préambule (le texte complet est disponible sur Kindle direct publishing. On peut aussi le commander diirectement à Denis Duclos (duclos.denis@wanadoo.fr) pour le prix ttc de 20 euros)
D’un bout à l’autre de la Terre vivent désormais une majorité d’Humains appartenant à la même civilisation du béton armé, du transport mécanique, de la nourriture industrielle et de la communication instantanée. Nous pouvons nommer cette réalité « société-monde », même si ses habitants parlent encore sept mille langues différentes.
D’autres auteurs -que nous dirons « moralistes »- s’échinent à la critiquer comme capitaliste ou matérialiste, individualiste ou « de masse », perverse ou nivelante, avide et polluante, destructrice de la nature et des traditions. Ces discours ne sont pas faux, mais nous voudrions ici réfléchir sur ce qui rend cette société-monde différente de toutes les autres, et de celles qui l’ont précédée, indépendamment de tout jugement sur son contenu : elle est unique et totale, sans extériorité.
Nous voudrions isoler les conséquences de ces faits précis, de sorte que, s’il s’agit d’y porter remède, ce ne soit pas en les confondant avec d’autres aspects préoccupants. Pourquoi ? Parce que, justement, le plus préoccupant, dans l’espèce humaine, c’est sa propension spéciale à envahir son monde de telle façon qu’absolument tout, lui soit inféodé, et tôt ou tard confronté à une transformation, une artificialisation.
En un sens, l’humanité a toujours été seule. Bien sûr, elle a été primate parmi les primates, puis nation parmi les nations, communauté religieuse parmi et contre les autres. Désormais, et bien qu’elle soit encore organisée en territoires distincts, elle commence à se percevoir comme coextensive à elle-même comme espèce répandue sur la planète.
Or dès les commencements de son langage, dès son entrée dans la course des actes de parole, des controverses et de leurs clôtures, des langues et de leurs dérives, elle n’a eu de cesse de vaincre ou d’absorber ce qui est autre, ou de le considérer comme altérité temporaire.
L’hostilité, si elle n’était pas celle d’animaux à chasser, devenait inéluctablement une différence à gommer, quel que fût le temps que cela devait prendre, aussi bien par le mariage que par la guerre, par la fusion sexuelle que par le massacre.
Dans un monde encore faïencé par les empires, les patries, les religions, les philosophies, les classes sociales, etc…, nous peinons à nous souvenir que l’humanité cherche, depuis qu’elle est telle en parlant, à n’être qu’une comme société, et seule sur un monde qui, enfin lui appartiendrait sans partage. Mais tant que la solitude idéale de l’Humain a été retardée, compensée ou combattue par la rencontre avec d’autres –étrangers, ennemis ou non alliés, affiliés ou non, proches ou lointains cousins, migrants, colporteurs, hôtes libres ou otages, etc. – il a pu attribuer nombre de ses difficultés intimes, de ses propres contradictions, à ces « agents de l’extérieur ». Il ne les a ainsi reconnues qu’indirectement, comme si elles ne lui appartenaient pas, comme si elles n’avaient rien à voir avec son but constant : devenir soi-même, rien que soi-même.
Maintenant que ces interférences ont été toutes absorbées dans le même « ventre du Bouddha » que représente assez bien la civilisation planétaire, l’humanité ne peut plus se dérober : il lui faut ad-mettre que son unicité désormais atteinte –et garante de son unité intérieure- est en même temps ce qui déclenche en permanence des occasions de conflits internes, des émergences de disparités imprévues, des départs de failles arborescentes, des réactivités d’une violence rare, des effondrements endogènes, des formations culturelles cycloniques dont la puissance chaotique n’est pas moindre que celle de leurs homologues climatiques.
De là à en inférer que toute notre histoire –voire notre préhistoire- ne doit pas seulement être interprétée rétroactivement en termes de chocs avec des présences extérieures, mais aussi et déjà pour une bonne part, comme une suite de convulsions frappant un seul peuple, une humanité unique… il n’y a qu’un pas, que nous n’hésiterons pas ici à franchir.
Ce choix délibéré n’implique pas pour autant que nous nierons l’extériorité (ce qui vient « des autres ») dans le processus humain. Bien au contraire, il nous faudra sans doute reconnaître que sans elle –dans des formes remontant à toutes les concurrences immédiates rencontrées par le primate parlant, et dont Darwin pronostiquait que nous les éliminerions sans pitié- il n’y aurait jamais eu de polarisation de la culture humaine par le seul but de devenir unique.
Toutefois, considérée sous cet angle, la pression culturelle constante pour obtenir l’appartenance de chacun au Tout sociétal ne peut plus simplement être lue comme un mécanisme automatique, qui va de soi. La trouvaille du langage symbolique implique ses sujets d’une façon laborieuse, voire douloureuse. Freud parlait de « malaise dans la culture », mais l’on pourrait mieux dire en désignant la culture –ou la civilisation- comme malaise, difficulté, souffrance. Ce que, de son côté, Jacques Lacan s’appuyant sur l’expérience mystique orientale, soulignait, en rappelant que, loin d’être une projection métaphysique, chez les hommes, « l’enfer, c’est la vie quotidienne. »
Ce qu’il nous faut donc décrire, au travers du tableau de la construction d’une humanité mondiale, c’est le double mouvement de recouvrement mutuel et d’interpénétration entre « la cause unitaire » et les réactions à cette cause, qu’elles partent de situations « objectives » de groupes, classes, corps, etc., ou qu’elles proviennent de résistances individuelles, nommées « subjectives » pour autant qu’elles surviennent précisément au point où c’est aux individus qu’est demandé un engagement de leur « être » dans l’adhésion à la totalité humaine.
Il faut aussi se souvenir que le projet même de « faire humanité » (cette « famille humaine » comme le disait René Cassin dans son élaboration de la déclaration des droits de l’Homme) ne se sépare pas -dans sa source vive- d’une comparaison avec un modèle à petite échelle (dans ce cas, avec la famille « réelle »). De même, les puissantes et sanglantes oppositions -religieuses ou nationalistes- à l’ordre mondial ont presque toujours été -et sont encore- des « contre-projets » de prétention universelle. Du nazisme aux islamismes violents, s’entremèlent des volontés d’organisation, d’expansion, de standardisation, qui ressemblent traits pour traits à celles des régimes qu’ils condamnent, et quand bien même leurs échelles de déploiement peuvent paraître régionales, ethniques ou identitaires.
Autrement dit, s’il y a pluralité, ce n’est jamais seulement comme réactivité à la massification, mais aussi comme source, origine de la tendance unitaire, bien que cela semble paradoxal, si l’on ne considère pas que toute entité sociétale fermée, visant l’homogénéité, l’organicité, est déjà une sorte de petite totalité.
Comme en climatologie, il nous faudra simplifier et modéliser, c’est-à-dire séparer des phénomènes qui, dans la réalité se confondent jusque dans les molécules les plus petites, faisant émerger de nouveaux phénomènes microscopiques, dont la fréquence même rétroagit sur le macroscopique. Seulement ensuite pourrons-nous tenter de rejoindre –poétiquement plus que scientifiquement- ces ni-veaux de complexité et d’intrication plus fines.
Pour emprunter un langage moins objectiviste, nous pourrons peut-être constater que, si la subjectivité et ses avatars prennent une place toujours plus importante à mesure qu’on « descend » des grandes catégories de «traitement des populations» vers l’innombrable variété des sentiments individuels, alors les gens de pouvoir, ceux qui cherchent à concevoir un ordre mondial coextensif avec notre espèce, seraient bien inspirés d’y prêter attention. Et si l’on suppose que leur intention –consciente ou non- est de parfaire la forme du genre humain enfin réuni, alors il leur faudra peut-être admettre –à leur corps défendant- que la résistance moléculaire des sujets à cette très ancienne et tenace utopie de maîtrise du Tout pourrait conduire, par réaction en chaîne- à une déflagration aussi gigantesque qu’insoupçonnable par avance.
Mais pourquoi, après tout¸ une telle perspective ? Parce que, plus est approchée l’unité absolue, et plus fortes sont aussi les tendances subjectives à la pluralité. Plus la clôture est proche et plus l’ouvert inconnaissable fait retour.
Est-ce vraiment étonnant ? Imaginez seulement une société-planète nécessairement apaisée, satisfaite, innocente, rangée, optimisée, dans laquelle vous auriez exactement les mêmes droits et devoirs que les dix milliards d’autres individus, comme vous encagés, et aux données personnelles actualisées en temps réel ? Ne croyez-vous pas que l’analogie avec un monde-prison vous viendrait à l’esprit, et cela d’autant plus que la gestion en serait plus juste, régulière et prévisible, décidant démocratiquement du destin de chacun -pris un par un- de la naissance (voire avant) à la mort, et au-delà, tout en contrôlant pornographie et sécurité environnementale « pour tous» ? Un monde où vos affections, vos amours, vos haines, vos pensées seraient toujours déjà transcrites, interprétées et évaluées par le jugement collectif spontané naissant en permanence de la communication mondiale ?
Un monde sans Big Brother ni Matrix à incriminer, parce qu’il serait simplement… vous-mêmes, réduits à la transparence parfaite d’une intériorité… sans extériorité ?