"Nous ne pouvons pas avoir une société dans laquelle des dictateurs, quelque part, peuvent imposer la censure." Barack Obama (déclaration du 19 décembre 2014.)
Ce qui est frappant dans cette déclaration, au delà de ses circonstances, c'est l'espèce d'évidence qui s'en dégage à propos du caractère d'emblée universel de "la" société. car dans cette sorte de lapsus conceptuel, c'est à l'intérieur, et non plus au dessus, qu'un dictateur peut exister, tel un simple élément d'un tout, comme une pauvre délinquance.
Désormais, donc, si l'on se réfère à ce discours -qui ne fait même plus référence à l'autorité d'une puissance hégémonique- société, humanité, planète, politique et économie-monde sont devenues synonymes.
La conséquence d'un tel état du langage (si l'on se souvient que seulement deux siècles auparavant le mot "société" désigne un cercle de lettrés, ou, à la limite, une fraction de classe sociale -comme dans l'expression "la bonne société"),c'est la consécration ou plutôt la banalisation d'un changement complet dans la représentation du monde, jusque là lieu de rencontre entre sociétés. Un immense chemin a été parcouru, au delà de tout ce qu'ont pu anticiper les philosophes universalistes.
Que le président des États-Unis d'Amérique se situe ainsi spontanément dans le contexte d'une réalité indépassable (au sens d'une fin de l'histoire des divisions nationales
) n'est certes pas étonnant pour nos contemporains, un quart de siècle après la terminaison de la guerre froide et au moment où il décide de la réconciliation avec Cuba, mais la portée de cet universalisme concret devrait être mieux considérée : qu'implique le fait accompli d'appartenir tous à la même et unique société ?
L'élément le plus apparent, mais qui est rarement analysé dans ses conséquences profondes, c'est qu'il n'existe plus de guerre mais seulement de l'opération de police (comme l'avait déjà entrevu Jean Baudrillard il y a 20 ans). Les bombardements américains d'un côté ou de l'autre de la frontière syro-irakienne ne sont que des modalités de répression d'un "gang" sanglant nommé Daesh, dont la prétention à valoir comme califat est simplement considéré dérisoire.
Inversement, lesdits "gangs" disposent désormais de la "puissance d'armées conventionnelles" (le monde, 23 décembre 2014),souvent du fait même de la récupération des moyens militaires d'États en déliquescence. Ce qui ne leur confère pas pour autant un statut "d'ennemi". Car un criminel ne peut relever des lois de la guerre, mais seulement être justiciable devant celles de la société civile, quand bien même certains pays conservent la catégorie étrange " d'ennemi public", qui a d'ailleurs surtout été employée pour désigner des individus solitaires, bien incapables de s'attaquer à la puissance de l'État.
Même la formule bizarre "d'ennemi intérieur " ne réussit pas à convaincre que la guerre a pris la place du combat entre bandits et policiers,bien qu'elle nous avoue l'"intériorité" du problème sans jamais plus se déclarer comme "guerre civile" (notion qui a curieusement disparu en une époque où, pourtant, elle n'a jamais fait autant de victimes dans le monde).
C'est qu'il s'agit bien d'une absence d'extériorité. La persistance d'un jeu de puissances n'y contrevient pas vraiment : quand l'autorité diplomatique ne suffit pas à faire rentrer dans l'ordre des velléités, quelques inflexions subtiles du marché y pourvoient rapidement : une Russie réfractaire voit sa monnaie coulée en un mois à l'aide de quelques passes sur le cours du pétrole. Mais Poutine n'a peut-être pas raison de s'en prendre a un "empire occidental", le système-monde incluant de fait la quasi-totalité des pays de la planète, y compris Chine, Inde et ...Russie.. Précisément parce que ce n'est plus un empire mais un monde, et qu'il n'est plus essentiellement occidental.
Qu'il n'existe plus qu'une seule société (ne serait-ce qu'au dessus des autres) entraîne un effet anodin en apparence : nous ne pouvons plus nous comparer à d'autres en prenant cette différence très au sérieux. D'aucuns diront que c'est très positif car notre agressivité ne peut plus s'alimenter de prétextes identitaires de valeur généralisable (raciaux,culturels, ou autres). Ce qui est vrai. Mais un autre effet, discret au début, va bientôt insister. Un ensemble de questions de plus en plus lancinantes nous travaille inexorablement : puisque nous ne pouvons plus nous définir par rapport à d'autres, qui sommes nous en tant que membres du plus grand groupe possible ? Qu'est-ce qu'être humains quand nous le sommes tous ? Et puisque nous le sommes tous nécessairement de façon au fond égale et similaire, comment la société-monde peut-elle justifier son emprise toujours plus lourde et serrée sur chacun de ses membres, alors qu'il n'existe plus de compétition avec un autre paradigme ?
La réponse parait en fait contenue dans ce questionnement : la société-monde n'existant que de notre appartenance sans différences essentielles, elle nous arase et nous quadrille pour qu'aucun départ de faille ou de divergence ne vienne menacer son maintien. Elle ne peut être que totale ou nulle, qu'unique pour être unitaire et inversement. Nous résidons alors dans un inévitable totalisme, et ceci sans espoir d'en sortir jamais. Bien pire, plus nous chercherons à échapper à l'uniformité et plus ladite "société", incarnée principalement par ceux qui vivent de son institution, y répondra par la répression la plus désespérée. La moindre petite différence résiduelle -sexuelle, par exemple- sera poursuivie jusqu'à disparition quasi-absolue, quel que soit le temps que cela prenne. En vain, cependant, parce que plus les distinctions seront gommées -en arrière plan des divisions fonctionnelles- et plus la chappe des conventions deviendra insupportable pour chacun, et contre-productive dans la formation et le maintien des sujets appartenants. Syndromes et symptômes se multiplieront jusqu'à rendre la civilisation unique parfaitement incontrôlable.
Mais admettons que le pire enchaînement n'ait pas lieu. Aurions- nous trouvé pour autant la voie d'un avenir paisible et durable ? Rien n'est moins sûr, et voici pourquoi : même si nous avions affaire à une société-monde bienveillante et débonnaire, laxiste sans limite pour ses "enfants", telle une mère infiniment pardonnnante, nous ne pourrions supporter de ne pas savoir qui nous sommes "en son sein". Nous serions travaillés par le paradoxe de la métaphore infantilisante : celle qui nous enveloppe et nous constitue en même temps dès lors que l'instance commune se présente comme le champ même de toutes nos existences.
Un paradoxe inévitable se développe alors ainsi : ou bien, membre égal aux autres d'une gigantesque et unique population d'individus, je ne suis "rien" ou peu s'en faut, ou bien, seul contre cette même population, je ne suis toujours rien, parfaitement impuissant. Il n'y a théoriquement pas d'alternative puisque seule la singularité de chaque sujet est autorisée dans le Tout identifié à la seule societalité légitime.
Le coeur du paradoxe réside dès lors en ceci : que je sois pour ou contre, opposant ou adhérent, je ne puis contribuer au groupe comme sujet (ainsi réduit a une existence infinitésimale), car un sujet humain ne peut exister qu'en se référant à une consistance propre et non pas à un numéro d'identification, signe exclusif de son égalité et non de sa propriété. Mais, comme le groupe humain n'est qu'une solidarité de sujets, il disparaît dès que ces deniers deviennent inexistants. Autrement dit : plus le groupe se rapproche de l'unicité par l'absorption de toute autre solidarité intermédiaire ou concurrente, et plus l'on se rapproche du point et du moment où ce groupe devient impossible.
Bien entendu, nous pouvons toujours arguer que nous sommes loin de ce point et que concurrences et médiations renaissent à chaque échelle. Ce qui n'est pas faux. Cependant, n'oublions pas aussi que plus la force du plus grand groupe augmente géométriquement avec son ascendant universel, plus il peut s'appuyer sur la raréfaction des concurrences pour redoubler l'énergie consacrée au contrôle des médiations. Ce qu'il ne manquera pas de faire, et ceci dans une urgence d'autant plus empressée que toute divergence capable de se propager comme mode commun à sa propre échelle risque de le menacer dans son essence. C'est pourquoi, comme nous l'avons suggéré plus haut, le groupe universel aura tendance à l'obsidionalité sur tous les détails : plus il sera mondialement puissant et plus il sera vigilant localement.
Il se dirigera donc avec une vitesse toujours accrue vers son propre anéantissement par auto-écrasement.
En admettant que cette théorie du paradoxe ultime soit exacte, nous pouvons aussi y objecter qu'un cycle répétitif va se mettre en place, tel que l'anéantissement de la totalité laisse place aux échelles immédiatement inférieures, de sorte qu'une pluralité protectrice réapparaîtrait automatiquement, un peu comme un monopole parfait se dégrade régulièrement en oligopoles du fait des oppositions qu'il rencontre au terme de sa propre impéritie programmée dans la toute puissance elle-même.
Cette évolution "anticyclonique" peut certes se produire et organiser quelque temps une sorte de "piétinement de l'histoire ". Mais un autre aspect de ladite théorie entre alors en ligne de compte, qui rend improbable la répétition de cet effet de seuil : l'expérience effective et généralisée du totalisme mondial ne peut éviter d'être profondément traumatisante pour la plus grande partie de ses sujets.
En quoi ? Demandera-t-on. Pourquoi l'infantilisation de la masse des adultes ne serait-elle pas supportable, voire agréable, au sens de l'adaptation envisagée par Aldous Huxley dans "le meilleur des mondes" ? Là encore, il suffit de considérer le paradoxe en cause : si je suis réduit à un simple consommateur conditionné par des dispositifs stimulant et inhibant mes pulsions, je n'ai plus besoin de construire une "position" à partir de laquelle organiser une trajectoire cohérente comme sujet. Ce qui revient à dire que je ne "parle plus". Je suis redevenu un " infans", précisément un "non parlant". Mais si l'adulte lui-même est devenu un non-parlant, un être seulement poussé dans des suites de séquences réactives, pourquoi l'enfant apprendrait-il désormais à parler, à "se conduire" à partir de positions propres ? on peut supposer au contraire que la subjectivation entre en crise simultanément chez adultes et enfants, ces derniers rendant le processus encore plus problématique dans la transmission de la culture entre générations.
Parvenus à ce point, nous devons être attentifs : il ne s'agit pas là d'un péril de "désubjectivation " comme l'envisagent certains psychanalystes moralistes. Bien au contraire, ce qui survient alors est une exacerbation de la subjectivité et de toute la souffrance afférente. En effet, en situation "normale" ( et d'ailleurs aussi bien chez le primate que chez homo sapiens), il existe une possibilité de sortir du giron post-utérin, ne serait-ce que dans un environnement familier, lui-même ouvert sur le monde. Or ceci devient impossible en société-monde. Non seulement celle-ci n'est pas une vraie communauté frateternelle utérine, puisqu'elle isole les individus dans une "matrix" faite d'abstractions ou de mécanismes issus de l'abstraction, mais elle n'est pas non plus un vrai monde situé au delà du familier. Autrement dit je ne puis ni réellement m'y "nicher" dans une douceur maternelle où je serais néanmoins reconnu et pas seulement gavé, ni m'en extraire comme porteur d'un devoir héroïque. L'appel à la subjectivité en devient littéralement tragique, laissant comme issue possible la voie d'un déchaînement psychotique ou d'une furieuse névrose. Multipliée par le grand nombre de sujets concernés, cette tragédie intime oriente nécessairement ceux qui y sont pleinement soumis vers une fuite sans retour, dès lors qu'ils auraient complètement identifié la cause de leur malheur psychique. Pourquoi, à ce tournant du raisonnement, les croire idiots au point d'en être incapables ? La seule question résiduelle est ici de savoir jusqu'à quand le Système est capable de différer la découverte du tableau d'ensemble constituant sa vérité. Parce qu'une fois acquise, cette expérience de formidable détresse formera certainement le point d'appui le plus ferme pour ne jamais y revenir.
Pour en être convaincus, il suffît de se représenter quelques-uns de ses aspects inévitables. On peut partir pour cela de l'Image de la prison dont on ne peut sortir et où l'intimité est forcée par la promiscuité, mais il ne faut pas oublier que les détenus peuvent toujours rêver à l'évasion, tandis que la vie cellulaire permet parfois les amitiés indéfectibles. Il faut donc trouver une métaphore conforme à la réalité dont nous ne pouvons nous échapper ou y trouver une chaude convivialité. L'autoroute et ses stations-motels, ses ouvertures sur de vastes zones commerciales, convient davantage. Il comporte bien un au delà de son interminable barrière (à peine moins barbelée que celle qui sépare la route israélienne des territoires palestiniens), mais ce paysage -parfois beau- est devenu un extérieur inutilisable voire aussi hostile qu'un espace intersidéral, et ce d'autant plus qu'il est arpenté par d'énormes machines agricoles : où iriez vous y marcher, cueillir, chasser, dormir, boire, bref survivre ? Quant au long boyau codifié où vous êtes confiné avec vos congénères motorisés, vous ne pouvez guère y nouer des relations, malgré le décor engageant aux couleurs chaleureuses, ni être érotiquement inspiré par les petits bonshommes minimaux supposés distinguer hommes, femmes et enfants à langer. Vous êtes juste une portée voiturée à facturer pour des services expédiés. Tout ceci, amplifié à l'extrême dans le gigantesque mall, a été décrit ad nauseam par de nombreux écrivains horrifiés et fascinés. Mais la terreur qu'ils semblent éprouver solitairement au spectacle du moutonnement passif de leurs contemporains les trompe : ils sont aussi en détresse que les littérateurs et même davantage, ne disposant pas de l'exutoire d'une supposée créativité. En réalité tout le monde souffre, consciemment ou pas, de cette mise en situation industrielle qui se généralise du supermarché à la rue piétonne, au quartier touristique, aux occasions festives, à l'urbanisme résidentiel, aux aéroports, aux plages, aux musées, gares, postes et finalement à tous les espaces publics et même privés (cantines, cafètes, files de convives devant le buffet a volonté.)
Cette souffrance est bien, notons-le, d'autant plus prégnante que le monde se présente désormais comme un soutien adéquat aux besoins élémentaires et semble nous soustraire collectivement (mais telle une largesse octroyée) au règne de la nécessité immédiate. Car il s'agit très précisément non d'une frustration, d'un manque ou d'une "castration symbolique", mais d'une humiliation radicale, d'une négation sans appel de notre être, ou plutôt de notre irrésistible d'aspiration à être… des sujets, c'est-à-dire des auteurs de décisions concernant non pas nos ingestions et déjections quotidiennes, mais les modes du vivre ensemble. Car celui-là nous apparaît brutalement pour ce qu'il est : une totale et impuissante dépendance à un mode universel combinant exploitation, isolation et gavage (ce qu'avait bien vu Philippe Muray , sans toutefois qu'il en ait expliqué la cause au delà de certaines postures politiques liées à une époque donnée, c'est-à-dire sans saisir l'inéluctable dynamique anthropologique de très longue durée du petit groupe vers le plus grand).
Toutefois, l'exemple le plus évocateur de la toxicité du paradoxe sociétal à l'âge de la totalité ne concerne pas la vie la plus collective, mais ce qu'on a coutume d'appeler la famille. C'est là que l'enfer se déchaîne, avec d'autant plus d'inéluctables souffrances que chacun doit s'illusionner sur son caractère intime alors qu'elle n'a jamais été plus investie -dans ses moindres détails- par l'omniprésence du "global". C'est ce dernier qui détermine désormais entièrement (au moins dans les sociétés les plus « avancées » et donc les plus avariées) les goûts et pratiques de chaque membre du " couple" et du ménage, de la parenté et des générations, tout en soutenant -à grand renfort de papier glacé, d'écrans et de smartphones- la fiction d'une participation active et volontaire à la vie familiale et amicale. En réalité, chaque rôle y est sculpté d'avance, et cela pour effectuer des fonctions contrôlées en permanence par l'armée des psys, des profs, des coaches, des journalistes de magazines ou autres narcisses télévisuels, et, bien sûr, des marchands de babioles et "d'activités". Reste à la charge du protagoniste la tâche toujours plus écrasante de "gérer" son propre comportement comme s'il était libre, le heurt des subjectivités (vite accusées de perversion narcissique) devenant dès lors inévitable, dans un huis-clos où s'affrontent directement les stéréotypes bien plus que les personnes réelles. Celles-ci se voient -dans une sorte d'horreur muette- implacablement contraintes à jouer la partition qui va conduire à la guerre conjugale et au divorce, c'est-à-dire à la simple concrétisation de la loi d'individuation pure en régime de totalité. L'obsolescence programmée du couple n'est en effet qu'un cas particulier de la loi d'appartenance directe de chacun à la société-monde, et de la subordination obligatoire de toute solidarité locale ou intime à cette loi.