Chacun sent cependant qu’au-delà du principe -si chèrement acquis par les sociétés de Droit- il existe un problème, lequel ne peut être résolu par un effort de pédagogie, trop rapidement teinté de condescendance envers l’obscurantisme rétrograde de ceux « qui ne veulent pas comprendre ».
Et ici s’impose un autre aspect de la défense intégrale de la liberté : celui du droit à transgresser les empilements de tabous les plus pesants, afin de parvenir à l’énoncé d’une vérité pénible ou gênante. Car, une fois établi qu’on ne reviendra pas sur le progrès civilisationnel dans lequel nous plaçons notre « être moderne », il reste à comprendre pourquoi beaucoup d’Humains ne partagent pas cet idéal de la même manière, à supposer qu’ils ne soient pas simplement « en retard ».
Or, déjà, le mot « comprendre » peut donner lieu à un interdit : jean Daniel affirmait ainsi naguère qu’on ne devait pas « comprendre » l’antisémitisme, car ce faisant, on l’excusait déjà. Or « comprendre » a d’autres sens « qu’excuser », et réfléchir sur le processus psychique qui a pu, de façon récurrente pendant quinze siècles, construire et réveiller la haine « chrétienne » contre les « déicides juifs », ne peut au contraire qu’aider à ne plus retomber dans cette pathologie mentale.
Pour ce qui concerne l’islamisme terroriste, « comprendre » ne signifie aucunement excuser, mais saisir comment une frange de jeunes meurtriers suicidants (pas si éloignés que l’on pense de leurs homologues occidentaux « tueurs de masse », à commencer par Anders Behring Breivik) est plus ou moins enracinée dans une plus vaste population, et ce qu’elle « dit »- et déforme par l’acte criminel- de sentiments diffus et répandus.
Pour cela, franchissons un deuxième barrage avancé par nos « tabouistes » invétérés : il serait faux de penser que seuls quelques petits émigrés « déstructurés » (et pourtant légalement imbibés de morale républicaine par leurs chères institutrices) réagissent très spontanément (avant qu’on ne les fasse pieusement et démocratiquement taire) en appelant une réponse sanglante à la Une de Charlie. Certes, ils sont aussi imprégnés de jeux vidéos et de films violents, mais cela ne suffit pas à expliquer une résonance bien plus collective, de Lagos à Karachi, en passant par l’esplanade des mosquées à Jérusalem, tous les manifestants -d’âge et de statut variés- se réclamant d’un « respect » bafoué envers le Prophète.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme de « respect », et rappelons-nous qu’il fut -et reste- à maintes reprises au cœur de conflits sociaux n’impliquant pas nécessairement des personnages ou emblèmes religieux. Combien de fois a-t-il été prononcé en un demi siècle par les protagonistes, ne serait-ce que depuis 1995, année de sortie du film de Matthieu Kassovitz « La Haine », sans parler des révoltes banlieusardes de 2005, ou, bien sûr, des récentes émeutes de Ferguson ?
Quand on interroge les jeunes manifestants, mais aussi les écoliers les plus tranquilles , c’est toujours le terme qui revient inlassablement, de génération en génération. Certes, l’Occident nord-américain et européen n’en est pas à tuer ses jeunes « de couleur » comme les polices sud-américaines le font pas centaines de milliers, mais il contribue au caractère sanglant de l’inimitié en allant bombarder l’Irak, la Lybie et la Syrie, (sans parler de l’Afghanistan ou même du Pakistan) semant un chaos qu’il se garde bien ensuite de soigner. L’irrespect jouxte vite les meilleures intentions humanitaires.
C’est pourquoi il ne faut sans doute pas nous obnubiler sur les figures religieuses « interdites de représentation ». En l’occurrence, la référence commune au Prophète sert surtout à rallier tous ceux -musulmans pratiquants ou non- à une emblème du respect bafoué, et d’un ressentiment très largement vécu, dans la lignée même du rejet des « soumissions »… aux anciens empires coloniaux.
Il faut alors franchir une troisième ligne de tabous : l’argument selon lequel « nous sommes chez nous », et les immigrés nous doivent d’intégrer nos valeurs ou de rentrer en « terres d’Islam » paraît être au premier degré réservé aux droites autoritaires dont nous craignons l’arrivée aux affaires. En réalité, il est, en sourdine, généralisé à presque tous les centres et les gauches. Ne nous étonnons donc pas si nous éprouvons de la difficulté à penser à la fois les bombardements occidentaux et les départs de jeunes jihadistes au moyen orient!
Car les articuler tels qu’ils le sont en réalité nous obligerait à admettre que, puisque nous allons « chez eux » sans scrupule, il n’y a aucune raison qu’ils ne puissent pas y aller aussi, tout en conservant leurs nationalités européennes ! Et puisque nous allons y déposer des tapis de bombes, pourquoi leur interdire de se penser -comme les brigadistes internationaux de la guerre d’Espagne- comme des combattants d’une sorte de grande guerre civile euro-méditerranéenne, voire eurasiatique ? Croit-on vraiment qu’une « longue bataille pédagogique » suffira à convaincre les Tchétchènes de l’innocuité et de l’innocence d’une caricature de Mahomet dans ce contexte généralisé ? Excusez-ici un trait de libre satire : Plantu se plante !
Mais l’interdit de penser le plus puissant concerne une quatrième ligne de défense : il est presque impossible de faire discuter en Occident le fait que les « progrès sociétaux » (concernant notamment le démantèlement des hiérarchies et des solidarités familiales au nom de l’égalité) soit l’une des causes principales de la révolte des sociétés « moins avancées ». Notre si regretté Cabu s’était fait plébisciter en mettant sur la sellette son « beauf », prototype du prolo-macho réactionnaire le plus vulgaire. Mais il n’a pas attaqué le patriarche (comme a pu le faire l’écrivain égyptien nobélisé Naguib Mahfouz dans sa fameuse « impasse des deux palais »), et ceci pour une bonne raison : ce personnage freudien -tête de turc de certains féminismes- avait disparu depuis longtemps en France, sauf en campagne désertique ! Et c’est donc seulement sous la forme d’une espèce de derviche enturbanné que l’on peut retrouver aujourd’hui cette figure de haine gidienne. Là encore, on a l’impression que la satire « moderniste » utilise -sans le savoir ?- le barbu exotique pour conjurer la survenue d’une question plus lancinante que prévue, et bien plus globale que la religion qui en est l'un des symptômes : et si ledit patriarche, objet d’un respect convenu mais réel dans toutes les sociétés du Maghreb et du Machrek jusques aux confins d’Asie centrale, n’avait pas été liquidé trop tôt…. et surtout sans garantie de la part de la bureaucratie sociale qui allait le remplacer pour l’élevage de « nos » enfants ?