir dans l’avilissement du gentil membre, ou carrément dans le suicide collectif, empêche de se demander à quel point le gentil membre exige du gourou de le précéder dans le suicide pour mieux incarner la puissance collective fusionnante qui est l’objet de toutes ses concupiscences, à lui, adepte de base, sous le masque d’une victime bêlant son innocence.
En réalité, si le gourou consent à mourir pour racheter les siens, c’est probablement aussi qu’il n’occupe la place du père-à-tuer que pour mieux cacher qu’il est lui-même un fils désirant mourir au désir, désirant l’abolition du désir. Pourquoi cela ? La bible nous le dit : Pourquoi m’as tu abandonné ? demande Jésus-Fils à Dieu-le-Père, sans préciser finalement -mais nous pouvons le faire pour lui- si ce n’est pas à la naissance plutôt qu’à l’heure de la mort choisie qu”il a vraiment été abandonné par la figure paternelle. Cet abandon à l’origine ouvre toutes les hypothèses sur le vrai père. Il suscite donc le Saint Esprit dont deux évangiles, je crois, nous rappellent que pour Jésus, on ne peut le mettre en doute sans risquer la damnation, c’est-à-dire, précisément la condamnation, très sociale, d’être supposé seulement fils de femme de mauvaise vie. Ce Saint Esprit occupe donc la position d’une loi fixant le père, l’obligeant à la présence protectrice contre le social. Mais dans la défaillance même de cette loi venant couvrir de son réseau d’objurgations l’incertitude de paternité, s’immisce l’impossibilité d’une rivalité père-fils et entre frères. Alors la question de la fusion avec le symbole de l’unité, nécessitant l’élision d’un corps toujours en trop se pose. Le gourou suicidant vient en fin d’un cycle de rivalité et en propose une solution définitivement apaisante. Est-ce du consentement que d’y souscrire ? Sans doute, mais de l’espèce n° 6, dans laquelle je trahis ma liberté politique et sexuelle (et la vie turbulente qui la soutient) pour épouser l’Esprit, en tant que, dans ce cas, l’Esprit se situe plutôt du côté de la mère.
Avant d’être mort et d’être éventuellement transformé en texte interprétable, inaugurant la Babel intérieure à n’importe quelle religion, le gourou a la particularité d’être un corps parlant, d’autant plus charismatique qu’on ne peut pas l’interpréter, qu’on ne peut donc pas partager, précisément parce que c’est un corps vivant, une voix par exemple, un regard, des gestes, une posture, etc.
Une des seules façons vraiment réussies, efficaces, de partager le gourou, de le diviser à la mesure de la communauté qu’il réunit, c’est de le tuer. Mais si nous le tuons en demeurant vivants, nous sommes orphelins et seule nous reste la loi qu’il nous lègue et nous empêche plus ou moins de nous entretuer. Thème familier aux Freudiens, mais guère aux médias, ces symptômes flagrants du refoulement quotidien. Seulement voila, il arrive que des groupes se tuent en entier afin d’accompagner le gourou, de participer à son voyage vers la vraie vie, enfin pleine et asexuée. Hypersuicide pourrait-on dire puisqu’à la réussite d’un sujet parvenant enfin à faire coïncider pensée et corps, s’ajoute celle d’un sujet individuellement castré retrouvant sa pleine puissance dans celle du collectif sur chacun des membres. Non seulement on arrête de penser et même de rêver, mais on attaque en même temps la cause supposée de toute pensée : la culture disséminée dans la pluralité du collectif, la ronde infernale des questions renvoyées par autrui à autrui. On pourrait poser la même question à propos de la dépendance des dits toxicomanes au collectif, qu’il soit celui de leurs semblables, ou celui de leurs frères soignants. La collectivomanie trouve d’ailleurs souvent sa solution thérapeutique dans l’adhésion à un collectif encore plus puissamment narcosé, ceci jusqu’aux sommets de l’Etat, ou même, de la société-monde, telle qu’elle se construit aujourd’hui dans le désordre apparent de myriades de sectes .
Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire des universalités qu’elles soient alimentées par la secte... Mais ce qui est peut-être propre à notre époque est que le consentement au suicide collectif est peut-être plus convaincant que lors des beaux jours de l’eschatologisme chrétien, au crépuscule de la machine impériale romaine.
Pourquoi, me demanderez-vous, puisque je nous suppose tous avides de vivre pour jouir toujours plus longtemps des bienfaits de la science biologique que répartit déjà sur tous la science économique ? Eh bien précisément à cause du caractère corporel que prend peu à peu l’esprit du capitalisme, son incarnation sous l’espèce du virtuel. Le virtuel, en effet, n’est pas l’opposé du réel. C’est la manière dont la pensée devient le monde lui-même, ce dernier, dûment révélé dans sa codification mathématique, venant au devant de son épouse, la science. Consentez-vous, Monde, à prendre pour épouse Dame Science, votre soeur ? Consentez-vous, Dame Science à prendre pour époux votre double, le Monde ?
Cochez la case prescrite. (vous disposez légalement de quinze jours de réflexion et votre n° de carte de crédit vaudra pour signature).
Dans ce miroitement, le témoin, lui, en revanche, est parfaitement virtuel. Il viendra au jour après coup, enfant du même et du même, d’un corps qui ne serait que pensée, et d’une pensée qui ne serait que du corps, d’une bonne puissance qui ne serait que celle de s’anéantir dans l’abstraction pure comme envers de l’acte (réputé criminel par nature). Autant dire que pour être l’enfant d’un rêve ainsi spécialement rendu impossible, il n’en est que plus chimérique, et du coup, plus fou dans sa résistance. Ce productivisme est sans produit, et l’absence est le lieu d’élection pour ses produits humains réels. Cette tekhne n’engendre pas de tekna, sauf autistique. Plus elle couvre l’actualité, multiplie les personnalités, les meurtres en série, les options, les versions, les portables, les start up, plus elle duplique, copie, colle, stocke et déstocke, accumule et liquide, et moins elle se transmet. Plus elle distribue, détaille, fournit, répond à la demande, et plus elle s’immobilise en un gigantesque tableau unique où s’engloutissent ses efforts de reproduction. D’où les délires, nécessairement éveillés, que se propagent, et s’articulent dans la culture d’un vaste milieu “cultuel” à la Umberto Eco (celui du Pendule de Foucault), et dans lesquels se travaille, dans une fascinante “trans-sectualité”, l’idéal d’un voyage ailleurs, vers “une autre” corporéité, idéalisée du seul fait d’être supposée “autre”, étrangère, et qui ressemble à l’enfant-bulle venant à la rencontre de l’humanité dans 2001 Odyssée de l’Espace réalisé par le génial Stanley Kubrick. Le seul cinéaste a avoir compris, par ailleurs (en est(il mort trop tôt ?), que notre Père n’était plus le Pape, mais le docteur Folamour.
Peu à peu, la fascination pour le “transit” impliquant, -comme sectaires et internautes le disent par la même formule- “l’abandon de l’enveloppe corporelle”, rejoint alors de très anciens thèmes, déployés avant même la naissance des sectes : ceux du trou, et pour être précis, du trou comme essence de la mère primordiale, c’est-à-dire certes pas une réalité corporelle, mais le symbolisme du repère unique, le mythe de l’évidence du corps porteur comme unique témoignage de la distribution parentale.
Ainsi, le trou d’eau qui reflète le monde des ancêtres-vents chez les Mayas du Yucatan, le Cenote où parfois tombe ou est poussé un sacrifié, ou le trou maternel central de l'univers chinois, font-ils écho au trou noir de la cosmologie occidentale contemporaine, lequel, comme chacun le sait en suçant le lait de Science et vie, ou de Science et avenir, n’est que le pendant fatal du big bang. Tout en revenant lentement à l’enfance, le conteur Peter Hawking , ou d’autres chamanes savants plus illuminés encore, nous ont raconté pendant des années cette histoire d’origine et de fin avec une ferveur à la mesure de l’agressivité nucléaire du siècle finissant. Certes, d’autres cosmologues, plus jeunes, moins consentants, nous proposent désormais une série d’alternatives : l’univers redevient permanent, opaque, complexe, bref, amusant.
C’est une façon de dire que notre société-monde n’est pas entièrement une secte, et que nous sommes loin d’avoir tous consenti à embarquer dans l’ovni caché dans la queue de la comète hall bopp pour assister de loin à la fin de notre planète polluée.
Pour vous le prouver en acte, je vous ramènerai donc immédiatement sur terre, toutefois pour visiter pour finir un Grand Ancien, Spinoza, très précisément à la scholie I du Propos 37 de la partie IV de L’Ethique :
“Dans l’état de nature il n’y a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement universel, puisqu’alors chacun ne songe qu’à son utilité propre, et suivant qu’il a telle constitution et telle idée de son intérêt particulier, décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et n’est tenu d’obéir à nul autre qu’à soi-même; de telle sorte que dans l’état de nature, il est impossible de concevoir le péché. Mais il en va tout autrement dans l’état de société, où le consentement universel a déterminé ce qui est bien, et ce qui est mal, et où chacun est tenu d’obéir à l’Etat. Le péché consiste donc tout simplement dans la désobéissance, laquelle est punie conséquemment par le seul droit de l’Etat; et l’obéissance au contraire est un mérite pour le citoyen, en ce qu’elle le fait digne de jouir des avantages de la société. De plus, dans l’état de nature, personne n’est, du consentement commun, le maître d’aucune chose, et il n’y a rien dans la nature dont on puisse dire qu’elle appartienne à tel homme et non à tel autre. Toutes choses sont à tous, et par conséquent il est impossible de concevoir dans l’état de nature la volonté de rendre à chacun son droit ou de dépouiller personne de sa propriété; en d’autres termes, il n’y a dans l’état de nature ni juste ni injuste, et ce n’est que le consentement commun qui détermine dans l’état de société ce qui appartient à chacun. Par où l’on voit que le juste et l’injuste, le péché et le mérite, sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui expriment la nature de l’âme.”
On a dit Spinoza communiste. A tout le moins semblait-il, au moins dans ce passage, étranger à l’idée de la dissolution de l’Etat, garant, selon son dire, du consentement universel. En même temps, l’appel de la dernière phrase, associant nature et âme, peut paraître d’autant plus moderne qu’elle renvoie à un monde hors morale qui ressemble à celui que nous fabriquerait l’idéal techno-marchand des infinis besoins à combler. A ceci près, bien sûr, que l’assouvissement des besoins “sans péché” suppose une nature modifiée pour empêcher les conflits. L’abondance est un des moyens de former ce paradis, l’autre étant de modifier l’homme pour qu’il ne désire plus détruire le système de circulation qui la permet. Cette obéissance exigée de la nature elle-même à l’Etat apparaîtraît peut-être à Spinoza comme le comble de l’aliénation, mais c’est pourtant la conséquence directe de la théorie du consentement universel.
Au contraire, il peut nous apparaître aujourd’hui, après nos propres errances dans le fil de Marx, que l’Etat est souhaitable à raison même de ce qu’il contient de sauvage arbitraire. “Contient” : aux deux sens du mot, c’est à dire de retenir dans des limites, mais aussi de conserver cet arbitraire comme ce que nous avons de bien commun le plus précieux, même si c’est le Roi et les Aristocrates qui en ont longtemps joui exclusivement.
C’est l’Etat, on le sait, qui maintient la fiction du privé opposé au public, et aujourd’hui plus que jamais, en se faisant le plus ardent propagandiste de l’entreprise privée. S’il se dissout, s’il se trahit dans ce prosélytisme, c’est qu’il prétend ignorer le ressort même rendant possible son action en ce sens : à savoir qu’il demeure lui-même l’essence et le comble de la puissance privée, ne serait-ce que sous l’angle de la raison d’Etat, qui relève toujours, et c’est heureux de l’association de malfaiteurs. Heureux en ce sens que l’exercice de l’arbitraire est toujours le fait de coalitions d’intérêts par lesquelles le collectif avoue (et je préfère l’aveu collectif à l’aveu imposé à la personne) qu’il ne fait jamais totalité, et permet du même coup d’autres hégémonies. Alternance automatique et parité, manipulation systématique de la plainte minoritaire, sont autant d’éléments d’une dénégation farouche des forces dominantes qui se le disputent, par nature, pour autant que c’est un champ, dirait Pierre Bourdieu.Ce à quoi j’ajouterai que c’est, tant qu’il y a conflit, un champ politique, après quoi cela dégénère effectivement en champ social.
Que cette dénégation soit la propagande favorite des témoins prétendus, non de Jéhovah, mais du consentement universel, prouve seulement que ces derniers sont les pires et les plus habiles des canailles, de celles qui ont réussi à interdire à autrui de les nommer comme telles. Dans l’Etat du Bien succédant à l’Etat de Droit, et s’étendant à la société mondiale entière via l’éthique “scientifique” de la circulation financière, la dictature des Bons devient toujours plus arrogante, et d’autant plus qu’ils sont vraiment bons. Et nous y consentons d’autant plus facilement que nous renonçons nous mêmes à nous respecter comme peuple de franches canailles, et à reconnaître que nos règles minimales de bon voisinage sont d’abord celles qui permettent à la guerre de continuer le plus joyeusement possible.
Certains, cependant, récusent efficacement ces apparences fallacieuses : non qu’ils désirent les abolir. Bien au contraire, ils en rajoutent, dans un rejet si énergique de la culpabilité généralement associée à l’assomption des désirs, que nous n’avons vite qu’un mot pour eux : ils sont fous ! A partir de là, nous avons vite fait de leur imputer ce que nous faisons nous même avec de bien meilleures chances de réussite. Nous leur attribuons l’outrance, pour parvenir plus aisément à notre fin, nous cachant ainsi à nous même notre profond consentement à la folie.